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Gómez Arias/Tome 3/03

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Traduction par Mme Ch..
Texte établi par C. Gosselin,  (Tome Troisièmep. 32-56).

CHAPITRE III.


Ecco l’ora. — Nel sonno immerso giace
E gli occhi all’alma luce
Non aprirà piu mai ? questa mia destra
Per farsi or sta del suo morir ministra ?…

Alfieri.

Est-ce une illusion soudaine
Qui trompe mes regards surpris ?
Est-ce un songe dont l’ombre vaine
Trouble mes timides esprits ?
J.-B. Rousseau.


La nuit était fort avancée et les nombreux convives invités par Don Alonzo commençaient à s’éloigner de ce théâtre de fêtes joyeuses. Le plaisir bruyant fuyait, et ces salles antiques ne retentissaient plus des accens animés de tant de cœurs heureux ; car cette nuit-là, dans le palais de Aguilar, tous les cœurs étaient heureux ; tous, excepté un seul, qui isolé au milieu de cette foule, était en proie à une douleur poignante.

Tous les convives sont partis et la salle du banquet est abandonnée au silence et à la solitude. Naguère ornés de tous les attributs des combats, des produits verdoyans et parfumés des jardins, brillans de tout ce qui peut éblouir les yeux et flatter les sens, ces lieux n’ont plus que cet aspect glacé qui donne à l’esprit un sentiment pénible de mélancolie et de regret. Sur de longues tables restaient encore des débris épars du banquet. Ici les superbes étoffes sorties des métiers de Valence étaient souillées par les vins odorans, et là des verres avaient été brisés, et de curieux ornemens renversés par la gaieté insouciante des convives. Les lampes étaient en partie éteintes, et les autres ne brillaient plus que de cette lueur pâle et incertaine qui ajoutait à l’aspect sombre de ce lieu abandonné.

Gómez Arias, au comble du bonheur, s’était retiré dans son appartement silencieux ; il le parcourait en abandonnant son esprit aux rêveries les plus agréables, et en se félicitant intérieurement sur le prochain accomplissement de toutes ses espérances, — de ses vœux les plus chers. Il ne lui venait pas une seule pensée pénible pour calmer son ivresse ou jeter la moindre ombre sur un aussi brillant tableau. Tout autour de lui contribuait à sa félicité ; — car, hélas ! il ne voyait pas la douleur détruisant à la hâte ces charmes puissans qui l’avaient autrefois captivé ; il n’entendait pas les gémissemens de cette voix créée par la nature pour les accens les plus purs de l’innocence et de la joie. Non, Gómez Arias n’avait pas une pensée pour sa malheureuse victime, et il était loin de présumer qu’elle respirait en ce moment le même air que lui.

Ainsi délicieusement occupé, Don Lope se jeta sur un superbe lit avec l’espoir de trouver dans ses rêves l’image de son bonheur futur. Un silence imposant régnait : la lueur pâle et bleuâtre d’une lampe solitaire répandait sur la splendeur de cette chambre un charme calme et mélancolique : les riches arabesques, les somptueuses tapisseries sur lesquelles étaient représentés les héros des siècles passés, étaient en partie voilés par une obscurité capable d’inspirer à l’âme un sentiment de respect superstitieux. La lueur expirante pâlissait de plus en plus ; elle semblait un rayon surnaturel, immobile, excepté quand le souffle glacé de la nuit, pénétrant par quelque fente de la vaste fenêtre, agitait cette flamme comme pour la faire mourir.

Tout-à-coup la porte s’ouvre doucement, et une figure blanche s’avance lentement. C’est celle d’une femme ; et la lampe dont elle s’est chargée pour guider sa course nocturne, éclaire des traits dont l’altération eût touché le cœur le plus dur : — Ces traits où l’on n’aperçoit que quelques restes d’une grande beauté, sont pourtant ceux d’une femme au printemps de la vie. Elle tient un poignard et vient disposée au meurtre. Le meurtre ! — Cette œuvre la plus noire de la dépravation humaine, révoltante lorsqu’un homme y est poussé par la vengeance, mais bien plus horrible, bien plus dénaturée chez un être doux et timide. Elle s’arrête pour jeter autour d’elle un regard indécis ; tous ses membres tremblent, et l’arme semble prête à s’échapper de ses mains. Cette émotion, cette irrésolution révèlent son caractère : c’est une femme armée pour le crime, mais encore femme. Elle s’avance vers le lit d’un pas silencieux ; et regarde avec attention Gómez Arias endormi : mille pensées sombres chargent son front pâle ; la vengeance étincelle dans ses yeux noirs ; et ses lèvres livides sont contractées par le sourire amer du désespoir. Elle respire avec peine et agite violemment la main qui tient l’arme brillante. On dirait, à l’expression de sombre démence qui s’est emparée de ces traits jadis si beaux, si mélancoliques, qu’une puissance infernale dirige tous ses mouvemens.

