Germaine/12

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Texte établi par Hachette (Paris), Hachette Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 246-282).


XII

LA GUERRE.


Le 8 septembre, Germaine, qui était condamnée sans appel, trompa les craintes de ses médecins et de ses amis : elle entra en convalescence. La fièvre qui la dévorait tomba en quelques heures, comme ces grands orages des tropiques qui déracinaient les arbres, culbutaient les maisons, ébranlaient les montagnes, et qu’un rayon de soleil arrête au milieu de leur course.

Cette heureuse révolution s’accomplit si brusquement, que don Gomez et la comtesse n’y pouvaient croire. Quoique l’homme s’accoutume plus vite au bonheur qu’à la peine, leurs cœurs restèrent quelques jours en suspens. Ils craignaient d’être dupes d’une fausse joie ; ils n’osaient pas se féliciter d’un miracle si peu attendu ; ils se demandaient si cette apparence de guérison n’était pas le suprême effort d’un être qui se cramponne à la vie, le dernier éclat d’une lampe qui s’éteint.

Mais le docteur Le Bris et M. Delviniotis reconnurent à des signes certains que les maux de ce pauvre petit corps étaient bien finis. L’inflammation avait réparé en huit jours tous les ravages d’une longue maladie ; la crise avait sauvé Germaine ; le tremblement de terre avait replacé la maison sur sa base.

La jeune femme trouvait tout naturel de vivre et d’être guérie. Grâce au délire de la fièvre, elle avait passé auprès de la mort sans l’apercevoir, et la violence du mal lui avait ôté le sentiment du danger. Elle s’éveilla comme un enfant sur la margelle d’un puits, sans mesurer la profondeur de l’abîme. Lorsqu’on lui annonça qu’elle avait failli mourir et que ses amis avaient désespéré d’elle, elle fut bien étonnée. Elle ne savait pas revenir de si loin. Quand on lui promit qu’elle vivrait longtemps et qu’elle ne souffrirait plus, elle regarda tendrement le Christ d’ivoire qui était suspendu auprès de son lit, et elle dit avec une gaieté douce et confiante : « Le bon Dieu me devait bien cela ; mon purgatoire est fait. »

Elle répara ses forces en peu de temps, et la santé refleurit bientôt ses joues. Vous auriez dit que la nature se hâtait de la parer pour le bonheur. Elle rentra en possession de la vie avec la joie impétueuse d’un prétendant qui remonte d’un seul bond sur le trône de ses pères. Elle aurait voulu être partout à la fois, jouir en même temps de tous les plaisirs qui lui étaient rendus, du mouvement et du repos, de la solitude et de la compagnie, de la clarté éblouissante des jours et de la douce lueur des nuits. Ses petites mains s’attachaient joyeusement à tout ce qui l’entourait. Elle accablait de ses caresses son mari, sa belle-mère, son enfant et ses amis. Elle avait besoin d’épancher son bonheur en mille tendresses. Quelquefois elle pleurait sans raison. Mais c’étaient de douces larmes. Le petit Gomez venait les becqueter au bord de ses yeux comme un oiseau boit la rosée dans le calice d’une fleur.

Tout est plaisir aux convalescents. Les fonctions les plus indifférentes de la vie sont une source de jouissances ineffables pour l’homme qui a failli mourir. Tous ses sens vibrent délicieusement au moindre contact du monde extérieur. La chaleur du soleil lui paraît plus douce qu’un manteau d’hermine ; la lumière réjouit ses yeux comme une caresse ; le parfum des fleurs l’enivre, les bruits de la nature arrivent à son oreille comme une suave mélodie, et le pain lui semble bon.

Ceux qui avaient partagé les souffrances de Germaine se sentaient renaître avec elle. Sa convalescence eut bientôt rétabli tous les associés de ses douleurs. Il n’y eut plus autour d’elle que des fronts sans nuage, et la joie fit battre tous les cœurs à l’unisson. On oublia tout ce qu’on avait enduré de fatigues et d’angoisses ; la gaieté fut reine au logis ; le premier beau jour effaça sur tous les visages la trace des veilles et des larmes. Les hôtes de la villa Dandolo ne songeaient pas à rentrer chez eux ; ils croyaient être de la maison. Unis par le contentement, comme ils l’avaient été par l’inquiétude, ils se tenaient autour de Germaine comme une famille bien assortie autour d’un enfant adoré. Le jour où l’on écrivit à la duchesse de La Tour d’Embleuse pour lui annoncer le salut de sa fille, chacun voulut dire son mot à l’heureuse mère, et la plume passa de main en main. Cette lettre arriva à Paris le 22 septembre, deux jours après l’éclipse du vieux duc.

Mme Chermidy et son inséparable Tas débarquèrent le 24 au soir dans la ville de Corfou. La veuve du commandant avait fait ses paquets en toute hâte. À peine avait-elle pris le temps de réunir cent mille francs pour le salaire de Mantoux et les dépenses imprévues. Le Tas lui conseillait d’attendre à Paris des nouvelles plus positives ; mais on croit si volontiers ce qu’on désire, que Mme Chermidy tenait Germaine pour enterrée. De Trieste à Corfou, elle vécut sur le pont, la lorgnette à la main : elle voulait être la première à signaler la terre. Elle était tentée d’arrêter tous les navires qui passaient au large pour demander s’ils ne portaient pas de lettres à son adresse. Elle s’informa si l’on arriverait le matin, car elle ne se sentait pas de force à passer une nuit dans l’attente, et elle comptait aller tout droit à la villa Dandolo. Son impatience était si évidente, que les passagers de première classe la désignaient sous le nom de l’héritière. On racontait tout bas qu’elle allait recueillir à Corfou une succession importante.

La mer fut assez mauvaise pendant deux jours, et tout le monde fut malade, excepté l’héritière de Germaine. Elle n’avait pas le temps de sentir le roulis. Peut-être même ses pieds ne touchaient-ils pas le pont du navire. Elle était si légère, qu’elle planait au lieu de marcher. Lorsqu’elle s’endormit par hasard, elle rêvait qu’elle nageait dans l’air.

