Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/CHAMPAGNE, ancienne province de France

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Administration du grand dictionnaire universel (3, part. 3p. 892-894).

CHAMPAGNE, ancienne province de France, qui, avant la Révolution, formait l’un des douze grands gouvernements de ce royaume. Le nom de Champagne, autrefois Champaigne, lui vient, selon quelques auteurs, des vastes plaines (campania) dont son territoire est couvert. Quoi qu’il en soit, ce nom ne semble remonter qu’au commencement de la monarchie française et on le trouve pour la première fois dans les chroniques de Grégoire de Tours.

La Champagne était bornée au N. par le pays de Liège et le Hainaut français ; au S., par la Bourgogne ; à l’E., par le duché de Luxembourg et la Lorraine ; à l’O., par l’Orléanais, l’Île-de-France et la Picardie. Elle avait environ 280 kilom. dans sa plus grande longueur, sur 200 de l’E. à l’O., ce qui représente une superficie de 30,000 kilom. carrés ; la population était évaluée à 1,197,000 hab. Le gouvernement de Champagne, qui comprenait cette vaste étendue de territoire, se divisait en huit parties principales : 1o la Champagne propre, qui comprenait les villes de Troyes, de Châlons-sur-Marne, de Sainte-Menehould, d’Épernay et de Vertus, et qui avait 110 kilom. dans sa plus grande longueur, sur 80 kilom. de large ; 2o le Rémois, qui contenait Reims, Rocroy et Fismes ; 3o le Rethélois, ch.-l. Rethel, auquel se trouvaient réunies la principauté de Sedan, le duché de Bouillon, et la plus grande partie du pays et de la forêt de l’Argonne, avec Mézières et Charleville : 4o la Brie champenoise, avec les villes de Meaux, de Provins, de Château-Thierry, de Coulommiers et de Montereau ; 5o le Perthois, comprenant Vitry-le-François et Saint-Dizier ; 6o le Vallage, ch.-l. Vassy, avec les villes de Bar-sur-Aube et d’Arcis-sur-Aube ; 7o le Bassigny, qui renfermait les villes de Chaumont et de Langres ; 8+ le Sénonais, dont Sens était le chef-lieu et qui contenait, en outre, Joigny, Tonnerre et Chablis. Relativement à l’administration ecclésiastique, le ci-devant gouvernement de Champagne était partagé en deux archevêchés et quatre évêchés. Les archevêchés étaient ceux de Reims et de Sens ; les évêchés, ceux de Meaux, de Troyes, de Châlons et de Langres. Au point de vue judiciaire, la Champagne et la Brie étaient comprises dans le ressort du parlement de Paris, de la cour des aides et de la cour des comptes de la même ville. C’était un pays de droit coutumier ; mais, comme cela devait être pour un pays aussi étendu, il y avait, pour chaque partie, coutume particulière.

La nature du sol de la Champagne éloigne toute idée de pittoresque en même temps qu’elle appelle la culture ; des plaines, toujours de longues plaines crayeuses qu’ondulent à peine quelques basses collines ; pas de bois, pas de ces vastes forêts qui couvrent encore quelques parties de la France. Le cep de vigne y remplace l’olivier provençal, le chêne breton et le pommier normand, et, si de belles et nombreuses rivières, si la Meuse, la Seine, la Marne, l’Aube et l’Aisne traversent cette contrée ou y prennent leur source, toujours elles coulent au milieu de vastes plaines de blé, ou de coteaux chargés de ceps hauts à peine de 1 m. et appuyés à de grêles échalas. Cependant la vaste étendue de terre comprise entre la Fère-Champenoise, Vitry, Châlons et Troyes, est connue par sa stérilité ; c’est la partie que l’on appelle Champagne pouilleuse, désignation due non à une pauvreté absolue, mais à une fertilité moindre que celle du reste de la province. Cette partie de la Champagne renferme un assez grand nombre d’étangs, qui sont fort poissonneux, mais qui rendent le pays peu salubre. Les principales productions agricoles de la province qui nous occupe sont : les céréales, les vins rouges et surtout les vins blancs mousseux, si connus dans le monde entier sous le nom de vins de Champagne. En fait de richesses minérales, cette contrée renferme des mines de fer, qui alimentent de nombreuses forges et usines, ainsi que de bonnes ardoisières, qui donnent lieu à d’importantes exploitations.

