Gothard et Simplon à propos de deux conférences internationales de 1909

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Gothard et Simplon – A propos des deux conférences internationales de 1909
Jean Brunhes

Revue des Deux Mondes tome 54, 1909


GOTHARD ET SIMPLON
À PROPOS DE DEUX CONFÉRENCES INTERNATIONALES DE 1909

C’est à qui s’ingénie et s’acharne à transpercer les Alpes. Un tunnel est à peine achevé qu’un autre est entrepris. Depuis plus de cinquante ans, des multitudes disciplinées d’ouvriers sont, en un point ou en un autre de la puissante chaîne alpine, occupés à forer d’étroits et réguliers couloirs souterrains pour procurer accès et passage aux lourdes théories noires que mènent les locomotives.

Marchands, soldats ou pèlerins ont de tout temps traversé l’énorme et complexe bastion de l’Europe centrale, et les deux cols célèbres, le Grand et le Petit, mis sous le vocable de Saint-Bernard, — Saint-Bernard de Menthon, le zélé patron hospitalier des voyageurs — ont compté jadis parmi les chemins les plus fréquentés de tout le monde occidental. Le Septimer était alors le col principal de la Rhétie. Mais nos masses croissantes de marchandises et nos foules humaines de plus en plus pressées et haletantes, ne peuvent ni ne veulent plus monter jusqu’à de pareilles altitudes : il faut que la voie ferrée s’enfonce en plein cœur dans la montagne pour économiser ces deux richesses souveraines, l’énergie et le temps, dont le relief des hautes Alpes exige la trop coûteuse dépense. C’est donc par un souci d’économie bien comprise que tant de millions ont été consacrés à faire des trous.

Cinq grandes lignes ferrées traversent les Alpes : les deux premières ont été celles du Semmering (de Vienne à Venise), terminée en 1854, et celle du Brenner (d’Innsbruck à Vérone), terminée en 1867 ; elles ont été construites par l’Autriche, à l’époque où cette puissance prétendait garder sous sa domination le Milanais et la Vénétie. La troisième est la ligne du Mont-Cenis (de Chambéry à Turin), avec son tunnel de 13 kilomètres, ouverte en 1871, et qui correspond dans l’histoire aux alliances entre la France et l’Italie nouvelle. Les deux dernières en date, sinon certes en importance, sont les lignes transalpines suisses ; elles ont été achevées, l’une, la ligne du Gothard, depuis plus de vingt-cinq ans, tandis que l’autre, la ligne du Simplon, date d’hier : les trains réguliers franchissent le nouveau souterrain depuis le 1er juin 1906.

Combien d’autres voies ont été créées et combien de tunnels percés en d’autres sens et selon d’autres directions pour rattacher ces cinq lignes essentielles les unes aux autres ou pour les atteindre plus directement ! Rappelons seulement la plus grandiose de ces lignes alpines secondaires, celle de l’Arlberg, de Bregenz à Innsbruck, de la vallée du Rhin à la vallée de l’Inn, avec son grand tunnel de 10 240 mètres, ligne déjà vieille de vingt-cinq ans. Et si l’on en vient aux faits les plus récens, le Simplon est à peine terminé que, pour franchir les masses montagneuses de l’Oberland bernois et pour se relier à lui, on construit la ligne du Lötschberg, on creuse un nouveau grand tunnel de plus de 13 kilomètres et demi.

Ne faudrait-il pas songer un peu davantage aux efforts trop souvent homicides et aux dépenses prodigieuses qu’exigent de pareilles entreprises ? Ne faudrait-il pas se rappeler que les États-Unis, ces créateurs acharnés de voies ferrées, possesseurs d’un réseau de 400 000 kilomètres construits, c’est-à-dire exactement centuple du réseau ferré de la Suisse, considèrent comme plus avantageux de faire l’ascension des montagnes que de les creuser à leur base et ne possèdent comme plus long tunnel qu’un souterrain de 7 300 mètres ? Ne faudrait-il pas enfin considérer que l’énergie électrique est en train de transformer les conditions de la traction par rapport aux fortes pentes ? On se demande, en vérité, si ce n’est pas le fait d’une sorte de folie collective que de multiplier outre mesure des œuvres semblables. En tout état de cause, les travaux réalisés correspondent à une période déjà finissante de l’histoire et de la géographie de la circulation, la période de l’exclusive traction à vapeur et le règne industriel de la houille.

Pour les pays de haute montagne dont l’essor économique a dû se produire ou se poursuivre en cette période, passagère si l’on veut, mais longue et décisive, force a bien été de niveler les montagnes en les creusant. La Suisse, « plaque tournante de l’Europe,  » avait un besoin impérieux que voyageurs et marchandises vinssent « tourner sur la plaque.  » Elle a dû, pour sauvegarder sa situation économique et politique internationale, demeurer une grande voie de passage du Nord au Sud. Le Gothard et le Simplon sont la double expression de cette nécessité vitale. Or, les destinées de ces deux routes ferrées dépendent des Etats voisins tout autant, sinon plus que de la Suisse elle-même ; et le caractère ainsi que les modalités de ces relations obligées viennent d’être précisément révisés ou fixés au cours de deux conférences internationales qui se sont succédé à Berne, à peu de semaines d’intervalle, en cette même année 1909.


I. — LE GOTHARD ET LA CONFERENCE INTERNATIONALE DU GOTHARD (MARS-AVRIL 1909)

18 juillet 1870, à Berne, au Conseil national (Chambre des députés), séance agitée et âpre qui a marqué dans l’histoire du tunnel du Saint-Gothard une journée décisive.

La mi-juillet 1870 a été, non seulement pour la France et pour la Prusse, mais pour toute l’Europe, une période telle qu’il est permis d’avoir oublié le débat parlementaire helvétique de ce lundi matin, première journée d’une semaine qui devait être celle de la déclaration de guerre franco-allemande..

Les Chambres fédérales avaient été appelées à ratifier le traité conclu à Berne le 15 octobre de l’année précédente entre la Confédération suisse et le Gouvernement royal d’Italie pour la construction d’un chemin de fer par le Saint-Gothard, ainsi que la Convention signée à Berlin le 20 juin 1870 et par laquelle la Confédération de l’Allemagne du Nord y adhérait. Le Conseil fédéral, ou gouvernement de la Suisse, qui avait été le négociateur, était tout acquis au projet ; déjà, devant la Chambre haute ou Conseil des Etats, le Gothard avait été discuté dans les séances des 13 et 14 juillet, et il avait triomphé à une très grande majorité. Lorsque les arrêtés du Conseil fédéral furent transmis au Conseil national qui devait en délibérer, aucun des membres de l’Assemblée, ni parmi les amis zélés du Gothard, ni même parmi ses adversaires, ne mettait en doute l’issue du débat : la majorité « gothardiste » était forte et compacte ; les argumens des cantons orientaux, partisans du Lukmanier ou du Splügen, ou des cantons occidentaux partisans du Simplon, tout comme la pétition de 58 000 protestataires, étaient voués par avance à un échec indiscuté.

