Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/BAUDEAU (Nicolas), économiste de l’école physiocratique

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Administration du grand dictionnaire universel (2, part. 1p. 384).

BAUDEAU (Nicolas), économiste de l’école physiocratique, né à Amboise en 1730, mort en 1792. Destiné par sa famille à l’état ecclésiastique, il se livra d’abord aux études qu’exige cette carrière, et commença même à la parcourir : de là le titre d’abbé qu’il conserva toujours, ainsi que Morellet, Mably et d’autres écrivains du XVIIIe siècle, qui ne participaient que par cette qualification au caractère de la prêtrise. Devenu chanoine régulier de Chancelade et professeur de théologie dans cette abbaye, il s’y occupait d’une analyse de l’ouvrage de Benoît XIV sur les Béatifications, quand il fut appelé à Paris par l’archevêque de Beaumont. Ce voyage, auquel on ne saurait assigner d’époque bien précise, décida Baudeau à renoncer à la position qu’il occupait. Il fonda à Paris, vers la fin de 1765, sous le titre d’Éphémérides du citoyen ou Chronique de l’esprit national, un recueil périodique, dans lequel il combattit d’abord les principes de l’école de Quesnay, dont il devait être ensuite un des plus habiles et des plus enthousiastes vulgarisateurs. La circonstance qui détermina sa conversion nous est rapportée par M. Daire (Collection des principaux économistes) ; elle fait le plus grand honneur au caractère de l’abbé Baudeau ; elle offre un trait de bonne foi dont les exemples ne sont pas et n’ont jamais été très-communs dans les polémiques. Le Journal de l’agriculture, du commerce et des finances, dont la publication datait aussi de 1765, et qui avait pour rédacteur en chef Dupont de Nemours, servait de champ de bataille aux adversaires et aux partisans du système mercantile. Le Trosne, avocat du roi au bailliage d’Orléans, qui s’était rallié de très-bonne heure à la doctrine des économistes, s’y étant élevé contre quelques opinions contraires, soutenues par l’abbé Baudeau dans ses Éphémérides, celui-ci, pour les défendre, prépara une série de lettres, dont il fit admettre la première dans le Journal de l’agriculture. Mais le rédacteur, en consentant à cette insertion, s’était réservé le droit, dont il usa, de joindre des observations au travail de Baudeau. Or, il paraît que ces observations, quoique très-courtes, produisirent sur l’esprit de ce dernier, qui cherchait la vérité de bonne foi, une impression telle, qu’avouant s’être engagé dans les voies de l’erreur, il déclara aussitôt vouloir se rattacher à la doctrine de Quesnay. En effet, dès 1767, lorsque le crédit des partisans du système mercantile fut parvenu à éloigner Dupont de Nemours de la rédaction du Journal de l’agriculture, et à fermer cette feuille aux doctrines physiocratiques, Baudeau, lié dès lors avec le marquis de Mirabeau, leur offrit un refuge dans ses Éphémérides du citoyen, qui changèrent leur second titre en celui de Bibliothèque raisonnée des sciences morales et politiques