— Le mot Champagne entre dans trois locutions restées proverbiales :

1o Être du régiment de Champagne ;
2o Regarder en Picardie pour voir si la
Champagne brûle ;
3o Il ne sait pas toutes les foires de Champagne.

Nous allons donner un commentaire de ces trois locutions, que nous empruntons au savant et consciencieux M. Quitard :

« Être du régiment de Champagne, c’est se moquer de l’ordre. Dans un bal qui fut donné en 1747, au palais de Versailles, en réjouissance du mariage du dauphin fils de Louis XV, un inconnu prit place sur une banquette réservée, et voulut y rester malgré l’injonction que lui fit un garde du corps de se mettre ailleurs. Comme cette injonction réitérée devint impérieuse, il répondit : Je m’en moque, en se servant d’une expression militaire que je ne rapporte pas très-historiquement ; et il ajouta : Si cela ne vous convient pas, monsieur, je suis un tel, colonel du régiment de Champagne. Une dame, témoin de cette scène, se trouvait également sur un siège qui était destiné à une autre ; invitée à son tour de quitter la place, elle s’écria fièrement : Je n’en ferai rien, je suis aussi du régiment de Champagne. Le mot fit rire et passa en proverbe.

« Quelques officiers français qui étaient allés à Berlin, ayant été admis à l’honneur de faire leur cour au grand Frédéric, l’un d’eux se présenta devant Sa Majesté sans uniforme et en bas blancs. Le monarque lui demanda : « Quel est votre nom ? — Le marquis de Beaucour, sire. — Et votre régiment ? — Le régiment de Champagne. — Ah ! ah ! repartit Frédéric en lui tournant le dos, ce régiment où l’on se moque de l’ordre. » Après cela, il ne lui adressa plus la parole et il causa beaucoup avec tous les autres, qui étaient en uniforme et en bottes.

« Regarder en Picardie pour voir si la Champagne brûle. On dit aussi : Regarder en Gâtinais, etc., témoin ces vers d’un poète comique :

…. Son œil qui toujours dissimule
Regarde en Gâtinais la Champagne qui brûle.

« Cette locution signifie avoir des yeux louches, des yeux qui prennent leur visée d’une manière si oblique, qu’en se dirigeant vers la Champagne ils semblent se tourner du côté de la Picardie, lors même que le point de mire leur est indiqué par un incendie, c’est-à-dire par l’objet le plus apparent. Ces provinces sont situées, par rapport à Paris, de telle sorte qu’on ne saurait les regarder à la fois de cette ville, ou de quelque autre lieu intermédiaire, sans une extrême divergence dans les rayons visuels. Les Anglais disent : To look at once on the ground, and at the north pôle star ; regarder à la fois vers la terre et vers l’étoile polaire. Presque tous les peuples emploient des phrases proverbiales de la même espèce pour désigner l’action de loucher. Mais ce sont les Grecs qui leur en ont fourni le modèle. On trouve, dans la comédie des Chevaliers, par Aristophane (acte Ier, scène III) : Tourner l’œil droit du côté de la Carie et le gauche du côté de la Chalcédoine, parce que la Carie et la Chalcédoine, jadis tributaires d’Athènes, l’une au midi, l’autre au nord de cette ville, étaient placées aux deux extrémités de l’Asie, et séparées par un espace qui comprenait la mer Égée, l’Hellespont et la Propontide. Nous disons aussi : Tourner un œil en Normandie et l’autre en Picardie.