Mais voilà que la rupture entre la France et la Prusse est imminente ; on connaît à Berne les paroles prononcées par le duc de Gramont et par Émile Ollivier ; la guerre n’est pas déclarée, mais elle est certaine. Pour sauvegarder la neutralité de la Suisse, le Conseil fédéral vient de décréter la levée des troupes, la levée de 40 000 hommes. L’émotion est poignante. La pensée et les préoccupations sont ailleurs qu’au Gothard. À quoi bon signer un pareil traité, alors que personne ne sait quelle sera demain la carte de l’Europe ? À quoi bon presser le débat et les décisions parlementaires, alors que les détenteurs des capitaux attendront à coup sûr la fin de la crise pour donner suite à leurs engagemens ?… Ces réflexions sont celles d’un grand nombre de députés de tous cantons et de tous partis ; elles rendent quelque espoir aux ennemis du Gothard : les délibérations sur le traité avec l’Italie remises sine die, n’est-ce pas la seule chance qu’ils puissent avoir d’une moindre défaite ?… Mais les Gothardistes se reprennent ; ils pressentent et interprètent les événemens comme leurs adversaires : ils redoutent ce lendemain si trouble et qui sera certainement si troublé ; tout est prêt pour leur projet ; coûte que coûte, et quels que soient les événemens, il faut profiter des circonstances favorables et des avantages si patiemment conquis ; il faut s’opposer à tout ajournement.

Tel est l’état d’esprit surexcité qui règne au Conseil national en ce matin du 18 juillet 1870, lorsque le président ouvre la séance. Il arrive souvent dans l’histoire parlementaire que la vraie bataille, — celle qui est décisive, — se livre à propos d’une question accessoire, question de règlement ou question d’ordre du jour. Il s’agit ici de décider si les députés renverront oui ou non à une session prochaine cet important débat.

Au sein de la Commission, l’ajournement n’est rejeté qu’à une voix de majorité, — par quatre voix contre trois. Dans la séance même du Conseil national, les Gothardistes sentent qu’ils jouent leur va-tout ; ils trouvent en face d’eux, alliés à leurs adversaires déclarés, des amis d’hier qui seront encore des amis de demain, mais des prudens et des sages chez qui les inquiétudes de l’heure présente se tournent en hésitations ; et ils retrouvent, plus éloquens que jamais, tous les défenseurs des tunnels rivaux ; ils entendent, unis au service de la même cause, Ruchonnet et Carteret, deux hommes de premier rang qui seront durant de longues années les chefs politiques de leurs cantons respectifs (Vaud et Genève). Après cinq heures de discussion, la proposition d’ajournement est repoussée par 65 voix contre 42. Le sort en est jeté. Dans les séances qui suivent, et où l’on aborde le fond du débat, les députés Saint-Gallois, Grisons ou Vaudois se battent pour l’honneur ; mais tous comprennent et savent que le Gothard est chose résolue, que le Gothard se fera.

Il s’est fait. On connaît l’histoire de la construction, et les déboires de l’entreprise. Les 85 millions fournis par les subventions des Etats contractans (Suisse, 20 millions représentant la part contributive des cantons et compagnies de l’Union du Gothard ; Italie, 45 millions ; Confédération de l’Allemagne du Nord, 20 millions), ainsi que les 102 millions de la Compagnie concessionnaire, en tout 187 millions ne devaient pas suffire.

« M. de Bismarck avait fait sien le projet du Gothard. On fit faire, par les ingénieurs Beckh et Gerwig, à une échelle manifestement insuffisante, 1 : 10000, un levé préliminaire, qui dissimulait les difficultés, surtout dans les rampes d’accès, et qui permit d’abaisser la dépense prévue à 187 millions, sur lesquels les Etats allemands s’engagèrent pour une part. Quelques années plus tard, quand les études définitives, avec levé à 1 : 1 000, furent achevées, on se trouva en présence d’une dépense totale de 290 millions, 103 millions de plus que les chiffres prévus, soit 100 pour 100 pour les lignes d’accès, 40 pour 100 pour le coût total.

« Mais ce qu’avait prévu M. de Bismarck arriva ; les dépenses étaient engagées, on ne pouvait reculer, on creusa quand même. C’est ainsi que le Gothard se fit, de par la volonté et à la gloire du Chancelier, qui, par ce coup de surprise, avait eu son tunnel, comme par la dépêche d’Ems il avait eu sa guerre[1].  »

Il convenait avant tout de rappeler ce caractère international originel de la création et du développement du Gothard. Lorsqu’en mars et avril de cette année même 1999, les plénipotentiaires de l’Allemagne, de l’Italie et de la Suisse se sont réunis à Berne pour fixer les clauses du rachat de cette ligne ferrée, toute l’histoire des vicissitudes diplomatiques de ce grand tunnel est remontée, pour ainsi dire, du passé jusqu’à nous : l’image de Bismarck semblait encore planer au-dessus de ces délibérations techniques et financières. Après cette conférence si laborieuse et pénible, on peut se demander : L’ombre de cette image ne s’étend-elle pas encore sur le texte de la nouvelle convention libératrice ? Quelles sont les empreintes de la puissante pensée de l’heure première ?

On ne saurait comprendre le sens de ce nouveau traité qu’en résumant ici très brièvement l’origine des discussions et divisions entre cantons suisses au sujet des voies ferrées transalpines ; l’histoire qui précéda et prépara les délibérations devant les Chambres fédérales, l’histoire qui s’est un jour comme cristallisée en cette séance critique de juillet 1870 que nous avons à dessein replacée au premier plan, explique seule la suite historique dont la convention de 1909 est le plus récent retentissement.

La voie ferrée du Brenner, ouverte à la circulation en 1867, bordait et contournait la Suisse vers l’Est ; celle du Mont-Cenis, terminée en 1871, la bordait et la contournait vers l’Ouest. Les grandes Alpes suisses ne constituent pas une chaîne centrale unique, mais, en général, elles se décomposent en deux grandes masses montagneuses parallèles entre lesquelles s’étend un sillon profond qui est lui-même parallèle aux plis alpins. Dans ce sillon se rassemblent les eaux supérieures du Rhône et du Rhin, formant deux vallées dites longitudinales, dont les têtes sont toutes voisines du massif du Gothard et qui s’éloignent de plus en plus l’une de l’autre, l’une vers l’Ouest, et l’autre vers l’Est. Elles restent fidèles au grand sillon interne jusqu’à ce qu’elles se coudent brusquement pour franchir la chaîne extérieure du versant Nord des Alpes suisses et rejoindre, par un angle droit, le lac de Constance et le lac de Genève.

C’est seulement au massif du Gothard que le système des Alpes suisses est en apparence plus simple : là, grâce à deux vallées transversales dont la direction est exactement perpendiculaire à celle des hautes vallées du Rhin et du Rhône, grâce à la Reuss et au Tessin, le versant Nord des Alpes et le versant Sud ne sont séparés que par une même masse montagneuse qui a mérité à ce titre le nom « de Château d’eau » de l’Europe. Au massif du Gothard on peut parvenir directement du Nord par la vallée de la Reuss et directement du Sud par la vallée du Tessin, position unique qui est inscrite dans la géographie physique, et qui s’est tout naturellement révélée dans la géographie humaine.

