Georges/28

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Georges (1843)
Michel Lévy frères (p. 309-315).


XXVIII

L’ÉGLISE DU SAINT-SAUVEUR.


La porte de la rue, comme on le comprend bien, était encombrée de curieux. Les spectacles sont rares au Port-Louis, et tout le monde avait voulu voir, sinon mourir, du moins passer le condamné.

Le directeur de la prison s’était informé auprès de Georges de quelle façon il désirait être conduit à l’échafaud. Georges lui avait répondu qu’il désirait marcher à pied, et il avait obtenu cette grâce : c’était une dernière amabilité du gouverneur.

Huit artilleurs à cheval l’attendaient à la porte. Dans toutes les rues par lesquelles il devait passer, des soldats faisaient la haie de chaque côté de la rue, gardant le prisonnier et contenant les curieux.

Lorsqu’il parut il se fit une grande rumeur ; cependant, contre l’attente de Georges, ce n’était pas l’accent de la haine qui dominait dans le bruit qui accueillit sa présence ; il y avait de tout, mais surtout de l’intérêt et de la pitié.

C’est qu’il y a toujours une puissante fascination dans l’homme beau et fier en face de la mort.

Georges marchait d’un pas ferme, la tête haute et le visage calme ; disons-le, il se passait pourtant à cette heure quelque chose de terrible dans son cœur.

Il pensait à Sara.

À Sara qui n’avait pas cherché à le voir, qui ne lui avait pas écrit un mot, qui ne lui avait pas donné un souvenir.

À Sara dans laquelle il avait cru, et à laquelle il devait sa dernière déception.

Il est vrai qu’avec l’amour de Sara il eût regretté la vie ; l’oubli de Sara, c’était la lie de son calice.

Et puis, à côté de son amour trahi, murmurait son orgueil déçu.

Il avait donc échoué en toutes choses ; sa supériorité ne l’avait mené à aucun but.

Le résultat de cette longue lutte c’était l’échafaud, où il marchait abandonné de tous.

Quand on parlerait de lui, on dirait : C’était un insensé.

De temps en temps, tout en marchant, tout en regardant, un sourire passait sur ses lèvres, répondant à ses pensées. Ce sourire, pareil en dehors à tous les sourires, était bien amer en dedans.

Et cependant il l’espérait à tous les angles de rues, il la cherchait à toutes les fenêtres.

Elle qui avait laissé tomber son bouquet devant lui lorsque, emporté par Antrim, lorsque, vainqueur, il courait au triomphe, ne laisserait-elle donc pas tomber une larme sur son chemin, lorsque, vaincu, il marchait à l’échafaud ?

Mais nulle part il n’apercevait rien.

Il suivit ainsi la rue de Paris dans toute sa longueur ; puis il prit à droite, et s’avança vers l’église du Saint-Sauveur.

Elle était tendue de noir comme pour un convoi funéraire : c’était bien en effet quelque chose comme cela. Un condamné qui marche à l’échafaud, qu’est-ce autre chose qu’un cadavre vivant ?

En arrivant devant la porte, Georges tressaillit. Près du bon vieux prêtre qui l’attendait sous le porche était une femme vêtue de noir, voilée de noir.

Cette femme, en costume de veuve, que faisait-elle là ? qu’attendait-elle là ?

Malgré lui, Georges doubla le pas ; ses yeux étaient fixés sur cette femme et ne pouvaient s’en détacher.

Puis, à mesure qu’il approchait, son cœur battait plus fort, son pouls, si calme devant la mort, devenait fiévreux devant cette femme.

Au moment où il mit le pied sur la première marche de la petite église, elle-même fit un pas au-devant de lui. Georges franchit les quatre marches d’un bond, leva le voile, jeta un grand cri et tomba à genoux.

C’était Sara.

Sara étendit la main d’un mouvement lent et solennel : il se fit un grand silence dans toute cette foule.

— Écoutez, dit-elle, sur le seuil de l’église où il entre, sur le seuil du tombeau où il est prêt d’entrer, à la face de Dieu et des hommes, je vous prends tous à témoin que moi, Sara de Malmédie, je viens demander à monsieur Georges Munier s’il veut bien me prendre pour épouse.