« Il ne sait pas toutes les foires de Champagne. Cela se dit d’un homme qui se croit bien informé du fond et des détails d’une affaire, et qui ne l’est point. Les foires de Champagne, dont il est fait mention, dès l’an 427, dans une lettre de Sidoine Apollinaire à saint Loup, étaient fort célèbres au moyen âge, en raison de leur ancienneté et de leur importance commerciale. Elles offraient un point central de réunion aux marchands d’Espagne, d’Italie et des Pays-Bas, qu’on y voyait arriver en foule, et elles trouvaient dans la législation simple et commode qui les régissait toute sorte d’éléments de prospérité. Mais il cessa d’en être ainsi à dater du règne de Philippe le Bel, devenu maître de la Champagne par sa femme. Elles furent multipliées dans un intérêt tout fiscal, et donnèrent lieu à une grande quantité de règlements qui gênèrent beaucoup les transactions. À ces embarras s’en joignirent d’autres, produits par la variation et l’altération des monnaies, dont il n’était pas facile d’établir le pair ; et il fut très-naturel de juger de l’habileté d’un négociant d’après la connaissance qu’il avait de ce qui concernait ces foires. »

— Hist. À l’époque de la conquête romaine, la contrée que nous désignons sous le nom de Champagne faisait partie de la Gaule chevelue (Gallia comata ), et les Lingones (habitants de Langres), les Rhemes ou Remi (habitants de Reims), figurent parmi les peuples qu’énumère César. Reims et Langres étaient dès lors de puissantes cités ; le conquérant mit le siège devant la dernière, qu’il obligea de se rendre, et bientôt Reims effrayé envoya vers lui des députés chargés de faire sa soumission. Sous Auguste, la Champagne fut classée, partie dans la Gaule Celtique et partie dans la Gaule Belgique. Plus de trois cents ans après Auguste, Constantin le Grand habita Langres et combattit les Allemands et les Bourguignons aux portes mêmes de cette ville.

L’histoire se tait sur le sort de la Champagne pendant l’agonie du colosse romain ; pour trouver quelque certitude historique, il faut arriver à l’an 486, où Clovis défait Siagrius et s’empare de la plus grande partie des Gaules. Dans le partage qui suivit la mort de Clovis, la Champagne fit partie du royaume d’Austrasie. C’est sous le règne de Sigebert qu’on voit paraître le premier duc de Champagne. Loup, ce premier duc, qui devait sa faveur à la reine Brunehaut, perdit son duché à la mort de cette reine, et le titre passa aux mains de Guintrio ou Vintrio, qui, selon quelques historiens, était le propre fils de Loup. Les ducs de Champagne finissent avec la première race de nos rois, et, pendant un espace de plus de deux cents ans, on ne sait si quelques seigneurs portèrent ce titre ou s’il n’y eut pas plutôt des comtes de Troyes, de Reims, de Châlons, etc., non pas héréditaires, mais délégués par les rois. C’est à l’an 958 que nous devons arriver pour trouver véritablement l’histoire de Champagne. C’était alors le règne du malheureux Lothaire, qui porta le titre et les insignes de la royauté au milieu de l’anarchie qui précéda l’établissement de la monarchie féodale. Chaque jour, les seigneurs arrachaient à la couronne quelque lambeau de territoire. Robert, comte de Vermandois, était l’un des plus puissants de ces seigneurs ; l’an 958, il s’empara de Troyes, et prit le titre de comte de cette ville et de toute la Champagne. Vers 1130, la postérité directe de Robert de Vermandois s’étant éteinte, Eudes, comte de Blois, prit possession du comté de Champagne, et fut la tige d’une nouvelle famille de comtes, à laquelle appartiennent : Thibaut II, qui eut à soutenir une guerre sanglante contre le roi Louis le Jeune ; Henri II, qui mourut à Saint-Jean-d’Acre pendant la troisième croisade ; Thibaut IV, qui, après s’être joint à la ligue des seigneurs contre Blanche de Castille, se réconcilia avec cette princesse et lui céda, au moment d’aller prendre possession du trône de Navarre et moyennant une somme d’argent, les comtés de Blois, de Chartres et de Sancerre. Thibaut V, fils du précédent, n’avait que treize ans lorsqu’il succéda à son père. Dix-sept ans après, il partit pour la croisade (1270), et, à son retour, mourut à Trapani, en Sicile. Henri III, frère du précédent, fut, comme son prédécesseur, roi de Navarre, et mourut à Pampelune (1274). Jeanne, sa fille, avait épousé Philippe le Bel longtemps avant l’avènement de ce prince à la couronne de France. En 1285, époque de cet avènement, la Champagne et la Bric furent unies à la couronne pour n’en être plus séparées.

