Géorgiques (Léonce Depont)

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Géorgiques (Léonce Depont)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 36 (p. 191-199).
POÉSIES

GÉORGIQUES



L’HÉRITAGE


Je ne sais quel Ancêtre, agreste autant que sage,
Et si bon que, partout, les bêtes, à l’envi,
Comme un tendre pasteur autrefois l’ont suivi,
M’a légué sa douceur et transmis son visage.

Mais les bœufs, les chevaux que je flatte au passage,
Tels que ceux-là par qui longtemps il fut servi,
Pour mon regard naïf et jamais assouvi
Transfigurent encor le moindre paysage.

C’est pourquoi, délaissant le soc lourd de l’Aïeul,
J’ai tenté, dans la paix sereine où je vis seul,
D’exalter la vertu des labeurs énergiques ;

Et c’est aussi pourquoi, fièrement résolu,
Les yeux pleins d’horizons limpides, j’ai voulu
Donner à mon pays ces humbles Géorgiques.


CHIMÈRES


Le pollen d’or des lis d’ivoire embaume l’air.
Mon tilleul vénéré berce dans l’azur clair
Ses fleurs de miel où pend une rumeur ailée.
En extase dans la pénombre d’une allée,

Je songe que Virgile, ainsi que moi, jadis,
A peut-être aspiré la poussière des lis,
Et d’un essaim semblable écouté les murmures.
Je songe, en regardant rougir les fraises mûres,
Que le chanteur des Dieux, des pâtres, des troupeaux,
A, tel que moi, jadis, savouré le repos
Sous la voûte odorante et verte de ses treilles
Et que peut-être il eut des visions pareilles :
Un puits frais enlacé de lierre, des pavots
Dont l’aveuglant éclat hante mes yeux dévots ;
Puis, dans le petit clos voisin, où l’herbe abonde,
Les sauts légers de la génisse vagabonde,
Ou les bonds des agneaux plus agiles encor ;
Et, plus loin, dans un rêve achevant le décor,
La molle grâce et la caresse satinée
Des coteaux que bleuit la tendre matinée.


JEUNE BOUVIER


Pour entraver et pour lier ses bœufs, l’enfant
Intrépide se hausse et, les apostrophant
D’un ton viril déjà, d’une voix déjà crainte,
Du joug sur les deux cous pose la rude empreinte.
Comme si la faiblesse altière les touchait,
Eux qui pourraient, ainsi que l’on brise un hochet,
Fouler l’Adolescent chétif et téméraire,
A le suivre au labour s’apprêtent au contraire.
Il les attelle au soc qui creusera bientôt
La glèbe où notre pain de chaque jour éclôt,
Puis, les guidant du bout de son aiguillon souple,
Vers la plaine il conduit le pacifique couple ;
Et l’Astre qui surgit à l’Est, éclaboussant
D’aurore et de splendeur le groupe attendrissant,
Sur l’horizon sans borne où bleuit l’azur vaste,
En accuse amplement l’harmonieux contraste.


LE PETIT PATRE


Sur le plateau bleuâtre où croît l’ombre panique
Le petit pâtre est seul avec sa vache unique.

Que sont-ils venus faire en ce monde tous deux,
El pourquoi l’ombre ainsi grandit-elle autour d’eux ?
La nocturne marée également submerge
Le gardeur indigent sous ses habits de serge
Et l’animal, dont l’œil se perd nul ne sait où.
L’un broute une herbe rare entre chaque caillou ;
L’autre mange le pain qu’on arrache au sol rude,
Et le soir les entoure avec la solitude.
Traversant résignés l’immuable douleur,
Sans avoir connu d’autre horizon que le leur,
Sans avoir éprouvé l’angoisse d’un mystère,
Tous deux seront bientôt effacés de la terre.
Or, je songe, non sans stupeur, que, dans mille ans,
Du haut du même ciel, les astres vacillans
Peut-être apercevront sur le plateau bleuâtre
Une autre vache avec un autre petit pâtre.


