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Gómez Arias/Tome 2/05

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Traduction par Mme Ch..
Texte établi par C. Gosselin,  (Tome 2p. 101-125).

CHAPITRE V.


Mais puisque je naquis, sans doute il fallait naître ;
Si l’on m’eût consulté, j’aurais refusé l’être.
Vains regrets ! le destin me condamnait au jour,
Et je viens, ô soleil ! te maudire à mon tour.
Et je viens, ô soleil ! te maudire à Lamartine.

J’éprouve le malheur de ne connaître ni la crainte

ni l’effroi ; aucun désir, aucune espérance
n’agitent mon cœur, et rien sur la terre ne le fait

battre d’amour.œur, et rien surbyron.


Au retour de Cañeri, on lui servit avec tout le cérémonial dont on use pour un souverain, un repas d’une extrême frugalité, et il engagea le Renégat à le partager avec lui ; mais celui-ci, plus taciturne que jamais, ne voulut goûter absolument rien de ce qui était devant eux. Cañeri éprouvait un désir excessif de connaître l’histoire mystérieuse de la vie de son confident, et même il avait fait plusieurs tentatives pour le décider à lui ouvrir son cœur, mais elles avaient toujours été infructueuses ; cependant voulant faire un nouvel effort, il congédia toute sa suite dès la fin du repas, et s’adressant d’un ton amical au Renégat, il lui dit :

— Allons, Alagraf, ranime-toi ; ne te laisse pas abattre ainsi ; pense à notre cause, et souviens-toi que le danger qui nous environne, réclame toute la force de ton esprit.

— Ne me parle pas de danger, répondit le Renégat ; je vois tout maintenant avec insouciance : que m’importe le monde, lorsque mon ennemi détesté n’est plus ? Ma vie n’avait qu’un seul but que le sort vient de détruire, et les actions des hommes ne peuvent plus m’intéresser.

— Cependant ; reprit Cañeri, un peu effrayé, tu ne penses certainement pas à abandonner notre cause ?

— Eh ! quoi, Maure, s’écria le Renégat d’une voix de tonnerre et les yeux étincelans, est-ce à moi que tu oses parler ainsi ? Penses-tu donc que parceque j’ai été une fois traître, ma vie doit être un tissu de trahisons ? Cesse de me soupçonner et connais-moi mieux ; certes je suis un misérable ; je dois être détesté également par les Maures et par les Chrétiens ; mais je ne suis pas assez scélérat pour renoncer à la conduite que j’étais décidé à suivre.

— Calme-toi, Alagraf, car si je t’ai offensé, c’est bien sans en avoir eu l’intention, et je t’en demande pardon ; mais tu sais quelle amitié nous unit, et c’est cette amitié zélée qui me dicte continuellement des questions que tu sembles éviter. Tes souffrances doivent être bien grandes, et ont dû avoir pour cause un intérêt bien puissant, puisqu’elles t’agitent d’une manière si extraordinaire ; mais tu éprouverais quelque consolation si tu confiais ton secret au cœur de ton ami.

Le Renégat garda le silence pendant quelques minutes, puis tout-à coup, comme animé par une nouvelle résolution, il dit :

— Ton zèle et ta curiosité, Cañeri, m’ont souvent fatigué par des questions qui sont autant de coups de poignard pour mon cœur ; mais maintenant je veux te satisfaire, et je vais te dévoiler le mystère qui m’environne. Puissé-je, par ce sacrifice, acquérir le droit de me nourrir en paix des injures que l’on m’a faites et de mes souffrances.

Tous les maux qui pèsent maintenant sur la tête de l’homme qui est devant toi, Cañeri, tous les combats qu’il livre, toutes les tortures auxquelles ce cœur déchiré est en proie, n’ont eu qu’une seule cause, elles sont le résultat d’un seul crime, et la malheureuse victime de ce crime était innocente. L’union de ma mère ne fut jamais bénie par la religion, et je naquis méprisé par les riches, montré au doigt par les enfans, et même raillé par les mendians : mais la nature, en me créant un objet de mépris, me donna des sentimens bien différens de ma position, et me doua de bien plus de noblesse et de force de caractère que n’en ont ceux qui affectaient de me dédaigner insolemment. Je ne connais pas mon père, et je n’ai jamais désiré savoir le nom de celui qui avait fait mon malheur et qui n’avait droit qu’à la malédiction de son fils ; tout ce que je sais c’est qu’il était noble, mais je n’ai jamais compris ce qui avait pu le porter à abandonner son enfant avec une barbarie si dénaturée. Je fus élevé comme domestique dans la maison du père de mon ennemi mortel, Don Lope Gómez Arias ; et j’y étais continuellement en butte à des mépris qui révoltaient mon orgueil et qui m’entretenaient dans des sentimens que l’obscurité de ma naissance ne faisait qu’exaspérer. De quelque côté que je tournasse les yeux, je ne voyais pour moi qu’un vaste désert au milieu de la société qui me rejetait, et dont les idées ne sympathisaient pas avec les miennes. La nature m’avait créé malheureux, et avait eu la barbarie de me donner une sensibilité qui devait me faire sentir plus vivement à quelle vie pénible j’étais condamné ; et la laideur de mon physique contribuait encore à justifier l’horreur que j’inspirais.