À partir de cette époque, il n’y a plus d’histoire particulière de Champagne ; mais, comme les autres provinces réunies, celle-ci conserva quelques usages particuliers, débris de son ancienne indépendance. Cependant cette province n’était pas pays d’états ; le pouvoir de ses comtes avait été absolu, et lorsqu’elle fut incorporée à la monarchie, elle n’eut pas d’assemblées provinciales. Toutefois, elle ne fut pas étrangère au mouvement de la liberté, et la charte de Sens, qui date de 1189, est une des premières dont notre histoire fasse mention. Cette province fut aussi le berceau du protestantisme en France, et, à l’époque de la Saint-Barthélemy, les villes de Meaux et de Troyes devinrent le théâtre d’horribles massacres.

Dans la nouvelle division de la France, la Champagne forma en totalité les quatre départements de la Marne, de la Haute-Marne, des Ardennes et de l’Aube ; et en partie ceux de Seine-et-Marne, de l’Aisne, de l’Yonne et de la Meuse.

— Linguist. Patois de la Champagne. Les dialectes locaux de l’ancienne province de Champagne ont gardé la trace des idiomes de tous les peuples qui ont concouru à former la nation française. On y trouve encore ça et là des mots gaulois, latins et francks, peu ou presque point altérés : des prononciations ou des tours de phrase que le français a perdus depuis longtemps. Enfin, ces dialectes ou patois sont restés romano-germains. Au premier aspect, ils révèlent leur origine : ils sont latins de race, romans de forme. Chaque contrée, chaque village a sa prononciation, son orthographe, son caractère propre ; ici on se rapproche du tudesque, là du roman, ailleurs du français. « La Champagne, dit M. Tarbé dans ses Recherches sur l’histoire du langage et des patois de Champagne (Reims et Paris, 1851, 2 vol. in-8o), la Champagne est bourguignonne par Langres et Troyes, lorraine par Saint-Menehould et Vitry-le-François, wallonne par les Ardennes, picarde par Reims et Château-Thierry, française par la Brie. »

Du XIe au XIIe siècle, il y eut un patois français né dans l’Île-de-France, dans les comtés de Reims, de Vermandois, d’Orléans, de Sens et de Valois, que l’on a nommé langue d’oïl par opposition à la langue d’oc, et c’est celui-là que les littérateurs et les poètes ne cessèrent de cultiver et de polir pour l’amener à l’état de langue régulière. Le langage de la cour de France devint rapidement celui de la Champagne, dont le territoire possédait la ville du sacre, ce qui permit à cette province de se mettre à la tête du mouvement littéraire par ses historiens et ses poètes, parmi lesquels on peut citer surtout Villehardouin, le sire de Joinville et le comte Thibaut.

