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Gómez Arias/Tome 2/07

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Traduction par Mme Ch..
Texte établi par C. Gosselin,  (Tome 2p. 151-167).

CHAPITRE VII.


Le désordre partout redoublant les alarmes,

Les cris que les rochers renvoyaient plus affreux,
Enfin toute l’horreur d’un combat ténébreux.
Que pouvait la valeur en ce trouble funeste ?
Les uns sont morts ; la fuite a sauvé tout le reste.
Racine.

Morir famosos ó vencer valientes,
Pompa triunfal ó decorosa pira
Solo es aguarda.

Ercillà.


L’arrivée si soudaine des Chrétiens jeta les Maures dans le plus grand désordre, et les frappa d’une telle terreur panique, qu’il fallut la présence d’El Feri pour rétablir un peu l’ordre et pour ranimer le courage des soldats. En quelques instans tout ce qui dans la ville était en état de porter les armes fut prêt à se défendre, tandis que les vieillards, les infirmes, les femmes et les enfans s’occupaient à rassembler le peu d’effets qu’ils avaient, et à en charger des bêtes de somme, prévoyant le cas où ils seraient forcés de fuir précipitamment. Leurs figures n’exprimaient aucun regret, aucun chagrin de la probabilité de quitter leurs habitations, car ils étaient trop habitués à la vie errante et vagabonde, pour s’irriter d’un évènement que la nécessité leur avait appris à regarder avec indifférence.

El Feri, se plaçant à la tête d’un corps choisi parmi les braves, sortit de la ville pour marcher à la rencontre des Chrétiens, avec l’espoir qu’en faisant un effort de courage il pourrait arrêter leur marche, et donnerait ainsi du temps à son confrère pour mieux organiser ses moyens de résistance. Les Chrétiens s’avancèrent bravement à l’attaque avec leur cri de guerre de Sant-Iago y cierra España, auquel les Maures répondirent par celui de Allah ! Illah ! Allah !

Deux fois les Chrétiens chargèrent avec impétuosité, et deux fois ils furent repoussés avec une égale vigueur et un égal courage ; enfin ils s’entrechoquèrent une troisième fois avec encore plus de force. Aguilar se faisait remarquer entre tous ses compagnons par son intrépidité, et le calme avec lequel il dirigeait chaque mouvement ; sa valeur excitait celle de tous ceux qui le suivaient ; sa lourde épée fumante du sang de ses victimes brillait comme le signal de la victoire, et à mesure qu’il avançait sur le champ de bataille, la mort marquait son passage. À la fin, la supériorité du nombre et de la discipline des Espagnols prévalut ; les rebelles fléchirent, et bientôt la terreur se répandit dans leurs rangs. Malgré la puissance d’El Feri, malgré tous ses efforts pour rallier les Maures et faire renaître le courage dans leurs cœurs, malgré son regard foudroyant et la force de son bras, il ne put arrêter le torrent qui était prêt à les engloutir : il leur rappela la gloire de leur patrie, mais tous ses efforts furent vains ; sa voix se perdait dans le désordre qui l’entourait, et le peu de braves qui lui obéirent furent récompensés de leur dévouement par la mort : le reste prit la fuite, et El Feri fut lui-même obligé de rentrer précipitamment dans la ville.

Alors les Chrétiens suspendirent pendant quelques instans leur marche victorieuse pour se rallier, car ils sentaient qu’ils allaient attaquer le lion dans sa retraite ; que les Maures, quoique battus, n’étaient pas vaincus, et que leur adresse dans les embuscades était plus à craindre que leur courage sur le champ de bataille.

Pendant ce temps, El Feri réussit à rassembler ses troupes dispersées, et se joignant à celles de Cañeri, ils se préparèrent à un second combat, après avoir eu soin de placer ses soldats les plus intelligens dans des positions cachées, d’où ils pouvaient faire beaucoup de mal aux Chrétiens ; et, en effet, ces coups lancés avec sécurité par des mains invisibles donnèrent la mort à plus d’un brave au milieu des rangs espagnols. Bientôt Don Antonio de Leyva pénétra dans la ville avec cette impétuosité fougueuse et ce mépris du danger que donne la jeunesse ; mais El Feri et Cañeri lui disputaient le terrain pied à pied, tandis que dans un autre quartier le Renégat se battait avec fureur contre ses anciens compatriotes.

