Germinie Lacerteux/LII

La bibliothèque libre.
Charpentier (p. 217-222).
◄   LI
LIII   ►


LII.


Elle montait alors dans l’escalier, c’était son dernier refuge. Elle s’y sauvait de la pluie, de la neige, du froid, de la peur, du désespoir, de la fatigue. Elle montait et s’asseyait sur une marche contre la porte fermée de Gautruche, serrait son châle et sa jupe pour laisser passage aux allants et venants le long de cette raide échelle, ramassait sa personne et se rencognait pour rapetisser sur l’étroit palier la place de sa honte.

Des portes ouvertes, sortait et se répandait sur l’escalier l’odeur des cabinets sans air, des familles tassées dans une seule chambre, l’exhalaison des industries malsaines, les fumées graisseuses et animalisées des cuisines de réchaud chauffées sur le carré, une puanteur de loques, l’humide fadeur de linges séchant sur des ficelles. La fenêtre aux carreaux cassés que Germinie avait derrière elle lui envoyait la fétidité d’un plomb où toute la maison vidait ses ordures et son fumier coulant. À tout moment, sous une bouffée d’infection, son cœur se levait : elle était obligée de prendre dans sa poche un flacon d’eau de mélisse qu’elle avait toujours sur elle, et d’en boire une gorgée pour ne pas se trouver mal.

Mais l’escalier avait, lui aussi, ses passants : d’honnêtes femmes d’ouvriers remontaient avec un boisseau de charbon ou le litre du souper. Elles la frôlaient du pied, et tout le temps qu’elles mettaient à monter, Germinie sentait leur regard de mépris tourner autour de la cage de l’escalier et l’écraser de plus haut à chaque étage. Des enfants, des petites filles en fanchon qui passaient dans l’escalier noir avec la lumière d’une fleur, des petites filles qui lui faisaient revoir, comme la lui montraient souvent ses rêves, sa petite fille vivante et grandie, elle les voyait s’arrêter à la regarder avec de grands yeux qui se reculaient d’elle ; puis les petites se sauvaient et s’essoufflaient à monter, et quand elles étaient tout en haut, se penchant presque par-dessus la rampe, elles lui jetaient des sottises impures, des injures d’enfants du peuple… L’insulte, crachée par ces bouches de roses, tombait sur Germinie plus douloureusement que tout. Elle se soulevait à demi, un moment ; puis accablée, s’abandonnant, elle retombait sur elle-même, et remontant son tartan sur sa tête pour s’y cacher et s’y ensevelir, elle restait comme une morte, affaissée, inerte, insensible, repliée sur son ombre, pareille à un paquet jeté là et sur lequel tout le monde pouvait marcher, n’ayant plus de sens, ne vivant plus de tout le corps que pour un bruit de pas qu’elle écoutait venir — et qui ne venait pas.

Enfin, après des heures, des heures qu’elle ne pouvait pas compter, il lui semblait entendre, dans la rue, un trébuchement de pas ; puis une voix avinée montait l’escalier en bégayant : — Canaille !… canaille ed’ d’ marchand de vin !… tu m’as vendu du vin qui soûle !

C’était lui.

Et presque tous les jours recommençait la même scène.

— Ah ! t’étais là, ma Germinie, disait-il en la reconnaissant. Voilà ce que c’est… je vais te dire… On s’est un peu submergé… Et mettant la clef dans la serrure : — Je vas te dire… C’est pas ma faute…

Il entrait, repoussait d’un coup de pied une tourterelle aux ailes rognées qui sautillait en boitant, et fermant la porte : — Vois-tu ? Ce n’est pas moi… C’est Paillon, tu sais bien Paillon ?… ce petit gros qui est gras comme un chien de fou… Eh bien ! c’est lui, vrai d’honneur… Il a voulu me payer un litre à seize… Il m’a offert l’honnêteté, j’y ai roffert la politesse… Là-dessus naturellement, nous avons consolé notre café, consolé consoleras-tu !… Et d’alors en alors… nous nous sommes tombés dessus !… Un carnage de possédé !… À preuve que ce carcan de marchand de vin nous a jetés à la porte comme des épluchures d’homard !