Généralement, dans le patois de la Champagne, on dit i pour in et in pour », le pour ble, che pour ce, lo pour le, ch pour ss. Par exemple : chemî (chemin), fusin (fusil), etc. La lettre r est antipathique à ce patois, et on la supprime presque partout, même dans les villes. Ainsi, à Reims, on dit mette pour mettre, allé à pied pour aller à pied, descende pour descendre. Mais dans les campagnes on va plus loin : le r y est supprimé à la fin des syllabes or, oir, our et eur : Lorsqu’il est conservé, il ne tient pas régulièrement dans la conversation le rang qu’il occupe dans l’écriture. Ainsi on entend souvent prononcer la syllabe er comme re, tandis que la syllabe re produit les sons eur, er, ur, ar, ze, etc. Les syllabes os, ot, aus, aut, sont très-fréquentes comme finales. Le v disparaît souvent, et le w, comme dans les langues germaniques, prend la place du g. On trouve aussi t pour d ; dz, tz, d pour g et j. La substitution du d au g n’est pas de date récente en Champagne, puisque, suivant le témoignage de Flodoard, l’archevêque de Reims qui vivait en 455 se nommait Bennade ou Bennage, sans qu’on pût savoir quelle était la vraie manière d’écrire ce nom.

Près de l’Île-de-France, en Brie, dans les départements de l’Aisne et de l’Yonne, la prononciation diffère peu de la prononciation française. Dans l’Aube et la Haute-Marne, le champenois se rapproche plus ou moins du patois bourguignon ; dans la Marne, l’arrondissement d’Épernay excepté, on rencontre des altérations plus sérieuses du langage par la prononciation ; on cite, entre autres localités, le canton de Sézanne et les communes de Gourgançon, Semoine et Salon, celles de Cernay-lès-Reims et Béru, dont le patois est plus caractérisé. Quant aux villages situés entre Châlons, Vitry et Sainte-Menehould, on y trouve de vrais dialectes, parmi lesquels celui de Courtisols est resté célèbre. (V. Courtisols.) Dans les Ardennes, les patois usités sont en grande partie des sous-dialectes du wallon.

— Agric. Vignes de la Champagne. La plupart des grands vignobles de la Champagne reposent sur des calcaires crayeux recouverts d’une couche végétale généralement peu épaisse. Le carbonate de chaux entre le plus souvent pour les quatre cinquièmes dans la composition du sol ; l’argile et la silice forment le reste. Les cépages les plus cultivés sont le franc pinot ou plant doré d’Aï, le même qui, dans la Côte-d’Or, porte le nom de noirien ; le pinot gris, appelé aussi beuret, malvoisie grise, auxerrois, muscadet, tokai gris, etc. ; le pinot blanc, nommé aussi épinette ou pinot doré blanc. Les détails de la culture sont à peu près les mêmes partout. Le terrain destiné à recevoir une vigne est défoncé préalablement à une profondeur de 0 m. 50 à 0 m. 60 ; on le nivelle ensuite, et on y trace des sillons dans lesquels, de distance en distance, s’ouvrent les fosses destinées à recevoir le plant. Ce plant a passé ordinairement deux ou trois ans en pépinière. On le dispose en quinconce ; les lignes sont distantes l’une de l’autre d’environ 0 m. 80, mais l’espace ménagé entre les fosses sur chaque ligne n’est guère que de 0 m. 50 à 0 m. 60. En terre douce et pierreuse, on donne aux fosses 0 m. 10 de largeur sur une profondeur de 0 m. 40 ; dans les terres argileuses, la profondeur n’est que de 0 m. 30 ; dans le calcaire, de 0 m. 25, et dans le crayon, de 0 m. 20 seulement. Les plantations se font dès le mois de novembre et se poursuivent parfois jusqu’en mars.

