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Gaston Chambrun/Marraine

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 50-54).

XV

MARRAINE


C’était un matin de décembre ; dans un ciel serein mais glacial, d’innombrables flocons, légers et paresseux descendaient revêtant les arbres d’hermine et le sol de blancheur. À peine les pâles rayons du soleil eurent-ils teinté de rose les fenêtres de sa chambre, que Marie-Jeanne s’éveilla, l’âme en fête, comme sous le pressentiment d’un bonheur prochain.

La douce atmosphère de la pièce, contrastant singulièrement avec la froidure extérieure, suscita dans le cœur de la jeune fille une gratitude attendrie à l’endroit de son père adoptif. Le parallèle de sa situation présente, avec celle du passé, mit un accent de particulière tendresse dans le salut, que chaque matin, elle venait offrir à son généreux bienfaiteur.

Les joyeuses volées des cloches annonçant la première messe du dimanche, firent remonter jusqu’à Dieu l’expression de sa reconnaissance, comme au Dispensateur de tout bien. Au son de ces voix demeurées chères, elle se remémora son église paroissiale de Saint-Placide, les pieuses et touchantes solennités qui charmèrent son enfance, les exemples et les leçons de sa vertueuse mère, les douceurs de la vieille langue jalousement gardée, l’âme entière de sa race, en communion avec la sienne, enfin les rêves d’un avenir heureux, dans la splendeur et les richesses d’un pays neuf, tout rempli d’espérances.

La douce quiétude de cette nouvelle vie n’était pas sans offrir des dangers ; la jeune fille grâce à ses habitudes de piété et de labeur, sut les prévenir. Les travaux de couture qui avaient été son gagne-pain, l’avaient rendue fort habile au maniement de l’aiguille ; aussi, ses heures de loisir furent-elles sagement distribuées entre des ouvrages de broderie et de saines lectures. Jeanne s’ingéniait à les choisir conformes aux goûts de Monsieur Richstone, qui volontiers en faisait le thème de leurs conversations.

Or, ce jour-là, tous deux revenaient de la grand’messe, vers l’heure de midi ; sur la place de l’église, ils croisèrent le facteur qui leur dit en les saluant d’un air jovial :

— Vous êtes les bienvenus ; votre rencontre me sauve un quart d’heure de chemin. »

Le courrier du commerçant était toujours volumineux : tandis que d’un regard inquisiteur la jeune fille suivait les recherches de l’employé.

— Prenez patience, Mademoiselle, ajouta celui-ci en souriant, vous aurez votre part, et il lui remit deux lettres.

Les remerciements et les saluts échangés :

— J’avais senti cela ce matin, s’exclama Marie-Jeanne radieuse : quelque chose me disait qu’il y aurait du nouveau aujourd’hui !…

L’écriture de Gaston lui était connue ; mais la seconde l’intrigua tout le long du chemin qui les ramenait à leur demeure. Bien vite les enveloppes furent brisées, mais plus promptes encore furent les larmes d’allégresse qui aussitôt noyèrent les yeux de l’ardente lectrice ; elle dut s’éponger les paupières avant de poursuivre sa lecture, ou plutôt avant de relire le passage qui mettait enfin, le comble à des vœux formulés depuis longtemps.

Oui, c’en était fait ; la nouvelle bien authentique était là devant ses yeux éblouis : Gaston lui réitérait son serment de fidélité et ferait coïncider son retour définitif au pays avec celui de la bonne saison ; c’était l’aurore prochaine de leur bonheur commun.

Monsieur Richstone applaudit de tout cœur au succès d’une entreprise qu’il avait fait sienne et dont la réalisation allait donner à son existence une physionomie nouvelle.

La seconde lettre, datée de Saint-Lazare de Vaudreuil, était formulée en ces termes :


Ma bonne Jeanne,


« Il y a une huitaine, nous recevions la visite des sauvages et nous leur avons acheté notre huitième !… C’est une petite fille — tu me comprends — mais elle nous est arrivée si fragile et si fluette, que par prudence, sur l’avis du médecin, nous avons procédé de suite à l’ondoiement. Cependant le cher bébé s’est entêté à vivre et aujourd’hui il a plus que triplé de poids.