Pour passer du versant Nord des Alpes suisses jusqu’au versant méditerranéen, il y a et il n’y aura jamais que trois ordres de solutions : ou bien franchir le Gothard, ou bien profiter de l’un ou de l’autre des admirables sillons de pénétration qui sont la haute vallée du Rhône et la haute vallée du Rhin ; ces deux derniers chemins, jalonnés des centres historiques de vieille installation humaine du canton du Valais (Rhône supérieur) et du canton des Grisons (Rhin supérieur), se trouvent allongés par l’angle droit que font les cours d’eau et que les routes doivent suivre ; l’angle de Martigny est presque limitrophe de la France ; celui de Coire l’est de l’Autriche. Aussi les préférences de toute la Suisse centrale sont-elles allées à la voie de la Reuss et du Gothard, à la voie centrale, à celle qui traverse les cantons primitifs de la Confédération elle-même. Au point de vue du rayonnement de la Suisse et de ses relations avec les Etats voisins, on devine au contraire l’importance des passages alpins valaisans ou grisons.

Les trois vieilles Ligues du Rhin ont dû leur rôle historique à ces cols transalpins qui sont le Septimer, le Splügen, le Saint-Bernardin et le Lukmanier. Au milieu du siècle dernier, les Grisons ont consacré 10 millions, — somme énorme pour ce petit peuple actif, mais pauvre, — à refaire ou à construire un magnifique réseau de routes. Le pays des Grisons, historiquement et géographiquement, ce sont des routes. Aussi bien, ce sont les Grisons qui ont les premiers mené des négociations pour établir un chemin de fer à travers les Alpes, du lac Majeur au lac de Constance. C’était en 1845 que les trois cantons de Saint-Gall, des Grisons et du Tessin conclurent un premier traité auquel ils donnèrent comme suite une convention avec le royaume de Sardaigne : il s’agissait alors d’un projet de voie ferrée et de tunnel par le col du Lukmanier. En 1852, les Chambres fédérales votent la loi sur les chemins de fer qui laisse à l’industrie privée la construction des voies nouvelles et qui établit sous la forme de compromis assez vagues les principes des négociations des cantons et de la Confédération avec l’étranger. Le Lukmanier gardait toujours l’avance. La Sardaigne confirma ses intentions de n’accorder son concours qu’à une ligne du Lukmanier à l’exclusion de toute autre. Cependant, l’argent fit défaut et la concession accordée par le Conseil fédéral dut être plusieurs fois prolongée, mais en vain. On peut à juste titre appeler cette première période, de 1845 à 1857, la période du Lukmanier.

En l’année 1857 fut créée la première Union du Saint-Gothard qui groupait, avec les cantons primitifs, Uri, Schwyz, Unterwald et Lucerne, les cantons de Berne, Soleure, Bâle-Ville et Bâle-Campagne. L’Italie entre alors en scène, et, par une première note diplomatique, elle demande que la Suisse ne prenne pas d’engagemens en faveur d’une ligne transalpine sans avoir étudié tout l’ensemble des solutions possibles. L’Italie, très habilement, affaiblit le projet du Lukmanier en faisant naître un projet voisin et concurrent, celui du Splügen. De plus, le Tessin était amené, — sous l’influence de l’Italie, sans aucun doute, — non seulement à refuser mais à retirer son adhésion signée au Lukmanier ; d’autre part, les Tessinois créaient dans les Chambres fédérales et dans toute la Suisse un état d’esprit fondé sur ce postulat que toute ligne transalpine devait passer par le seul canton italien et méridional de la Suisse : le canton du Tessin se trouvait ainsi le maître de la situation, et l’on peut dire que c’est lui qui a ruiné les espérances des Grisons. Sur ces entrefaites se constitue la seconde Union du Saint-Gothard (1863), qui donne résolument à son projet le caractère d’une ligne d’intérêt international, et qui détermine le Conseil fédéral à entrer en négociations avec l’Italie et avec les Etats de l’Allemagne.

Le Simplon était également au bénéfice d’une concession ; il avait suscité une grande activité dans toute la Suisse occidentale. Des travaux étaient poursuivis, des projets étudiés et des subventions promises.

1857-1869, période de lutte ; lutte très acharnée, autour du Conseil fédéral et dans les pays voisins, entre les partisans des trois types de chemins de fer transalpins : ou le passage par le massif du Saint-Gothard, ou le passage dont la ligne d’accès devait remonter la vallée du Rhône, ou l’un des tunnels correspondant à la vallée du Rhin.

Or la Suisse ne pouvait songer à exécuter toute seule un travail aussi gigantesque ; les fonds lui manquaient. En fin de compte, les États qui fournissent les subventions finissent par dicter leurs volontés. Parmi les États de l’Allemagne, le grand-duché de Bade s’était vivement intéressé, dès l’origine, au projet de traversée des Alpes ; mais ce fut la Confédération de l’Allemagne du Nord, guidée par le cerveau pratique et perspicace de Bismarck, qui, en apportant sa subvention de 20 millions et en se liant avec l’Italie qui en fournissait 45, fit pencher définitivement la balance, — sous le poids de l’or, — en faveur du Gothard.

Le grand tunnel transalpin n’était plus un projet suisse, ni intercantonal, ni même fédéral ; il devenait à la lettre, comme l’avaient voulu ses promoteurs, un projet international, répondant aux visées politiques grandissantes des jeunes nationalités en voie d’élaboration et de conquête.

La question étant ainsi posée, les projets grisons étaient voués à un échec certain ; car les routes transalpines des Grisons n’ouvraient pas de communications directes entre l’Italie et les contrées de l’Allemagne septentrionale ; elles reliaient plutôt l’Autriche à ses anciens domaines politiques, la Lombardie et la Vénétie. L’Italie naissante et l’Allemagne naissante ne pouvaient songer à s’unir qu’en dehors de l’Autriche, et nous dirions presque contre l’Autriche ; il fallait donc fuir les parages du lac de Constance et de la haute vallée du Rhin. La faveur que suscitaient les ardentes ambitions nationales du Nord et du Sud devait fatalement faire du Gothard la ligne d’élection. Elle fut, et resta la grande voie germano-italo-suisse.

Des contrées si disparates, mises en relation par une route courte et facile, multiplièrent entre elles les échanges pour le plus grand profit de la Compagnie concessionnaire du nouveau chemin de fer. Dès l’exercice de 1883, le nombre des kilomètres parcourus par les voyageurs s’était élevé à plus de 55 millions, et, vingt-cinq ans après, il avait triplé ; le nombre des marchandises-kilomètres avait atteint, dès 1883, 75 millions et vingt-cinq ans après il s’était encore accru de 100 millions. Ce sont là les expressions numériques d’une prospérité qui avait outrepassé les espérances les plus optimistes. De leur côté, tous les cantons suisses, dits « Gothardistes, » avaient bénéficié du Gothard, et Zurich était devenu une grande place commerciale, de par l’immédiate influence du très puissant mouvement d’affaires entre l’Allemagne et l’Italie.