Le bateau mouilla dans le port à la nuit close, et il était plus de neuf heures lorsque les bagages et les gens descendirent à terre. La vue de petites lumières éparses qui brillaient çà et là par la ville produisit un effet désagréable sur Mme Chermidy. Lorsqu’on touche au terme d’un voyage, l’espérance, qui nous avait portés jusque-là sur ses ailes, nous manque, et nous tombons rudement sur la réalité. Ce qui nous paraissait le plus certain se voile d’un doute ; nous ne comptons plus sur rien, et nous commençons à nous attendre à tout. Un froid nous saisit, quelle que soit l’ardeur des passions qui nous animent ; nous sommes tentés de mettre toutes choses au pis, nous regrettons d’être venus, et nous voudrions retourner en arrière. Cette impression est d’autant plus pénible, que nous ne sommes plus seuls et que nous arrivons dans un pays moins connu. Lorsque personne ne nous attend au port, et que l’embarcation nous jette en proie à ces faquins polyglottes qui bourdonnent autour des voyageurs, notre premier sentiment est un mélange de dépit, de dégoût et de découragement. Mme Chermidy arriva fort maussade à l’hôtel de Trafalgar.

Elle espérait y apprendre la mort de Germaine. Elle y apprit, avant tout, que la langue française n’est pas très-répandue dans les hôtels de Corfou. Mme Chermidy et le Tas ne possédaient entre elles deux qu’une langue étrangère, le provençal, qui leur fit peu d’usage en ce pays. Force leur fut d’attendre un interprète, et de souper en attendant. L’interprète arriva quand le maître de l’hôtel était couché ; il se leva en grommelant, et trouva mauvais qu’on l’eût éveillé pour des affaires qui n’étaient pas les siennes. Il ne connaissait ni M. ni Mme de Villanera. Ces gens-là n’étaient jamais venus dans l’île, car tous les voyageurs de distinction descendaient à Trafalgar Hôtel. On ne pouvait supposer que M. et Mme de Villanera, s’ils étaient gens de bien, se fussent égarés ailleurs. L’hôtel d’Angleterre, l’hôtel d’Albion, l’hôtel Victoria étaient des établissements de dernier ordre, indignes de loger M. et Mme de Villanera.

L’hôtelier se coucha sur cette tirade, et l’interprète offrit de courir à la recherche des renseignements. Il resta absent une partie de la nuit. Le Tas s’endormit à l’attendre ; Mme Chermidy rongea son frein et s’étonna plus d’une fois qu’une personne qui avait cent mille francs dans sa cassette ne pût acheter un simple renseignement. Elle éveilla le pauvre Tas, qui n’en pouvait mais. Le Tas lui conseilla de dormir au lieu de se tourner le sang. « Tu comprends bien, lui dit-elle, que si la petite a déménagé dans l’autre monde, on ne s’est pas amusé à tendre la ville en noir. Nous n’aurons de nouvelles qu’à la campagne. Tout le monde doit connaître la villa Dandolo. Couche-toi tranquillement ; il fera jour demain. Qu’est-ce que tu risques ? Bien sûr que si elle est morte, elle ne ressuscitera pas dans la nuit. »

Mme Chermidy allait suivre le conseil de sa cousine, quand le domestique de place vint à grand bruit lui annoncer que M. et Mme de Villanera étaient débarqués dans l’île au mois d’avril avec leur médecin et toute leur maison ; qu’ils étaient tous très-malades ; qu’on les avait conduits à la villa Dandolo, et qu’ils devaient être morts depuis longtemps s’ils n’allaient pas mieux. La veuve impatiente mit le domestique à la porte, se jeta sur son lit et dormit assez mal.

Le lendemain, elle loua une voiture et se fit conduire à la villa Dandolo. Le cocher ne sut pas lui dire ce qui l’intéressait ; et les paysans qu’elle rencontra sur son passage écoutèrent ses questions sans les comprendre. Elle prit toutes les maisons de la route pour la villa Dandolo, car toutes les maisons se ressemblent un peu dans l’île. Lorsque son cocher lui indiqua un toit d’ardoises caché dans les arbres, elle serra son cœur à deux mains. Elle consultait attentivement la physionomie du pays pour y lire la grande nouvelle qu’elle brûlait d’apprendre. Malheureusement, les jardins, les chemins et les bois sont des témoins impassibles de nos plaisirs et de nos peines. S’ils s’intéressent à notre sort, ils le dissimulent bien, car les arbres du parc ne prennent pas le deuil à la mort de leur maître.

Mme Chermidy gourmandait la lenteur des chevaux. Elle aurait voulu monter au galop l’escalier qui conduisait à la villa. Elle ne tenait pas dans la voiture ; elle se jetait d’une portière à l’autre, interrogeant la maison et les champs et cherchant une figure humaine. Enfin elle sauta à terre, courut à la villa, trouva toutes les portes ouvertes et ne rencontra personne. Elle revint sur ses pas et parcourut le jardin du nord ; il était désert. Une petite porte et un escalier rapide conduisaient au jardin du midi. Elle se jeta jusqu’en bas et s’aventura dans les allées.

Elle aperçut à l’ombre d’un vieil oranger, du côté de la plage, une femme vêtue de blanc qui se promenait un livre à la main. Elle était trop loin pour reconnaître la figure, mais la couleur de la robe lui donna à penser. On ne s’habille pas de blanc dans une maison en deuil. Toutes les observations qu’elle avait recueillies depuis cinq minutes se combattaient dans son esprit. L’abandon presque absolu de la villa pouvait faire croire à la mort de Germaine. Les portes ouvertes, les domestiques absents, les maîtres partis, et pour où ? Peut-être pour Paris ! Mais comment n’en savait-on rien à la ville ? Germaine était-elle guérie ? Impossible, en si peu de temps. Était-elle encore malade ? Mais alors on la soignerait, on ne laisserait pas les portes ouvertes. Elle hésitait à s’avancer vers la promeneuse blanche, lorsqu’un enfant enjamba l’allée en courant et s’enfonça sous les arbres, comme un lapin effarouché qui traverse un sentier de forêt. Elle reconnut son fils et reprit de l’audace. « Qu’est-ce que je crains ? pensa-t-elle. Personne n’a le droit de me chasser d’ici. Qu’elle vive ou qu’elle meure, je suis mère et je viens voir mon fils. »

Elle marcha droit à l’enfant. Le petit Gomez eut peur lorsqu’il vit cette femme en deuil ; il s’enfuit, en criant, vers sa mère. Mme Chermidy fit quelques pas à sa poursuite, et s’arrêta tout court en présence de Germaine.

