Gabriel (Hetzel, illustré 1854)/Scène 3-1

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Gabriel (Hetzel, illustré 1854)
GabrielJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 7 (p. 21-23).

TROISIÈME PARTIE.

Dans un vieux petit castel pauvre et délabré, appartenant à Astolphe et situé au fond des bois ; une pièce sombre avec des meubles antiques et fanés.

Scène PREMIÈRE.


SETTIMIA, BARBE, GABRIELLE, FRÈRE CÔME.

(Settimia et Barbe travaillent près d’une fenêtre ; Gabrielle brode au métier, près de l’autre fenêtre ; frère Côme va de l’une à l’autre, en se traînant lourdement, et s’arrêtant toujours près de Gabrielle)

FRÈRE CÔME, à Gabrielle, à demi-voix.

Eh bien, signora, irez-vous encore à la chasse demain ?

GABRIELLE, de même, d’un ton froid et brusque.

Pourquoi pas, frère Côme, si mon mari le trouve bon ?

FRÈRE CÔME.

Oh ! vous répondez toujours de manière à couper court à toute conversation !

GABRIELLE.

C’est que je n’aime guère les paroles inutiles.

FRÈRE CÔME.

Eh bien, vous ne me rebuterez pas si aisément, et je trouverai matière à une réflexion sur votre réponse.

(Gabrielle garde le silence, Côme reprend.)

C’est qu’à la place d’Astolphe je ne vous verrais pas volontiers galoper, sur un cheval ardent, parmi les marais et les broussailles.

(Gabrielle garde toujours le silence, Côme reprend en baissant la voix de plus en plus.)

Oui ! si j’avais le bonheur de posséder une femme jeune et belle, je ne voudrais pas qu’elle s’exposât ainsi…

(Gabrielle se lève.)
SETTIMIA, d’une voix sèche et aigre.

Vous êtes déjà lasse de notre compagnie ?

GABRIELLE.

J’ai aperçu Astolphe dans l’allée de marronniers ; il m’a fait signe, et je vais le rejoindre.

FRÈRE CÔME, bas.

Vous accompagnerai-je jusque là ?

GABRIELLE, haut.

Je veux aller seule.

(Elle sort. Frère Côme revient vers les autres en ricanant.)
FRÈRE CÔME.

Vous l’avez entendue ? Vous voyez comme elle me reçoit ? Il faudra, Madame, que votre seigneurie me dispense de travailler à l’œuvre de son salut : je suis découragé de ses rebuffades : c’est un petit esprit fort, rempli d’orgueil, je vous l’ai toujours dit.

SETTIMIA.

Votre devoir, mon père, est de ne point vous décourager quand il s’agit de ramener une âme égarée ; je n’ai pas besoin de vous le dire.

BARBE, se lève, met ses lunettes sur son nez, et va examiner le métier de Gabrielle.
J’en étais sûre ! pas un point depuis hier ! Vous croyez qu’elle travaille ? elle ne fait que casser des fils, perdre des aiguilles et gaspiller de la soie. Voyez comme ses écheveaux sont embrouillés !
FRÈRE CÔME, regardant le métier.

Elle n’est pourtant pas maladroite ! Voilà une fleur tout à fait jolie et qui ferait bien sur un devant d’autel. Regardez cette fleur, ma sœur Barbe ! vous n’en feriez pas autant peut-être.

BARBE, aigrement.

J’en serais bien fâchée. À quoi cela sert-il, toutes ces belles fleurs-là ?

FRÈRE CÔME.

Elle dit que c’est pour faire une doublure de manteau à son mari.

SETTIMIA.

Belle sottise ! son mari a bien besoin d’une doublure brodée en soie quand il n’a pas seulement le moyen d’avoir le manteau ! Elle ferait mieux de raccommoder le linge de la maison avec nous.

BARBE.

Nous n’y suffisons pas. À quoi nous aide-t-elle ? à rien !

SETTIMIA.