En 1908 et 1909, la Confédération suisse qui avait, de 1900 à 1903, négocié et opéré le rachat des cinq grandes compagnies[2], dut aborder le problème pratique du rachat du Saint-Gothard. Faut-il être surpris que les gouvernemens d’Allemagne et d’Italie lui aient fait alors savoir que la Suisse n’avait pas, à leur avis, le droit de racheter ce réseau sans leur assentiment ?

Le Conseil fédéral leur répondit que les traités internationaux du Saint-Gothard ne s’opposaient nullement au rachat, et que l’opération s’effectuerait le 1er mai 1909. « Chaque partie maintenant son point de vue, » on convint de réunir une Conférence à Berne « pour chercher un terrain d’entente. » Les délégués des trois pays se rencontrèrent à Berne le 24 mars 1909, et il ne fallut pas moins d’un mois de négociations très pénibles et de 17 séances plénières pour aboutir, le 20 avril, au texte des nouvelles conventions.

Dans le texte de cet arrangement amiable international, deux séries de résolutions méritent une spéciale attention.

Afin d’obtenir un rendement kilométrique plus considérable des lignes ferrées de haute montagne dans lesquelles tant de millions ont été engloutis, on majore les taxes de transit en majorant conventionnellement la distance réellement parcourue ; on ajoute donc au nombre exact de kilomètres un certain nombre de kilomètres supplémentaires, et la surtaxe résulte de ce que voyageurs et marchandises paient comme s’ils parcouraient en réalité ce supplément hypothétique. D’Erstfeld, sur le versant Nord du Gothard, jusqu’à Chiasso, sur le versant Sud, la voie a exactement 164 kilomètres 500 mètres : la surtaxe actuellement en vigueur est de 64 kilomètres. D’Erstfeld à Pino, la surtaxe est de 50 kilomètres.

Grâce à ces majorations fictives des distances, la Compagnie concessionnaire du Gothard est parvenue à réaliser les bénéfices inespérés qui sont un fait bien connu. D’une recette kilométrique de 39 600 francs en 1885, elle est passée à 61 700 francs en 1895, et à 92 500 francs en 1905, ce qui, déduction faite des dépenses, laissait, pour cette année 1905, un excédent de recettes de 39 641 francs par kilomètre.

Les chemins de fer fédéraux, dont le budget ne s’équilibre pas très aisément, se proposaient, en rachetant le réseau du Gothard le 1er mai 1909, de maintenir bien entendu les mêmes taxes et surtaxes ; et celle mesure s’imposait d’autant mieux que les affaires et les recettes du Gothard, loin de progresser, avaient subi en 1908 un sensible fléchissement par rapport à 1907 :


Nombre de personnes transportées Tonnes de marchandises transportées Recettes totales de l’exploitation du Gothard en francs.
1907 3 705 829 1 737 214 30 200 000
1908 3 860 203 1 586 452 29 100 000

Mais la Suisse avait compté sans les Etats subventionnai, et, disons-le nettement, sans l’Allemagne. C’est sur la réduction de ces surtaxes que l’Allemagne a fait porter ses prétentions et dirigé son effort diplomatique. Unie à l’Italie, elle a obtenu pour le trafic-marchandises les avantages suivans :

Les surtaxes de 64 kilomètres pour Erstfeld-Chiasso et de 50 kilomètres pour Erstfield-Pino sont réduites :

De 35 pour 100 dès le 1er mai 1910 (c’est-à-dire ramenées à 42 kilomètres pour le premier de ces parcours et à 33 pour le second) ;

Et de 50 pour 100 à partir du 1er mai 1920 (c’est-à-dire ramenées à 32 kilomètres pour le parcours Erstfeld-Chiasso et à 25 kilomètres pour le parcours Erstfeld-Pino).

Les articles 7 et 8 de la convention constituent, en matière déréglementation internationale des chemins de fer, une nouveauté plus originale. Voici le texte exact de ces deux articles :


ART. 7. — Le trafic sur le chemin de fer du Saint-Gothard jouira toujours des mêmes bases de taxes et des mêmes avantages qui sont ou seront accordés par les chemins de fer fédéraux à tout chemin de fer qui existe déjà ou qui sera construit à travers les Alpes.

ART. 8. — Pour ce qui concerne le transport des voyageurs et des marchandises d’Allemagne et d’Italie, pour et à travers ces deux pays, la Suisse s’engage ù ce que les chemins de fer fédéraux fassent bénéficier les chemins de fer de l’Allemagne et de l’Italie au moins des mêmes avantages et des mêmes facilités qu’elle aura accordés soit à d’autres chemins de fer en dehors de la Suisse, soit à des parties et à des stations quelconques de ces chemins de fer, soit enfin aux stations frontières suisses. Les chemins de fer fédéraux ne peuvent entrer dans aucune combinaison avec d’autres chemins de fer suisses, par laquelle ce principe se trouverait violé.


On remarquera la rigueur de ces dernières lignes, si elles étaient prises à la lettre. En réalité, elles sont expliquées, — et atténuées, — par un procès-verbal qui est joint à la Convention et qui fournit un commentaire à cet article 8 :


La deuxième phrase de l’art. 8, « Les C. F. F., etc.,  » veut seulement dire que les C. F. F. ne peuvent entrer dans aucune combinaison avec d’autres chemins de fer suisses par laquelle ils accorderaient sur leurs lignes des bases de taxes plus réduites que celles qui sont appliquées au trafic et transit par le Gothard.


Ainsi se trouve établie en faveur du Gothard une clause que nous pourrions appeler « la clause de la ligne la plus favorisée.  » L’article 12, en prévoyant le cas d’un renchérissement du prix de la houille qui ne permettrait plus au Gothard de faire face à ses affaires et en autorisant, dans ce cas extrême, le rétablissement des anciennes surtaxes de montagne, a bien soin d’ajouter : « La Suisse aura égard, en relevant les surtaxes, à la clause du traitement le plus favorable dont bénéficie la ligne du Saint-Gothard vis-à-vis des autres chemins de fer par les Alpes.  »

L’Allemagne et l’Italie ont, en somme, obtenu, comme rançon de leur ancienne et décisive coopération en faveur de la ligne transalpine, un privilège réel et indiscutable, non pas en faveur de cette ligne, — au contraire, — à son détriment, mais en faveur des marchandises qui seront transportées par le Gothard. Ces marchandises, de quelque provenance qu’elles soient, bénéficieront des taxes plus faibles accordées par la Suisse ; mais comme le Gothard est par-dessus tout la grande voie germano-italienne, ce sont les produits industriels de l’Allemagne et les produits agricoles de l’Italie qui seront les principaux bénéficiaires des avantages consentis.

