Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Bruno (giordano)

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Administration du grand dictionnaire universel (2, part. 4p. 1352-1353).

BRUNO (Giordano), célèbre penseur italien, martyr de la philosophie, né à Nola, près de Naples, en 1550, brûlé vif à Rome le 17 février 166, par ordre du saint office, sous le pontificat de Clément VIII. « La destinée qui plaça son berceau au pied du Vésuve et le fit grandir sous un ciel de feu lui avait donné, dit M. Saisset, une âme ardente, impétueuse, une inquiète et mobile imagination. > Il arrive aux caractères de cette trempe de se croire destinés aux austérités du cloître, aux recueillements de la solitude : Bruno prit l’habit de dominicain. Il ne devait pas le garder longtemps. Spirituel, éloquent, avide de gloire, les triomphes et les orages du siècle l’appellent. Ce n’est pas seulement le joug de la règle monastique, c’est celui de la foi chrétienne qui pèse à sa raison indocile. Ses questions hardies, ses doutes illimités sur la virginité de Marie, sur le mystère de la transsubstantiation, irritent ses supérieurs. D’un seul bond, le voilà qui s’élance de la foi d’un moine catholique aux dernières limites du scepticisme. Ce n’est point à telle ou telle pratique, à telle ou telle institution que s’attaque son doute. Il va droit au dogme essentiel, l’eucharistie, et le nie radicalement. Luther s’était borné à transformer le mystère eucharistique, croyant de bonne foi le ramener à sa pureté primitive. Bruno attaque la forme et le fond, car il nie la divinité de Jésus-Christ, base de l’eucharistie et de tout vrai christianisme. À cet es-Frit de doute et d’incrédulité qui caractérise Italie païenne de ta Renaissance, et qui n’a rien de commun avec l’esprit essentiellement chrétien de la Réforme, Bruno joint une soif insatiable de nouveautés et de découvertes, le pressentiment confus et l’enthousiasme de l’avenir. Agité d’une inquiétude infinie, il commence sa vie errante et aventureuse. De Naples, il court à Gênes, à Nice, à Milan, à Venise. Partout il intéresse, il inquiète, il étonne : partout il appelle et brave la tempête. Chassé de ville en ville, il se décide, à trente ans, à quitter l’Italie, pour aller répandre dans toute l’Europe la fièvre d’opposition et d’innovation dont il est consumé.

Quel est son but ? « Bruno, dit M. Saisset, n’aspire point à un rôle politique. Il sent instinctivement ce qu’un calcul profond inspira depuis à Voltaire : c’est qu’il faut un point d’appui dans les forces temporelles pour attaquer plus sûrement les spirituelles, et il concentre son activité dans le domaine des idées. Sur ce terrain, il ne respecte aucune autorité et marche audacieusement à une révolution générale. Quelles étaient alors les grandes puissances intellectuelles ? L’école, Église, la religion chrétienne. Bruno attaque tout cela à la fois. Ce qui dominait dans l’école et dans l’Église, c’était la logique et la physique d’Aristote, avec l’astronomie de Ptolémée, étroitement associées au dogme chrétien. À la logique d’Aristote, Bruno en substitue une nouvelle, dont il emprunte le germe à Raymond Lulle ; à l’astronomie de Ptolémée, il oppose celle de Copernic et de Pythagore ; à la physique d’Aristote, à son monde fini, à son ciel incorruptible, il oppose l’idée d’un monde infini, livré à une évolution universelle et éternelle ; à la religion chrétienne, religion de la grâce et de l’esprit, il oppose la religion de la nature, expliquant le surnaturel par la physique, et ne voyant dans les religions qu’un amas de superstitions et de symboles. La logique rajeunie de Lulle, l’astronomie de Copernic, un panthéisme où Parménide, Platon, Pline et Nicolas de Cusa ont chacun leur part, voilà le bagage qu’emporte Bruno quand il quitte le clocher, la patrie, l’Église, pour entreprendre sa croisade européenne, pour aller, sans autre appui que son audace, déclarer la guerre à toutes les autorités établies, défier tous les pouvoirs spirituels, braver les foudres de l’école et de l’Église. •