Et à quoi est-elle bonne ? à rien d’utile. Ah ! c’est un grand malheur pour moi qu’une bru semblable ! Mais mon fils ne m’a jamais causé que des chagrins.

FRÈRE CÔME.

Elle paraît du moins aimer beaucoup son mari !… (Un silence.) Croyez-vous qu’elle aime beaucoup son mari ? (Silence). Dites, ma soeur Barbe ?

BARBE.

Ne me demandez rien là-dessus. Je ne m’occupe pas de leurs affaires.

SETTIMIA.

Si elle aimait son mari, comme il convient à une femme pieuse et sage, elle s’occuperait un peu plus de ses intérêts, au lieu d’encourager toutes ses fantaisies et de l’aider à faire de la dépense.

FRÈRE CÔME.

Ils font beaucoup de dépense ?

SETTIMIA.

Ils font toute celle qu’ils peuvent faire. À quoi leur servent ces deux chevaux fins qui mangent jour et nuit à l’écurie, et qui n’ont pas la force de labourer ou de traîner le chariot ?

BARBE, ironiquement.

À chasser ! C’est un si beau plaisir que la chasse !

SETTIMIA.

Oui, un plaisir de prince ! Mais quand on est ruiné, on ne doit plus se permettre un pareil train.

FRÈRE CÔME.

Elle monte à cheval comme saint Georges.

BARBE.

Fi ! frère Côme ! ne comparez pas aux saints du paradis une personne qui ne se confesse pas, et qui lit toute sorte de livres.

SETTIMIA, laissant tomber son ouvrage.

Comment ! toute sorte de livres ! Est-ce qu’elle aurait introduit de mauvais livres dans ma maison.

BARBE.

Des livres grecs, des livres latins. Quand ces livres-là ne sont ni les Heures du diocèse, ni le saint Évangile, ni les Pères de l’Église, ce ne peuvent être que des livres païens ou hérétiques ! Tenez, en voici un des moins gros que j’ai mis dans ma poche pour vous le montrer.

FRÈRE CÔME, ouvrant le livre.

Thucydide ! Oh ! nous permettons cela dans les collèges… Avec des coupures, on peut lire les auteurs profanes sans danger.

SETTIMIA.

C’est très-bien ; mais quand on ne lit que ceux-là, on est bien près de ne pas croire en Dieu. Et n’a-t-elle pas osé soutenir hier à souper que Dante n’était pas un auteur impie ?

BARBE.

Elle a fait mieux, elle a osé dire qu’elle ne croyait pas à la damnation des hérétiques.

FRÈRE CÔME, d’un ton cafard et dogmatique.

Elle a dit cela ? Ah ! c’est fort grave ! très-grave !

BARBE.

D’ailleurs, est-ce le fait d’une personne modeste de faire sauter un cheval par-dessus les barrières ?

SETTIMIA.

Dans ma jeunesse, on montait à cheval, mais avec pudeur, et sans passer la jambe sur l’arçon. On suivait la chasse avec un oiseau sur le poing ; mais on allait d’un train prudent et mesuré, et on avait un varlet qui courait à pied tenant le cheval par la bride. C’était noble, c’était décent ; on ne rentrait pas échevelée, et on ne déchirait point ses dentelles à toutes les branches pour faire assaut de course avec les hommes.

FRÈRE CÔME.

Ah ! dans ce temps-là votre seigneurie avait une belle suite et de riches équipages !

SETTIMIA.

Et je me faisais honneur de ma fortune sans permettre la moindre prodigalité. Mais le ciel m’a donné un fils dissipateur, inconsidéré, méprisant les bons conseils, cédant à tous les mauvais exemples, jetant l’or à pleines mains ; et, pour comble de malheur, quand je le croyais corrigé, quand il semblait plus respectueux et plus tendre pour moi, voici qu’il m’amène une bru que je ne connais pas, que personne ne connaît, qui sort on ne sait d’où, qui n’a aucune fortune, et peut-être encore moins de famille.

FRÈRE CÔME.

Elle se dit orpheline et fille d’un honnête gentilhomme ?

BARBE.