Des termes heureux dupent parfois les meilleurs esprits. Le Gothard une fois racheté, le « nouveau confédéré » une fois rentré au bercail des C. F. F., le voilà assimilé « à la nation la plus favorisée.  » Quelle originale trouvaille ! Lorsqu’il s’agit d’un traité de commerce, le service des douanes de « la nation la plus favorisée » peut y perdre, mais la nation y gagne ; ici, c’est le Gothard qui perd, ce sont les chemins de fer fédéraux qui perdent, c’est la Suisse qui perdra toujours. Et c’est ailleurs qu’on gagnera. La politique de l’Allemagne vis-à-vis de la Suisse est une grande politique. On dit que l’Italie s’était proposé d’introduire à la Conférence la question du Slügen : si elle avait obtenu qu’une partie des millions de son ancienne subvention fût versée au bénéfice d’un nouveau tunnel transalpin oriental, elle aurait travaillé en même temps pour ses propres intérêts et pour ceux de la Suisse, mais non pas pour ceux de l’Allemagne : l’Allemagne a réussi à faire écarter des discussions ce problème dangereux. Comment les cantons gothardistes abandonnent-ils la cause de « leur » Gothard, en acceptant pour autrui des concessions telles que le gouvernement suisse est obligé de s’en excuser ? Le communiqué officiel, distribué par la chancellerie fédérale, — et donc rédigé par le gouvernement lui-même, — au lendemain de la Conférence du Gothard, plaide ainsi les circonstances atténuantes ; nous nous ferions, en vérité, scrupule de ne pas en donner un extrait textuel :


Il y a lieu de remarquer qu’il s’agit toujours du transit par le chemin de fer du Saint-Gothard, soit des tarifs pour les voyageurs et marchandises qui entrent par Chiasso et Pino d’une part et sortent par Lucerne, Zoug et Immensee d’autre part ou vice versa. La Suisse garde son entière liberté en ce qui concerne les tarifs pour les voyageurs et marchandises au service intérieur du Gothard ; de même pour les voyageurs et marchandises d’Allemagne et d’Italie à destination de stations du Gothard ou inversement.


Lisez et comprenez : il est bien entendu que tout ce qui est suisse est exclu du privilège.

Au lendemain de la « guerre des farines » qui avait révélé à bon nombre de Suisses les répercussions lointaines des méthodiques négociations commerciales de l’Allemagne, l’habile ministre de ce pays à Berne, M. de Bülow, le propre frère de l’ex-chancelier, pouvait-il escompter une aussi enviable faveur ? Les puissantes locomotives du Gothard travailleront désormais, — à partir du 1er mai 1910, — et les puissantes rotatives souffleront les neiges pour déblayer la voie durant d’interminables hivers, — non pas à perte, nous l’espérons bien, nous en sommes même assurés, — mais au rabais… pour le roi de Prusse !


II. — LE SIMPLON ET LA CONFÉRENCE INTERNATIONALE DES VOIES D’ACCÈS AU SIMPLON (JUIN 1909)

Lors de cette discussion de la convention du Gothard devant les Chambres fédérales dont nous rappelions tout à l’heure quelques-uns des épisodes, — à la dernière heure de la dernière séance, le 22 juillet 1870, — un des vaincus, un député du canton des Grisons, nommé Caflisch, disait, sinon avec une très délicate élégance, du moins avec une grande vérité :

M. le Président de la Confédération Dübs pense nous consoler lorsqu’il nous dit que notre mère l’Helvétie ne pouvait pas donner le jour à deux jumeaux, que pour le moment elle a assez de peine à mettre au monde le Saint-Gothard, mais que plus tard il y aurait des chances pour les jumeaux, le Lukmanier et le Simplon. Je ne puis pas, quant à moi, me satisfaire de cette perspective ; je crois, au contraire, que si l’Helvétie peut enfanter le Saint-Gothard, ses couches seront très laborieuses et qu’elle n’aura guère la force de donner le jour à un nouvel enfant, et [moins encore à deux jumeaux.


Caflisch, prophète de malheur, était bon prophète. Le Simplon n’a pu être achevé que trente-six ans plus tard, en 1906, et s’il était permis, à propos de ces tunnels, de continuer la comparaison du député des Grisons, nous dirions que le Lukmanier ou le Slügen ne sont pas encore tout près de voir le jour ! Nous craignons même que, si les Grisons ne sortent pas de leur isolement politique et ne se résolvent pas à lier solidement partie avec d’autres puissans amis dans la Confédération, on ne les mène de nouveau et ils ne se laissent mener du Slügen au Lukmanier ou à sa variante nouvelle, la Greina. Ballottés entre les projets de tunnels directement italo-suisses et les projets de tunnels aboutissant au Tessin, c’est-à-dire au Gothard, ils risquent d’être encore à la merci de l’intelligente diplomatie des Tessinois…

Les cantons rhénans n’ont d’ailleurs qu’à suivre l’exemple d’énergie méthodique et acharnée que leur ont donné les cantons rhodaniens, conduits à la conquête du Simplon sous la direction tenace et heureuse du canton de Vaud.

Le Gothard l’avait emporté grâce aux appuis financiers et politiques de l’extérieur. Après de très longues et inefficaces négociations avec la France, le Simplon a été exécuté par la Suisse elle-même. C’est à peine si l’Italie y a contribué par une subvention de quelque quatre millions. La force des cantons simplonistes et surtout des hommes d’Etat vaudois, à l’esprit loyal et pratique, a été de s’appuyer sur les Conseils de la Confédération, de lier à leur cause le Conseil fédéral et de déterminer en leur faveur, — par le rachat et depuis le rachat, — la bonne volonté sympathique de l’administration supérieure des chemins de fer fédéraux.

La construction du tunnel du Simplon, entreprise à forfait par la Société Brandt, Brandau et Cie, a été fertile en surprises et en déceptions. La complication des couches géologiques rencontrées, l’abondance des sources et surtout des sources d’eau chaude, la température qui est montée au front des chantiers jusqu’à 54°, ont causé de grandes et coûteuses difficultés ; le premier forfait a dû être augmenté d’une dizaine de millions. Aujourd’hui, l’œuvre est achevée, les trains circulent de Paris à Milan, remontant la vallée du Rhône et franchissant ce souterrain qui, avec ses 20 kilomètres de longueur (exactement 19 730 mètres) et sa faible altitude maximum (705 mètres au-dessus du niveau de la mer), constitue le plus long et le plus bas des grands tunnels des Alpes, de l’Europe et du Monde.

Le tunnel du Simplon a l’une de ses entrées sur territoire suisse et l’autre sur territoire italien ; il est bien certain que la Suisse a dû régler avec l’Italie diverses questions techniques et administratives ; cette réserve faite, on peut dire que le Simplon ne pose pas de gros problème international ; il est, de par ses origines politiques et financières, beaucoup moins international que le tunnel du Gothard dont les deux ouvertures sont pourtant en Suisse.