— Une telle existence devait être insupportable, dit Cañeri.

— Elle aurait pu l’être pour un esprit faible, reprit le Renégat avec noblesse ; mais non pour moi, et l’injustice même de mon sort me donnait le courage de le supporter. Je m’élevais au-dessus de mes malheurs ; j’éprouvais un mélange de haine et de mépris pour la nature humaine, et je nourrissais précieusement des sentimens qui me portaient à me regarder comme un être indépendant au sein de l’esclavage et de la dégradation. Oui, une espérance consolatrice, une idée vague et romanesque, une noble ambition, me faisaient croire que je pouvais acquérir par mes efforts et mes actions ce qui m’était doublement refusé par ma naissance et mon rang. L’orgueil donnait de la force à ces rêves qui jetaient une brillante lumière sur mon existence sombre et orageuse. Au milieu de tous ces sentimens, j’avançais dans la vie, haïssant et haï, méprisant et méprisé : mon cœur, qui aurait aimé la nature humaine, semblait comme desséché et fermé à tout sentiment tendre ; enfin, tout mon être me semblait absorbé par cette tristesse, qui, semblable à une vapeur méphitique, paralyse les actions et désenchante l’avenir. Hélas ! je me trompais ; car je ne tardai pas à découvrir que j’étais homme, soumis, comme tout autre, aux faiblesses de la nature ; que ce cœur que j’avais cru insensible à l’influence des douces passions serait bientôt profondément ému par elles ; qu’enfin j’étais destiné à connaître, à éprouver ces sentimens auxquels j’avais l’orgueil de me croire pour toujours étranger.

Au milieu de cette multitude qui conspirait à faire mon malheur, au milieu de tant d’êtres que j’étais forcé de regarder comme des ennemis naturels plutôt que comme des frères, il s’en trouva un qui le premier jeta sur moi un regard de compassion céleste ; et cette douce sensibilité devint bientôt l’attachement le plus pur et le plus dévoué. Cette exception unique au milieu de la masse détestée qui m’entourait et m’accablait, cet être généreux et tendre qui m’était si cher, que pour lui je pardonnais à mes parens le triste don qu’ils m’avaient fait, cet être était une femme ; une femme, hélas ! pour le malheur de tous deux. La nature l’avait douée au physique comme au moral d’une véritable supériorité. Elle m’aimait ; oui, elle aimait sincèrement le malheureux Bermudo, quoique rejeté, banni par la société : elle m’aimait, et avait découvert que sous cet extérieur repoussant, je possédais un cœur capable de ressentir et d’apprécier une vraie passion. Oui, ce cœur désolé n’était pas complètement aride, car les tendres sentimens qu’elle y inculqua y prirent racine, et y fructifièrent aussi vivement que chez un être d’une naissance plus noble. Ô Anselma ! je t’aimais ! et quoique cinq années se soient écoulées depuis notre terrible séparation, ce sanglant spectacle est toujours présent à mon imagination sous des couleurs aussi vives. Je vois ton beau corps déchiré, tes membres brisés et tes longs cheveux souillés de sang. Ô Anselma ! Anselma ! si ta mort prématurée n’a pas été suivie de la mienne, c’est que je voulais accomplir l’œuvre de vengeance. — Je ne puis pleurer ; mes yeux sont secs depuis long-temps, mais mon cœur brûlant verse des larmes de sang au souvenir de ta jeunesse, de ton amour et de ton horrible destinée.