La ville d’Alhacen devint bientôt le théâtre du plus affreux carnage, et de tous côtés la mort exerçait ses ravages ; Chrétiens et Maures tombaient indistinctement, et leurs places étaient aussitôt prises par d’autres de leurs compagnons prêts à sacrifier leur vie d’aussi bon cœur à la victoire ou à la vengeance ; enfin tous semblaient redoubler de courage, malgré l’arrivée de la nuit et la diminution du nombre. Cependant les Chrétiens ne pouvaient avancer que lentement, étant attaqués à chaque pas par leurs adversaires qui avaient converti chaque maison en une forteresse dont il était extrêmement difficile de les expulser ; enfin, voulant mettre un terme à cette résistance opiniâtre, ils eurent recours à un terrible expédient ; ils mirent le feu à plusieurs maisons, et servis au gré de leurs désirs par un vent assez fort, ils virent la flamme s’étendre avec promptitude, et en peu d’instans toute la ville ennemie ne fut qu’un vaste incendie. De hautes colonnes de flammes perçaient la fumée qui s’élevait en nuages épais et répandait une vapeur méphitique ; enfin les gémissemens des femmes et des blessés ; les cris des assaillans et des assiégés ; le sifflement du vent, le pétillement de la flamme, le craquement des bâtimens, formaient une sorte de tumulte capable de jeter l’effroi dans le cœur le plus brave.

Cependant le courage des Maures, loin de diminuer, ne fit que redoubler à la vue des flammes dévorantes ; ils combattaient avec fureur à la lueur de l’incendie, et lorsque par instant le vent chassait la fumée, une clarté rougeâtre éclairait ces visages animés par la rage, et ces bras levant avec force l’arme meurtrière sur leurs ennemis ; puis tout-à-coup ils étaient de nouveau enveloppés par cette espèce de brouillard impénétrable.

C’était surtout la rue principale d’Alhacen qui offrait l’aspect le plus effrayant : car les deux partis y avaient concentré toutes leurs forces ; et ce fut aussi là, dans un moment de clarté, que l’œil perçant d’Alonzo de Aguilar reconnut El Feri, animant ses soldats, et s’avançant à la tête des assaillans. Désirant vivement se battre corps à corps avec ce formidable ennemi des Chrétiens, il s’écria :

— Avance, Maure rebelle ; avance, traître ; et viens recevoir de la main de Aguilar la récompense que tu mérites. El Feri se hâta de répondre à cet appel, et, se précipitant l’arme levée sur son ennemi, il frappa un coup si fort que le bouclier de Aguilar en fut presque fendu en deux. Alors commença entre ces guerriers un combat furieux, que la fumée empêchait de distinguer ; mais bientôt on entendit un cri perçant, qui, retentissant au fond du cœur de chaque Maure, fut pour eux le coup de la mort et détruisit toutes leurs espérances ; El Feri était tombé : ce brave Maure venait d’être blessé ; le désespoir était empreint sur sa figure ; le sourire du mépris se voyait encore sur ses lèvres ; ses yeux affaiblis se fixaient encore avec fureur sur son vainqueur, et sa main continuait à tenir avec force l’arme qu’elle ne pouvait plus lever ; tout son corps était agité par les efforts qu’il faisait pour surmonter sa faiblesse : terrassé, blessé, épuisé, il paraissait encore formidable, car même alors sa grandeur d’âme et son mâle courage étaient imposans.

Don Alonzo de Aguilar regardait attentivement ce brave couché à ses pieds. Encore un coup, et son épée délivrait à jamais l’Espagne de son ennemi le plus redoutable ; mais Aguilar avait trop de générosité pour frapper un homme sans force, et pour céder à un calcul politique ; il s’éloigna donc pour achever de vaincre avec honneur des hommes capables de se défendre.

Pendant ce temps, Cañeri, chassé de la ville par Don Antonio de Leyva, fuyait en toute hâte avec quelques autres Maures. Bientôt à la sombre clarté que jetait l’incendie, on aperçut plusieurs groupes se dirigeant en caravane vers la partie la plus sauvage des montagnes : ces malheureux fugitifs jetaient un dernier regard sur l’incendie ; mais ce n’était pas du regret de perdre leur asile, car ceux qui ont adopté le désert pour patrie s’inquiètent peu de savoir où ils pourront reposer leur tête. Hélas ! ils quittaient des objets plus chers, et dont la perte était irréparable ; car tous avaient à regretter, ou un père, ou un époux, ou un fils, dont les cendres devaient être mêlées à celles de leurs maisons.

Aguilar eut bientôt défait le reste des ennemis, et, parcourant plusieurs rues de la ville à la lueur de l’incendie, il rencontrait à chaque pas des armures brisées, des débris de bâtimens ; ou, chose mille fois plus triste ! des corps ensanglantés ; souvent même son pied heurtait un mourant, qui, encore sensible à cette dernière souffrance, poussait un faible gémissement. Là, il voyait un Maure dont les traits, dans les dernières convulsions de la mort, exprimaient une haine invincible ; plus loin il reconnaissait quelques uns de ses compagnons et des plus braves ! Hélas ! elles étaient nombreuses les victimes de ce combat ; et dans cette vaste scène de désolation, Chrétiens et Maures, naguère divisés par la haine, étaient maintenant réunis par la mort !