Par ses voies d’accès, au contraire, le Simplon est une grave affaire internationale. En avant des Alpes se dressent les plis et les plateaux du Jura : le Jura, malgré ses altitudes beaucoup moindres, est presque plus rebelle à qui le veut traverser que le système alpin. Comme la loi d’acheminement des marchandises est entre les divers pays la loi brutale de la plus courte distance, et que c’est par-là surtout que toutes les grandes lignes internationales doivent entrer en concurrence et en lutte, tous les initiateurs et protecteurs de la ligne du Simplon devaient pousser leurs ambitions à faire améliorer et abréger les voies transjurassiennes, c’est-à-dire les avenues françaises du Simplon. Il y eut de longs débats, d’interminables querelles, des séries de négociations entamées et rompues : nous n’en parlerons pas, de peur de ranimer, sans le vouloir, des disputes qui doivent aujourd’hui s’évanouir, puisque le traité de paix est signé, — la paix du Simplon.

L’ambassadeur de la République française à Berne, le comte d’Aunay, par son esprit conciliant, et grâce à son désir de donner quelque satisfaction à tous les groupes opposés d’intérêts, est d’abord parvenu à faire adopter par les deux gouvernemens français et suisse, un protocole préliminaire en vue d’une conférence internationale. Une plume avisée avait inscrit au programme le terme vague de « toutes autres questions connexes,  » qui devait assurer à la conversation internationale toute l’ampleur souhaitable. Le ministère français eut raison de placer à la tête de sa délégation celui-là même qui avait présidé au ministère des Travaux publics, à Paris, les très nombreuses séances de la Commission française interministérielle des voies d’accès au Simplon, M.  Charles Laurent. Les choses en sont devenues plus faciles.

Une première fois, la Conférence s’est réunie à Berne du 16 au 23 mars 1909. Elle a dû se séparer parce que la délégation française avait reçu le mandat et avait plaidé le droit de joindre aux problèmes débattus la question du Moutier-Granges, et que la délégation suisse et le Conseil fédéral ne se considéraient pas comme pouvant admettre cette adjonction. Mais les délégués ne se sont pas quittés sans être tombés d’accord sur de nombreux points discutés et sans avoir même noté les solutions possibles sous la forme de résolutions entièrement rédigées. Ceux qui ont lu les procès-verbaux inédits des séances de la première conférence, étaient convaincus que, de part et d’autre, les bonnes volontés étaient trop grandes pour qu’on ne finît pas par tomber d’accord. Après bien des retards dus à des causes très diverses, la seconde conférence que tant de Cassandres intéressées avaient vouée d’avance à l’insuccès s’est réunie du 1er  au 10 juin 1909, et elle est parvenue, plus tôt même qu’on ne le supposait, à une parfaite entente[3].

Une convention avait été signée en 1902 entre la Compagnie P. -L. -M.  et le Jura-Simplon pour fixer les conditions de la construction du Frasne-Vallorbe ; mais cette convention, soumise aux Chambres fédérales et approuvée par elles, n’avait jamais été ratifiée par le gouvernement français. De longs pourparlers, parfois assez aigres, rendaient la situation plus épineuse que si on s’était trouvé en face d’une question neuve. Rapiécer et raccommoder demande plus d’art, plus de souplesse et plus de science que tailler et coudre !

L’opinion publique et le gouvernement sentaient en France que, pour s’acheminer vers le tunnel romand, le Frasne-Vallorbe, — c’est-à-dire l’amélioration de la ligne actuelle Paris-Dijon-Vallorbe-Lausanne et la vallée du Rhône supérieur, — était chose indispensable et obligatoire ; c’était la carte forcée, la logique même. Pourtant, la logique s’impose-t-elle toujours ? et s’impose-t-elle sans débat ?

La Conférence des voies d’accès au Simplon, qui s’est close le 10 juin, consacre d’abord comme évidemment urgente la construction du Frasne-Vallorbe, et les chemins de fer d’Etat suisses consentent aux majorations sur les devis primitifs qui résultent du retard même de l’exécution et de toutes petites modifications du tracé. Mais, après avoir, pour ainsi dire, déblayé le terrain de cette première solution admise par tous, il a fallu aborder les questions complémentaires et connexes qui, en raison même des difficultés qu’elles soulevaient, se trouvaient constituer les problèmes essentiels et comme le nœud vital de la Conférence.

A droite et à gauche, au Sud et au Nord de la voie d’accès la plus courte, — la voie Dijon-Vallorbe-Lausanne, — d’audacieux et de clairvoyans défenseurs des intérêts franco-suisses avaient cherché des solutions qui, quoique kilométriquement plus longues, pouvaient avoir une grande portée : elles élargissaient de beaucoup la zone de retentissement économique et par suite la signification politique du Simplon.

Vers le Sud, un projet très ingénieux, très élégant, mais assez coûteux (115 à 140 millions), consistait à joindre Lons-le-Saunier à Genève par une ligne nouvelle dite de la Faucille. Outre les particularités techniques de cette ligne dont presque la moitié devait être en tunnels (39 kilomètres de tunnels), un obstacle se présentait au point terminus à Genève : la traversée du Rhône. Il fallait obtenir de la Suisse la promesse éventuelle de la construction d’un pont sur le Rhône et le raccordement des deux gares genevoises de Cornavin et des Eaux-Vives.

La Conférence des voies d’accès a obtenu ces promesses. Le jour où le gouvernement français se décidera à faire la Faucille, il ne trouvera plus d’objections du côté de la Suisse. Bien mieux, tous les points qui auraient pu être des écueils sont d’avance explorés et élucidés.

Rachat par la Suisse de la gare de Cornavin, raccordement de la gare de Cornavin à la gare des Eaux-Vives, passage des trains internationaux avec personnel du P.-L.-M., simplification des formalités douanières, etc., tout cela a été examiné. On s’est comme placé en face de la Faucille construite et on a tout décidé comme si le rêve ardent du Jura, de la Savoie et de Genève avait été subitement réalisé par une fée bienfaisante.

Ceux qui ont assez de foi pour croire à la vertu pratique des « distances virtuelles » peuvent dès aujourd’hui laisser leurs esprits optimistes courir sur les voies doublées de Saint-Gingolph-Bouveret, et choisir à leur gré la rive septentrionale ou la rive méridionale du lac Léman, la ligne suisse ou la ligne savoisienne, entre lesquelles par avance la sagesse des nouveaux Salomons a coupé et tranché trafic et recettes, pour la plus grande satisfaction des parties adverses !