Qui le sait ? On ne l’entend jamais parler de ses parents ni de la maison de son père.

FRÈRE CÔME.

D’après ses habitudes, elle semblerait avoir été élevée dans l’opulence. C’est quelque fille de grande maison qui a épousé votre fils en secret contre le gré de ses parents. Peut-être elle sera riche un jour.

SETTIMIA.

C’est ce qu’il voulut me faire croire lorsqu’il m’annonça ses projets, et je n’y ai pas apporté d’obstacle ; car la fausseté n’était pas au nombre de ses défauts. Mais je vois bien maintenant que cette aventurière l’a entraîné dans la voie du mensonge, car rien ne vient à l’appui de ce qu’il avait annoncé ; et, quoique je vive depuis longues années retirée du monde, il me paraît très-difficile que la société ait assez changé pour qu’une pareille aventure se passe sans faire aucun bruit.

FRÈRE CÔME.

Il m’a semblé souvent qu’elle disait des choses contradictoires. Quand on lui fait des questions, elle se trouble, se coupe dans ses réponses, et finit par s’impatienter, en disant qu’elle n’est pas au tribunal de l’inquisition.

SETTIMIA.

Tout cela finira mal ! J’ai eu du malheur toute ma vie, frère Côme ! Un époux imprudent, fantasque (Dieu veuille avoir pitié de son âme !) et qui m’a été bien funeste, il avait bien peu de choses à faire pour rester dans les bonnes grâces de son père. En flattant un peu son orgueil et ne le contrecarrant pas à tout propos, il eût pu l’engager à payer ses dettes et à faire quelque chose pour Astolphe. Mais c’était un caractère bouillant et impétueux comme son fils. Il prit à tâche de se fermer la maison paternelle, et nous portons aujourd’hui la peine de sa folie.

FRÈRE CÔME, d’un air cafard et méchant.

Le cas était grave… très-grave !…

SETTIMIA.

De quel cas voulez-vous parler ?

FRÈRE CÔME.

Ah ! votre seigneurie doit savoir à quoi s’en tenir. Pour moi, je ne sais que ce qu’on m’en a dit. Je n’avais pas alors l’honneur de confesser votre seigneurie.

(Il ricane grossièrement.)
SETTIMIA.

Frère Côme, vous avez quelquefois une singulière manière de plaisanter ; je me vois forcée de vous le dire.

FRÈRE CÔME.

Moi, je ne vois pas en quoi la plaisanterie pourrait blesser votre seigneurie. Le prince Jules fut un grand pécheur, et votre seigneurie était la plus belle femme de son temps… on voit bien encore que la renommée n’a rien exagéré à ce sujet ; et, quant à la vertu de votre seigneurie, elle était ce qu’elle a toujours été. Cela dut allumer dans l’âme vindicative du prince un grand ressentiment, et la conduite de votre beau-père dut détruire dans l’esprit du comte Octave, votre époux, tout respect filial. Quand de tels événements se passent dans les familles, et nous savons, hélas ! qu’ils ne s’y passent que trop souvent, il est difficile qu’elles n’en soient pas bouleversées.

SETTIMIA.

Frère Côme, puisque vous avez ouï parler de cette horrible histoire, sachez que je n’aurais pas eu besoin de l’aide de mon mari pour repousser des tentatives aussi détestables. C’était à moi de me défendre et de m’éloigner. C’est ce que je fis. Mais c’était à lui de paraître tout ignorer, pour empêcher le scandale et pour ne pas amener son père à le déshériter. Qu’en est-il résulté ? Astolphe, élevé dans une noble aisance, n’a pu s’habituer à la pauvreté. Il a dévoré en peu d’années son faible patrimoine ; et aujourd’hui il vit de privations et d’ennuis au fond de la province, avec une mère qui ne peut que pleurer sur sa folie, et une femme qui ne peut pas contribuer à le rendre sage. Tout cela est triste, fort triste !

FRÈRE CÔME.