En 1580, il est à Genève. C’est par cette ville, où règne une sombre théocratie, qu’il commence. On a dit qu’il avait embrassé le calvinisme. Ce fait est invraisemblable ; sa pensée ; nous l’avons dit, allait au delà de la révélation, au delà du christianisme, et le fanatisme qui avait immolé Servet ne pouvait que lui être odieux. Pouvait-il, d’ailleurs, s’entendre avec le successeur de Calvin, ce Théodore de Bèze, qui écrivait à Ramus : « Les Genevois ont décrété une bonne fois et pour jamais que ni en logique ni en aucune autre branche de savoir, on ne s’écarterait chez eux des sentiments d’Aristote ? » De Genève, Bruno s’éloigne ou s’échappe pour aller à Lyon, où il ne s’arrête pas, puis à Toulouse, qui accueille sa parole par des clameurs, et enfin à Paris. Bruno a séjourné deux fois à Paris : une première fois de 1582 à 1583 ; puis après son voyage en Angleterre, de 1585 à 1586. Il y trouva des protecteurs puissants dans le grand prieur Henri d’Angoulême et dans l’ambassadeur de Venise J. Moro, qui le présenta à Henri III. Grâce à ce haut patronage, il obtint du recteur de l’université de Paris, Jean Filesac, la permission d’enseigner la philosophie. « On l’eût même admis, dit Scioppius, au nombre des professeurs titulaires, s’il avait voulu assister à la messe. »

À Paris, Bruno eut le plus grand succès. Il était jeune et beau. Sa figure était pensive, ses traits délicats et fins ; un nuage de mélancolie ardente était répandu sur son front. Son œil noir lançait des éclairs. Il parlait debout, avec une merveilleuse abondance ; dédaigneux des formes de l’école, confiant dans sa mobile et prompte inspiration, il prenait tous les tons : 1 ironie, l’enthousiasme, quelquefois la bouffonnerie, mêlant le sacré avec le profane, et colorant les abstractions de la métaphysique des images de la poésie. Mais ce qui explique mieux encore son succès, c’est l’audace de ses nouveautés, c’est l’écho qu’elles trouvent dans les jeunes esprits, arrachés au sommeil de la foi, et sollicités à l’examen par les divisions de la théologie, par la brillante apparition de l’antiquité ressuscitée, et par l’orgueil d’une science qui entend marcher hors des voies traditionnelles. Pour prendre une idée de l’enseignement de Bruno, et de l’effet que devaient produire ses discours, il suffit de lire la lettre qu’il écrivit au recteur Filesac lors de son second voyage à Paris. « On nous parle, dit-il, au nom de la tradition ; mais la vérité est dans li i présent et dans l’avenir beaucoup plus que dans le passé. D’ailleurs, cette doctrine antique qu’on nous oppose, c’est celle d’Aristote. Or Aristote est moins ancien que Platon, et Platon l’est moins que Pythagore. Aristote a-t-il cru Platon sur parole ? Imitons Aristote en nous défiant de lui. Il n’y a pas d’opinion si ancienne qui n’ait été neuve un certain jour. Si l’âge est la marque et la mesure du vrai, notre siècle vaut mieux que celui d’Aristote, puisque le monde a aujourd’hui vingt siècles de plus. D’ailleurs, pourquoi invoquer toujours l’autorité ? Entre Platon et Aristote, qui doit décider ? Le juge suprême du vrai, 1 évidence. Si l’évidence nous manque, si les sens et la raison sont muets, sachons douter et attendre. L’autorité n’est pas hors de nous, mais au dedans. Une lumière divine brille au fond de notre âme pour inspirer et conduire toutes nos pensées. Voilà l’autorité véritable. « Lorsque Bruno dit : Prenons l’évidence pour juge unique du vrai ; et si l’évidence nous manque, sachons douter, ne croit-on pas entendre Descartes ? Et cette pensée que, si l’âge est la marque et la mesure du vrai, notre siècle vaut mieux que celui d’Aristote, puisque le monde a aujourd’hui vingt siècles de plus, ne dirait-on pas qu’elle a inspiré tel passage où François Bacon nous montre dans l’antiquité la jeunesse du monde (antiquitas sæculi juventus mundi) ?

