Gaspard de la nuit (éd. 1920)/L’Air magique de Jehan de Vitteaux

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Pièces détachées
Gaspard de la nuitMercure de France (p. 204-206).


L’AIR MAGIQUE
DE JEHAN DE VITTEAUX


C’est sans doute un des coqueluchiers des cornards d’Évreux, ou un de la confrérie des Enfants Sans-Souci de la ville de Paris, ou bien un ménétrier qui chante la langue d’oc.
Ferdinand Langlé. — Fabel de la Dame de la belle sagesse.


La feuillée verte et touffue : un clerc du gai savoir qui voyage avec sa gourde et son rebec, et un chevalier armé d’une énorme épée à couper en deux la tour de Montlhéry.

Le chevalier : — « Halte-là ! ta gargoulette, vassal ; j’ai trois grains de sable dans le gosier.

Le musicien : — À votre plaisir, mais n’y buvez qu’un petit coup, d’autant que le vin est cher cette année.

Le chevalier (faisant la grimace après avoir tout bu) : — Il est aigre ton vin ; tu mériterais, vassal, que je te brisasse ta gourde sur les oreilles. »

Le clerc du gai savoir approcha, sans mot dire, l’archet de son rebec et joua l’air magique de Jehan de Vitteaux.

Cet air eût délié les jambes d’un paralytique. Or voilà que le chevalier dansait sur la pelouse, son épée appuyée contre l’épaule comme un hallebardier qui va-t-en guerre.

« Merci ! nécroman », cria-t-il bientôt, hors d’haleine. Et il giguait toujours.

« Oui-dà ! payez-moi d’abord mon vin, ricana le musicien. Vos agneaux d’or, s’il vous plaît, ou je vous mène, ainsi dansant, par les vallées et les bourgs, au pas d’arme de Marsannay !

— Tiens, — dit le chevalier, après avoir fouillé à son escarcelle, et détachant son cheval dont les rênes étaient passées au rameau d’un chêne — tiens ! et m’étrangle le diable si je bois jamais à la calebasse d’un vilain ! »