— Sara ! s’écria Georges en éclatant en sanglots, Sara, tu es la plus digne, la plus noble, la plus généreuse de toutes les femmes.

Puis, se relevant de toute sa hauteur et l’enveloppant de son bras comme s’il eût craint de la perdre :

— Viens, ma veuve, dit-il ; et il l’entraîna dans l’église.

Si jamais triomphateur fut fier de son triomphe, ce fut Georges. En un instant, en une seconde tout était changé pour lui : d’un mot Sara venait de le mettre au-dessus de tous ces hommes qui le regardaient passer en souriant. Ce n’était plus un pauvre insensé, impuissant à atteindre un but impossible et mourant avant de l’avoir atteint. C’était un vainqueur frappé au moment de sa victoire ; c’était Épaminondas arrachant le javelot mortel de sa poitrine, mais de son dernier regard voyant fuir l’ennemi.

Ainsi, par la seule puissance de sa volonté, par la seule influence de sa valeur personnelle, lui, mulâtre, s’était fait aimer d’une femme blanche, et sans qu’il eût fait un pas vers elle, sans qu’il eût essayé d’influencer sa détermination par un mot, par une lettre, par un signe, cette femme était venue l’attendre sur le chemin de l’échafaud, et à la face de tous, ce qui ne s’était jamais vu peut-être dans la colonie, elle l’avait choisi pour époux.

Maintenant Georges pouvait mourir, Georges était récompensé de son long combat ; il avait lutté corps à corps avec le préjugé, et, tout en frappant Georges mortellement, le préjugé avait été tué dans sa lutte.

Aussi, toutes ces pensées rayonnaient-elles au front de Georges tandis qu’il entraînait Sara. Ce n’était plus le condamné prêt à monter sur l’échafaud, c’était le martyr s’élançant au ciel.

Une vingtaine de soldats formaient la haie dans l’église ; quatre soldats gardaient le chœur ; Georges passa au milieu d’eux sans les voir, et vint s’agenouiller avec Sara devant l’autel.

Le prêtre commença la messe nuptiale, mais Georges n’écoutait point les paroles du prêtre ; Georges tenait la main de Sara, et, de temps en temps, il se retournait vers la foule et jetait sur elle un regard de souverain mépris.

Puis il revenait à Sara, pâle et mourante, à Sara, dont il sentait frissonner la main dans la sienne, et il l’enveloppait tout entière d’un regard plein de reconnaissance et d’amour, tout en étouffant un soupir, car il songeait, lui qui allait mourir, à ce que serait une vie tout entière passée avec une pareille femme.

C’eût été le ciel ! — mais le ciel n’est pas fait pour les vivants.

Cependant la messe s’avançait, lorsque Georges, en se retournant, aperçut Miko-Miko qui faisait tout ce qu’il pouvait, non point par ses paroles, mais par ses gestes, pour fléchir les soldats qui gardaient l’entrée du chœur, et pour arriver jusqu’à Georges. C’était un dernier dévouement qui venait demander un coup d’œil, un serrement de main pour récompense. Georges s’adressa en anglais à l’officier, et lui demanda pour le bon Chinois la permission d’arriver jusqu’à lui.

Il n’y avait aucun inconvénient à accorder cette demande au condamné ; aussi, sur un signe de l’officier, les soldats s’écartèrent, et Miko-Miko s’élança dans le chœur.

On a vu quelle reconnaissance le pauvre marchand avait vouée à Georges dès le premier jour où il l’avait vu. Cette reconnaissance l’avait été chercher prisonnier à la Police ; elle venait une dernière fois se manifester en lui au pied de l’échafaud.

Miko-Miko se jeta aux genoux de Georges, et Georges lui tendit la main.

Miko-Miko prit cette main entre les siennes et y appuya ses lèvres ; mais en même temps Georges sentit que le Chinois lui glissait entre les mains un petit billet. Georges tressaillit.