Ce fier appel à l’autorité intérieure, à l’évidence rationnelle, ne pouvait manquer d’exciter de l’ombrage chez les héritiers de la tradition, chez tous ceux qui vivaient de l’aristotélisme scolastique. Partout suspect, Bruno ne faisait nulle part long séjour. Il allait, chevalier errant de la libre pensée, d’université en université, rompre des lances pour l’honneur de sa dame ; il allait nu Comme Bios (io m’en vo nudo corn’un Iiia), mais riche de son mépris pour les biens attachés à la défense officielle du passé, le cœur haut, se donnant à lui-même la mission et le nom de réveilleur (excubitor). Quittant Paris, il avait passé en Angleterre en 1583. Il y fit paraître, en 1584, ses deux plus importants ouvrages, ceux qu’il appelait lui-même les deux colonnes de son système philosophique (i fondamenti dell’iattero edifizio della nostra filosofia) : De la Cause, du Principe et de l’Unité (Délia Causa, Principio ed Uno), et De l’Infini, de l’Univers et des Mondes (Dell’Infinito, Universo e Mondi), l’un et l’autre dédiés à 1 ambassadeur de France, Michel de Castelnau, son hôte et son ami. Protégé par Michel de Castelnau, présenté à Philippe Sidney, le philosophe napolitain fut accueilli avec faveur à la cour de la reine Elisabeth. Il ne montra pas moins d’enthousiasme pour elle que Shakspeare, qui l’appelait « la belle vestale assise sur le trône de 1 Occident. » Bruno la compare à Diane, et trouve réunis en Elisabeth la beauté de Cléopâtre et le génie de Sémiramis. On verra plus loin combien lui devait coûter cher ce grain d’encens brûlé en l’honneur d’une protestante. L’université d’Oxford était une des citadelles du péripatétisme ; elle était tellement attachée à Aristote qu’un de ses statuts portait : « Les bachelors et les masters of arts qui ne suivent pas fidèlement Aristote sont passibles d’une amende de 5 shillings par points de divergence, ou seulement pour toute faute commise contre l'Organon. » Bruno obtint cependant la permission d’y enseigner, et nous le voyons même paraître avec éclat dans une occasion solennelle. Un royal visiteur étant venu à Oxford, on lui donna une fête appropriée au caractère de cette ville universitaire. On le fit assister à une dispute philosophique, où Bruno eut à lutter avec les maîtres éprouvés d’Oxford. La passe d’armes fut des plus brillantes. Il y eut un docteur quinze fois désarçonné. Ce qui relève la frivolité de cette joute, et lui donne un certain air de grandeur, c’est le sujet choisi pour la dispute. Bruno, organe de l’esprit nouveau, soutenait l’astronomie de Copernic contre celle de Ptolémée, défendue par l’interprète de l’université d’Oxford.

D’Oxford, où il s’était compromis devant une orthodoxie rigide, en renouvelant la doctrine pythagoricienne de la métempsycose, Bruno revint à Paris, et de là, en 1589, se rendit en Allemagne. Après une courte halte à Marbourg, où le recteur de l’université lui ôte la parole pour des motifs graves, il arrive à Wittemberg, berceau et boulevard du protestantisme. Bruno se loue d’avoir trouvé à Wittemberg, qu’il appelle l’Athènes de la Germanie, accueil bienveillant et généreuse liberté. Il s’en montra reconnaissant en appelant le pape le Cerbère à la triple tiare, et en comparant Luther au demi-dieu qui arrache Cerbère au ténébreux Orcus et le force à vomir son venin et à regarder le soleil. On a conclu de ce panégyrique du père de la Réforme que Bruno s’était fait luthérien. Nous répéterons ici ce que nous avons déjà dit à propos du calvinisme : cela est contraire à toute vraisemblance. Bruno, avec la hardiesse de son esprit, ne pouvait voir dans le protestantisme qu’un pas vers la pure philosophie ; il ne lui accorda certainement jamais qu’une légitimité toute relative et provisoire. D’après une tradition accréditée, il aurait publiquement loué le diable à Wittemberg. Il n’y a rien là d’étrange, si l’on juge que l’optimisme panthéiste n’admet pas que le mal, et par conséquent que le diable, symbole du mal, puisse avoir une existence absolue.

Bruno resta à Wittemberg jusqu’en 1588 ; puis il habita successivement Prague, Helmstœdt, où la confiance du duc de Brunswick le chargea de l’éducation de l’héritier de la couronne, et Francfort-sur-le-Mein, où il fit imprimer quelques-uns de ses ouvrages. Nous ne e retrouvons plus ensuite qu’à Padoue, au moment où commence la tragédie funèbre qui se dénoua sur le bûcher de l’inquisition. On s’étonne de l’audace qu’il eut de remettre le pied en Italie ; peu s’en faut qu’on ne lui en fasse un crime ; elle s’explique pourtant très-naturellement par la nostalgie, par le besoin irrésistible de revoir ce doux ciel (il cielo benigno) dont il parle dans un de ses ouvrages, avec l’attendrissement d’un exilé.