En ce moment, le Renégat ne put continuer ; il était dans une agitation effrayante ; et la peinture qu’il venait de faire de sa vie passée avait bouleversé ses traits, et ajoutait à leur férocité naturelle. Cañeri était muet d’étonnement, car son âme faible ne pouvait concevoir qu’un attachement fût assez vif et assez profond pour produire les effets qu’il avait en ce moment devant les yeux ; et cependant son étonnement augmenta encore, lorsqu’il vit cet élan impétueux de la passion diminuer peu à peu et faire place à une tendre émotion dont il n’aurait pas cru le Renégat capable. Bientôt ce dernier fut tout-à-fait calme, et une larme qui vint humecter ses paupières prouvait bien que sa passion, quoique depuis long-temps renfermée, n’était pas éteinte dans le cœur de cet homme qui n’avait que peu de larmes à accorder : ses yeux étaient fixes, et appuyant son front sur sa main nerveuse, il semblait ne vivre que dans le passé. Mais cette profonde méditation ne dura que peu d’instans, et tandis que Cañeri l’observait avec surprise, le Renégat sortit de cette espèce d’extase et comprit qu’il avait attiré l’attention sur lui. Honteux d’avoir trahi sa faiblesse, il s’efforça de calmer l’émotion qui agitait son sein, et essuya cette larme qui adoucissait la terrible expression de son regard. Bientôt il fut maître de lui au gré de son orgueil, le sourire sardonique revint sur ses lèvres, ses traits reprirent leur sombre et calme férocité, et il continua en ces termes :

— Gómez Arias, auquel la nature avait prodigué les dons les plus précieux, comme pour servir plus puissamment ses passions licencieuses, Gómez Arias vit Anselma, dont la beauté et l’innocence devaient nécessairement le frapper, et il la choisit pour victime. Maudit soit le jour où son regard perfide se porta pour la première fois sur cette infortunée !

— Elle ne tomba donc pas dans le piége du séducteur ? demanda Cañeri.

— Non, reprit le Renégat ; mais cette douce créature connaissait la puissance excessive de son persécuteur ; et elle tremblait de provoquer sa rigueur, non pour elle-même, mais pour moi. Notre amour n’était plus un secret ; et je devais nécessairement être puni d’oser mettre un obstacle aux désirs de mon insolent maître. Anselma sentit tout le danger de notre position, et s’efforça de conjurer l’orage qui nous menaçait ; ce fut en vain. Ses larmes coulèrent, ses prières furent ferventes, mais le barbare vit cette douleur avec insensibilité, et il n’y répondit qu’avec le dédain d’un lâche. Enfin, il s’irrita de la résistance qu’opposait à ses désirs une personne que son orgueil regardait comme une conquête facile. Dans tout le cours de sa vie honteuse, il n’avait rencontré que peu ou pas d’opposition ; son âme vile s’était habituée à douter de l’existence de la vertu chez les femmes ; était-ce donc une humble fille, née son esclave, orpheline depuis l’enfance, n’ayant au monde d’autre protection que la mienne, qui pouvait faire changer d’opinion cet orgueilleux Seigneur ?

Mais je ne m’arrêterai pas plus long-temps sur ces circonstances. Gómez Arias résolut enfin de prendre de force ce qu’il ne pouvait obtenir par la séduction. Tout pauvre et méprisé que j’étais, Gómez Arias me redoutait, et ma présence étant un obstacle à ses projets, je fus envoyé sous un léger prétexte dans une de ses propriétés : il pouvait écraser le reptile, mais il redoutait l’aiguillon : j’étais fort dans ma propre faiblesse, car mon oppresseur savait que je n’étais attaché à la vie que par un seul lien, et qu’une fois ce lien détruit, la vie ne me servirait qu’à obtenir une vengeance éclatante.

Ce fut en mon absence qu’un de ses valets, vil ministre de ses plaisirs, donna à la confiante Anselma un breuvage perfide dont les effets servirent le libertin au gré de ses désirs. Bientôt un sommeil irrésistible s’empara de cette malheureuse victime et plongea son esprit et ses sens dans une profonde léthargie : c’est dans cet état qu’elle fut livrée à son lâche ravisseur, et que, par un stratagème digne du monstre qui l’avait inventé, Gómez Arias triompha d’une personne rendue incapable de lui opposer aucune résistance. Hélas ! trois fois heureuse si le sommeil de la mort eût succédé au sommeil forcé dans lequel la malheureuse Anselma était plongée ! Mais non ; elle se réveilla ; elle revint à elle-même pour maudire une vie couverte maintenant d’ignominie. Dans son malheur, elle n’avait pas un être tendre près duquel elle pût se réfugier et dont les bras lui fussent ouverts pour cacher sa honte : non ; il ne lui restait, hélas ! qu’un refuge, la tombe, cet unique asile de la vertu déshonorée. Repoussant avec horreur les caresses du misérable qui l’avait avilie, et refusant avec fierté et indignation les offres brillantes qu’il lui faisait, elle le maudit pour sa conduite dénaturée, et s’abandonna à sa douleur amère, au point que l’égarement de sa raison vint lui faire perdre le sentiment de sa honte.