Germaine était seule au jardin avec le marquis de los Montes de Hierro. Tous ses hôtes venaient de prendre congé d’elle ; la comtesse et son fils reconduisaient Mme de Vitré ; le docteur était parti pour la ville avec les Dandolo et M. Delviniotis. La maison était livrée aux domestiques, et ils faisaient leur sieste, suivant l’usage, partout où le sommeil les avait surpris.

Mme Chermidy reconnut du premier coup d’œil la femme qu’elle avait aperçue une seule fois, et qu’elle ne s’attendait plus à revoir en ce monde. Si délibérée qu’elle fût, et quoique la nature lui eût fait don d’une âme bien trempée, elle recula d’un bon pas, comme un soldat qui voit sauter le pont qu’il allait traverser. Elle n’était pas femme à se bercer de chimères ; elle jugea sa position et courut tout d’un saut jusqu’aux dernières conséquences. Elle vit sa rivale guérie et bien guérie, son amant confisqué, son fils aux mains d’une autre et son avenir perdu. La chute fut d’autant plus rude, que la belle ambitieuse tombait de plus haut. Après avoir entassé montagne sur montagne jusqu’aux portes du ciel, les Titans de la fable ne sentirent pas plus durement le coup de foudre qui les aplatit.

La haine qu’elle nourrissait pour la jeune comtesse depuis le jour où elle avait commencé à la craindre s’éleva subitement à des proportions colossales, comme ces arbres de théâtre que le machiniste fait jaillir du sol et voler jusqu’aux frises. La première idée qui traversa son esprit fut celle d’un crime. Elle sentit tressaillir dans ses muscles une force centuplée par la rage. Elle se demanda pourquoi elle ne brisait pas de ses mains l’obstacle chétif qui la séparait du bonheur. Elle fut un instant la sœur de ces Thyades qui déchiraient en lambeaux les tigres et les lions vivants. Elle se repentit d’avoir oublié à l’hôtel Trafalgar un poignard corse, bijou terrible qu’elle étalait partout sur sa cheminée. La lame était bleue comme un ressort de montre, longue et pliante comme le buste d’un corset ; la poignée était en ébène incrustée d’argent, et la gaîne en platine niellé. Elle courut par la pensée jusqu’à cette arme familière ; elle la saisit en esprit, elle la caressa en imagination. Elle songea ensuite à la mer qui battait mollement la lisière du jardin. Rien n’était plus facile et plus tentant que d’y emporter Germaine comme l’aigle emporte un agneau blanc dans son aire, de l’étendre sous trois pieds d’eau, d’étouffer ses cris sous la vague et de comprimer ses efforts jusqu’au moment où une convulsion finale ferait une autre comtesse de Villanera.

Heureusement la distance est plus longue entre la pensée et l’action qu’entre le bras et la tête. D’ailleurs le petit Gomez était là, et sa présence sauva peut-être la vie de Germaine. Plus d’une fois, pour paralyser une main criminelle, il a suffi du regard limpide d’un enfant. Les êtres les plus pervertis éprouvent un respect involontaire devant cet âge sacré, et plus auguste même que la vieillesse. La vieillesse est comme une eau reposée qui a laissé tomber au fond toutes les impuretés de la vie ; l’enfance est une source échappée de la montagne : on l’agite sans la troubler, parce qu’elle est pure jusqu’au fond. Les vieillards ont la science des biens et des maux ; l’ignorance des enfants est comme la neige sans tache de la Jungfrau, que nulle empreinte n’a souillée, pas même l’empreinte du pied d’un oiseau.

Mme Chermidy conçut, caressa, débattit et repoussa l’idée d’un crime en fermant son ombrelle et en saluant Germaine, qui ne la connaissait pas.

Germaine l’accueillit avec cette grâce épanouie et cette ouverture de cœur qui n’appartient qu’aux heureux du monde. La visite d’une inconnue n’avait pas lieu de la surprendre. Elle recevait presque tous les jours quelques bonnes gens du voisinage qui s’étaient intéressés à sa guérison et qui venaient se réjouir avec elle de sa santé. La veuve entra en propos par un bégayement confus qui se ressentait du tumulte de ses pensées.

« Madame, lui dit-elle, vous ne devez pas vous attendre… je ne m’attendais pas moi-même… Si j’avais su… Madame, j’arrive de Paris. M. votre père, le duc de La Tour d’Embleuse, qui m’honore de son amitié…

— Vous connaissez mon père, madame ? interrompit vivement Germaine ; vous l’avez vu depuis peu ?

— Il y a huit jours.

— Permettez donc que je vous embrasse. Mon pauvre père ! Comment va-t-il ? Il nous écrit bien rarement. Donnez-moi des nouvelles de ma mère ! »

Mme Chermidy se mordit la lèvre.

« Mais vous, madame, reprit-elle sans répondre, je n’espérais pas vous trouver si bien portante. La dernière lettre que M. le duc a reçue de Corfou…

— Oui, madame ; je m’étais laissée tomber bien bas, mais on n’a pas voulu de moi en paradis. Asseyez-vous donc auprès de moi. À l’heure qu’il est, mon père et ma mère n’ont plus d’inquiétude. Oh ! je suis bien sauvée. Cela doit se voir, n’est-il pas vrai ? Regardez-moi bien.

— Oui, madame. Après ce qu’on nous a dit à Paris, c’est un miracle.

— Un miracle de l’amitié et de l’amour, madame. La comtesse ma mère est si bonne ! Mon mari m’aime tant !

— Ah !… Voilà un bel enfant qui joue là-bas. Il est à vous, madame ? »

Germaine se leva de son banc, regarda la veuve et recula épouvantée, comme si elle avait marché sur un serpent. « Madame, dit-elle à l’inconnue, vous êtes Mme Chermidy ! »

Mme Chermidy se leva à son tour et marcha droit à Germaine, comme pour lui passer sur le corps. « Oui, dit-elle, je suis la mère du marquis et la femme, devant Dieu, de don Diego. À quoi m’avez-vous reconnue ?