On ignore encore si Bruno fut arrêté à Padoue ou à Venise, et on avait mal connu jusqu’à ce jour la date exacte de son arrestation. Grâce à la découverte du document de Venise, due à M. Léopold Ranke, beaucoup de circonstances obscures du procès de Bruno se sont éclairées d’un jour inattendu. C’est en septembre 1592 que le père inquisiteur de Venise s’empara de la personne de Bruno et le fit détenir dans les prisons que la République mettait à la disposition du saint office, aux Plombs et aux Puits. Son arrestation fut promptement mandée au grand inquisiteur siégeant à Rome, Santorio, dit San-Severina. Celui-ci ordonna sur-le-champ qu’on le lui envoyât sous bonne escorte, a la première occasion. Le 28 du même mois, une occasion sûre se présenta, et le père inquisiteur se rendit auprès des Savi (les Sages ou Suai formaient, avec le doge et la seigneurie, le conseil de la république de Venise), pour solliciter, au nom de Son Eminence, sur les motifs suivants, l’extradition de Giordano Bruno : — " Cet homme, disait-il, est non-seulement hérétique, mais hérésiarque ; il a composé divers ouvrages où il loue fort la reine d’Angleterre et d’autres princes hérétiques ; il a écrit différentes choses touchant la religion et contraires à la foi, quoiqu’il s’exprimât en philosophe ; il est apostat, ayant d’abord été dominicain ; il a vécu nombre d’années à Genève et en Angleterre ; il a été poursuivi en justice pour les mêmes chefs à Naples et en d’autres endroits. » Après cette énumération, le père inquisiteur insista vivement, se montrant aussi bien informé de tout ce qui concernait le prévenu que si, depuis vingt uns, il ne l’eût jamais perdu de vue. Les Savi hésitèrent, éludèrent, la matinée s’écoula ; après dîner, le père inquisiteur revint et redoubla d’insistance. Enfin les Savi refusèrent en ces termes :« L’affaire étant considérable et de conséquence, et les occupations de la République nombreuses et graves, on n’a pu, pour le moment, prendre aucune résolution. » (Che essendo la cosa di momento e considératione e le occupationi di questo stato moite e gravi, non si haveva per allora potuto fare resolutione.) Par l’hésitation des Savi, Bruno se trouvait condamné à une détention préventive indéfinie, c’est-à-dire au supplice continuel de l’incertitude. Rome, cependant, ne l’oubliait pas ; l’inquisition veillait à la porte du cachot qui lui dérobait sa proie. Après six ans d’attente, elle put enfin s’en saisir ; l’extradition eut lieu en 1598, et l’infortuné philosophe passa des Plombs de Venise dans uns prison romaine, pour être jugé par la congrégation du saint office. Le procès fut conduit avec rapidité. Après l’examen des pièces qu’on semble avoir lues avec une résolution arrêtée, on passa aux interrogatoires, qui furent promptement terminés. Quand on crut avoir convaincu Bruno, on entreprit de le convertir : ce fut vainement. On le somma dès lors, sous peine de la vie, de déclarer que ses opinions étaient erronées, ses ouvrages impies et absurdes, faux en religion et en philosophie, en un mot de se rétracter sur tous les points. Les premiers théologiens de

Rome se piquèrent de le subjuguer. Rien ne put vaincre l’inflexible résolution de Bruno. Il ne refusait pas de discuter, mais il refusait de se rendre. On pensa qu’il voulait gagner du temps ; le saint office se crut joué et résolut d’être impitoyable. Le 9 février 1600, Giordano fut conduit au palais qu’habitait San-Severina. Là, en présence des cardinaux et théologiens, consulteurs du saint office, de. vant le gouverneur de Rome, il fut agenouillé de force et on lui lut sa sentence. Il était excommunié et dégradé. La lecture finie, Bruno fut remis au bras séculier pour être puni « avec autant de clémence qu’il se pourrait et sans effusion de sang (ut quam clémentissime et dira sanguinis effusionem puniretur), » formule d’une atroce ironie, reçue pour le supplice du feu et qui nous peint le génie hypocrite et cruel de l’Inquisition. Un délai de huit jours lui fut accorde pour la confession de ses crimes. Il refusa d’en reconnaître aucun, et, le 17 février 1600, il fut conduit en grande pompe au champ de Flore et livré aux flammes. « C’est ainsi qu’il a péri, dit le témoin oculaire Scioppius, en ajoutant cette allusion féroce aux mondes infinis de Bruno : « Je pense qu’il sera allé raconter dans ces autres mondes qu’il avait imaginés de quelle manière les Romains ont coutume de traiter les blasphémateurs et les impies. » La fermeté de Bruno ne se démentit pas un seul instant. Quand on lui lut sa sentence, il se redressa, et promenant un œil calme sur cette assemblée de prêtres fanatiques, il leur dit : « La sentence que vous venez de porter vous cause peut-être plus de trouble que je n’en éprouve à l’entendre (Majori forsitan ~cum timoré sententiam in me fertis quam ego accipiam). » Son attitude au champ de Flore fut digne de ce mot héroïque : sur le bûcher et jusqu’au milieu des flammes, ce noble front garda sa sérénité.