L’ENFANT AUX AGNEAUX


O pasteur enfantin, pasteur à l’œil candide,
Qu’enveloppe en ton pré la lumière splendide,
Après avoir mangé ce miel et ce pain bis,
Joue avec les agneaux de tes douces brebis.
Caressant la blancheur de leur laine qui frise,
Saute comme eux devant chaque mère surprise,
Car l’innocence est sœur de l’ingénuité.
Par l’ardeur de la course au hasard emporté,
Saute. L’herbe n’est pas moins molle et plus rebelle
A l’enfant qui bondit qu’à l’agnelet qui bêle,
Et l’élastique sol fait du souple berger
Le rival frémissant de l’animal léger.
Saute. Au rythme alterné de tant de grâce agile,
Je verrai sur vos jeux l’ombre du grand Virgile
S’incliner, et, suivant d’un regard radieux
Vos ébats, qu’accompagne un chœur de jeunes Dieux,
Le Poète, attendri par l’agreste cadence,
Ne regretter, quand tout s’émeut et vibre et danse
Et tournoie, enivré d’harmonieux accens,
Que ta flûte invisible et tes pipeaux absens.

LA SAISON DU MIEL


Dans le jardin brodé de corolles vermeilles,
Ce soir, un jeune essaim de nouvelles abeilles
Erre avec un murmure harmonieux, si doux
Qu’en l’idéalisant mon rêve est à genoux.
Une adoration fervente sort des choses,
Epanouit les fleurs longtemps chastes et closes,
S’exhale en baumes purs et monte en vagues chants.
Des vignerons épars sur les coteaux penchans,
Des pâtres, des troupeaux, qu’attirent les fontaines
Se confondent les voix et les rumeurs lointaines.
L’essaim s’arrête, hésite et part, s’arrête encor…
Aucune ruche ancienne aux alvéoles d’or,
Nul refuge mielleux, du groupe qui voyage
Ne guette dans le soir l’aérien sillage.
Quel toit va l’accueillir ? où se fixera-t-il ?
De plus vierges senteurs dans le vent plus subtil
Passent. Du crépuscule un peu d’extase émane,
Et le pollen léger neige comme une manne.

Abeilles de candeur, de courage et de foi,
Si le jardin vous plaît, demeurez près de moi.
Mon enclos, où jamais la haine ne se glisse,
Est parfumé de thym, de menthe et de mélisse.
L’air y garde une odeur de verveine et d’anis,
Et les bruits odieux en ont été bannis.
Je sais, de plus, au tronc de mon antique érable,
Je connais, au sommet du tilleul vénérable,
Des creux d’ombre et de mousse où vous abriterez
Votre agreste récolte et vos trésors sucrés.
Là tu seras paisible, ô famille inquiète,
Car rien n’ose troubler la maison du poète ;
Et peut-être, ô tribu blonde, insectes divins,
Vos innocens labeurs ne seront-ils pas vains.
Oui, peut-être, écoutant un vol clair qui butine
Entendrai-je en un coin de mon âme enfantine
Bruire, essaim vivant que baigne un tendre jour,
Les chimères sans trêve écloses de l’amour.

VISION PASTORALE


Voici la vache blanche aux flancs tachés de noir,
La vache aux poils lustrés, si lente à se mouvoir,
Et qu’alourdit le lait crémeux de sa mamelle.
Aucune autre n’est propre et luisante comme elle.
Dans la cour de la ferme et tandis qu’on la trait,
Sur tout elle promène un œil calme et distrait.
Approchons. Ces enfans, dont la bouche gourmande
Convoite le régal que leur regard demande,
De leurs espiègles mains la caressent, sachant
Que l’animal n’est ni farouche, ni méchant,
Quand l’homme fraternel lui parle avec tendresse.
De chaque pis gonflé, que tour à tour on presse,
Jaillit le lait qui tombe en un vase de grès.
Mais un enfant déjà s’est avancé tout près
Des fins naseaux soufflant une vapeur qui fume.
Il contemple le mufle où pend un peu d’écume,
Et le groupe rieur en sautant est venu
Se camper hardiment devant le front cornu.