— Au ton dont vous avez parlé de l’enfant. »

Cela fut dit avec une telle douceur, que Mme Chermidy fut saisie d’un sentiment étrange. La colère, la surprise et toutes les émotions qui l’étouffaient éclatèrent en un vaste sanglot, et deux grosses larmes tombèrent sur ses joues. Germaine ne savait pas qu’on pleurait de rage. Elle plaignit son ennemie, et lui dit naïvement : « Pauvre femme ! »

Les deux larmes séchèrent instantanément, comme les gouttes de pluie qui tombent dans un cratère.

« Pauvre femme ! moi ! répliqua aigrement Mme Chermidy. Eh bien, oui, je suis à plaindre, parce que j’ai été trompée ! parce qu’on a abusé de ma bonne foi ! parce que le ciel et la terre ont conspiré ensemble pour me trahir ; parce qu’on m’a volé un nom, une fortune, l’homme que j’aime et le fils que j’ai enfanté dans les douleurs et dans les cris ! »

Germaine fut épouvantée de cette explosion de colère. Elle tourna les yeux vers la maison comme pour appeler du secours.

« Madame, dit-elle en tremblant, si c’est pour cela que vous êtes venue chez moi….

— Chez vous ! n’allez-vous pas appeler vos gens pour me faire chasser de chez vous ? En vérité, voilà qui est merveilleux ! c’est moi qui suis chez vous ! Mais vous n’avez rien qui ne vous vienne de moi ! Votre mari, votre enfant, votre fortune et l’air même que vous respirez, tout vient de moi, tout m’appartenait, tout est un dépôt que je vous ai confié : vous me devez tout, et vous ne me rembourserez jamais ! Vous végétiez à Paris sur un méchant grabat ; les médecins vous condamnaient à mort, vous n’aviez plus trois mois à vivre ; on me l’avait promis ! Votre père et votre mère allaient mourir de faim ! Sans moi, la famille de La Tour d’Embleuse ne serait plus qu’un tas de poussière dans la fosse commune. Je vous ai tout donné : père, mère, mari, enfant, et la vie ; et vous osez me dire en face que je suis chez vous ! Il faut que vous soyez bien ingrate ! »

Il était difficile de répondre à cette éloquence sauvage. Germaine croisa ses bras devant sa poitrine et dit : « Mon Dieu ! madame, j’ai beau sonder ma conscience, je ne me trouve coupable de rien, que d’avoir guéri. Je n’ai jamais contracté d’engagements envers vous, puisque je vous rencontre pour la première fois. Il est vrai que sans vous je serais morte depuis longtemps ; mais si vous m’avez sauvée, c’est sans le vouloir : et la preuve, c’est que vous venez me reprocher l’air que je respire. Est-ce vous qui m’avez donnée pour femme au comte de Villanera ? Peut-être bien. Mais vous m’avez choisie parce que vous me croyiez condamnée sans ressource. Je ne vous dois pour cela aucune reconnaissance. Maintenant, que puis-je faire pour vous être utile ? Je suis prête à tout, excepté à mourir.

— Je ne vous demande rien ; je ne veux rien, je n’attends rien.

— Mais alors qu’êtes-vous venue faire ici ?… Dieu bon ! Vous m’avez crue malade, et vous comptiez me trouver morte !

— J’en avais le droit. Mais j’aurais dû prendre des renseignements sur votre famille : les La Tour d’Embleuse n’ont jamais payé leurs dettes ! »

À ce propos grossier, Germaine perdit patience.

« Madame, dit-elle, vous voyez que je me porte bien. Puisque vous n’êtes venue ici que pour me mettre en terre, votre voyage est terminé, rien ne vous retient plus. »

Mme Chermidy s’installa résolument sur le banc de pierre en disant : « Je ne partirai point sans avoir vu don Diego.

— Don Diego ! s’écria la convalescente. Vous ne le verrez pas ! Je ne veux pas qu’il vous voie. Écoutez-moi attentivement, madame. Je suis encore bien faible, mais je trouverai la force des lionnes pour défendre mon bonheur. Ce n’est pas que je doute de lui : il est bon ; il m’aime comme une sœur ; il m’aimera bientôt comme une femme. Mais je ne veux pas que son cœur soit déchiré entre le passé et l’avenir. Il serait odieux de le condamner à choisir entre nous. D’ailleurs, vous voyez bien que son choix est fait, puisqu’il ne vous écrit plus.

— Enfant ! Tu n’as pas appris l’amour, au milieu de tes tisanes. Tu ne sais pas l’empire que nous prenons sur un homme à force de le rendre heureux ! Tu n’as pas vu quels fils d’or, plus fins et plus serrés que ceux de l’araignée, nous tissons autour de son cœur ! Je ne suis pas venue sans armes pour te déclarer la guerre. J’apporte avec moi le souvenir de trois années de passion satisfaite et jamais assouvie. Libre à toi d’opposer à tout cela tes baisers fraternels et tes caresses de pensionnaire ! Tu crois peut-être avoir éteint le feu que j’ai allumé ? Attends que j’aie soufflé dessus, et tu verras un bel incendie !

— Vous ne lui parlerez pas ! S’il était assez faible pour consentir à cette fatale entrevue, sa mère et moi nous saurions l’en empêcher.

— Je me soucie bien de sa mère ! J’ai des droits sur lui, moi aussi, et je les ferai valoir.

— Je ne sais pas quels droits peut avoir une femme qui s’est conduite comme vous, mais je sais que l’Église et la loi m’ont donné le comte de Villanera le jour où elles m’ont donnée à lui.

— Écoutez : je vous abandonne la libre disposition de tous les biens que vous possédez. Vivez, soyez heureuse et riche ; faites le bonheur de votre famille, soignez la vieillesse de vos parents, mais laissez-moi don Diego. Il ne vous est rien encore, vous me l’avez avoué vous-même. Il n’est pas votre mari, il n’est que votre médecin, votre infirmier, l’aide du docteur Le Bris.

— Il est tout pour moi, madame, puisque je l’aime.

— Ah ! c’est ainsi ! Eh bien, changeons de note. Rendez-moi mon fils ! il est à moi, celui-là. J’espère que vous n’en disconviendrez pas. Quand je vous l’ai cédé, j’ai fait mes conditions. Vous n’avez pas tenu votre parole ; je dégage la mienne.

— Madame, répondit Germaine, si vous aimiez le petit Gomez, vous ne songeriez pas à le dépouiller de son nom et de sa fortune.

