Gómez Arias/Tome 1/08

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Traduction par Mme Ch..
Texte établi par C. Gosselin,  (Tome Premierp. 146-157).

CHAPITRE VIII.

O gran contrasto in giovenil pensiero,
Desir di laude ed impeto d’amore ;
Ne chi pire vaglia amor si irova il vero,
Che resta or questo, or questo superiore.

Arioste.

D’abord un vague soupçon, une crainte confuse,
puis une conviction soudaine de la
fatale vérité, comme un pressentiment
traversa son esprit
Le Tasse.

Les teintes rosées de l’aurore coloraient la terre, et les sombres vapeurs de la nuit s’effaçaient graduellement à l’approche du soleil, lorsque Don Manuel de Monteblanco, qui était déjà éveillé, reçut la nouvelle qu’une troupe de cavaliers approchait de sa maison. Le vieux gentilhomme s’avança vers une fenêtre pour examiner les personnes qui venaient lui rendre visite, et tâcher de les reconnaître. La troupe était composée d’un Chevalier armé, et d’une demi-douzaine de gens d’armes, bondissant sur le gazon élastique avec toute l’ardeur de la jeunesse. Don Manuel, qui les examinait toujours, fut bientôt à même de reconnaître l’air martial et la tournure élégante du Chevalier, son jeune ami et parent, Don Antonio de Leyva dont il attendait chaque jour l’arrivée avec la plus grande impatience. Le jeune guerrier était couvert d’une armure en acier poli garni d’argent ; une profusion de plumes flottantes ombrageaient son casque brillant, et jetaient une teinte rougeâtre sur son jeune visage, où une expression qui indiquait la valeur se mêlait à un air de franchise et de gaieté ; les couleurs de ses joues étaient animées par l’exercice ; ses yeux, d’un bleu foncé, annonçaient une émotion qui ne leur était pas ordinaire, et son âge si tendre, les grâces de son maintien, augmentaient l’intérêt qu’on éprouvait en le voyant investi du commandement. Il montait un fier et agile coursier de Barbarie, magnifiquement harnaché, qui semblait participer de l’ardeur guerrière de son maître, car il rongeait son frein, jetait au loin une blanche écume, et le jeune cavalier était obligé de faire usage de toute son adresse pour diminuer son impétuosité.

La petite troupe qui accompagnait le guerrier adolescent portait le costume de l’époque. Elle servait d’escorte à Don Antonio, et faisait partie du corps dont il était le commandant. À leur arrivée, les pesantes portes de la maison s’ouvrirent, et le vénérable Monteblanco attendit sur leur seuil la visite de son noble ami. Au même moment, Don Antonio s’élança de son cheval et se jeta dans les bras qui s’avançaient pour recevoir ses embrassemens.

— Soyez le bien venu, trois fois le bien venu dans la demeure de votre vieil ami et parent.

— Dieu vous bénisse, noble Don Manuel ; je me réjouis de voir que la main du temps semble vous oublier ; votre contenance est toujours jeune. Comment se porte la belle Theodora ?

— Fraîche comme la rose du printemps, belle comme le lis de la vallée, et joyeuse comme l’habitante des airs, répondit le tendre père. Mais entrez, continua-t-il d’un air satisfait, venez vous rafraîchir. Pedro, dit-il en se tournant vers son majordome, personnage grand, maigre et sérieux, ayez soin que ces cavaliers (en montrant la suite de Don Antonio) ne manquent de rien.

Alors prenant son parent par la main, il le conduisit dans la maison.

— Theodora, dit Don Manuel, est encore occupée de ses oraisons du matin avec la bonne Martha ; mais dans une occasion comme celle-ci, ce ne sera pas un grand péché d’interrompre leurs dévotions.

— Non, je vous-en prie ; répondit Don Antonio en souriant, je n’ai point l’habitude de déranger les Dames lorsqu’elles sont occupées d’une si louable manière.

— Bien, mon jeune ami, comme il vous plaira. Mais bon Dieu ! continua Don Manuel en regardant Don Antonio avec complaisance depuis la tête jusqu’aux pieds, quel changement ! C’est un plaisir, une consolation pour moi d’admirer tous les avantages que peu d’années donnent à un jeune homme. Vous vous êtes distingué dans les jeux, ajouta Don Manuel, j’en suis enchanté, d’autant plus qu’il paraît que c’est la Reine elle-même qui a récompensé votre mérite. J’ai entendu dire que vous commandiez une partie de ces braves gens destinés à combattre les rebelles des Alpujarras.

— En vérité, répondit Don Antonio avec modestie, notre grande Reine m’honore beaucoup plus que je ne le mérite. Mais je puis jurer que ma conduite dans l’avenir me rendra digne de la confiance qu’elle veut bien m’accorder.

— Je suppose alors, dit Don Manuel, que votre séjour à Cadix sera de courte durée.