O douce vache aux flancs féconds, aux pis prodigues,
Que n’ai-je su, de miel, d’olives et de figues,
Ainsi qu’un pâtre grec vivre et, dans mon verger,
Aux vains rêves d’orgueil devenir étranger !
Que n’ai-je été l’obscur laboureur que contente
Le plus modeste don de la vie inconstante,
Que réjouit la moindre offrande du destin,
Et qui n’a pas quitté le refuge certain !
Que n’ai-je su, goûtant le bonheur véritable,
De mon pressoir vineux à ma rustique étable,
Et de la grange pleine au bourdonnant rucher,
M’entourer d’innocence et d’ombre, sans chercher,
O vache, dont on croit l’âme et l’instinct aveugles,
Vers quelle immense énigme éternelle tu beugles !


TROUPE ERRANTE


En désordre derrière un bouc nauséabond,
De qui la gravité s’émeut du moindre bond,

Les femelles, que grise un effluve champêtre,
Avec leurs fins chevreaux déjà sevrés, vont paître.
Brusquement détendu, l’acier de leurs jarrets,
De saut en saut les mène aux lieux les plus secrets,
Et l’élastique élan de leurs fougues grimpantes
Les conduit jusqu’aux plus vertigineuses pentes.
Vers les sommets fleuris de lavande, parmi
Les lacets tortueux du vieux mont endormi,
Escaladant les rocs déserts, broutant les câpres,
Les lierres, gravissant les escarpemens âpres,
Suspendu quelquefois sur le flanc des ravins,
Le troupeau marche, et tous les obstacles sont vains.
D’un pied souple et nerveux, sûr de son patriarche,
Dont flairent les naseaux subtils, le troupeau marche
Farouche, jusqu’au soir, sans guide ni pasteur,
Au gré de son instinct sauvage et migrateur.
Mais, lorsque enfin grandit l’ombre aux fraîches haleines,
Lourdes du lait amer de leurs mamelles pleines,
Les chèvres vers l’enclos reviennent pesamment ;
Et si quelque chevreau chevrote un bêlement,
La plainte à l’horizon s’efface, lente et triste ;
Tandis que l’Occident de cendre et d’améthyste
De mourantes lueurs escorte la tribu
Que dirige le mâle irritable et barbu.


AU TEMPS DES BLÉS


Le vieux coq a clamé sa sonore allégresse.
Maître, fils et valets, tous déjà sont debout.
Nul d’entre eux de ses durs labeurs ne sait le bout,
Et le premier regard de l’aube les caresse.

Bientôt, comme devant un conseil assemblé,
Le fermier, dans la cour où grandit la lumière,
Distribue à chacun sa tâche coutumière,
Et c’est le mois torride où l’on coupe le blé.

Or, ayant attelé les percherons robustes,
Les uns guident les chars dont grincent les essieux,
Et sur l’horizon pâle encor silencieux
Dressent la majesté rustique de leurs bustes.

Les autres, les bras nus et musculeux, la faux
A l’épaule, un rayon sur leurs faces sereines,
Disparaissent là-bas sous la voûte des frênes,
Ainsi que des vainqueurs sous des arcs triomphaux.

Les femmes même, armant leur courage si ferme
De la fourche d’acier dont reluisent les dents,
Sont prêtes à braver les effluves ardens,
Et je vais rester seul dans la cour de la ferme.

Et si, plus tard, m’arrive une agreste chanson
Ou quelque chœur lointain d’adolescens imberbes,
Alors je songerai que s’entassent les gerbes
Et que tous prennent part à la rude moisson.
 
Seigneur, ces paysans, malgré l’effort pénible,
Vers la terre attirante incessamment courbés
Et par le plus austère idéal absorbés,
Ont les vertus de ceux dont nous parle la Bible :

Car ils étaleront à vos yeux indulgens,
Comme une âme d’enfant sa prière ingénue,
Quand l’heure du repos pour eux sera venue,
Ce que peut vous offrir le cœur des humbles gens ;

Car, défiant l’éclat du soleil qui rutile,
Ils auront, tout le jour, dans leur zèle divin,
Tandis que je m’isole et me tourmente en vain,
Accompli sur les champs l’apostolat utile.