Mais le transport de fureur a cessé. Elle regarde de nouveau celui qui sommeille, et le calme de la mort se répand sur ce visage, naguère si irrité. Immobile, elle semble une statue, elle oublie quel horrible projet l’a conduite en ce lieu. Pauvre Theodora ! — enfant de douleur ! — victime de cette vivacité de sentimens dont la nature ne semble t’avoir douée que pour ton malheur, tu ne fus coupable que d’une seule faute ; dois-tu donc la payer si chèrement ? Le Ciel, en te créant si pure, si belle, a-t-il résolu que pour compenser des dons si précieux, tu connaîtrais toutes les horreurs de l’infortune ? ou dois-tu seulement servir de leçon à toutes celles qui, comme toi, sont riches de grâces et de beauté, afin de les prémunir contre les dangers que ces dons amènent à leur suite ?

Theodora était coupable d’un crime, si toutefois on peut donner ce nom à la colère passionnée du cœur le plus aimant. Elle s’était donnée avec l’enthousiasme le plus dévoué ; et sa générosité, sa confiance avaient été payées par une affreuse trahison. C’était le sentiment de l’injure qui avait troublé ses sens au point de la porter à un acte de délire.

Theodora resta quelque temps incertaine, et l’on eût dit qu’une puissance céleste combattait pour elle contre le méchant esprit qui l’avait inspirée. D’une main tremblante elle tenait au-dessus de son amant endormi sa lampe qui éclairait des traits animés par quelque rêve agréable ; il souriait ; le cœur de Gómez Arias semblait doucement agité, et son souffle vint caresser la figure de Theodora lorsqu’elle se pencha vers le lit.

— Il l’aime tendrement ! dit-elle en soupirant ; et je suis venue pour…

En ce moment elle fut interrompue par la cloche du palais sonnant l’heure : chaque coup, en retentissant solennellement au loin, semblait annoncer la mort de l’amant parjure, tandis qu’il dormait paisiblement, bercé par l’amour et le bonheur, et loin de se douter du sort qui se préparait pour lui. Au milieu des soupirs et de sons inarticulés, ses lèvres proférèrent le nom de celle qui l’occupait uniquement. C’était celui de Leonor ; ce nom funeste perça le cœur de Theodora, réveilla toute la fureur qui s’était endormie, et chassa promptement les tendres sentimens qui avaient prévalu dans son cœur. Elle tressaille, pâlit ; son sein palpite avec violence ; ses yeux roulent avec égarement ; elle n’est plus animée que par la vengeance. Elle saisit l’arme avec précipitation ; le moment fatal est arrivé ; un seul coup, et celui qui détruisit tout son bonheur aura cessé de vivre : son bras se lève avec force, mais au moment même tout son courage l’abandonne, sa main laisse tomber le poignard : non, elle ne pouvait frapper ; car, quoique égarée par le sentiment de l’injure, elle aime toujours celui qui l’a trahie. Elle ne pouvait frapper l’homme qui lui avait fait endurer sans remords les plus grands supplices ; elle sourit amèrement, demeure penchée sur le lit de son amant ; sa belle chevelure tombe sur l’oreiller ; elle soupire, et se penchant davantage encore, elle baise ces lèvres qui l’ont trahie. Gómez Arias s’éveille. — Est-ce une vision ? ses sens sont-ils abusés ? est-ce donc le spectre de celle qu’il a abandonnée ? c’est bien Theodora, — mais, hélas ! qu’elle est changée ! si Gómez Arias n’avait eu la conscience de son crime, il n’aurait reconnu qu’avec peine celle qu’il avait autrefois adorée et dont il n’était séparé que depuis bien peu de temps. Il frémit en la regardant ; sa pâleur était celle de la mort ; une sueur froide couvrait son front ; elle était immobile, et l’une de ses mains glacées tombant sur la poitrine brûlante de Don Lope, le fit tressaillir d’effroi.

