Gabriel (Hetzel, illustré 1854)/Scène P6

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Gabriel (Hetzel, illustré 1854)
GabrielJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 7 (p. 7).


Scène VI.


GABRIEL, seul.

Le voilà donc, cet horrible secret que j’avais deviné ! Ils ont enfin osé me le révéler en face ! Impudent vieillard ! Comment n’es-tu pas rentré sous terre, quand tu m’as vu, pour te punir et te confondre, affecter tant d’ignorance et d’étonnement ! Les insensés ! comment pouvaient-ils croire que j’étais encore la dupe de leur insolent artifice ? Admirable ruse, en effet ! M’inspirer l’horreur de ma condition, afin de me fouler aux pieds ensuite, et de me dire : Voilà pourtant ce que vous êtes… voilà où nous allons vous reléguer si vous n’acceptez pas la complicité de notre crime ! Et l’abbé ! l’abbé lui-même que je croyais si honnête et si simple, il le savait ! Marc le sait peut-être aussi ! Combien d’autres peuvent le savoir ? Je n’oserai plus lever les yeux sur personne. Ah ! quelquefois encore je voulais en douter. Ô mon rêve ! mon rêve de cette nuit, mes ailes… ma chaîne !

(Il pleure amèrement. S’essuyant les yeux.)

Mais le fourbe s’est pris dans son propre piège, il m’a livré enfin le point le plus sensible de sa haine. Je vous punirai, ô imposteurs ! je vous ferai partager mes souffrances ; je vous ferai connaître l’inquiétude, et l’insomnie, et la peur de la honte… Je suspendrai le châtiment à un cheveu, et je le ferai planer sur ta tête blanche, ô vieux Jules ! jusqu’à ton dernier soupir. Tu m’avais soigneusement caché l’existence de ce jeune homme ! ce sera là ma consolation, la réparation de l’iniquité à laquelle on m’associe ! Pauvre parent ! pauvre victime, toi aussi ! Errant, vagabond, criblé de dettes, plongé dans la débauche, disent-ils, avili, dépravé, perdu, hélas ! peut-être. La misère dégrade ceux qu’on élève dans le besoin des honneurs et dans la soif des richesses. Et le cruel vieillard s’en réjouit ! Il triomphe de voir son petit-fils dans l’abjection, parce que le père de cet infortuné a osé contrarier ses volontés absolues, qui sait ? dévoiler quelqu’une de ses turpitudes peut-être ! Eh bien ! je te tendrai la main, moi qui suis dans le fond de mon âme plus avili et plus malheureux que toi encore ; je m’efforcerai de te retirer du bourbier, et de purifier ton âme par une amitié sainte. Si je n’y réussis pas, je comblerai du moins par mes richesses l’abîme de ta misère, je te restituerai ainsi l’héritage qui t’appartient ; et, si je ne puis te rendre ce vain titre que tu regrettes peut-être, et que je rougis de porter à ta place, je m’efforcerai du moins de détourner sur toi la faveur des rois, dont tous les hommes sont jaloux. Mais quel nom porte-t-il ? Et où le trouverai-je ? Je le saurai : je dissimulerai, je tromperai, moi aussi ! Et quand la confiance et l’amitié auront rétabli l’égalité entre lui et moi, ils le sauront !… Leur inquiétude sera poignante. Puisque tu m’insultes, ô vieux Jules ! puisque tu crois que la chasteté m’est si pénible, ton supplice sera d’ignorer à quel point mon âme est plus chaste et ma volonté plus ferme que tu ne peux le concevoir !…

Allons ! du courage ! Mon Dieu ! mon Dieu ! vous êtes le père de l’orphelin, l’appui du faible, le défenseur de l’opprimé !