Mais que penserez-vous de l’orgueilleux rêveur
Qui, consumant sa vie en des lièvres étranges,
N’apporte pas, le soir, un épi pour vos granges,
Et qui brûle pourtant d’amour et de ferveur !


VENDANGES


Écrase, Adolescent viril, les grappes d’ambre
Qu’acheva de mûrir la douceur de Septembre
Et dont, sous tes pieds nus, déborde le jus clair.
Je ne sais quelle odeur capiteuse emplit l’air

Et communique à tout son éphémère ivresse.
Foule les raisins d’or, pour que l’Automne tresse
A ton front la couronne agreste dont tu veux
Auréoler ta grâce et ceindre tes cheveux.
Délivre en ton pressoir le vin naguère esclave,
La sève que l’ardeur du sol nourrit de lave
Et de cendre, et qu’aux ceps noueux cueille ta main.
Demain ruisselleront les topazes. Demain,
Attendrissant les cœurs et les regards sévères,
Le nectar enflammé parfumera les verres.
Ah ! des cendres d’orgueil et des laves de feu
Qu’accumule en mon âme embrasée, ô mon Dieu !
L’ardente passion qui dévaste ou féconde,
Mais toujours laisse en nous quelque empreinte profonde,
Jaillira-t-il un vin sous les pampres sacrés,
Par qui les hommes soient plus tard désaltérés,
Et qui, dorant la coupe où toute soif vient boire,
Fasse vivre à jamais mon nom dans leur mémoire ?


LE PAIN FUTUR


Les six bœufs accouplés que dirige un éphèbe
Sont, dans le clair matin, vêtus de robes d’or,
Et, sous le triple effort du triple joug, la glèbe
S’émiette en blocs fumans encor.

Ils gravissent jusqu’au sommet la pente rude,
Une bave écumeuse au mufle. Par instans,
Un souffle amer, frôlant les arbres qu’il dénude,
S’exhale en soupirs attristans.

Guidant l’agreste outil dont le métal flamboie,
Le jeune laboureur tantôt cambre le rein,
Tantôt penche le corps en avant, et la joie
Illumine son front serein.

Robuste, d’un accent déjà mâle il excite
Les fauves compagnons dont luit le cuir vermeil ;
Et, rompant l’âpreté monotone du site,
L’attelage vibre au soleil.

Beaux de la majesté que la force procure,
Les bœufs, que tout enfant peut-être il a nourris,
Accomplissent d’un pas égal leur tâche obscure,
Les regards de songe attendris.

Dans la lourde lenteur de leur allure grave
Ils marchent résignés, impassiblement doux,
Fouettent leurs flancs massifs et, sous l’austère entrave,
Courbent leurs têtes et leurs cous.

Souvent, lorsqu’un obstacle imprévu les arrête,
L’éphèbe enfle sa voix sonore et, frémissans,
Les nobles animaux repartent vers la crête,
Dont ils savent les durs versans.

Les muscles sont tendus ; l’œil s’injecte et se fronce ;
Mais le champ défriché sur le coteau pierreux,
La terre, où le blé mûr remplacera la ronce,
Encense l’homme derrière eux.

Tout resplendit. L’argile, où va dormir la sève,
Reçoit le don suprême avant le grand repos.
Les grains volent au vent, la semaille s’achève,
Au loin mugissent des troupeaux.

L’Astre altier, d’où jaillit l’ivresse universelle,
Monte, envahit la plaine immense par degrés,
Se mire au fer du soc, parmi les poils ruisselle,
Rayonne en effluves sacrés.

Et le groupe animant le cadre grandiose,
Le sévère horizon que virent tant d’aïeux,
Semble un char triomphal menant l’apothéose
De quelque Rêve glorieux.


LEONCE DEPONT.