Il nous reste maintenant à faire connaître le système métaphysique de Giordano Bruno.

Le premier principe du philosophe napolitain, c’est qu’il existe au-dessus de la nature visible, par delà ces existences mobiles et contraires qui remplissent l’espace et le temps, un principe infini et éternel, une unité invisible. Cet être des êtres, cette unité désunîtes, cette monade des monades, c’est Dieu (Deus est monadum monas, rempe entium enfilas). On ne démontre pas Dieu ; l’âme le sent et le respire dans la création infinie. Comment. penser que Dieu n’est pas, puisque l’idée de l’unité absolue est la condition de toute pensée ? Dieu ne se décrit pas plus qu’il ne se démontre. On ne peut le saisir que dans ses manifestations ; en soi, il est absolument inaccessible. Décrire Dieu, c’est le déterminer, c’est lui assigner une grandeur. Or Dieu est supérieur à toute détermination et à toute grandeur. Dire qu’il est l’infiniment grand, c’est le comparer encore. Il est sans doute l’infiniment grand, mais il est aussi l’infiniment petit ; il est l’identité de l’extrême grandeur et de l’extrême petitesse, " du maximum et du minimum. On pourrait le définir : l’indifférence de tous les contraires (indifferentia omnium oppositorum), et l’absolue coïncidence (assoluta coïncidenza). Il est principe, fin et milieu ; il est le centre et la circonférence, sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Dieu ne reste pas enfermé dans les profondeurs de son unité, il se manifeste par l’intelligence qui enferme les idées de tout, et par l’activité qui réalise ces idées dans le temps et dans 1 espace. L’activité absolue de Dieu, c’est la nature. La nature est distincte de Dieu, mais elle n’en est point séparée ; elle est sa fille unique (unigenila) ; ce n’est plus Dieu en soi, c’est Dieu incarné, Dieu qui est toute chose et en toute chose (ogni coaa ed in ogni cosa). Toute chose, en effet, est la manifestation d’un principe divin (ogni cosa è la divinité latente in se). Dieu n’est pas une cause extérieure au monde ; c’est un artiste intérieur {un principio efficiente ed informaiico du dentro). La nature est l’effet inhérent à la cause ; Dieu est la cause immanente dans son effet. Elle est la nature naturée ; il est la nature naturante ; elle est proprement la nature ; il est en quelque façon la nature de la nature (la natura délla natura).

Expression vivante d’un Dieu infini, l’univers est infini comme son principe. L’unité absolue de Dieu ne souffre dans ses attributs aucune inégalité. Son intelligence est infinie comme son être ; son activité doit aussi être infinie et réaliser sans bornes ce que son intelligence conçoit, ce que son être enferme sans mesure. Quel orgueil et quelle folie de faire tourner un monde infini autour de la terre immobile ! Est-ce là un univers digne de Dieu ? Quoi ! Dieu est une puissance infinie, et ses effets sont finis ! Mais si dans l’homme la volonté se distingue de l’acte et la puissance de la volonté, ces distinctions dégraderaient l’unité divine. En Dieu, la volonté est adéquate à la puissance. Pouvoir, c’est vouloir, et vouloir, c’est agir. Dira-t-on que Dieu n’a pas pu faire le monde infini ou qu’il ne l’a pas voulu ? Il ne l’a pas pu ? Sa puissance est donc bornée ; mais si vous supposez des bornes à un attribut de Dieu, vous en supposez à tous, vous en supposez à sa nature. Il n’est plus l’infini, il n’est plus Dieu. Dira-t-on qu’il ne l’a pas voulu ? Mais Dieu est bon, et il ne peut vouloir que ce qui est digne de lui. Comment comprendre que, pouvant faire un monde plus grand, c’est-à-dire répandre la perfection en proportion de son infinie fécondité, il ne l’ait pas voulu ? C’est donc un Dieu avare, un Dieu paresseux, un Dieu plein de caprice, un Dieu égoïste.

Du sein de la monade suprême s’échappent éternellement une infinité de monades. Chacune d’elles est une image de Dieu ; mais chacune le réfléchit sous un angle particulier et dans une certaine mesure. Elles se groupent, elles s’échelonnent suivant leur perfection relative ; tout en ayant sa vie propre, chacune participe à la vie universelle ; elles sont les membres d’un même corps, les organes d’un seul animal. L’âme humaine est une de ces monades. Elle n’est pas l’harmonie des unités qui composent le corps ; c’est elle qui constitue et maintient l’harmonie corporelle. On peut faire sur sa destinée plusieurs hypothèses différentes. Ce qui est certain, c’est que, connaissant et voulant l’infini, et cherchant partout les moyens de s’identifier avec lui, elle est faite pour vivre toujours, comme le soleil est fait pour éclairer toujours notre monde.