Eh bien, tout cela peut devenir très-beau et très-riant ! Que le jeune Gabriel de Bramante meure avant Astolphe, Astolphe hérite du titre et de la fortune de son grand-père.

SETTIMIA.

Ah ! tant que le prince vivra, il trouvera un moyen de l’en empêcher. Fallût-il se remarier à son âge, il en ferait la folie ; fallût-il supposer un enfant issu de ce mariage, il en aurait l’impudeur.

FRÈRE CÔME.

Qui le croirait ?

SETTIMIA.

Nous sommes dans la misère ; il est tout-puissant !

FRÈRE CÔME.

Mais, savez-vous ce qu’on dit ? Une chose dont j’ose à peine vous parler, tant je crains de vous donner une folle espérance.

BARBE.

Quoi donc ? Dites, frère Côme !

FRÈRE CÔME.

Eh bien, on dit que le jeune Gabriel est mort.

SETTIMIA.

Sainte Vierge ! serait-il bien possible ! Et Astolphe qui n’en sait rien !… Il ne s’occupe jamais de ce qui devrait l’intéresser le plus au monde.

FRÈRE CÔME.

Oh ! ne nous réjouissons pas encore ! Le vieux prince nie formellement le fait. Il dit que son petit-fils voyage à l’étranger, et le prouve par des lettres qu’il en reçoit de temps en temps.

SETTIMIA.

Mais ce sont peut-être des lettres supposées !

FRÈRE CÔME.

Peut-être ! Cependant il n’y a pas assez longtemps que le jeune homme a disparu pour qu’on soit fondé à le soutenir.

BARBE.

Le jeune homme a disparu ?

FRÈRE CÔME.

Il avait été élevé à la campagne, caché à tous les yeux. On pouvait croire qu’étant né d’un père faible et mort prématurément de maladie, il serait rachitique et destiné à une fin semblable. Cependant, lorsqu’il parut à Florence l’an passé, on vit un joli garçon bien constitué, quoique délicat et svelte comme son père, mais frais comme une rose, allègre, hardi, assez mauvais sujet, courant un peu le guilledou, et même avec Astolphe, qui s’était lié avec lui d’amitié, et qui ne le conduisait pas trop maladroitement à encourir la disgrâce du grand-père. (Settimia fait un geste d’étonnement.) Oh nous n’avons pas su tout cela. Astolphe a eu le bon esprit de n’en rien dire, ce qui ferait croire qu’il n’est pas si fou qu’on le croit.

SETTIMIA, avec fierté.

Frère Côme, Astolphe n’aurait pas fait un pareil calcul ! Astolphe est la franchise même.

FRÈRE CÔME.

Cependant son mariage vous laisse bien des doutes sur sa véracité. Mais passons.

SETTIMIA.

Oui, oui, racontez-moi ce que vous savez. Qui donc vous a dit tout cela ?

FRÈRE CÔME.

Un des frères de notre couvent, qui arrive de Toscane, et avec qui j’ai causé ce matin.

SETTIMIA.

Voyez un peu ! Et nous ne savons rien ici de ce qui se passe, nous autres ! Eh bien ?

FRÈRE CÔME.

Le jeune prince, ayant donc fait grand train dans la ville, disparut une belle nuit. Les uns disent qu’il a enlevé une femme ; d’autres, qu’il a été enlevé lui-même par ordre de son grand-père, et mis sous clef dans quelque château, en attendant qu’il se corrige de son penchant à la débauche ; d’autres enfin pensent que, dans quelque tripot, il aura reçu une estocade qui l’aura envoyé ad patres et que le vieux Jules cache sa mort pour ne pas vous réjouir trop tôt et pour retarder autant que possible le triomphe de la branche cadette. Voilà ce qu’on m’a dit ; mais n’y ajoutez pas trop de foi, car tout cela peut être erroné.

SETTIMIA.

Mais il peut y avoir du vrai dans tout cela, et il faut absolument le savoir. Ah ! mon Dieu ! et Astolphe qui ne se remue pas !… Il faut qu’il parte à l’instant pour Florence.