Une larme de douleur s’échappa des yeux éteints de Theodora, et mouillant la main de Gómez Arias, muet d’étonnement, elle réveilla dans son cœur le souvenir de l’amour violé, de la foi trahie. Revenu enfin de son excessif étonnement, Don Lope s’écria d’une voix entrecoupée : — Ciel ! Theodora, est-ce toi ?

— Oui, répondit-elle d’une voix sombre, c’est cette malheureuse Theodora que tu as autrefois adorée et que maintenant tu méprises. Mais ne crains rien ; le moment terrible est passé, et je ne puis te faire du mal ; car quoique tu m’aies cruellement trahie, tu es toujours Gómez Arias.

— Grand Dieu ! s’écria Don Lope avec émotion, comment êtes-vous parvenue jusqu’ici ? Quelle était votre intention ?

— Tu le vois, dit-elle en montrant le poignard qui brillait à ses pieds ; et en souriant péniblement, elle ajouta :

— Je suis venue pour te donner la mort, pour obtenir une satisfaction peu proportionnée aux angoisses auxquelles ta conduite m’a pour toujours, condamnée. Oh ! Lope ! Lope ! pourquoi ne m’as-tu pas arraché la vie au moment où je cessai d’être chère à ton cœur ! J’aurais alors été heureuse ! — Mais non, tu aimas mieux m’abandonner à des musulmans, lorsque je ne tenais à la vie que pour toi seul.

Alors tout ce que ressent une femme injuriée mais aimant encore, s’empara de ce cœur agité auparavant par le tumulte des passions. Theodora pleurait, sanglotait en s’appuyant sur son amant, dont le cœur dur fut ému de pitié en contemplant sa douleur et le changement opéré dans ces traits dont le charme n’avait brillé que pour lui. Il y avait quelque chose de si douloureux dans l’expression des traits de cette infortunée, que pendant quelques instans il oublia toute son ambition et fut rendu à des sentimens plus tendres.

Gómez Arias n’avait plus d’amour pour Theodora, mais la pitié remplaça en partie ce sentiment, lorsqu’il réfléchit à l’étendue de son malheur et qu’il sentit son sein inondé des larmes brûlantes de cette infortunée. Serrant dans ses mains celle que sa victime lui abandonnait, il lui rendit un moment de bonheur par ce témoignage de tendresse.

C’était un baume bienfaisant pour l’âme ulcérée de Theodora ; mais comme, hélas ! rien ne peut échapper à la pénétration ingénieuse d’une femme aimante, elle sentit bientôt que la pitié seule cherchait à la consoler. — La pitié que tout autre individu malheureux eût excitée, et dont la voix calme est si loin de pouvoir satisfaire le cœur exigeant de celle qui a tant de droits à un amour sans bornes !

Theodora, regardant son amant avec douleur, s’écria d’une voix déchirante, mais sans colère :

— Je sais que vous ne m’aimez plus ; mais, de grâce, Lope, ai-je mérité votre ingratitude ? Je ne vous rappellerai pas vos sermens ; qui pourrait les oublier ? ils sont profondément gravés dans mon cœur. — Je les croyais sincères, et je vous aimais, Lope ! Oh ! je vous aimais comme aucune femme n’a aimé ; et comment en ai-je été récompensée ? — Hélas ! la mort la plus terrible eût été douce en comparaison de votre perfidie.

— Oui, Theodora, dit Gómez Arias, je mérite les reproches les plus violens ; mais j’ai été forcé à cette conduite par des raisons impérieuses, sacrées, qui peuvent expliquer, peut-être même diminuer les torts que mon cœur avoue.

— Oh ! s’écria Theodora, rien au monde ne pouvait vous forcer à abandonner celle qui vous était unie par les liens les plus tendres !

— Cette conduite fut la conséquence d’un premier crime, dit Don Lope. — Theodora, je vais vous parler franchement ; écoutez avec calme le récit que je vais vous faire, car les circonstances l’exigent impérieusement. — Maudissez-moi, Theodora, ajouta-t-il avec émotion, maudissez l’homme qui a causé votre ruine. Lorsque j’ai désiré votre affection, lorsque j’ai recherché vos innocentes caresses, c’est alors, hélas ! que je fus coupable, car c’est alors que je trompai votre cœur confiant.

— Oh ! ciel ! s’écria Theodora, vous ne m’avez donc jamais aimée ?