Nous attendrons à la Noël pour la cérémonie du baptême : vous nous refuserez pas d’être parrain et marraine, Monsieur Richstone et toi. Comptant recevoir au plus tôt une réponse favorable, d’avance nous jouissons du bonheur de votre visite : nous aurons tant de choses à nous dire !… Depuis la mort de ta chère Maman, il ne se passe point de journées, où notre souvenir à toutes deux, ne soit dans mes pensées et dans mes prières. À bientôt le plaisir de vous posséder.

Ta tante affectionnée,
Céline.


Marie-Jeanne, qui aux heures d’évagation rêvait de berceau, de langes ou de dentelles, dont les doigts agiles se plaisaient à broder des layettes sans destination précise, fut aussi heureuse que surprise de se voir devinée par sa tante. Ce sentiment, joint au souvenir de la cordiale hospitalité que celle-ci lui avait offerte au jour de l’isolement, commandait à la jeune fille une prompte et franche adhésion à une demande d’ailleurs si conforme à ses goûts.

Tante Céline elle-même serait heureuse de s’enquérir de la nouvelle condition de sa nièce et des rumeurs relatives à son mariage ; elle aurait plaisir à la féliciter de son bonheur actuel et d’en remercier Monsieur Richstone, le premier et principal auteur. Ce dernier, avec empressement avait accepté la mission qui lui était offerte. Une semaine encore les séparait des fêtes de Noël.

Outre le rôle spirituel qui leur incombait, les invités n’eurent garde d’oublier celui que les circonstances semblaient leur imposer. Parrain !… Marraine !… ces noms seuls associent dans l’esprit de l’enfant les idées de joie, d’affection, de caresses et aussi de cadeaux. Messagère de bonheur au milieu d’une légion de cousins et de cousines, la fiancée de Gaston dut envisager, vu le mauvais état des chemins, le retard ou l’absence possible de « Santa Claus » et se pourvoir en conséquence !…

Tous les plans combinés, il ne restait qu’à se procurer le véhicule qui, à travers le fleuve et par des chemins d’hiver en campagne, conduirait nos passagers au terme de leur voyage ; il ne fallait point songer à l’automobile pour la circonstance. La Providence se chargea de résoudre le problème.

Quelques jours avant la date du départ, un cultivateur de Sainte-Marthe se présentait aux bureaux de Monsieur Richstone pour des achats assez considérables. La prospérité croissante de sa ferme nécessitait des agrandissements aux étables et l’obligeait d’ajouter un hangar aux granges trop étroites. Les travaux devaient commencer au printemps prochain ; lui-même avait voulu faire le choix de ses matériaux et ne placer sa commande de bois, qu’à bon escient.

Effrayé d’abord par le montant de son emplette, notre homme hésitait devant la dépense ; mais il se décida et revint bientôt : c’était la veille de Noël. Absent depuis trois jours, il lui tardait de rentrer au logis, se souciant fort peu de passer cette veillée le long de la route, loin des siens.

Au cours de la conversation, le client eut vite décliné ses titres et qualités, nom et prénoms, y compris celui de sa paroisse.

— Vous repartez pour Sainte-Marthe ? reprit Monsieur Richstone. Mais c’est le chemin de Saint-Lazare, n’est-il pas vrai, père Boudreau ?

— Oui, assurément, acheva le brave homme, mais avec deux heures de route en moins.

— Jeanne ? appela le commerçant : voici ton cocher prêt ; ce monsieur part ce matin pour Sainte-Marthe et doit passer à Saint-Lazare. Il va se faire un plaisir de te prendre avec lui, n’est-ce pas le Père ?… on s’en rappellera au règlement des comptes.

— Vous me faites injure, repartit l’interlocuteur piqué : il n’est pas dans mes habitudes de vendre mes services. Ma carriole est à votre disposition tous deux et ni elle, ni mes chevaux n’en vaudront pire rendus à la maison.

— Vous êtes un brave Canadien, Père Boudreau, répliqua Monsieur Richstone et j’aurais eu grand plaisir à accepter votre invitation n’était-ce ce détestable rhume qui me tient en chambre depuis deux jours. Il m’en coûte assez de laisser partir Jeanne toute seule par des temps si durs.

— Si vous le permettiez, Père, ajouta la jeune fille j’inviterais une amie qui se ferait un plaisir de m’accompagner.

— Cela va sans dire, répliqua le généreux voiturier, plus on est, plus on rit.