Quelques uns des malheureux blessés suppliaient leurs camarades de mettre un terme à leurs souffrances ; d’autres, déjà privés de la parole, imploraient leur pitié par un triste regard. Le cœur de Aguilar était profondément peiné par le spectacle de toutes ces douleurs qu’il ne pouvait soulager ; et il traversait à la hâte les ruines de cette ville abandonnée, lorsqu’il fut tout-à-coup arrêté par les cris déchirans d’une femme ; et examinant les localités, il vit qu’ils partaient d’une grande maison qui était près de là et que les flammes venaient d’atteindre. Don Alonzo s’élança à l’instant avec courage vers ce lieu, car il savait plaindre toutes les infortunes, mais sa pitié fut encore plus vivement excitée lorsqu’il distingua clairement que ces cris de douleur était prononcés en langue espagnole. Alors il court, il fend l’épaisse fumée qui entoure la maison, traverse la cour, entre, rencontre l’escalier, le monte avec la vivacité d’un jeune homme, et guidé par les cris de détresse, il arrive enfin à un appartement dont la porte est fermée ; mais elle cède à l’instant à sa force, et malgré la vapeur qui déjà remplissait la chambre, il aperçoit une femme. Elle est agenouillée, et semble avoir perdu l’espoir de tout secours humain ; cependant le bruit que fait Don Alonzo en renversant la porte attire l’attention de cette infortunée, qui à l’aspect d’un libérateur, pousse un cri de joie et se précipite dans ses bras. Mais elle ne put supporter cette transition si subite et si forte de l’excès du désespoir et des angoisses, à l’espérance et à la vie : à peine eut-elle entrevu la possibilité de sa délivrance, que, succombant à tant de sensations, elle perdit toutes ses forces ; le sang se refoula vers le cœur, et Don Alonzo ne reçut dans ses bras qu’un corps inanimé. Le danger était pressant, car les flammes s’emparaient de toute la maison, et le brave guerrier, tremblant bien plus pour sa protégée que pour lui-même, se hâta de quitter cet effrayant séjour. D’un bras il soutenait l’infortunée, tandis que de l’autre il serrait fortement ses légers vêtemens, afin d’éviter qu’ils ne prissent feu. Il arriva au haut de l’escalier, mais là il s’arrêta avec terreur, car les marches étaient déjà devenues la proie des flammes, et il paraissait impossible de descendre. Dans cette cruelle perplexité, Don Alonzo, avec cette rapidité de décision et d’exécution qui lui était naturelle, serra fortement contre lui son précieux fardeau, s’élança hardiment au travers des flammes, arriva au rez-de-chaussée, gagna la porte, et parvint dans la rue sans aucun accident. Alors toute son anxiété se portant encore sur l’être qu’il avait sauvé de ce tombeau de feu, il arracha à la hâte quelques uns de ses vêtemens qui s’étaient enflammés, et parvint bientôt à la rendre à la vie : il vit alors qu’il avait sauvé une jeune fille douée par la nature des charmes les plus séduisans.

— Où suis-je ? demanda-t-elle en ouvrant les yeux.

— Ne craignez rien, Madame, vous êtes avec un ami, répondit Aguilar.

— Ah ! par pitié, sauvez-moi des Maures, s’écria-t-elle avec force, ne comprenant pas encore par qui elle avait été sauvée.

— Ces rebelles ne peuvent rien sur vous, reprit son libérateur ; ils fuient comme le daim craintif devant nos armes victorieuses, et vous êtes maintenant près d’Alonzo de Aguilar.

Ce nom glorieux agit puissamment sur l’esprit de Theodora, et parfaitement tranquille, elle s’écria avec joie :

— Mille grâces soient rendues à ce Dieu de bonté qui n’abandonne jamais ses créatures au moment du péril ! Puis se retournant vers Don Alonzo, elle ajouta : — Le chef des Aguilars ne refusera pas sa protection à une fille infortunée de la maison de Monteblanco.

Don Alonzo fut frappé d’étonnement en entendant prononcer un nom si connu ; mais comme Theodora paraissait trop fatiguée pour qu’il pût lui demander la moindre explication sur une rencontre aussi extraordinaire, il se contenta de lui promettre de nouveau sa protection. — Mais, ajouta-t-il, mon devoir m’appelle loin d’ici ; cependant rien ne vous manquera ; on va vous conduire à Grenade, et là, dans mon palais, près de ma fille Leonor, les soins les plus tendres adouciront vos chagrins, jusqu’au moment où vous serez rendue à votre respectable père. Puis se retournant vers un de ses domestiques, il ajouta : — Ramirez, vous allez conduire madame à Grenade ; je la mets sous votre protection ; veillez à ce qu’elle soit traitée avec tous les égards dus à la protégée d’Alonzo de Aguilar.

Ramirez s’inclina, choisit aussitôt une escorte composée d’une douzaine d’hommes, et se prépara à obéir aux ordres de son maître, tandis que Don Alonzo, après avoir pris congé de Theodora, partait pour rejoindre Don Antonio de Leyva.

Bientôt ces deux chefs prenant chacun une direction différente, abandonnèrent cette malheureuse ville, n’y laissant que des monceaux de morts, et beaucoup de blessés, dont la triste vie allait être bientôt terminée par les fureurs de l’incendie.