— Peu m’importe ? Je l’aime pour moi, comme toutes les mères. J’aime mieux avoir un bâtard à embrasser tous les matins que d’entendre un marquis vous appeler maman !

— Je sais, répondit Germaine, que l’enfant était à vous, mais vous l’avez donné. Il ne vous est pas plus permis de le réclamer qu’à moi de vous le rendre.

— Je le demanderai aux tribunaux. Je dévoilerai le mystère de sa naissance. Je ne risque plus rien à présent : mon mari est mort, il ne me tuera pas.

— Vous perdrez votre procès.

— Mais je gagnerai un bon scandale. Ah ! Mme de Villanera tient à l’honneur de son nom ! On a fait des infamies pour illustrer le nom des Villanera ! Je le prendrai par les oreilles, ce beau nom que l’Italie dispute à l’Espagne. Je le traînerai de première instance en appel et en cassation ; je l’imprimerai dans tous les journaux ; j’en amuserai les estaminets de Paris ; je les ferai insérer dans les Petites causes célèbres ; et la vieille comtesse en crèvera de rage ! Et les avocats auront beau dire, les juges auront beau faire ! Je perdrai mon procès, mais tous les Villanera futurs seront entachés de Chermidy ! »

Elle parlait avec tant de chaleur, que son discours attira l’attention du marquis. Il était à dix pas de là, gravement occupé à planter des branches dans le sable pour faire un petit jardin. Il quitta son travail et vint se camper devant Mme Chermidy, le poing sur la hanche. En le voyant approcher, Germaine dit à la veuve : « Madame, il faut que la passion vous ait rendue bien distraite. Depuis une heure que vous réclamez cet enfant, vous n’avez pas encore songé à l’embrasser ? »

Le marquis tendit la joue d’assez mauvaise grâce. Il dit à sa terrible mère, dans le patois des enfants de son âge :

« Madame, quoi toi dis à maman ?

— Marquis, répondit Germaine, madame veut t’emmener à Paris. Veux-tu t’en aller avec elle ? »

Pour toute réponse il se jeta dans les bras de Germaine et lança un regard en dessous à Mme Chermidy.

« Nous l’aimons tous, dit Germaine.

— Vous aussi, madame ? C’est habile.

— C’est naturel : il ressemble à son père. »

La veuve dit à son fils ; « Regarde-moi bien : tu ne me reconnais pas ?

— Non.

— Je suis ta mère.

— Non.

— Tu es mon fils. Mon fils !

— C’est pas-t-à-toi ; c’est à maman Germaine.

— Tu n’as pas une autre mère ?

— Si ; j’ai maman Néra. Elle est chez maman Vitré.

— Il paraît que tout le monde est sa maman, excepté moi. Tu ne te souviens pas de m’avoir vue à Paris ?

— Qui ça, Paris ?

— Je te donnais des bonbons.

— Où est-il, tes bonbons ?

— Allons, les enfants sont de petits hommes : l’ingratitude leur pousse avec les dents. Marquis de los Montes de Hierro, écoute-moi bien. Toutes ces mamans-là sont celles qui t’ont élevé. Moi, je suis ta vraie mère, ta seule mère, celle qui t’a fait ! »

L’enfant ne comprit rien, sinon que la madame le grondait. Il pleura à chaudes larmes, et Germaine eut de la peine à le consoler. « Vous voyez, madame, dit-elle à la veuve, personne ne vous retient ici, pas même le marquis.

— Voici mon ultimatum, » répondit-elle fièrement. Mais une voix bien connue lui coupa la parole. C’était le docteur Le Bris qui arrivait de Corfou à franc étrier. Il avait vu le Tas à une fenêtre de l’hôtel Trafalgar, et il apportait au galop cette grosse nouvelle. Le cocher de Mme Chermidy, qu’il trouva à la porte de la villa, lui fit une belle peur en lui contant qu’il avait amené une dame. Il parcourut la maison, éveilla du bout du pied tous les dormeurs qui se rencontrèrent sur son chemin, et descendit les escaliers du jardin quatre à quatre.

Le docteur ne pensait pas que Mme Chermidy fût capable d’un crime ; cependant il poussa un soupir de satisfaction en trouvant Germaine comme il l’avait laissée. Il lui tâta le pouls avant tout autre propos, et lui dit :

« Comtesse, vous êtes un peu agitée, et je crois que la solitude vous ferait grand bien. Reposez-vous, s’il vous plaît, tandis que je reconduirai madame à sa voiture. »

Il dicta cette ordonnance en souriant, mais d’un tel ton d’autorité que Mme Chermidy accepta son bras sans réplique.

Lorsqu’ils eurent fait ensemble quatre pas, il lui dit : « Çà, ma belle malade, j’espère que vous n’avez pas l’intention de défaire mon ouvrage ! Que diable venez-vous chercher dans ce pays-ci ? »

Elle répondit naïvement : « Quelle lettre avez-vous donc écrite au vieux duc ?

— Ah ! j’y suis ! En effet, nous avons eu une semaine difficile ; mais les beaux jours sont revenus.

— Plus de ressource, la Clef des cœurs ?

— Aucune, ou je meure.

— Qu’est-ce que vous y gagnez ?

— Mais la satisfaction du devoir accompli. C’est une belle cure, allez ; les pareilles ne se comptent point par douzaines.

— Mon pauvre ami, on prétend que vous ferez votre chemin ; moi, j’ai peur que vous végétiez toute la vie. Les gens d’esprit sont quelquefois bien bêtes.

— Que voulez-vous ! on ne saurait contenter tout le monde. La Fontaine a dit cela en vers, je ne sais où.

— Qu’est-ce que je vais devenir ? Je perds tout.

— Croyez-vous ?

— Sans doute.

— Vous comptez donc les millions pour rien ? Vous êtes femme de précaution : vous avez visé au solide.

— Est-ce votre opinion que vous exprimez là ?

— La mienne et celle de quelques autres.

— Don Diego en est-il ?

— Peut-être.

— On est bien injuste, allez ! Pour un rien, je lui renverrais tout ce qu’il m’a donné.

— Vous savez bien qu’il ne le reprendrait pas. Adieu, madame.

— Avez-vous toujours ce Mathieu que le duc vous a envoyé de Paris ?

— Oui ; pourquoi ?