Aussitôt, comme si le Chinois n’eût demandé que cette dernière faveur, et que, satisfait de l’avoir obtenue, il ne demandât point autre chose, il s’éloigna sans avoir prononcé une seule parole.

Georges tenait le billet dans sa main, et son sourcil se fronçait. Ce billet, que voulait-il dire ? Ce billet avait une grande importance sans doute ; mais Georges n’osait le regarder.

De temps en temps, en voyant Sara si belle, si dévouée, si détachée de tout amour terrestre, une douleur inouïe et inéprouvée jusqu’alors prenait Georges au cœur et l’étreignait comme avec une griffe de fer ; c’est que, malgré lui, en songeant au bonheur qu’il perdait, il se rattachait à la vie, et, tout en sentant son âme prête à monter au ciel, il sentait son cœur enchaîné sur la terre.

Alors il lui prenait des terreurs de mourir dans le désespoir.

Puis ce billet qui lui brûlait la main, ce billet qu’il n’osait lire de peur d’être vu par les soldats qui le gardaient, ce billet lui semblait devoir contenir une espérance, quoique dans sa situation toute espérance était insensée.

Cependant il était impatient de lire ce billet ; mais, grâce à cette force qu’il conservait toujours sur lui-même, cette impatience ne se traduisait par aucun signe extérieur, seulement sa main crispée froissait le billet avec tant de force que ses ongles lui entraient dans la chair.

Sara priait.

On en était à la consécration. Le prêtre leva l’hostie consacrée, l’enfant de chœur fit entendre sa sonnette, tout le monde s’agenouilla.

Georges profita de ce moment, et, en s’agenouillant aussi, il ouvrit la main.

Le billet contenait cette seule ligne :

— Nous sommes là. — Tiens-toi prêt.

La première phrase était écrite de la main de Jacques, la seconde de la main de Pierre Munier.

Au même instant, et comme Georges, étonné, seul au milieu de toute la foule, relevait la tête et regardait autour de lui, la porte de la sacristie s’ouvrit toute grande ; huit marins s’élancèrent, saisissant les quatre soldats du chœur, et leur appuyant à chacun deux poignards sur la poitrine. Jacques et Pierre Munier bondirent ; Jacques enlevant Sara dans ses bras, Pierre entraînant Georges par la main. Les deux époux se trouvèrent dans la sacristie ; les huit marins y rentrèrent à leur tour, en faisant un rempart des quatre soldats anglais qu’ils tenaient devant eux et qu’ils présentaient aux coups de leurs camarades. Jacques et Pierre refermèrent la porte. Une autre porte donnait sur la campagne ; à cette porte deux chevaux tout sellés attendaient : c’était Antrim et Yambo.

— À cheval ! cria Jacques, à cheval tous deux, et ventre à terre jusqu’à la baie du Tombeau.

— Mais toi, mais mon père ! s’écria Georges.

— Qu’ils viennent nous prendre au milieu de mes braves marins, dit Jacques en posant Sara sur sa selle tandis que Pierre Munier forçait son fils de monter à cheval ; puis, élevant la voix : À moi ! mes Lascars, cria-t-il, à moi !

À l’instant même, on vit accourir, des bois de la Montagne-Longue, cent vingt hommes armés jusqu’aux dents.

— Partez, dit Jacques à Sara, emmenez-le, sauvez-le…

— Mais vous ? dit Sara.

— Nous, nous vous suivons, soyez tranquille.

— Georges, dit Sara, au nom du ciel, viens ; et la jeune fille lança son cheval au galop.

— Mon père ! s’écria Georges, mon père !

— Sur ma vie, je réponds de tout, dit Jacques en fouettant Antrim du plat de son sabre.

Et Antrim partit comme le vent, emportant son cavalier qui, en moins de dix minutes, disparut avec Sara derrière le camp Malabare, tandis que Pierre Munier, Jacques et ses marins le suivait avec une telle rapidité qu’avant que les Anglais ne fussent revenus de leur étonnement, la petite troupe était déjà de l’autre côté du ruisseau des Pucelles, c’est-à-dire hors de portée de fusil.