— Ah ! je vous adorais, — je vous aimais passionnément ; — mais c’est ce même amour qui a causé vos malheurs. Je n’eus pas la force de vous avouer mon fatal secret, — et je fus dissimulé, cruel ; car, lorsque votre innocence écoutait mes sermens d’un éternel amour, quand vous y répondiez par l’affection la plus franche, la plus pure, la plus désintéressée, alors même ma main, ma foi étaient engagées à une autre par les sermens les plus sacrés.

Theodora, désespérée, se tordait les mains, se cachait le visage ; son cœur se brisait ; elle ne pouvait proférer une parole, et ce ne fut qu’après les plus violens efforts qu’elle prononça le nom de Leonor.

— Il n’est que trop vrai, dit Gómez Arias, avant mon arrivée à Cadix, avant de vous connaître, des liens indissolubles engageaient mon honneur à la fille de Aguilar ; nous étions fiancés, nous allions être unis, lorsqu’un accident fortuit m’obligea à quitter Grenade pour fuir la vengeance des amis de mon malheureux rival Don Rodrigo de Cespedes. Le délire de la passion me fit oublier mes sermens sacrés envers Leonor. — Mais vous n’avez déjà que trop souffert, et rappeler ce temps doit nécessairement redoubler le malheur de votre situation.

Ce récit plongea la fille infortunée de Monteblanco dans un accès d’angoisses qu’il n’est donné qu’à une femme de ressentir : car l’homme, distrait par la diversité de ses occupations, moins susceptible d’un raffinement de sentiment, plus partagé dans ses relations avec la société, ne peut jamais éprouver cette sensation déchirante, excitée par la honte et l’amour déçu.

Theodora ne répondit pas à son amant ; car, malgré le besoin qu’éprouve une femme d’excuser l’homme qu’elle aime, lors même qu’il l’a vivement outragée, il y avait quelque chose de si révoltant dans le récit de Don Lope, qu’elle ne pouvait affaiblir les couleurs qui peignaient si vivement sa perfidie : elle recula toute tremblante ; et une douleur mortelle s’était emparée d’elle, lorsqu’elle s’écria :

— Et vous m’avez abandonnée dans les montagnes !

— Non, Theodora, reprit vivement Gómez Arias ; non, je n’eus jamais une telle intention ; là du moins je suis innocent : je voulais vous placer dans un couvent ; et je profitai de votre sommeil pour vous épargner la douleur de la séparation. Après avoir donné mes ordres à Roque, je pris les devans pour faire les démarches nécessaires à votre réception dans un asile religieux ; et c’est alors que les Maures vous surprirent : Roque prit la fuite ; j’ignore tout le reste, et ne puis comprendre comment je vous retrouve ici.

— Je suis ici, dit Theodora amèrement, je suis ici pour être témoin de votre heureux mariage : il doit être célébré demain ; ainsi je suis venue à temps.

En prononçant ces mots, il y avait dans son accent quelque chose de si extraordinaire, que Gómez Arias frissonna involontairement en la regardant.

— Oui, continua-t-elle, il est juste que du moins une de vos victimes assiste à la cérémonie, — le triomphe de Leonor n’en sera que plus éclatant ; et moi, ajouta-t-elle d’une voix entrecoupée, j’éprouverai aussi une satisfaction…

Gómez Arias fut frappé d’horreur par ces mots et la manière dont ils furent prononcés ; son regard troublé se porta sur Theodora, mais il ne pouvait parler.

— Ma malheureuse existence, ajouta-t-elle, serait toujours un obstacle à votre bonheur ; je dois donc en faire le sacrifice au pied de l’autel, au moment où vous serez uni à celle que votre cœur a choisie.

Don Lope était atterré ; mille pensées diverses occupaient à la fois son imagination ardente ; il se releva sur son lit ; son front était baigné de sueur et tout en lui annonçait le pénible combat qu’il livrait intérieurement. Il voyait tous ses projets de grandeur s’évanouir en un instant comme un vain rêve ; il était arrêté comme par la main de la mort au moment où il atteignait le comble du bonheur. Plongé par la fougue des passions dans la plus cruelle perplexité, il ne paraissait même pas comprendre la cause du renversement de toutes ses espérances ; mais bientôt un éclair traversa son imagination troublée, et son front brilla ranimé par une résolution soudaine.