— Parce que je vous ai dit de vous en défier.

— Aussi ai-je empêché qu’on le mît à la porte. »

Mme Chermidy revint précipitamment à la ville. Sa retraite ressemblait fort à une déroute, et le Tas, qui attendait les nouvelles à la fenêtre, devina du premier coup d’œil que le champ de bataille était resté aux ennemis. La veuve monta les escaliers à perte d’haleine, se jeta dans un fauteuil, et dit à sa complice : « Maudite journée !

— Elle a réchappé ?

— Elle est guérie.

— L’effrontée ! As-tu vu le comte ?

— Ah bien oui ! Elles me le cacheront si bien que je ne le dénicherai pas. Le Bris m’a presque mise à la porte.

— Si celui-là retrouve sa clientèle, j’y perdrai mon nom. Roule, roule, mon bonhomme, mais prends garde de verser ! Et mon petit juif ? c’est donc un imbécile ?

— Ou un coquin. Il nous a trompées comme tous les autres.

— À qui se fier, grands dieux ! si l’on ne peut plus compter sur un forçat ? Après ça, ils l’ont peut-être mis à la porte.

— Non ; il est encore chez eux.

— Alors, il y a de la ressource. Je lui parlerai. Tu ne vas pas jeter le manche après la cognée ?

— Allons donc ! Il faut que je voie don Diego.

— On te le trouvera.

— Nous allons louer une bicoque par là.

— Allons. Si jamais tu le tiens entre quatre yeux, tu en feras tout ce que tu voudras : tu es superbe !

— C’est la colère. J’ai réclamé le petit ; j’ai parlé de procès. Il aura peur, il viendra.

— S’il vient, tu l’enlèves !

— Comme une plume !

— Tu as peut-être eu tort de parler de procès. Il est trop fier pour céder à ça. Attaquer un Espagnol par les menaces, c’est caresser un loup à rebrousse-poil.

— Si les menaces ne servent de rien, j’ai une autre idée. Je fais mon testament en faveur du marquis, je rends les millions jusqu’au dernier sou, et je me tue.

— Voilà ton moyen ? il est joli ! et tu seras bien avancée !

— Es-tu bonne ! Je me tue sans me faire de mal. Le testament montrera que je ne tiens pas à l’argent ; le couteau prouvera que je ne tiens pas à la vie, mais je ne ferai mine de me poignarder que lorsqu’il tournera le bouton de la porte. »

Le Tas trouva l’invention excellente, quoiqu’elle ne fût pas précisément nouvelle. « Bon ! dit-elle, c’est un naïf, un chevalier : il ne souffrira pas qu’une femme qu’il a aimée se suicide pour ses beaux yeux. Ces hommes ! sont-ils bêtes ! Si j’avais été jolie comme toi, je les aurais fait marcher !

— En attendant, ma fille, c’est nous qui marcherons, et dès demain.

— Eh bien ! oui ! En route, mauvaise troupe ! »

Le lendemain, les deux femmes, escortées d’un domestique de place, se firent mener au sud de l’île. Elles trouvèrent dans le voisinage de la villa Dandolo une jolie maison à vendre ou à louer, avec le clos attenant. C’était le petit château que Mme de Villanera avait choisi pour M. de La Tour d’Embleuse dans le cas où il serait venu passer l’été à Corfou. C’était aussi le château en Espagne du pauvre Mantoux, dit Peu-de-chance. La maison fut louée le 24 septembre, meublée le 25, occupée le 26 au matin. On le fit savoir à don Diego.

Depuis trois jours, le comte était au supplice. Germaine lui raconta la visite qu’elle avait reçue. La pauvre enfant ne savait pas comment il prendrait cette nouvelle, et cependant elle voulut la lui porter elle-même. En annonçant à don Diego l’arrivée de son ancienne maîtresse, elle s’assurait en un instant s’il était bien guéri de son amour. Un homme étonné n’a pas le temps de composer sa physionomie, et la première impression qui se trahit sur son visage est la vraie. Germaine jouait gros jeu en soumettant son mari à une telle épreuve. Un éclair de joie dans les yeux du comte l’aurait tuée plus sûrement qu’un coup de pistolet. Mais les femmes sont ainsi faites, et leur amour héroïque préfère un danger sûr à un bonheur incertain.

M. de Villanera était bien guéri, car il apprit ce débarquement comme on reçoit une fâcheuse nouvelle. Son front se voila d’une tristesse qui n’avait rien d’exagéré, parce qu’elle était sincère. Il ne se montra ni indigné ni scandalisé ; car la démarche de Mme Chermidy, impertinente aux yeux de tous, était excusable pour lui. Il ne fit pas la grimace d’un gouverneur de province qui apprend que l’ennemi a opéré une descente sur ses terres ; il témoigna le chagrin des hommes qu’un accident prévu vient troubler dans leur félicité.

Germaine ne put lui répéter sans un peu de colère les propos insolents de cette femme et ses prétentions monstrueuses. Le docteur fit chorus avec elle, et la vieille comtesse regrettait hautement de n’avoir pas été là pour jeter cette drôlesse à la porte ou à la mer : la mer était une des portes du jardin. Mais don Diego, au lieu d’épouser la querelle de toute la maison, s’appliqua à calmer les colères et à panser les blessures. Il défendit son ancienne maîtresse, ou plutôt il la plaignit en galant homme qui n’aime plus, mais qui se flatte d’être encore aimé. Il remplit ce devoir avec une telle délicatesse, que Germaine lui en sut gré, car elle apprécia une fois de plus la droiture et la fermeté de son âme. Elle lui permit de donner sa pitié à Mme Chermidy, parce qu’elle était bien sûre de posséder tout son amour.

La douairière était beaucoup moins tolérante. La revendication de l’enfant et la menace d’un procès scandaleux l’avaient exaspérée. Elle ne parlait de rien moins que de livrer la veuve aux magistrats des Sept-Iles, et de la faire expulser honteusement comme aventurière. « M. Stevens est notre ami, disait-elle ; il ne nous refusera pas ce petit service. » Elle trouvait que la visite de Mme Chermidy à Germaine avait tous les caractères d’une tentative de meurtre ; car enfin la présence d’une créature si venimeuse pouvait tuer une convalescente. Le docteur ne dit pas non.