Disciple des Alexandrins, Giordano Bruno est le précurseur de Spinoza et des panthéistes modernes. À Spinoza il a légué l’idée d’un Dieu immanent et la distinction de la nature naturante et de la nature naturée ; à Schelling et Hegel le principe de l’indifférence des contraires, et de l’identité absolue du sujet et de l’objet, de l’idéal et du réel, de la pensée et des choses. Il faut ajouter que le panthéisme finaliste et vitaliste de Bruno est bien plus près des doctrines de Schelling et de Hegel que du panthéisme géométrique et mécanique de Spinoza ; c’est qu’entre le philosophe napolitain et Spinoza avait passé la rénovation cartésienne des sciences. Bruno est sans contredit le plus grand métaphysicien de la Renaissance ; ses écrits sont pleins de vues originales et fécondes, qu’ont recueillies et développées les philosophes venus après lui. Lacroze a très-bien vu qu’ils contiennent en germe la plupart des théories de Leibnitz. Laissé dans l’ombre au xviie siècle, par suite du grand mouvement cartésien, maltraité par Bayle, dédaigné par les déistes, les sensualistes et les athées du xvinc siècle, Bruno n’a trouvé qu’à notre époque et en Allemagne le milieu philosophique favorable au rayonnement de sa gloire. Les écoles philosophiques de l’Allemagne contemporaine ont d’ailleurs leur raison, comme le remarque M. Saisset, pour célébrer et exalter Bruno ; en le glorifiant, elles se glorifient elles-mêmes ; elles doivent naturellement faire une grande place dans l’histoire de la philosophie à la première apparition des idées qu’elles s’honorent d’avoir acquises à la science. Il n’est donc pas étonnant que Schelling ait pris le nom de Bruno pour titre d’un de ses ouvrages, et mis dans sa bouche ses théories les plus hardies et les plus brillantes, et que Hegel s’écrie, en parant du philosophe de Nola :« Son inconstance n’a d’autre mobile que son enthousiasme magnanime 1 Le vulgaire, le petit, le fini, ne lui convenait pas ; il s’est élancé à l’idée sublime de la substance universelle ! »

Parmi les ouvrages de Giordano Bruno, les uns-sont écrits en italien, les autres en latin. La liste complète en est longue ; nous nous bornerons à mentionner les plus importants :Il Candelajo (le Chandelier), comédie satirique (Paris, 1582) ; De cornpendiosa arckitectura et complemento artis Lulli (Paris, 1582) ; Canlus Circœus (Paris, 1582) ; De umbris idearum (Paris, 1582) ; la Cena délie cineri (le Banquet des cendres, Londres, 1584) ; Délia Causa, Principio ed Uno (de la Cause, du Principe et de l’Unité, Londres, 1584)| Dell’Infinilo, Universo e Mondi (de l’Infini, de l’Univers et des Mondes, Londres, 1584), Spaccio délia bestia trionfante (Expulsion de la bête triomphante, Paris, 1585) ; Degl’eroiei furori (Des transports héroïques, Paris, 1585) ; Cabota del cavallo Pegaseo (la Cabale du cheval Pégase, Paris, 1585) ; De lampade combinaloria lulliana (Wittenberg, 1587) ; De imaginum, signorum et idearum compositione (Francfortsur-le-Mein) ; De iriplici, minimo et mensura (Francfort-sur-le-Mein, 1591) ; De Monade, numéro et figura (Francfort-sur-le-Mein, 1591) ; De universo et innumerabilibus, seu de universo et mundis (Francfort-sur-le-Mein, 1591).

On trouvera dans le Grand Dictionnaire l’analyse des ouvrages suivants de Bruno :Expulsion de la bête triomphante (V. Bête) ; De la Cause, du Principe et de l’Unité (V. Cause) ; De l’Infini, de VUnivers et des Mondes (V. Infini) ; De l’Immense et des Innombrables, ou de l’Univers et des Mondes (V. Immense).

Les Œuvres italiennes’de Bruno ont été recueillies par A. Waguer (Leipzig, 1830), et ses écrits latins par Gfrœrer (Stuttgard, 1834).