— Theodora, dit-il d’une voix ferme et solennelle, Theodora, je ne veux plus dissimuler avec vous, et je conviens que j’ai été l’homme le plus cruel, le plus barbare : oui, c’est demain que je dois être uni à la plus fière des Espagnoles, et c’est demain que je dois obtenir tout ce que la gloire et l’ambition peuvent promettre de plus éblouissant à l’ardente imagination d’un homme. Mais hélas ! Theodora, je ne puis supporter votre affliction ; vos larmes attendrissent mon cœur et y raniment ce sentiment qui ne fut jamais complètement éteint. Si j’osais espérer d’obtenir mon pardon, je sacrifierais de bon cœur toutes ces chimères brillantes pour reprendre cette vie qui peut seule me donner la paix et le bonheur. Theodora, reprit-il après un moment de silence, pouvez-vous me pardonner ?

Cette prière fut faite d’une voix si soumise, si tendre, que la malheureuse Theodora ne douta pas un instant de sa sincérité.

— Te pardonner ! s’écria-t-elle vivement émue, et sa pâleur ayant été remplacée par les plus vives couleurs : te pardonner, Lope ! Theodora peut-elle te refuser quelque chose ? Puis levant vers le Ciel ses mains jointes, elle dit avec toute la candeur et l’abandon d’un cœur passionné : — Oh ! mon Dieu, votre miséricorde est infinie. Puis se retournant, les yeux brillans de larmes de joie : — Cher Lope, pourrais-je ne pas te pardonner ? Le retour de ton amour me fera oublier tout ce que j’ai souffert. Et maintenant n’est-ce pas mon tour d’implorer mon pardon ? — ne vins-je pas ici armée par la vengeance ? — Grand Dieu ! — je suis venue pour te tuer, — ici, — lorsque tu dormais ! — Ah ! pardonne-moi ; je n’étais plus qu’une malheureuse insensée, et…

— Arrête, ma Theodora, ne te reproche pas une action dont je fus la cause ; j’avais bien mérité ta haine. Mais n’en parlons plus. Écoute-moi, chère amie ; écoute, et suis exactement mes conseils, car c’est de là que dépend notre futur bonheur. Demain dans la nuit je te reconduirai chez ton triste père ; nous nous jetterons à ses pieds, pour implorer sa clémence. Il sera attendri par les larmes et les prières de sa fille, et j’oublierai tous les rêves extravagans qui avaient subjugué mes sens, pour consacrer toutes mes pensées à l’amour et à Theodora. Cependant, pour arriver heureusement à l’exécution de ces projets, il faut que tu prêtes attention à ce que je vais te dire.

— Je ferai tout ce que tu voudras, s’écria Theodora avec énergie.

— Eh bien ! reprit Gómez Arias, garde le plus profond silence sur notre entrevue et nos desseins. — Tu dois rester chez toi absolument étrangère à tout ce qui se passe au dehors. J’ai besoin de la plus grande adresse, des plus grands ménagemens, pour annoncer ma détermination aux fiers Aguilars, lorsque les choses sont si avancées. Ils ne supporteront pas patiemment cette insulte, et tous mes soins doivent tendre à retarder du moins de quelque temps la terrible explosion de leur colère.

— Oh ! Lope, s’écria la douce Theodora avec tendresse, je vous obéirai fidèlement. Vos moindres désirs seront des ordres pour moi.

Le cœur de la jeune fille était rempli de bonheur. Enivrée de joie, elle se jeta près du lit, saisit les mains de son amant, et les serra tendrement sur son sein palpitant. Mais le cœur de Don Lope ne répondait à ces transports que par la froideur ; car la pitié et le sentiment du devoir ne remplacent que bien imparfaitement le feu de la passion. Cependant son imagination lui retraça le bonheur passé, et ce souvenir lui fit peut-être aimer le présent qui en était une image. Il ressemblait à ce plaisir mêlé de mélancolie et de regret que goûte celui qui revoit les lieux de son enfance. La mémoire peut aimer à revenir sur ce qui n’est plus ; mais l’esprit, changé par d’autres sentimens, ne peut pas jouir long-temps de ces plaisirs qui faisaient autrefois son bonheur.

Le jour approchait, il fallut se séparer. Theodora raconta à la hâte ses aventures et se retira pleine de joie, car elle venait peut-être de passer les momens les plus heureux qu’elle pût jamais connaître en ce monde : ces momens délicieux où deux cœurs séparés par le sort, ou refroidis par le chagrin, s’unissent de nouveau par les liens de l’affection la plus tendre.