Le gouvernement de Genève, partagé entre les exigences de son énergique loyalisme suisse et les aspirations de ses très nobles ambitions genevoises, s’était trouvé pris entre la France et la Confédération, entre la Savoie et le canton de Vaud, et avait fait preuve dans ces dernières années de lutte d’une réelle habileté. Tant que la question d’un nouveau tunnel transalpin n’était pas mûre, et que Genève était médiocrement assurée de la sympathie des C. F. F., le Conseil d’État genevois ne pouvait guère accepter que l’on discutât le raccordement des deux gares. Dans la séance du 8 février 1906, le conseiller Vincent représentant le gouvernement déclarait en plein Grand Conseil : « La question du raccordement n’est pas posée, et on ne songe pas à la poser.  » Il fallait à tout prix maintenir au projet de la Faucille sa signification primitive de voie d’accès au Simplon. Tactique fructueuse : c’est à ce titre, en effet, que la Faucille a pu être discutée par la Conférence, et que la Conférence des voies d’accès au Simplon a fini par libérer la Faucille de cet enchaînement limitatif et fatal au tunnel du Simplon, en lui accordant, en lui promettant son pont sur le Rhône. La Faucille n’est plus dès lors la voie coudée, tordue, presque illégitime, une sorte de rejeton mal venu du Simplon ; elle recouvre toute sa stature rectiligne, elle devient la grande voie droite, voie d’accès vers Genève, voie d’accès vers la Savoie, peut-être même un jour voie d’accès vers un nouveau tunnel franco-italien[4]. C’est là un avantage appréciable au point de vue des intérêts français, et un profit plus grand encore au point de vue des intérêts genevois. Les Genevois paraissent l’avoir compris. Le premier moment qui a suivi la Conférence a été une heure de déception : des amis trop zélés leur avaient donné trop d’espoir ! Lorsqu’ils ont vu que la Convention consacrait plus de la moitié de son texte à fixer les conditions lointaines d’un projet qui n’était pas concédé, ils se sont demandé s’ils n’avaient pas été joués par les plénipotentiaires ; mais ils se sont ravisés. Que la France ait pu exécuter la Faucille sans s’être assurée que la Confédération helvétique jetterait à Genève le pont sur le Rhône, était une telle absurdité qu’on serait mal venu à laisser supposer à ses meilleurs amis qu’on les en aurait crus capables ; les clauses de la Convention constituent donc l’acte de naissance qui marque l’avènement de la Faucille comme projet sérieux et raisonnable. Sur les conseils éclairés d’hommes tels que le Consul général de France à Genève, M. Jullemier, ou de M. Léon Janet, le président récemment décédé de la Commission des travaux publics, les membres si actifs de la Chambre française de commerce, unis aux promoteurs genevois de la Faucille, ont recommencé leur brillante campagne. Ils sentent qu’ils peuvent travailler en pleine lumière : en s’appuyant sur un acte international, ils peuvent maintenant donner à la Faucille sa vraie portée ; ils n’ont plus à redouter qu’en France on ne la considère comme trop exclusivement « simploniste,  » ni que les autorités supérieures de la Suisse ne la rejettent comme trop « hétérodoxe.  » C’est de toute évidence une ligne franco-genevoise ; pourquoi ne pas le déclarer très haut maintenant ?

L’histoire humaine se recommence. Que les Genevois se remémorent les vicissitudes du Gothard : nous l’avons dit, le jour où l’Italie et la Confédération de l’Allemagne du Nord ont promis leurs subventions à fonds perdus, la cause « gothardiste » a été gagnée. De même, le jour où l’Association pour le percement de la Faucille ou le Syndicat franco-suisse qui en est naguère issu apportera à la nouvelle voie projetée quarante ou cinquante millions à fonds perdus, il ne se trouvera que bien peu de récalcitrans pour discuter si la Faucille doit oui ou non aboutir à Genève et traverser son territoire. Que nos amis de Genève laissent crier ceux qui ne savent que parler ; qu’ils agissent comme ils savent le faire, en gens avisés et pratiques, et leur cause sera bien près d’être entendue.

Au Nord de la ligne centrale Paris-Vallorbe-Simplon, des rêves hardis ont également voulu tirer parti du tunnel du Simplon. Mais là, les énergies combinées du canton-État de Berne et de la Compagnie du chemin de fer des Alpes bernoises ainsi que les ressources financières des banques françaises et de la Compagnie de l’Est ont déjà partiellement résolu le problème posé ; il ne s’agissait plus que de parfaire l’œuvre commencée.

Pour atteindre le Simplon à travers la partie montagneuse du canton de Berne, — l’Oberland bernois, si connu et admiré des touristes, — il fallait un second grand tunnel : ce sera celui du Lötschberg. Il est déjà en construction, et c’est un ingénieur français de grand talent, M. Zürcher, qui en dirige l’exécution.

Ligne qui est, en réalité, berno-française et doit avoir une très féconde signification, si on sait l’interpréter et la compléter. En quoi consiste ce que nous appelons ici son « interprétation ? »

C’est par le réseau de la Compagnie de l’Est qu’on doit s’acheminer vers la ligne Lötschberg-Simplon : c’est par la gare frontière de Delle que voyageurs et marchandises de France devront entrer en Suisse. Mais on est là en plein Jura, et pour traverser cette zone montagneuse à plis parallèles, les lignes ferrées suivent les vallées et font des zigzags qui allongent indéfiniment les distances. Il importe de couper ces angles. Pour gagner une abréviation sensible de cette ligne, un tunnel et un raccourci s’imposaient, le Moutier-Granges.

Raccourci et tunnel sur territoire suisse qui coûteront plus de 20 millions, mais qui ont pour la France cet incomparable avantage de faire de la ligne nouvelle la plus courte voie vers Milan, non seulement pour la France de l’Est et du Nord, mais encore pour la Belgique et pour une partie de l’Angleterre et de la Hollande. Le transit si puissant d’Anvers et de Rotterdam vers l’Italie du Nord rentre ainsi dans la sphère économique française, et les marchandises de cette origine et de cette destination devront passer sur les rails français au lieu de s’acheminer par les rails allemands comme ils le font depuis l’ouverture du Gothard.

Le grand projet aimé, soutenu, voulu par Bismarck a été réalisé au détriment des intérêts économiques français. Or, le Simplon, aidé du Lötschberg et complété par le Moutier-Granges, peut devenir comme une revanche compensatrice.

On comprend maintenant pourquoi l’ambassadeur de France à Berne, M. le comte d’Aunay et la délégation française avaient fait un cas de rupture des négociations du refus de la prise en considération du Moutier-Granges lors de la première Conférence des voies d’accès en 1908. Les Français ne peuvent être qu’unanimes sur cette question, et les délégués le furent. Leur point de vue fut présenté avec tout le tact admirablement énergique et de bonne humeur conquérante de celui qui était leur chef, M. Charles Laurent.

Peu à peu, la Suisse reconnut la légitimité du point de vue français : il fallait bien se rendre à l’évidence, el, avant même la réunion de la seconde Conférence, le Moutier-Granges, qui avait déterminé l’interruption de la première, était regardé comme devant être consenti.

Est-ce à dire que les complications n’ont pas été nombreuses ? Certes, il a fallu de longues et de pénibles négociations pour coordonner et concilier les intérêts suisses contradictoires qui étaient en jeu dans l’affaire ; et toute la ténacité intelligente et prépotente des Bernois a été nécessaire pour établir le tracé définitif du Moutier-Granges, devenu le Moutier-Longeau, et pour faire charger tout à la fois la Compagnie du Lötschberg de la construction et les chemins de fer fédéraux de la future exploitation. Ces conventions extérieures, et pour la plus grande partie antérieures à la seconde Conférence, étaient le prologue indispensable de la Conférence internationale.