Au mois de mars 1708, l’abbé Baudeau abandonna la direction des Éphémérides à Dupont de Nemours, mais sans cesser d’y écrire. Il fit paraître, en 1771, un ouvrage de doctrine intitulé : Première introduction à la philosophie économique, ou Analyse des États policés. C’est le plus remarquable et le plus important de ses écrits. Il contient une exposition très-claire et très-méthodique de la doctrine physiocratique. L’auteur distingue d’abord deux grands agents économiques, la nature et l’art. Il y a dans les États policés trois espèces d’arts : l’art fécond ou productif, l’art stérile ou non productif et l’art social. L’art fécond ou productif travaille directement et immédiatement à opérer la plus grande fécondité de la nature, à tirer du sein de la terre une plus abondante récolte de productions. Il s’exerce sur les trois règnes et peut, par conséquent, être subdivisé en trois arts, suivant ces trois règnes. La chasse et la pêche plus ou moins raisonnées et préparées, l’éducation et la multiplication des animaux plus ou moins domestiques, est le premier. L’agriculture proprement dite forme le second. L’art de tirer les minéraux du sein de la terre constitue le troisième. Toutes les richesses, c’est-à-dire tous les biens susceptibles de s’échanger contre d’autres biens ont leur origine dans l’art productif. Saisies en quelque sorte dans leur source, les richesses se divisent en richesses de consommation subite ou subsistances, et richesses de consommation lente ou matières premières. L’art stérile s’empare des subsistances et des matières premières, après que la fécondité de la nature, sollicitée par l’art productif, les a données, et il se propose uniquement de les façonner, afin que la jouissance en devienne plus utile et plus agréable. Pour que l’art productif et l’art stérile, ou industrie façonnante, fleurissent dans un État, il faut que les hommes sachent, qu’ils veuillent, qu’ils puissent se livrer aux travaux de ces deux arts ; de là un troisième art, l’art social, qui répond à ce triple besoin par l’instruction, la protection et l’administration. L’instruction, la protection et l’administration constituent l’exercice de l’autorité. L’instruction (dont le culte fait partie) est le moyen de former le cœur, l’esprit et les organes des hommes, suivant les talents et la condition de chacun, en un mot de développer leurs facultés le plus avantageusement possible. La protection embrasse les fonctions judiciaire, militaire, policière ; elle prévient et réprime les attentats de la violence ou de la fraude privée par une justice exacte ; elle contient ou repousse les usurpateurs du dehors par la force militaire de l’État et par l’efficacité de ses relations politiques avec de bons et fidèles alliés. L’administration forme les grandes propriétés publiques qui font valoir celles des particuliers : chemins, canaux, rivières navigables, ponts, ports, édifices publics, etc. À chacun des trois arts se rapporte un certain nombre de catégories ou classes sociales : à l’art productif, les propriétaires fonciers, les directeurs des exploitations agricoles et minérales, les ouvriers agricoles ; à l’art stérile, les industriels, les voituriers, les commerçants ; à l’art social, les magistrats, les militaires, etc. La prospérité de l’art social et de l’art productif entraîne nécessairement celle de l’art stérile ; la prospérité de l’art stérile n’entraîne pas nécessairement celle des deux autres. De là, la négation de ces maximes : il faut favoriser le commerce ; il faut développer le luxe ; de là, la condamnation du système mercantile et du préjugé qui fait considérer comme la richesse même la monnaie, qui n’est qu’un moyen de distribuer les substances et les matières premières, soit avant, soit après la façon qu’elles reçoivent de l’art stérile. De là aussi, la substitution à toutes les taxes indirectes d’un impôt unique d’un tiers sur le revenu net des propriétés foncières, substitution fondée sur le concours nécessaire que l’art social apporte à l’art productif par les trois fonctions d’instruction, de protection et d’administration, et qui offre le précieux avantage de lier d’une manière directe et constante l’intérêt des dépositaires de l’autorité au développement de l’art, qui est la véritable source de la richesse publique. En politique, Baudeau se soucie peu de la forme et de l’origine du gouvernement ; il fait peu de cas des divers systèmes de séparation et de balance des pouvoirs. Son objectif n’est pas dans les républiques de l’antiquité, mais dans la Chine, telle qu’on se la représentait au XVIIIe siècle. Son idéal est une monarchie économique, c’est-à-dire limitée uniquement par la diffusion et la généralisation de l’instruction économique.

L’abbé Baudeau mourut vers 1792. Les biographes s’accordent à dire que ses facultés intellectuelles s’étaient altérées dans les dernières années de sa vie, jusqu’à le réduire à un état de démence. Outre l’ouvrage que nous venons d’analyser, et d’intéressants articles insérés dans les Éphémérides, il a laissé : Idées d’un citoyen sur l’administration des finances du roi (1763) ; Idées d’un citoyen sur les besoins, les droits et les devoirs des vrais pauvres (1765) ; Lettres sur les émeutes populaires que cause la cherté des grains et sur les précautions du moment (1768) ; Lettres d’un citoyen sur les vingtièmes et autres impôts (1768) ; Principes économiques de Louis XII et du cardinal d’Amboise, de Henri IV et du duc' de Sully sur l’administration des finances, opposés aux systèmes des docteurs modernes (1775) ; Charles V, Louis XII et Henri IV aux Français (1787).