À la hâte, on termina les préparatifs du départ. Dans un traîneau, à côté des étrennes réservées aux enfants, on entassa quelques victuailles de circonstances destinées à relever le menu du traditionnel réveillon.

Bien que le ciel devînt grisâtre, rien ne faisait présager le mauvais temps ; et d’après les calculs de l’automédon, l’équipage entrerait à Saint-Lazare un peu avant les quatre heures de l’après-midi. Jeanne et son amie, bien emmitouflées de couvertes et de fourrures, la peau de buffle sur les genoux, achevaient de s’installer en arrière de la carriole, tandis que, sur le siège d’avant le conducteur, ceinturé dans son capot de chat sauvage, la pipe aux dents, le casque sur les yeux, la barbe fleurie de givre, se battait les flancs avec vigueur pour se réchauffer les doigts.

Les embrassements et les adieux échangés, l’homme cingla d’un coup de fouet le ventre de ses chevaux, qui, s’ébrouant dans la buée, s’élancèrent à grand trot secouant leurs sonnailles avec un entrain superbe. Le froid sec et mordant du matin avait adouci ses rigueurs et peu à peu une poudre fine et blanche, soulevée par des bouffées de vent, commença à tourbillonner dans l’air. Déjà, une épaisse couche de neige recouvrait la plaine, comblant les fossés, cachant les chemins, dérobant les clôtures.

L’immensité de cette nappe monotone, la sombre lisière du bois s’inclinant vers le fleuve, les croassements faméliques des corneilles attardées au pays, les mugissements du vent dans les cimes onduleuses des épinettes et des cyprès, tout cet ensemble morne jeta comme une teinte de mélancolie dans l’âme des voyageurs, isolés au milieu de la campagne.

Jusqu’alors, à bonne allure, le traîneau avait glissé sur la neige fraîche et prenante qui graduellement emplissait la voie ; mais bientôt, l’ardeur vigoureuse des chevaux ne tarda pas à se ralentir.

Moins d’une heure après, nos gens avançaient à l’aveugle par des chemins vagues et impraticables, perdus dans des tourbillons de neige et de grêle dont ne peuvent se faire une idée ceux qui ne les ont point bravés. Les bêtes épuisées, avançaient avec peine, arc-boutant contre le vent, la crinière embroussaillée, la tête basse, aveuglées par le grézil, se laissant guider au petit bonheur. Tant bien que mal, les voyageurs abordèrent l’Ottawa, qu’il fallut côtoyer jusqu’à Saint-André avant de prendre la traverse de glace qu’un froid précoce avait établie de bonne heure cette année-là. La fatalité veut qu’une malchance n’arrive jamais seule ; à l’entrée du village, un banc de neige dissimulant un fossé, fit broncher un des chevaux qui, dans sa chute, brisa le timon de la voiture. L’accident tout matériel, fort heureusement n’eut d’autre fâcheux résultat pour l’expédition, qu’un retard de trois heures environ. La nuit tombait et avec elle le plus fort de la tempête ; mais le fleuve n’était pas franchi ; était-il prudent, à cette heure avancée, de s’engager sur ce chemin de glace encore mal affermi, dont les modestes balises de sapin, placées à la hâte, seraient à peine visibles ? Le Père Boudreau n’était pas homme à s’effrayer, ni à reculer devant le danger ; après s’être réconfortée au physique comme au moral, la petite colonie reprit ses pérégrinations.

La neige criait sous les lisses du traîneau et dans un ciel redevenu limpide, les étoiles, aux rayons argentés, une par une s’allumaient au firmament, timides et clignotantes. Bientôt, au-dessus de la plaine immobile et blanche du fleuve glacé, apparut le disque échancré de la lune, noyant de clartés douces, des taches dispersées çà et là, dans une solitude profonde, dont le calme étrange emplissait l’âme d’une sereine et solennelle majesté. Les rives du grand fleuve, vagues et indécises dessinaient dans la pénombre, leurs fuyantes perspectives, que les arbres sur la côte, la clarté des fenêtres au loin, le clocher d’une église à l’horizon trouaient de points sombres et lumineux.

Sur l’autre rive, bientôt, par intervalles, ils perçurent dans le lointain, la chanson des grelots et des clochettes, parmi les grincements des carrioles sur la neige durcie, se mêlant aux « dangs dongs » des clochers, que la froide bise apportait par volées intermittentes. Des rangs les plus reculés, parents et amis arrivent en hâte pour la douce veillée de Noël en attendant la messe de minuit.

