Gabriel (Hetzel, illustré 1854)/Scène 2-1

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Gabriel (Hetzel, illustré 1854)
GabrielJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 7 (p. 14-15).

DEUXIÈME PARTIE.

Dans la maison d’Aslolphe.

Scène PREMIÈRE.


ASTOLPHE, LA FAUSTINA.

(Astolphe, en costume de fantaisie très-riche, achève sa toilette devant un grand miroir. La Faustina, très-parée, entre sur la pointe du pied et le regarde. Astolphe essaie plusieurs coiffures tour à tour avec beaucoup d’attention.)

LA FAUSTINA, à part.

Jamais femme mit-elle autant de soin à sa toilette et de plaisir à se contempler ? Le fat !

ASTOLPHE, qui voit Faustina dans la glace. À part.

Bon ! je te vois fort bien, fléau de ma bourse, ennemi de mon salut ? Ah ! tu reviens me trouver ! Je vais te faire un peu damner à mon tour.

(Il jette sa toque avec une affectation d’impatience et arrange sa chevelure minutieusement.)

FAUSTINA s’assied et le regarde. Toujours à part.

Courage ! admire-toi, beau damoiseau ! Et qu’on dise que les femmes sont coquettes ! Il ne daignera pas se retourner !

ASTOLPHE, à part.

Je gage qu’on s’impatiente. Oh ! je n’aurai pas fini de si tôt.

(Il recommence à essayer ses toques.)
FAUSTINA, à part.

Encore !… Le fait est qu’il est beau, bien plus beau qu’Antonio ; et on dira ce qu’on voudra, rien ne fait tant d’honneur que d’être au bras d’un beau cavalier. Cela vous pare mieux que tous les joyaux du monde. Quel dommage que tous ces Alcibiades soient si vite ruinés ! En voilà un qui n’a plus le moyen de donner une agrafe de ceinture ou un nœud d’épaule à une femme !

ASTOLPHE, feignant de se parler à lui-même.

Peut-on poser ainsi une plume sur une barrette ! Ces gens-là s’imaginent toujours coiffer des étudiants de Pavie !

(Il arrache la plume et la jette par terre. Faustina la ramasse.)
FAUSTINA, à part.

Une plume magnifique et le costumier la lui fera payer. Mais où prend-il assez d’argent pour louer de si riches habits ?

(Regardant autour d’elle.)

Eh mais ! je n’y avais pas fait attention ! Comme cet appartement est changé ! Quel luxe ! C’est un palais aujourd’hui. Des glaces ! des tableaux !

(Regardant le sofa où elle est assise.)

Un meuble de velours tout neuf, avec des crépines d’or fin ! Aurait-il fait un héritage ? Ah ! mon Dieu, et moi qui depuis huit jours… Faut-il que je sois aveugle ! Un si beau garçon !…

(Elle tire de sa poche un petit miroir et arrange sa coiffure.)
ASTOLPHE, à part.

Oh ! c’est bien inutile ! Je suis dans le chemin de la vertu.

FAUSTINA, se levant et allant à lui.

À votre aise, infidèle ! Quand donc le beau Narcisse daignera-t-il détourner la tête de son miroir ?

ASTOLPHE, sans se retourner.

Ah ! c’est toi, petite ?

FAUSTINA.

Quittez ce ton protecteur, et regardez-moi.

ASTOLPHE, sans se retourner.

Que me veux-tu ? Je suis pressé.

FAUSTINA, le tirant par le bras.

Mais, vraiment, vous ne reconnaissez pas ma voix, Astolphe ? Votre miroir vous absorbe !

ASTOLPHE se retourne lentement et la regarde d’un air indifférent.

Eh bien ! qu’y a-t-il ? Je vous regarde. Vous n’êtes pas mal mise. Où passez-vous la nuit ?

FAUSTINA, à part.

Du dépit ? La jalousie le rendra moins fier. Payons d’assurance. (Haut.) Je soupe chez Ludovic.

ASTOLPHE.

J’en suis bien aise ; c’est là aussi que je vais tout à l’heure.

FAUSTINA.

Je ne m’étonne plus de ce riche déguisement. Ce sera une fête magnifique. Les plus belles filles de la ville y sont conviées ; chaque cavalier amène sa maîtresse. Et tu vois que mon costume n’est pas de mauvais goût.

ASTOLPHE.

Un peu mesquin ! C’est du goût d’Antonio ? Ah ! je ne reconnais pas là sa libéralité accoutumée. Il paraît, ma pauvre Faustina, qu’il commence à se dégoûter de toi ?

FAUSTINA.

C’est moi plutôt qui commence à me dégoûter de lui.

ASTOLPHE, essayant des gants.

Pauvre garçon !

FAUSTINA.

Vous le plaignez ?

ASTOLPHE.

Beaucoup, il est en veine de malheur. Son oncle est mort la semaine passée, et ce matin à la chasse le sanglier a éventré le meilleur de ses chiens.

FAUSTINA.

C’est juste comme moi : ma camériste a cassé ce matin mon magot de porcelaine du Japon, mon perroquet s’est empoisonné avant-hier, et je ne t’ai pas vu de la semaine.

ASTOLPHE, feignant d’avoir mal entendu.

Qu’est-ce que tu dis de Célimène ? J’ai dîné chez elle hier. Et toi, où dînes-tu demain ?

FAUSTINA.

Avec toi.

ASTOLPHE.

Tu crois ?

FAUSTINA.

C’est une fantaisie que j’ai.

ASTOLPHE.

Moi, j’en ai une autre.

FAUSTINA.

Laquelle ?

ASTOLPHE.
C’est de m’en aller à la campagne avec une créature charmante dont j’ai fait la conquête ces jours-ci.
FAUSTINA

Ah ! ah ! Eufémia, sans doute ?

ASTOLPHE.

Fi donc !

FAUSTINA

Célimène ?

ASTOLPHE.

Ah bah !

FAUSTINA

Francesca ?

ASTOLPHE.

Grand merci !

FAUSTINA

Mais qui donc ? Je ne la connais pas.

ASTOLPHE.

Personne ne la connaît encore ici. C’est une ingénue qui arrive de son village. Belle comme les amours, timide comme une biche, sage et fidèle comme…

FAUSTINA

Comme toi ?

ASTOLPHE.

Oui, comme moi ; et c’est beaucoup dire, car je suis à elle pour la vie.

FAUSTINA

Je t’en félicite… Et nous la verrons ce soir, j’espère ?

ASTOLPHE.

Je ne crois pas… Peut-être cependant. (À part.) Oh ! la bonne idée ! (Haut.) Oui, j’ai envie de la mener chez Ludovic. Ce brave artiste me saura gré de lui montrer ce chef-d’œuvre de la nature, et il voudra faire tout de suite sa statue… Mais je n’y consentirai pas ; je suis jaloux de mon trésor.

FAUSTINA

Prends garde que celui-là ne s’en aille comme ton argent s’en est allé. En ce cas, adieu ; je venais te proposer d’être mon cavalier pour ce soir. C’est un mauvais tour que je voulais jouer à Antonio. Mais puisque tu as une dame, je vais trouver Menrique, qui fait des folies pour moi.

ASTOLPHE, un peu ému.

Menrique ? (Se remettant aussitôt.) Tu ne saurais mieux faire. À revoir, donc !

FAUSTINA, à part, en sortant.

Bah ! il est plus ruiné que jamais. Il aura engagé le dernier morceau de son patrimoine pour sa nouvelle passion. Dans huit jours, le seigneur sera en prison et la fille dans la rue.

(Elle sort.)