Grains de mil/Les trois cousines

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Grains de mil : poésies et pensées
Joël Cherbuliez, libraire-éditeur (p. 73-84).

XXXII

LES TROIS COUSINES.

À Madame C. C. W.


LA BRUNE.


I

Vierge au pied leste,
Au chant mutin,
À la main preste,
À l’œil lutin,
Au front hautain,
Au royal geste,
Sois plus modeste.,
Songe au destin,
Vierge si preste,
Songe à demain !


II

La feuille tombe,
Ô ma colombe,
Du rameau vert ;
Le printemps chante,
Ô ma charmante…
Puis vient l’hiver.

Des feux d’Aurore
Le ciel se dore…
Puis vient la nuit ;
Un éclair brille,
Ô ma gentille.
Brille… et s’enfuit.

Fille superbe,
La fleur de l’herbe,
Ton doux larcin,
Bientôt se fane,
Ô ma sultane…
Même à ton sein.


La pleine lune
Bientôt, ma brune,
Perd son éclat ;
La fraîche brise,
Quoique insoumise,
Bientôt s’abat.

L’horloge sonne,
Sonne, ô mignonne…
Et puis se tait ;
Tout passe vite,
Vite, ô petite…
Et disparaît.

III

Vierge au pied leste,
Au chant mutin,
Au royal geste,
Au ton hautain,
Rien ne demeure,
Rien ici-bas ;
L’heure après l’heure
Presse le pas ;
Et tel qu’un rêve
S’envole au jour,


Ainsi, sans trêve
Et sans amour,
Qu’on le regrette,
Enfant, ou pas,
Tout, ma pauvrette,
Nous quitte, hélas !

IV

Ton œil, bel ange,
Va se ternir ;
Dans l’avenir
Tout doit finir :
Aussi tout change.

Agneaux et loups,
Sages et fous
Plaisir et joie,
Tout est la proie
Du temps jaloux.

Partout il pille :
Autour de nous,
À tes genoux ;
Sens-tu ses coups,
Ô jeune fille ?


Puis, sans espoir,
Fruit, rose ou feuille
Le Trépas noir
Prend, fauche ou cueille
Tout, un beau soir.

V

Sans perdre haleine
Jusqu’au matin,
D’un pied badin
Chassant la peine,
Danse, ô ma reine,
Aux cils d’ébène,
Mais dans l’arène,
Enfant hautain,
Pense à la fin,
Pense au destin :
Vieille on se traîne ;
Songe au chemin
Vierge trop vaine,
Songe à demain !



LA BLONDE.



Au temps des senteurs
Et de l’alouette,
Fille joliette,
Aux vives couleurs,
En fraîche toilette,
Qui t’en vas seulette,
Narguant les railleurs,
Un matin de fête,
À travers l’herbette,
Faire ta cueillette
D’amour et de fleurs ; —
Blonde bachelette
Aux traits séducteurs,
Aux regards quêteurs,
Et pourtant discrète, —
Jeune oiseau rieur,
Hardi par candeur,
Qui cache sa peur
Sous un front moqueur, —

Naïve coquette,
Avec l’air vainqueur,
Pauvre enfant simplette,
Veille sur ton cœur.
Gare à la défaite !
Gare à la conquête !
Loin est le bonheur,
O ma pâquerette,
Près est le malheur.
— En ta maisonnette
Reviens vers tes sœurs,
Reviens-y seulette,
Et crois-nous, fillette,
Gaîté d’amourette
Finit par des pleurs.
Crainte des douleurs,
Jeune bergerette,
Au temps des senteurs
Et de l’alouette,
Ris de la fleurette,
Ne souris qu’aux fleurs.



LA BELLE.


..... Occhi belli
Nei quai mirando mio disio si apposa.

Dante.


Ô belle sérieuse,
Dans l’œil ou dans le front,
Ni la brune oublieuse,
Ni la blonde rieuse
N’ont ton charme profond.

Comme la brune folle,
Tu souris au plaisir ;
Mais, moins qu’elle frivole,
Plus haut, plus loin, s’envole
Ton immense désir.

Comme la vierge blonde,
Tu demandes l’amour ;
Mais ton regard le sonde,
Il abandonne au monde
Les idoles d’un jour.


Ici, de toute joie
On n’a que la moitié ;
Le cœur léger s’y noie ;
Cette chétive proie,
Tu la prends en pitié.

Tu sens que la lumière
Est plus que les couleurs ;
Qu’elles sont sa poussière,
De toi vivant, ô mère,
Et mourant, si tu meurs ;

Que du lion la pose
Dit tout, tandis qu’un bond
N’exprime qu’une chose ;
Tu sens que, s’il repose,
Le sublime est sans fond.

Et tu restes sereine ;
C’est pourquoi tu me plais ;
Et ton beau front de reine
Se couronne, ô sirène,
D’une aurore de paix.


J’aime ta beauté grave ;
Magique est le couchant,
D’or, de pourpre ou de lave ;
Mais pur, simple et suave,
N’est-il pas plus touchant ?

Océan, quand tu grondes,
Je t’admire, Océan,
Mais, tranquilles, tes ondes
Ont, deux fois plus profondes,
Plus de grandeur, géant !

Ni la brune oublieuse,
Dans l’œil ou dans le front,
Ni la blonde rieuse,
Ô belle sérieuse,
N’ont ton charme profond.



En toute créature
Dans l’art, temple de feu,
Dans l’homme et la nature,
Ton œil, ô vierge pure,
Cherche le doigt de Dieu.


Tu sais vivre en toi-même,
Et, quand meurent tous bruits,
Ton âme, instant suprême,
Entend la voix qu’elle aime
Dans le calme des nuits.

Le jour est pour la vie ;
Tu sais vivre en aimant ;
Ton âme est poursuivie
De l’immortelle envie
Du complet dévoûment.

Bien souvent ton cœur saigne,
Non que Dieu l’ait puni,
Non que, timide, il craigne,
Ou que, lâche, il se plaigne,
Mais il veut l’infini.

Sainte, aimante, héroïque,
L’œil limpide et loyal,
Ton profil est antique,
Ta voix une musique,
Ton rêve, l’idéal.


Je trouve Hébé jolie
Et charmante Cérès ;
Mais une autre harmonie,
Ô Vénus-Uranie,
Resplendit sur tes traits.

Laure est belle, ô Pétrarque,
L’œil enchanté, je suis
Angélique en sa barque ;
Mais la divine marque
Est sur toi, Béatrix !

Ô belle sérieuse,
Dans tout ce qu’elles font,
Ni la brune oublieuse,
Ni la blonde rieuse,
N’ont ton charme profond.

L’une éveille ma lyre,
L’autre sait me charmer ;
Mais pour toi je respire,
Fille au divin sourire,
Et toi, je veux t’aimer.

Marseille, 1853.