Bruno, ou du Principe naturel et divin des choses

ouvrage philosophique de Schelling, imprimé pour la première fois à Berlin en 1802, réimprimé dans la même ville en 1842, traduit en français par C Husson en 1845. Cet ouvrage, écrit en forme de dialogue, et par lequel l’auteur a rendu à Giordano Bruno hommage dont autrefois Platon honora Timée, porte pour épigraphe ces mots du philosophe napolitain : à Pour pénétrer les mystères les plus profonds de la nature, il ne faut point se lasser d’étudier les extrémités opposées des choses. Trouver le point de réunion n’est pas ce qu’il y a de plus grand, mais savoir en déduire les contraires, voilà le secret et le triomphe de l’art. > Schelling voit dans ces mots le symbole de la philosophie de l’absolu, qu’il regarde comme la vraie philosophie.

Dès le début de son livre, le philosophe allemand nous transporte loin de la terre et des réalités sensibles, au sommet de l’idéalisme. Dans cette région sublime, la vérité et la beauté ne sont qu’une seule et même chose. En Dieu, dans d’absolu, résident les types primitifs, les idées archétypes des choses ; ces types primitifs forment ce qu’on peut appeler la nature modèle, pour la distinguer de la nature créatrice ou génératrice, laquelle imprime ces images divines dans la substance. La nature créatrice seule est soumise aux lois du temps et du mécanisme, et partant à la fragilité. La nature modèle n’a point de commencement et ne saurait avoir de fin ; car l’image primitive de chaque créature ne saurait changer. Ces modèles immuables et éternels des choses, enfants immédiats de Dieu, jouissent seuls d’une vérité absolue ; les choses elles-mêmes n’ont qu’une vérité relative et apparente ; elles ne participent à la vérité, elles ne contiennent de vérité que dans la mesure où elles représentent ces idées éternelles. Mais ce que nous venons de dire de la vérité s’applique parfaitement à la beauté. Dans la nature modèle, les choses, n’étant point soumises aux conditions du temps, sont nécessairement d’une magnificence incomparable. « La terre, par exemple, qui a été faite, n’est point la véritable terre, mais une image de la terre incréée qui, n’ayant point eu de commencement, n’aura jamais de fin. Sur la terre il ne se trouve pas un homme, pas un animal, pas une plante, pas une pierre, qui dans l’art vivant et dans la sagesse de la nature n’ait beaucoup plus d’éclat et de magnificence que dans la copie morte du monde créé. » Donc, la beauté ne commence pas, ne naît pas, elle est quelque chose d’intemporel ; elle est l’essence première, fondamentale, la substance même des choses. Les choses ne sont belles que relativement, comme elles ne sont vraies que relativement ; elles ne sont belles que par leurs idées éternelles, comme elles ne sont vraies que par ces mêmes idées. Le contraire de la beauté étant une simple restriction, une négation, cette négation ne saurait pénétrer dans une région que la réalité seule habite ; de sorte que les idées éternelles de toutes choses sont seules nécessairement belles, comme elles sont seules absolument vraies. Ainsi, " nous trouvons à la beauté et à la vérité la même source, et nous proclamons l’unité de la vérité et de la beauté.

Après nous avoir montré l’unité de la vérité et de la beauté, Schelling nous montre l’unité de la perception et de l’idée. La perception nous donne le particulier ; l’idée nous donne le général ; mais le particulier et le général sont inséparables dans l’esprit ; nous n’avons pas la perception d’un triangle sans avoir idée générale du triangle ; et ridée générale du triangle suppose nécessairement la perception d’un triangle particulier. L’unité de la perception et de l’idée contient l’unité de l’infini et du fini. En effet, chaque idée générale emporte nécessairement avec elle une idée de l’infini, en se rapportant à une série infinie de choses aussi bien qu’à une seule ; tandis qu’au contraire la chose particulière qui est 1 objet de la perception est nécessairement isolée et finie. L’unité de l’infini et du fini, tel est, selon Schelling, l’unique sujet dont la philosophie doive s’occuper. » En effet, n’est-il pas évident que nous sommes naturellement portés à placer l’infini dans le fini, et le fini dans infini, et que ce penchant domine dans toutes les recherches et tous les discours philosophiques ? Ce mode de penser est éternel, comme 1 essence de ce qu’il exprime ; il n’a jamais commencé et ne finira jamais ; car il est, comme dit Socrate dans Platon, la forme immortelle de toute recherche. Le jeune homme qui l’a rencontré pour la première fois s’en félicite, comme s’il avait trouvé un trésor de sagesse ; plein d’enthousiasme, il se livre avec ardeur à la recherche de la vérité ; tantôt il rassemble dans l’unité de la pensée tout ce qui s’offre à lui ; tantôt, au contraire, il l’analyse en le divisant en un grand nombre de parties. »