Le comte essaya de calmer sa mère. « Ne craignez rien, dit-il, elle ne fera pas de procès. Elle n’est pas dénaturée au point de compromettre son fils en même temps que nous. La colère l’égarait sans doute. Il nous est facile de parler sagement, à nous qui sommes heureux. Elle doit être indignée contre moi et me regarder comme un grand coupable, car je l’ai abandonnée sans avoir aucun tort à lui reprocher ; je ne lui ai pas écrit une lettre dans l’espace de huit mois, et j’ai donné toute mon âme à une autre. Elle m’en voudrait bien davantage si elle savait que les meilleurs jours de ma vie sont ceux que j’ai passés loin d’elle, auprès de ma Germaine ; si je lui disais que mon cœur est plein d’amour jusqu’aux bords, comme ces coupes qu’une goutte de plus ferait déborder. Laissez-moi la congédier avec de bonnes paroles. Pourquoi n’irais-je pas lui ouvrir mon cœur et lui montrer qu’il n’y reste plus de place pour elle ? Il ne faut qu’une heure de douceur et de fermeté pour changer cet amour aigri en amitié pure et durable. Elle ne songera plus à faire un éclat ; elle restera digne de nous rencontrer sans embarras dans le monde et de faire chercher quelquefois des nouvelles de son fils. Il y a bien peu de femmes qui ne soient exposées à coudoyer dans un salon une ancienne maîtresse de leur mari. Cependant on ne s’arrache pas les yeux ; le présent et le passé vivent en bonne harmonie, une fois que la frontière qui les sépare est bien tracée. Considérez, de plus, que notre situation n’est pas celle de tout le monde. Quoi que nous puissions faire ; quoi que cette malheureuse femme fasse elle-même, elle sera toujours, aux yeux de Dieu, la mère de notre enfant. Elle n’aurait été que sa nourrice, nous nous ferions un devoir de l’assurer contre la misère. Ne refusons pas une démarche innocente et prudente qui peut la sauver du désespoir et du crime. »

Don Diego parlait de si bonne foi, que Germaine lui tendit la main et lui dit : « Mon ami, j’ai déclaré à cette femme qu’elle ne vous reverrait pas ; mais si je vous avais entendu parler avec tant de raison et d’expérience, je serais allée vous chercher moi-même pour vous conduire à elle. Prenez la voiture sans perdre de temps, courez lui donner son congé, et pardonnez-lui le mal qu’elle m’a fait comme je lui pardonne.

— Tout beau ! reprit Mme de Villanera. S’il montait en voiture, je détellerais les chevaux de ma main. Don Diego, vous ne m’avez pas consultée quand vous avez pris une maîtresse ; vous ne m’avez pas écoutée quand je vous ai dit que vous étiez tombé sur une coquine ; mais puisque vous me consultez aujourd’hui, vous m’écouterez jusqu’au bout. C’est moi qui vous ai marié. Je vous ai laissé faire, dans l’intérêt de notre race, un traité qui serait odieux chez des bourgeois ; mais la grandeur des intérêts et le principe à sauver excusent bien des choses. Dieu a permis qu’une affaire si mal entamée tournât à bien : le ciel en soit loué ! Mais il ne sera pas dit que de mon vivant vous soyez sorti de chez votre femme sainte et légitime pour entrer chez votre ancienne maîtresse. Je sais bien que vous ne l’aimez plus, mais vous ne la méprisez pas assez pour que je vous tienne guéri. Cette Chermidy vous a eu trois ans dans ses griffes ; je ne vous exposerai pas à y retomber. Vous avez beau hocher la tête. La chair est faible, mon fils ; je le sais par votre expérience, à défaut de la mienne. Je connais les hommes, quoiqu’on ne m’ait jamais fait la cour. Mais quand on assiste au spectacle depuis cinquante ans, on sait un peu le secret de la comédie. Retenez bien ceci : le meilleur des hommes ne vaut rien. Le meilleur, c’est vous, si vous voulez ; je vous l’accorde. Vous êtes guéri de votre amour ; mais ces amours parasites sont de la famille de l’acacia. On arrache l’arbre, on brûle les racines ; et les rejetons sortent par milliers. Qui m’assure que la vue de cette femme ne vous fera pas perdre la tête ? Vous n’avez pas le cerveau si solide qu’il faille vous exposer à pareille secousse. Qui a bu boira ; et vous avez tant bu qu’on vous a cru noyé. Ah ! si vous étiez marié depuis trois ou quatre ans ; si vous viviez comme vous vivrez bientôt, avec l’aide de Dieu ; si le marquis avait un frère ou une sœur, je vous lâcherais peut-être la bride. Mais supposez que votre folie vous reprenne, j’aurais fait un beau métier en vous mariant à l’ange que voici ! C’est pourquoi, mon cher comte, vous n’irez pas chez Mme Chermidy, même pour lui donner son congé, ou, s’il vous plaît d’y aller malgré moi, vous ne retrouverez ici ni votre mère ni votre femme ! »

Don Diego se le tint pour dit, mais il fut mal à l’aise pendant les trois jours suivants. M. Le Bris avait changé de malade : il soignait le cerveau de son ami. Il essaya de déraciner les illusions obstinées que le comte gardait sur sa maîtresse. Il cassa impitoyablement les coquilles de toutes couleurs que le pauvre gentilhomme s’était laissé appliquer sur les yeux. Il lui raconta par le menu tout ce qu’il savait sur le passé de la dame ; il la lui montra ambitieuse, cupide, rouée, enfin ce qu’elle était. « On m’appelle le tombeau des secrets, pensait le docteur en dévidant son écheveau de médisances, mais la justice a le droit d’ouvrir les tombeaux. » Il vit que don Diego doutait encore : il lui fit lire la dernière lettre qu’il avait reçue de Mme Chermidy. Le comte fut saisi d’horreur en y trouvant une provocation à l’assassinat, flanquée de cinq cent mille francs de récompense.

M. de La Tour d’Embleuse arriva là-dessus, et l’on vit une preuve vivante de la scélératesse de Mme Chermidy. Le vieillard avait voyagé sans accident, grâce à cet instinct de la conservation qui nous est commun avec les bêtes ; mais son esprit avait égrené toutes ses idées sur le chemin, comme un collier dont le fil est rompu. Il sut trouver la villa Dandolo, et tomba au milieu de la famille étonnée, sans plus d’émotion que s’il sortait de sa chambre à coucher. Germaine lui sauta au cou et l’accabla de tendresses ; il se laissa caresser comme un chien qui joue avec un enfant.

