Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Bâtard (LE), poème satirique anglais, de Richard Savage

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Administration du grand dictionnaire universel (2, part. 1p. 349-350).

BÂTARD (LE), poème satirique anglais, de Richard Savage, publié en 1728. L’auteur était fils naturel de la comtesse de Macclesfield, et, dans cette composition fameuse, il devait être mieux inspiré par la triste réalité que par l’allégorie et la fiction. Sa mère, non-seulement ne voulut jamais le reconnaître, elle le poursuivit encore d’une haine implacable, et c’est pour se venger qu’il poussa l’ironie jusqu’à lui dédier, « avec tout le respect qui lui est dû, » son poëme vengeur, dont la première page portait cette sanglante épigraphe empruntée à Ovide : Decet hæc dare dona nocercam. Le Bâtard attendrit toute l’Angleterre, excepté l’orgueilleuse lady ; il est écrit avec une énergie prodigieuse, et l’on sent à chaque vers que l’indignation a enflammé le génie du poëte : facit indignatio versum. « Dans les moments joyeux, dit-il, quand mon imagination était pétillante, ma muse en délire laissait échapper ces mots : Bénie soit la naissance du Bâtard. Dans les sentiers non frayés encore, il se montre comme une comète errante, il n’est pas le fruit de molles complaisances, lui, l’enfant de l’enthousiasme ; il doit fonder à lui seul sa race généreuse, car il n’a rien de quoi il puisse se vanter : il n’est point le dixième propagateur d’une sotte figure, il n’a ni espérances ni exemples de la part de ses parents. La flamme qu’il porte dans son sein n’est pas alimentée du dehors : aussi il est fier du nom brillant de bâtard… il est l’enfant de la nature ; il est seul : son cœur et son esprit lui appartiennent. — Ô ma mère, vous qui ne l’êtes pas, c’est à vous que je dois de si grands privilèges. De tous les devoirs du sang et de la famille, de tout lien naturel, moral et divin, vous avez affranchi mon âme impatiente ; sans aviron, vous m’avez lancé sur l’Océan. Ah ! que j’y aurais perdu, si, détesté par nature et aimé par mariage, j’eusse été une masse vivante et légale qui vous appartînt forcément : j’aurais été votre plat et cher héritier, fardeau de votre vie et but de vos soins, pauvre dans la richesse et petit dans la grandeur, esclave de l’étiquette, un zéro dans l’État, négligeant comme un seigneur mon mérite inconnu, et sommeillant au fauteuil où le hasard m’aurait jeté. Des avantages bien autrement glorieux deviennent le partage du Bâtard, conçu par la tendresse et par une passion sincère. Ferme comme le destin, il s’élance, il surmonte les malheurs et s’élève jusqu’à la lumière. » Mais ce rire strident de l’ironie ne se soutient pas jusqu’au bout. Après avoir débuté presque gaiement, Savage finit sur un ton mélancolique. Faisant un triste retour sur lui-même, il rappelle sa vie malheureuse, que l’absence d’une famille a rendue dissipée et vagabonde : « Cependant, où mon espoir pourra-t-il se réaliser ? La voix d’une mère n’a jamais prié pour moi et pour mon innocence au berceau. Je n’ai pas eu de père qui retînt la fougue de ma jeunesse, et qui, en réprimant mes vices, ait fait éclore mes vertus. Ma mère, ce n’est pas là votre nom : peut-être cette pensée fera couler une larme. Tout ce qui me rendit malheureux, c’est à vous que j’en fus redevable ; tout ce qui m’a consolé m’est venu des étrangers. »

Telle est la réflexion simple et touchante par laquelle Savage termine son poëme, qui mérite d’être classé à part dans les compositions du genre satirique. Il faut aller jusqu’à Byron écrivant son pamphlet poétique : les Bardes anglais et les critiques écossais, pour retrouver la même énergie, la même amertume, la même sincérité. Et encore, la satire de Byron n’est-elle que la révolte d’un orgueil littéraire. Le poëme de Savage répond à un sentiment plus large et plus vrai ; sa douleur intéresse tout le monde, elle ne trouve que trop d’échos dans les infortunes semblables dont l’humanité et la civilisation ont à rougir. L’impression est encore plus profonde et plus poignante, si le fils naturel est en outre le fils abandonné, le fils proscrit. Une telle situation, aggravée par le régime social de l’Angleterre, où le rang et la richesse dominent tout, devait inspirer des vers brûlants. Le poëme de Savage trouva des lecteurs compatissants ; ce fut la punition de la mère. Elle put lire, avant sa mort, dans la Vie de Savage par Johnson, ce passage écrasant : « Dans cette circonstance, la mère de Savage montra pour la première fois de la honte ; jamais le pouvoir de l’esprit d’un auteur ne fut plus remarquable. Cette créature infâme, qui, sans scrupule, s’était déclarée adultère, et qui essaya de faire périr son fils de faim, ensuite de le faire déporter, enfin de le faire exécuter, n’eut point le courage de supporter l’effet que produisit sa conduite. Redoutant la voix publique et nullement les remords, elle alla cacher son crime dans l’univers de Londres. » On raconte en effet qu’à Bath, où cette mère sans entrailles s’était retirée pour éviter la présence de son fils, elle entendait à chaque pas murmurer à ses oreilles les vers vengeurs du Bâtard.