La philosophie de l’absolu, l’idéalisme allemand a une prétention malheureuse et rétrograde ; c’est de fonder sur les principes de la pensée, sur l’identité du sujet et de l’objet, l’explication des lois et des forces physiques ; c’est de rétablir dans les sciences la méthode à priori, comme au temps de la philosophie grecque. Bruno, ou le Principe naturel et divin des choses, accuse cette prétention en des formules abstraites fort bizarres, et qui nous paraissent très-éloignées de cette clarté qui est devenue, depuis Descartes, la loi de la langue française et le besoin de l’esprit français. C’est ainsi que Schelling. nous apprend que « si les sphères célestes, mues par elles-mêmes, pouvaient, d’une manière égale, faire rentrer différence en soi dans l’indifférence, et farf e passer ensuite l’indifférence dans sa différence, il en résulterait cette figure qui est l’expression la plus parfaite de la raison, de l’unité du général et du particulier, la circonférence. • Comment est-il arrivé qu’au lieu d’orbes circulaires, elles décrivissent des orbes elliptiques ? Le voici : La beauté incréée qui se dévoile en elles a voulu généralement que, dans la chose par laquelle elle devait être visible, il existât une trace du particulier, afin que les yeux du corps pussent ainsi l’apercevoir et ressentir ce ravissement indicible qu’inspire toujours la beauté en se découvrant dans les choses concrètes, et qu’en même temps les yeux de l’âme, par la perception de cette unité impérissable exprimée dans la différence, fussent à même d’arriver jusqu’à l’intuition. de la beauté absolue et de son essence 1 » En sorte que si, par l’effet des perturbations, les orbites se changeaient en circonférences, adieu l’intuition de la beauté absolue et de son essence ! « C’est pourquoi, continue Schelling, en se dévoilant dans les cieux à l’œil mortel, la beauté a voulu que cette égalité absolue, qui dirige les mouvements des astres, parût divisée en deux points ; que dans chacun d’eux, il est vrai, cette même unité de la différence et de l’indifférence fût exprimée ; mais que, dans l’un, la différence devint égale à l’indifférence, et que, dans l’autre, l’indifférence fût égale à la différence ; et qu’ainsi la véritable unité fût toujours présente par le fait, mais non par l’apparence. De cette manière, il arrive que, premièrement, les astres se meuvent dans des lignes qui rentrent, il est vrai, en elles-mêmes, comme la circonférence, mais qui ne se décrivent pas, comme celle-ci, autour d’un centre unique, mais autour de deux foyers se servant mutuellement de contre-poids, et dont l’un est rempli par la lumineuse image de l’unité dont ils sortent, tandis que l’autre exprime l’idée de chacun d’eux, en tant qu’il est absolu" et qu’il représente le tout pour lui-même. » Qu’eût pensé Galilée ou Newton de cette philosophie astronomique ? Voltaire n’y eût-il pas vu la confirmation de la définition plaisante qu’il a donnée de la métaphysique ?

Rien de plus éloigné, du reste, de la forme que Bacon, Galilée, Descartes et Newton ont donnée à l’esprit scientifique que le panthéisme vitaliste de Schelling. Selon notre auteur, aucune forme dans la nature ne naît extérieurement ; toute œuvre y est le produit d’un art intérieur et vivant. Il n’y a qu’un destin pour toutes choses ; il n’y a qu’une vie ; il n’y a qu’un monde, lequel peut être comparé à une plante dont tout ce qui existe forme les feuilles, les fleurs, les fruits. Au grand mouvement philosophique qui clôt la période de la Renaissance il faut reprocher d’avoir « séparé le fini de l’infini, l’âme du corps, le naturel du divin, et d’avoir confiné l’un et l’autre dans deux mondes entièrement différents ; » d’avoir « tué la matière, fait de la mort un principe et de la vie un dérivé ; » d’avoir « anéanti l’unité intime et la connexion naturelle de toutes les choses ; » d’avoir « brisé le monde et fait sortir de ses ruines une multitude infinie de différences ; » de s’être représenté « le tout vivant sous la forme d’un contenant ou d’une demeure dans laquelle toutes choses sont rangées sans participer les unes aux autres, ni vivre les unes dans les autres, et, à plus forte raison, sans influer les unes sur les autres ; » enfin d’avoir « ramené à des mouvements purement mécaniques les phénomènes complexes et vivants des corps. » Cette doctrine d’une matière morte et recevant du dehors la forme et le mouvement nous a donné « des idées si grossières sur la nature et l’essence des choses, que les peuples jadis appelés barbares parce qu’ils adoraient le soleil, les étoiles, la lumière, les animaux, paraissent vénérables quand on les compare aux matérialistes modernes. »