Le Renégat interrompit encore son récit, comme ne pouvant supporter un souvenir si pénible ; mais après un moment de silence, il continua ainsi :

— Un jour, je revenais de ma mission, au commencement de la nuit, et j’éprouvais malgré moi un serrement de cœur et une tristesse extraordinaires. Bientôt, en passant près d’un précipice dans ces mêmes montagnes, mon oreille fut frappée d’un bruit confus de voix humaines, se mêlant aux cris sauvages des oiseaux de proie qui sortaient en foule de l’abîme, comme effarouchés par un incident extraordinaire ; puis tout-à-coup, à ce bruit de voix succéda un cri long et perçant. Je me dirigeai vers ce lieu de douleur avec toute la promptitude que permettaient ces dangereux précipices et je découvris bientôt la triste cause des cris qui avaient arrêté mes pas. Quelques paysans retiraient avec peine de l’abîme un fardeau qui, autant que je pouvais le distinguer de loin, me semblait un corps humain. J’approche, je vois que c’est en effet un corps déchiré de blessures ; et je reconnais mon Anselma !

— Quelle horreur ! s’écria Cañeri, glacé d’effroi.

— Oui, c’était Anselma, celle qui avait tout mon amour, qui était mon seul bonheur dans ce monde de tristesse. Elle était morte déjà depuis quelque temps ; ses légers vêtemens étaient déchirés ; ses longues tresses teintes de sang, et ses membres délicats avaient été brisés par la chute. Hélas ! son beau visage était devenu à peine reconnaissable ! ses yeux, naguère encore animés par l’affection la plus tendre, avaient été arrachés par les corbeaux, et des vautours affamés avaient déchiré son cœur, sanctuaire si pur d’innocence, d’amour et de vertu ! À cette vue si horrible, je ne versai pas une larme, je ne proférai pas un cri, je ne donnai aucun signe de douleur ; mais tout mon sang fut glacé, et je tombai dans la stupeur. Une révolution soudaine s’opéra dans tout mon corps ; je sentis un poids affreux sur mon cœur ; il me sembla qu’un globe de feu roulait dans ma tête ; enfin ces souffrances devinrent telles que, dans l’agonie de la douleur, je ne sus pendant quelques momens ce que je faisais. Mais cette sorte de tempête des passions s’apaisa peu à peu, et mon âme prit cette expression calme et sombre qui est devenue comme une seconde nature pour moi depuis ce terrible événement.

Nous confiâmes à la terre les tristes restes de l’adorable Anselma, et je courus chez Gómez Arias, désirant vivement connaître la cause d’une mort aussi affreuse. Hélas ! mon cœur la devinait si bien, que lorsque la vérité me fut révélée, je n’éprouvai aucune surprise ; j’étais préparé à tout ce qu’il y a de plus funeste. J’adressai à Gómez Arias les reproches les plus durs et les plus outrageans, et il n’y répondit que par un rire de mépris : je portai la main à mon épée ; il me frappa au visage. La fureur s’emparant alors de moi, je dirigeai l’arme meurtrière vers le cœur de mon ennemi, mais je fus à l’instant accablé et désarmé par ses nombreux valets. Je le dénonçai comme l’assassin d’Anselma, je demandai justice ; mais, hélas ! ce fut en vain ; l’autorité fut sourde à mes prières instantes et réitérées : et en effet quelle justice pouvais-je obtenir contre un ennemi si puissant ? Sa bravoure, les victoires qu’il avait remportées plusieurs fois sur les Maures pendant la guerre de Grenade, lui avaient attiré l’estime de la cour. On récompensa ses services, et on oublia ses crimes ; alors poussé par l’aiguillon de la honte, de la vengeance et de l’espoir déçu, je résolus de me faire par moi-même cette réparation que la justice de ma patrie me refusait ; Je me créai un monde au milieu de ma douleur solitaire, et privé de tout avenir, étranger à tous liens naturels, je résolus de consacrer toutes les facultés de mon âme à l’accomplissement de la plus éclatante vengeance. Depuis ce temps, à l’aide de différens déguisemens, j’ai épié, suivi toutes les actions de mon ennemi, et j’ai trouvé une fois l’occasion de lui donner la mort ; mais je la laissai échapper parcequ’il était plongé dans un profond sommeil, et qu’ainsi je n’eusse été qu’à moitié satisfait ; il fallait plus à ma douleur, et je me contentai de le contempler avec ce plaisir qu’éprouve le vautour planant au-dessus de sa faible proie.