En dépit de la saison on sent que la nature est en fête. Les refrains angéliques semblent flotter dans les airs et ce sont eux que redisent ensemble les deux jeunes filles, blotties l’une contre l’autre, transies de froid mais joyeuses, quand même ; puis dans un cœur à cœur intime les deux amies échangent leurs rêves d’avenir, évoquant les sourires des êtres chéris et dans ce câdre sévère, mais grandiose, leurs âmes chrétiennes, éprises d’idéal, fuient vers la voûte étoilée, plongeant dans l’infini des cieux à la rencontre des anges entonnant le céleste cantique : « Gloria in excelsis Deo et in terra pax… »

L’inquiétude commençait à poindre à Saint-Lazare.

— Sept heures passées, fit tante Céline en regardant l’horloge d’un air soucieux, et nul tintement dans le chemin des « éboulis » ; sans doute, la tempête les aura retardés, ou bien ils n’auront pu venir pour raison de maladie… Comment allons-nous faire ?…

— Dis, Maman !… à quelle heure vient ma tante Zeanne ?… répétait peut-être pour la dixième fois, Henriette, la plus jeune de la famille : mot d’enfant terrible, dont la réponse est aussi souvent complexe que la question est simple. La mère l’esquiva en disant :

— Elle a dû rencontrer Santa Claus en chemin et tous deux attendent sans doute que les enfants soient couchés et dorment pour remplir leurs bas et leurs bottines de bébelles et de bonbons.

L’argument fut aussi décisif qu’efficace ; du coup, trois des petits frères et sœurs Henriette imitèrent son exemple et en quelques instants furent au lit, livrant bas et chaussures aux libéralités des visiteurs promis.

Déjà la grande salle commençait à se remplir de parents et de voisins venus pour la veillée, quand Pierre, le puîné de la famille ouvrit brusquement la porte et s’écria tout joyeux :

— Les voici qui arrivent !

D’un même mouvement instinctif, tous les visages se tournèrent vers l’enfant, tandis que des lèvres de Tante Céline s’échappe le : « Dieu soit béni » coutumier aux âmes foncièrement chrétiennes.

Déjà sa lanterne à la main, « l’homme engagé » se préparait à dételer les chevaux, quand une vive protestation du conducteur vint piquer l’attention générale. Entre temps Marie-Jeanne s’était jetée dans les bras de sa tante ; puis, bientôt attendrie par le portrait vivant de sa mère disparue, elle eut mille peines à refouler ses larmes et à maîtriser son émotion.

Se dérobant aux remerciements comme aux pressantes invitations qui lui furent faites, le père Boudreau était reparti en toute hâte, impatient de rejoindre les siens, estimant non sans raison les joies de la famille préférables à toutes celles de l’extérieur.

Avec une franche et cordiale simplicité, la jeune fille salua chacune des personnes de la maisonnée, puis présenta sa fidèle compagne et amie. Alors, moitié souriante, moitié surprise, Tante Céline d’ajouter :

— Nous voici avec deux marraines et sans parrains !…

Jeanne aussitôt excusa l’absence de Monsieur Richstone, fit part de leurs profonds regrets, et à tous, donna l’assurance des plus cordiales sympathies de son généreux protecteur. Ayant mis en relief l’obligation qu’elle avait à sa vaillante amie, elle monta à la chambre où reposaient les enfants. De la main, écartant les blancs rideaux qui voilaient la mignonne tête blonde enfouie dans les dentelles de l’oreiller, discrètement elle déposa un tendre baiser sur le front de celle que bientôt elle nommerait sa « filleule ».

— Cependant, insista le chef de la famille, il nous faut un parrain !

— Un parrain ?… reprit plaisamment Gendron, le plus proche voisin, du deuxième rang, mais voici Lorenzo, voilà Florent Gosselin ; puis l’oncle Pamphile, tous de braves et de beaux hommes, qui seront heureux et fiers de donner le bras à une aussi charmante marraine.

— Votre sentiment n’est pas le sien, répliqua l’oncle Pamphile, comme pour sonder le terrain.

— Eh bien, vous aurez l’occasion d’en faire l’expérience, repartit Jeanne avec finesse aux applaudissements de toute la compagnie.