Germinie, pendant l’explication, avait allumé la chandelle fichée dans un chandelier de cuivre jaune. À la lueur de la lumière vacillante, apparaissait le sale papier de la chambre, couvert de caricatures du Charivari, déchirées du journal et collées au mur.

— Tiens ! t’es un amour, lui disait Gautruche en lui voyant poser sur la table un poulet froid et trois bouteilles de vin. Car faut te dire… pour ce que j’ai dans l’estomac… un méchant bouillon… voilà tout… Ah ! celui-là, il aurait fallu un fier maître d’armes pour lui crever les yeux !

Et il se mettait à manger. Germinie buvait, les coudes sur la table, en le regardant, et son regard devenait noir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Bon ! toutes les négresses sont mortes… faisait à la fin Gautruche en égouttant une à une les bouteilles. Au dodo, les enfants !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et c’étaient, entre ces deux êtres, des amours terribles, acharnés et funèbres, des ardeurs et des assouvissements sauvages, des voluptés furieuses, des caresses qui avaient les brutalités et les colères du vin, des baisers qui semblaient chercher le sang sous la peau comme la langue d’une bête féroce, des anéantissements qui les engloutissaient et ne leur laissaient que le cadavre de leurs corps.

À cette débauche, Germinie apportait je ne sais quoi de fou, de délirant, de désespéré, une sorte de frénésie suprême. Ses sens exaspérés se retournaient contre eux-mêmes, et, sortant des appétits de leur nature, ils se poussaient à souffrir. La satiété les usait, sans les éteindre ; et dépassant l’excès, ils se forçaient jusqu’au déchirement. Dans le paroxysme d’excitation où était la malheureuse créature, sa tête, ses nerfs, l’imagination de son corps enragé, ne cherchaient plus même le plaisir dans le plaisir, mais quelque chose au delà de plus âpre, de plus poignant, de plus cuisant : la douleur dans la volupté. Et à tout moment, le mot « mourir » s’échappait de ses lèvres serrées, comme si tout bas elle invoquait la mort et cherchait à l’étreindre dans les agonies de l’amour !

Quelquefois, la nuit, tout à coup, se dressant sur le bord du lit, elle mettait ses pieds nus sur le froid du carreau, et restait là, farouche, penchée sur ce qui respire dans une chambre qui dort. Et peu à peu ce qui était autour d’elle, l’obscurité de l’heure, semblait l’envelopper. Elle se paraissait à elle-même tomber et rouler dans l’inconscience et l’aveuglement de la nuit. La volonté de ses idées s’éteignait. Toutes sortes de choses noires, ayant comme des ailes et des voix, lui battaient contre les tempes. Les sombres tentations qui montrent vaguement le crime à la folie lui faisaient passer devant les yeux, tout près d’elle, une lumière rouge, l’éclair d’un meurtre ; et il y avait dans son dos des mains qui la poussaient, par derrière, vers la table sur laquelle étaient les couteaux… Elle fermait les yeux, bougeait un pied ; puis, ayant peur, se retenait aux draps ; et à la fin, se retournant, elle retombait dans le lit, et renouait son sommeil au sommeil de l’homme qu’elle avait voulu assassiner ; pourquoi ? elle ne le savait ; pour rien, — pour tuer !

Et ainsi jusqu’au jour, dans le mauvais cabinet garni, se débattaient la rage et la lutte de ces mortelles amours, — tandis que la pauvre colombe éclopée et boiteuse, l’infirme oiseau de Vénus, nichée dans un vieux soulier de Gautruche, jetait de temps en temps, en s’éveillant au bruit, un roucoulement effaré.