— Et pourquoi ne : l’as-tu pas tué ? demanda Cañeri.

— Je n’eusse pas été vengé, puisqu’il aurait péri sans savoir que c’était moi, que c’était Bermudo qui le frappait. Je n’ai pas voulu le tuer, réservant sa vie abhorrée à de plus grands tourmens, à un sort plus affreux, à tous les déchiremens du remords et du désespoir.

— Et comment espérais-tu réussir au gré de tes désirs ? demanda le Maure.

— J’en cherchais l’occasion, et c’était continuellement l’objet de mes méditations ; mais, hélas ! la mort inattendue de mon ennemi rend tous mes travaux inutiles ! Cependant, comme c’est aussi par haine de l’injustice de mes compatriotes que j’ai embrassé votre parti, et que cette haine est toujours aussi vive, je trouverai encore moyen de me venger en versant le sang des Chrétiens détestés. Puis il ajouta d’une voix plus sévère : — Maure, plongé comme je le suis dans les abîmes du crime, tu dois avoir la plus grande sécurité sur ma fidélité à la cause désespérée que j’ai promis de servir. Je suis isolé, indépendant, insouciant à tous résultats. Marche donc au combat, et lorsque tu verras la terre teinte de sang, lorsque tu entendras l’air retentir de cris et de gémissemens, lorsque la mort planera sur cette scène de carnage, alors tu pourras t’écrier : le Renégat est là !

En prononçant ces mots, Alagraf sortit brusquement de l’appartement, laissant Cañeri plongé dans d’étonnement ; mais celui-ci fut bientôt distrait des réflexions que faisait naître dans son esprit le récit du Renégat, par le souvenir des soins à donner à ses États. Sentant qu’il avait déjà consacré trop de temps à son intérêt personnel, il se leva, rappela sa cour, et parcourut avec eux le palais et la ville, faisant partout les questions les plus minutieuses sur l’état de chaque chose et recevant les réponses satisfaisantes qui lui étaient faites avec une gravité et une dignité qui auraient pu amuser ses officiers, s’ils n’eussent pas été absorbés par leur triste position.

Rentré chez lui, Cañeri s’occupa de sa toilette ; on arrangea son turban fané ; on étala ses tapis et ses coussins avec le plus grand soin, et l’on brûla des parfums dans son appartement, tandis que lui, satisfait d’avoir si bien employé sa journée, s’abandonna à son indolence habituelle en homme qui a droit à ce que tout le monde s’occupe exclusivement de ses plaisirs et de ses volontés.

Cependant son repos fut troublé vers la fin de la soirée, par l’arrivée d’un envoyé d’El Feri de Benastepar, annonçant que le redoutable Don Alonso de Aguilar s’avançait rapidement, et qu’ils seraient bientôt forcés de livrer un combat : en conséquence il priait instamment Cañeri de se tenir prêt, lui et ses troupes, en cas d’évènement. On concevra facilement que cette nouvelle causa quelque émotion à Cañeri ; aussi, malgré l’heure avancée, il résolut d’examiner tout de suite les ressources dont il pouvait faire usage pour servir sa patrie ; et à cet effet il donna l’ordre de rassembler ses conseillers, afin que ceux-ci émissent leur opinion qu’il daignait écouter et éclairer par ses hautes lumière. Se posant majestueusement, il commença dès l’arrivée de son conseil, un discours sur les mesures à prendre dans les circonstances actuelles ; mais ses conseillers paraissaient fort mal disposés pour émettre une opinion ; ils se regardaient avec tristesse, et à en juger par leurs yeux appesantis ils semblaient penser, sans oser le dire hautement, qu’après les fatigues du jour, la nature exigeait quelques heures de repos. Cette opinion si juste devint bientôt tellement générale, qu’après avoir siégé une demi-heure, le président et les sages membres du conseil tombèrent endormis, et en gens d’esprit prouvèrent par là leur opinion, comme le moyen le plus raisonnable de terminer un conseil d’état.

Pendant la longue harangue de Cañeri, le Renégat s’était laissé aller à ses méditations ; mais il en fut tiré par le bruit que faisaient ses collègues ; et surpris du résultat de leurs délibérations, il quitta l’appartement en jetant un regard de mépris sur le conseil endormi.