Et la causerie continua son train : vive, alerte, dans un feu roulant de bons mots, de joyeuses réparties, les francs éclats de rire alternant avec le souvenir attendri des gens et des choses du passé. Mais voici que soudain les cloches s’ébranlent pour annoncer le dernier coup de la messe de minuit. Au dehors l’animation règne partout : les maisons sont éclairées, les chemins remplis du bruit des conversations, du carillonnement des traînes, des joyeux appels des enfants. Puis peu à peu, les lumières s’éteignent, les portes se ferment, la grand’rue redevient silencieuse.

Seule Tante Céline reste à la maison pour garder les enfants et préparer le réveillon, elle a renoncé à la touchante et divine poésie d’une messe de minuit dans nos campagnes laurentiennes. Unie d’esprit et de cœur avec la famille en prière, elle va, diligente et recueillie, préparant les sièges, serrant les meubles pour ménager l’espace, disposant toutes choses sur la grande table qui tout à l’heure en groupant parents et amis va resserrer l’union des âmes dans un commun sentiment de foi et d’amour.

La mère d’Henriette avait prophétisé juste : Marie-Jeanne s’était trouvée de connivence avec Santa Claus pour remplir bas et souliers, de friandises et de joujoux. Il eut été trop cruel d’infliger à la « foi » des chers petits, une déception si amère.

Les cérémonies sacrées touchent à leur fin et lentement la foule compacte et recueillie se disperse, regagnant ses foyers. Avec le flot des fidèles, arrivent jusque sur la place les vieux refrains de Noël, mêlées aux accords de l’orgue, aux parfums de l’encens, aux scintillations des lustres en feu : on dirait un coin du ciel montré à la terre.

Moins d’une demi-heure après « L’Ite, Missa est » de Monsieur le Curé, de quinze à vingt joyeux convives étaient attablés devant le plus succulent et le plus plantureux réveillon qui se puisse voir. Fin cordon-bleu, Tante Céline avait mis son talent culinaire à contribution, pour régaler ses hôtes et fêter la présence de Marie-Jeanne.

Rien ne fit défaut à la fête tout assaisonnée de gaieté et de franche cordialité. Dans ces agapes, vrais festins de famille, où s’alimente l’âme nationale, les heures coulent rapides et inaperçues. Le repas touchait à sa fin lorsque l’ami Gendron se leva avec un clin d’œil significatif : puis de son vêtement tirant un flacon précieux qu’il caressa :

— J’ai cru faire plaisir à la société, dit-il ; j’espère que vous la trouverez de votre goût.

La ronde terminée, il leva son verre :

— À la santé de nos hôtes, de toute la compagnie et spécialement de la belle marraine qui ce soir va rendre tout le monde jaloux de l’oncle Pamphile.

La cérémonie du baptême, en effet n’eut lieu que dans l’après-midi, les vêpres terminées. Cette fête privée et d’un caractère tout intime piqua néanmoins la curiosité, tant l’impression créée par Marie-Jeanne avait été heureuse et remarquée.

Tante Céline fut complimentée de son choix et fière d’une nièce dont chacun se plaisait à faire l’éloge. Le nom de Jeanne fut donné à la filleule et dans son cœur l’heureuse mère pensait :

— Puisse-t-elle imiter sa marraine et me valoir à nouveau le concert de louanges que j’ai entendu aujourd’hui.

Sur le point de quitter Saint-Lazare, Marie-Jeanne sentit un vide dans son âme ; une secrète mélancolie gagna son esprit, vint assombrir son visage si gai d’ordinaire : c’était la nostalgie du pays natal ; l’absence de sa mère surtout lui serra plus fortement le cœur ; et son âme affamée d’affection cherchait un aliment à sa faim. Soudain la lettre de Gaston qu’elle retrouva sur elle, ramena le calme et la sérénité dans son horizon un instant troublé.

Une transaction à la Banque d’Hochelaga dont les avait chargées Monsieur Richstone, alors malade, obligea les deux amies à un départ plus hâtif qu’elles ne l’eussent souhaité. Le retour fut aussi rapide que monotone. Le train qui les avait amenées à Montréal dans la matinée, les reconduisant le soir même aux moulins de Lachute, où impatiemment les attendait le riche commerçant, anxieux de retrouver la compagne de sa solitude, celle qui lui tenait lieu de famille.