La part de celle-ci n’était pas moindre. Il ne s’agissait pas simplement de faire naître une ligne, il fallait la faire vivre, c’est-à-dire lui assurer un trafic suffisant. Nourrir est une œuvre plus longue et plus patiente que créer. Pour que la ligne Moutiers-Berne-Lötschberg vécût, il fallait obtenir un partage du trafic arrivant en Suisse par Délie. Les délégués français ont obtenu en faveur de Moutier-Longeau le 70 pour 100, et d’autres avantages pour l’exploitation : c’est un très beau résultat.

Ils ont dû consentir de leur côté à ne faire inscrire qu’au protocole de la Conférence leurs desiderata concernant un raccourci complémentaire du Moutier-Longeau, c’est-à-dire le Longeau-Dotzingen ; et pareillement, on a remis à des négociations ultérieures entre les Compagnies intéressées la question du raccourci complémentaire du Frasne-Vallorbe, c’est-à-dire le Vallorbe-Bussigny. Mais consentir des concessions qui ne sont pas des renoncemens, et laisser des satisfactions à ses partenaires, est le seul moyen d’aboutir dans le présent et d’empêcher les regrets de naître dans l’avenir. M. Charles Laurent et les plénipotentiaires français, qui avaient en face d’eux des hommes de valeur et de très habiles ingénieurs, ont compris que les ententes durables sont celles qui tiennent compte des intérêts essentiels, voire des susceptibilités légitimes des deux parties.

Somme toute, la Conférence aboutit à l’exécution immédiate du Frasne-Vallorbe, projet longtemps et bien des fois réclamé par la Suisse et qui rentre en même temps, depuis plusieurs années, dans les plans clairvoyans de la Compagnie française P. -L. -M. En second lieu, elle assure des avantages précieux et un statut diplomatique décisif à toute future Faucille. Enfin, elle donne à l’effort bernois du Lötschberg, qui parachève l’œuvre du Simplon, la satisfaction, dont les Français ne peuvent que se réjouir, d’étendre la zone d’attraction franco-suisse du Simplon jusqu’aux grands ports maritimes de l’Escaut et du Rhin.


La Convention du Simplon a été signée à Berne le 18 juin 1909, par les plénipotentiaires des deux pays, M. le comte d’Aunay pour la France, MM. Deucher, Comtesse et Forrer pour la Suisse.

La Convention du Gothard, définitivement rédigée le 20 avril 1909, n’a été signée par les plénipotentiaires des trois Etats, Allemagne, Italie et Suisse, que le mercredi 13 octobre 1909. Il reste à soumettre l’une et l’autre à l’approbation des pouvoirs compétens, parlemens et gouvernemens, des pays étrangers qui y sont parties intéressées ; elles doivent être également discutées et approuvées par les Chambres fédérales suisses, lors de la session prochaine, au mois de décembre 1909.

Il ne nous appartient pas de discuter si, au point de vue suisse, ou au point de vue allemand, il est ou il n’est pas opportun de consacrer une telle « servitude » internationale à l’endroit de la ligne du Gothard ; — le mot de « servitude » est pris ici, bien entendu, dans le sens juridique ; — mais il nous est permis de dire au nom des intérêts franco-suisses qu’en ce qui concerne les voies d’accès au Simplon, la convention, dans son ensemble, est conforme aux intérêts engagés de part et d’autre. Nous souhaitons que le texte global en soit tel quel admis et approuvé. C’est là comme une fondation solide sur laquelle les esprits positifs et réalistes pourront édifier à leur gré tous les projets capables d’affermir les relations économiques entre la France, la Suisse et l’Italie.

Les routes, les voies ferrées, les rails posés sur le sol, les trous forés dans les montagnes n’ont pas simplement un sens et une valeur techniques ou économiques ; ils ont encore ce que j’appellerai une valeur d’expression ; ils sont les empreintes matérielles et géographiques des grands faits historiques et politiques qui séparent ou rapprochent les sociétés humaines ; ils les expriment et, tout à la fois, ils les confirment ; ils en procèdent et ils les renforcent. Par-delà les longues réflexions et les longs rapports, d’ailleurs féconds et indispensables, sur les distances kilométriques, sur les pentes, sur le coût des projets opposés ; par-delà ces mille petits faits et ces multiples et contradictoires tâtonnemens qui risquent de nous faire exagérer notre pouvoir de libre choix en face des conditions durables de la nature et vis-à-vis des solutions éphémères des financiers ou des ingénieurs ; par-delà toutes les conversations, discussions et délibérations, la grande histoire humaine dicte et inscrit sur le sol les phrases décisives. Ce sont, répétons-le encore, les visées politiques de l’Autriche sur les rivages de l’Adriatique et sur la Haute-Italie qui ont fait le Semmering et le Brenner ; c’est la politique du second Empire vis-à-vis de l’Italie nouvelle qui s’est traduite par le Cenis ; et la Confédération de l’Allemagne du Nord, à laquelle devait si promptement succéder l’Empire d’Allemagne, a choisi pour la voie de type moderne appelée à relier les plaines prussiennes et les houillères du Nord aux pays toujours captivans de la Méditerranée, ce même Gothard, dont la route attirait déjà au XIIIe siècle les préférences des souverains germaniques et notamment des Hohenstaufen, et qui valut aux pieux et vertueux gardiens de cette porte et de cette avenue, aux gens d’Uri et de Schwyz, les faveurs de Frédéric II, l’empereur excommunié.

Ce ne sont pas simplement des tonnes de marchandises et des recettes kilométriques, des tunnels ou des raccourcis, qui sont ici en cause : nous avons affaire à un épisode important de la politique contemporaine internationale, et ce ne sera pas le dernier de la série. Conférence du Gothard, fin d’une vieille histoire ; Conférence du Simplon, début d’une histoire nouvelle.

Jean Brunhes.



  1. Paul Girardin, l’Ouverture du Simplon et les intérêts français dans les Questions diplomatiques et coloniales, VIII, 1er déc. 1904, p. 107. En fin de compte, les subventions globales de l’Italie et de l’Allemagne furent respectivement de 8 millions et de 30 millions.
  2. On trouvera un remarquable résumé de l’histoire des chemins de fer suisses dans un livre récent et bien informé : Pierre Clerget, la Suisse au XXe siècle, Étude économique et sociale, Paris, Armand Colin, 1908.
  3. Délégués de la France : MM.  Charles Laurent, Sergent, Mocquery, Fontaneilles, de Billy et R. Cosson. — Délégués de la Suisse : MM.  von Arx, Weissenbach, Colomb, Winckler, Stockmar et Pestalozzi.
  4. Ce dernier projet est d’ailleurs bien délicat et complexe, même aux yeux de ceux qui en sont les partisans ; il offre des difficultés de divers ordres, sur lesquelles nous ne voulons pas insister ici. Ajoutons enfin que pour certains la Faucille reste avant tout un projet de voie d’accès au Simplon, et nous devons a la vérité de dire que l’ambassadeur de France à Berne est de ceux-là.