« Que vous êtes bon ! lui dit-elle. Vous m’avez sue en danger et vous êtes accouru ! »

Il répondit : « Tiens ! c’est vrai. Tu n’es donc pas morte ? Comment as-tu fait ton compte ? J’en suis bien content ; c’est-à-dire pas trop : Honorine est furieuse contre toi. Elle n’est pas ici, Honorine ? Elle était venue pour épouser Villanera. Pourvu qu’elle me pardonne ! »

Personne ne put lui arracher un mot sur la santé de la duchesse ; mais il parla d’Honorine tant qu’on voulut. Il raconta tout le bonheur et tout le chagrin qu’elle lui avait donnés. Tous ses discours roulaient sur elle ; toutes ses questions tendaient vers elle ; il voulait la voir à tout prix ; il dépensa l’astuce d’une tribu indienne pour découvrir l’adresse d’Honorine.

L’arrivée inattendue de ce restant de vieillard fut une sérieuse douleur pour Germaine et un cruel enseignement pour don Diego. Mme de Villanera, qui n’avait jamais eu de sympathie pour le duc, s’intéressait médiocrement à la ruine de son intelligence, mais elle triomphait d’avoir sous la main une victime de Mme Chermidy. Elle s’établit assidûment auprès de M. de La Tour d’Embleuse ; elle lui arrachait tous les secrets de sa misère et de sa décadence ; elle jouait à tour de bras de cet instrument fêlé dont la musique était douce à ses oreilles maternelles.

Le duc radotait dans la maison depuis quelques heures, lorsque Mme Chermidy fit savoir à don Diego qu’elle était sa voisine et qu’elle l’attendait. Le comte montra la lettre à M. Le Bris :

« Que répondriez-vous à ma place ? lui demanda-t-il en haussant les épaules.

— J’offrirais de l’argent. Elle est venue ici pour prendre votre nom, votre personne et votre fortune. Quand elle a vu que la comtesse n’était pas morte, elle a fait son deuil du nom et elle s’est rabattue sur le reste. Lorsqu’elle verra que votre personne se passe aisément de la sienne, elle se contentera de l’argent.

— Ce procès, ce scandale dont elle semblait nous menacer ?

— Offrez-lui de l’argent.

— Mais son fils !

— De l’argent, vous dis-je ! Par exemple, il en faudra beaucoup. On donne deux sous au pauvre qui mendie en blouse, dix à celui qui mendie en veste, cent à celui qui mendie en habit noir : calculez ce qu’il convient d’offrir à ceux qui mendient en voiture à quatre chevaux.

— Voulez-vous aller voir ce qu’elle demande ?

— Parbleu ! vous m’avez pris au mois : nous ne comptons pas les visites. »

Le docteur se fit mener chez Mme Chermidy. Lorsqu’il entra, elle était en scène. Assise languissamment dans un grand fauteuil, les bras pendants, les cheveux dénoués, elle laissait errer ses yeux mélancoliques, et

Rêveuse, regardait vaguement quelque part.

« Bonjour, madame, dit le docteur. Vous pouvez vous mettre à votre aise ; c’est moi. »

Elle se leva en sursaut, courut à lui, et lui dit :

« C’est vous, mon ami ! Vous m’avez fait de la peine l’autre jour. Est-ce ainsi que vous deviez m’accueillir après une si longue absence ?

— Ne parlons pas de cela, voulez-vous ? Je ne suis pas venu en ami, mais en ambassadeur.

— Je ne le verrai donc pas, lui ?

— Non ; mais si vous êtes curieuse de voir quelqu’un, je puis vous montrer le duc de La Tour d’Embleuse.

— Il est ici ?

— De ce matin. Un joli ouvrage que vous avez fait, sans le signer !

— Je ne suis pas responsable de tous les vieux fous qui perdent la tête pour moi.

— Ni des millions qu’ils perdent chez vous ? D’accord.

— En bonne foi, la Clef des cœurs, vous croyez que je suis une femme d’argent ?

— Massif ! Combien voulez-vous pour retourner à Paris et rester tranquille ?

— Rien.

— On payera votre passage, quand il coûterait un million.

— Nous sommes deux ; j’ai amené le Tas.

— On doublerait peut-être la somme.

— Qu’est-ce qu’on y gagnerait ? Si je suis ce que vous supposez, je peux prendre l’argent aujourd’hui et faire un éclat demain. Mais je vaux mieux que vous tous.

— Bien obligé !

— Tenez, bel ambassadeur, portez ceci au roi votre maître, et dites-lui que s’il a des commissions pour l’autre monde, il peut me les envoyer ce soir.

— Comment ! tout de suite aux grands moyens ?

— Oui, mon ami. Ceci est mon testament et l’acte de ma dernière volonté. Le paquet n’est pas cacheté ; vous pouvez lire.

— Au fait ! ici ou là-bas ! »

Il lut :

« Ceci est mon testament et l’acte de ma dernière volonté.

« À la veille de quitter volontairement une vie que l’abandon de M. le comte de Villanera m’a rendue odieuse…. »

— Méchante ! dit le docteur, en interrompant sa lecture.

— C’est la vérité pure.

— Ôtez cette phrase-là. D’abord elle est mal écrite.

— Les femmes n’écrivent bien que les lettres. Elles n’ont pas la spécialité des testaments.

— Alors, je poursuis :

« Moi, Honorine Lavenaze, veuve Chermidy, saine de corps et d’esprit, je lègue tous mes biens meubles et immeubles à Gomez, marquis de los Montes de Hierro, fils unique du comte de Villanera, mon ancien amant. » C’est signé.

— Et demain matin, ça sera diablement parafé, allez !

— Je parie que non.

— Vous me défiez de mourir ?

— Oui, certes.

— Et pourquoi ne me tuerais-je pas, s’il vous plaît ?

— Parce que cela ferait trop de plaisir à trois ou quatre honnêtes gens de ma connaissance. Adieu, madame. »

La porte ne fut pas plutôt refermée sur le docteur, que le Tas sortit d’une chambre voisine en compagnie de Mantoux.