— En effet, il m’est seulement permis d’y attendre l’arrivée du corps que je commande ; et je dois aller immédiatement rejoindre l’armée qui est sous les ordres du noble Aguilar.

— Alors, mon cher parent, observa Monteblanco en souriant, nos projets doivent être accomplis sans aucun délai.

— Je ne me plaindrai pas d’agir avec trop de promptitude, puisque le bonheur de ma vie est attaché à l’accomplissement de ces projets. Au même moment on ouvrit la porte du salon, et Theodora fut présentée avec cérémonie par la duègne, qui, après avoir fait un salut raide et prétentieux, recula et se tint à une distance respectueuse.

— Chère enfant, dit Don Manuel, voici votre parent, Don Antonio de Leyva, que vous connaissez déjà ; il arrive dans notre maison sous les meilleurs auspices d’un galant Chevalier ; son front est orné de la couronne du triomphateur, grâce à l’adresse et au courage qu’il a montrés dans les jeux. C’est un bon présage pour ses succès futurs dans les champs de la gloire.

Theodora offrit sa main à son parent en essayant de répondre à sa cordialité ; mais c’était un effort pour cacher la froideur réelle qu’elle éprouvait ; une terreur involontaire s’emparait peu à peu de ses sens ; et toute sa personne trahit son émotion violente lorsqu’elle crut deviner le motif de la visite de Don Antonio. Le ton d’affection et de contentement qui régnait entre son père et le jeune de Leyva augmenta ses soupçons sur une cause qu’elle redoutait d’apprendre.

Aussitôt que Don Antonio se fut retiré, Monteblanco témoigna l’intention de parler à sa fille en particulier. La jeune fille tremblante obéit ; ses pas étaient mal assurés ; elle ressemblait au criminel qui va recevoir une sentence irrévocable. La duègne resta dans le salon, surprise de cette conférence mystérieuse dans laquelle on se dispensait, avec si peu de cérémonie, de son approbation et de ses conseils. Son orgueil était blessé ; elle se signa plusieurs fois avec ardeur, et sortit murmurant quelque chose qui tenait le milieu entre la prière et la malédiction.

Au bout de quelques minutes l’entretien secret fut terminé ; Theodora sortit de l’appartement de son père les yeux noyés de larmes, et dans la plus violente émotion. Elle courut dans sa chambre, et, poussant le verrou, donna un libre accès à toute sa douleur.

— Hélas ! s’écria-t-elle, l’affreux soupçon est confirmé, et la manière tyrannique dont mon père m’a communiqué ce qu’il exige de moi ne me donne aucune espérance de faire changer sa résolution. Aucun délai, pas un mois, pas même une semaine ne m’est accordée ; la mesure de mon malheur est complète ; je suis perdue ! Oh ! Lope ! Lope !

Theodora ne put continuer, ses sanglots seuls se firent entendre, et elle s’abandonna à tout l’excès de son désespoir.

La duègne s’approcha d’elle pour essayer de la consoler, ou du moins de la calmer. Comme nous l’avons vu, elle était blessée du peu de confiance que Don Manuel lui avait montrée ; dans son jugement, elle avait résolu de porter ailleurs l’utilité de ses conseils ; nous devons observer qu’elle était très obligeante de son naturel. Elle prodiguait ses bons avis avec la plus grande libéralité, et elle avait un fonds inépuisable de pieuses exclamations et de consolations au service de ses amis. Mais elle désirait par-dessus tout être consultée dans toutes les occasions. Malgré ces aimables qualités, la duègne, dans l’opinion de bien des gens, ne méritait pas de meilleur titre que celui de commère.

Niña[1], qu’est-ce que cela signifie ? s’écria-t-elle : que veulent dire ces larmes ? Hélas ! je vois que votre père est coupable de quelque mesure tyrannique ; je le suppose surtout par ses soins à me dérober son secret. Dieu lui pardonne ! Il ne veut jamais recevoir aucun conseil, et je ne sais pourquoi je reste dans sa maison. Mon enfant, confiez vos chagrins et vos plaintes à votre meilleure amie ; vous savez que je ne suis jamais aussi heureuse que lorsque je console les affligés, et que j’offre mes services à ceux qui n’ont point de protection.

— Oui, bonne Martha, reprit la malheureuse jeune fille, je suis sensible à votre amitié, et je suis sûre que vous ne me refuserez pas votre compassion. Hélas ! sans vos conseils et votre assistance, je ne surmonterai jamais les difficultés dont je suis entourée. Il faut que je le voie, il faut que je voie Don Lope cette nuit même !

Alors elle expliqua à Martha la cause de son chagrin, et la duègne, heureuse de trouver une occasion de rendre service, promit de coopérer à l’accomplissement des désirs de sa pupille.



  1. Fille.