Dans les environs d’Aï, on donne quatre sarclages à la jeune vigne. L’année suivante, on taille le plant à un ou deux yeux, selon sa force, puis on lui applique un bêchage dans le mois de mars et trois sarclages durant l’été. « Dans un bon sol, tel que celui d’Aï, dit M. Victor Rendu, quand tout a été bien conduit et que le temps a favorisé la végétation, on a déjà, à la seconde feuille, des pousses dont on peut tirer parti pour garnir ou peupler la vigne ; on s’en sert pour faire un premier provignage, désigné en Champagne sous le nom d’assiselage, sur le tiers environ du terrain complanté. Le second provignage ou déroutage détruit de plus en plus l’alignement de la plantation, déjà rompu par le premier provignage. À la troisième année, on pratique un assiselage général ; tout ce qui est en état d’être provigné subit alors cette opération ; elle asseoit la vigne, et la répartit sur toute la surface du sol en espaçant les ceps à 0 m. 32 environ les uns des autres. L’engrais n’est pas épargné ; chaque fois qu’on assiselle, on remplit le trou des provins de terre neuve mélangée avec du fumier traité en compost. Ces diverses œuvres s’effectuent dans le courant d’avril ou de mai. » Dans la vallée d’Épernay, on ne provigne qu’après la troisième et la quatrième feuille, en deux fois, à un, deux ou trois yeux, selon la force des souches.

La taille s’exécute à deux ou trois yeux, en février ou en mars ; elle est suivie d’un labourage au hoyau, qui porte le nom de bêchage ou hoyerie. En mai et en juin, on donne, avec la rouale, espèce de hoyau dont le fer mesure 0 m. 30 de long sur 0 m. 15 ou 0 m. 18 de large, un premier binage dit labour au bourgeon, qui atteint une profondeur de o m. 07 à 0 m. 08. Après la floraison, viennent l’accolage, le rognage et l’ébourgeonnage, puis un second binage. Vers la fin de juillet, et pendant le mois d’août tout entier, les vignes ne reçoivent aucun soin. En septembre, on ébourgeonne de nouveau, s’il y a lieu, et l’on donne au sol le troisième binage, désigné sous les noms de raclage et de recouchage.

La récolte a lieu le plus souvent dans la première semaine d’octobre. Du reste, chacun est libre de cueillir ses raisins quand bon lui semble ; les bans de vendange sont inconnus dans la Champagne. Ce sont des femmes qui sont exclusivement chargées de la cueillette du raisin ; elles le détachent du cep avec la serpette, et se servent de la pointe de cet outil pour l’éplucher sur place. Chez quelques propriétaires, les raisins qui viennent d’être cueillis sont posés sur des claies placées au bas de la vigne ; des femmes les y nettoient avec des ciseaux ; ils doivent être purgés de tous grains gâtés, piqués par les insectes ou altérés par la grêle ; on fait ordinairement un premier choix des raisins les plus mûrs, et souvent encore un second choix. Quand les paniers sont pleins, des porteurs échelonnés de distance en distance les vident dans des mannequins contenant de 60 à 75 kilogr. de raisin, et portent cette vendange au bas du vignoble ; là, des débardeurs chargent les mannequins sur leurs épaules et vont les déposer sur les grandes sentes ; des bêtes de somme les transportent à dos de ce point au pressoir.

La vendange terminée, d’autres travaux viennent réclamer les soins du vigneron. Il faut d’abord arracher les échalas et en former des moyères, c’est-à-dire les dresser en tas dans la vigne, en les inclinant légèrement les uns sur les autres. L’automne amène ensuite le binage final quand les mauvaises herbes ont résisté aux façons précédentes. Aux approches de l’hiver, on relève les culées, les chevets et les sentes avoisinant un chemin ; les terres dévalées sont reportées dans les endroits dégarnis ; enfin, pendant le mois de janvier, on porte à dos d’homme l’engrais des magasins et on le répartit à la surface du vignoble par petits tas de 1 m., dont on change la place chaque année ; c’est de ces dépôts qu’on tire l’engrais avec lequel on fume les provins.

Vin de Champagne. La plantation des premières vignes de la Champagne paraît remonter à l’époque gallo-romaine ; mais ce ne fut guère qu’au XIVe siècle que cette culture prit un grand développement. Les excellents vins de cette contrée furent bien vite appréciés. Déjà sous François II, la queue, mesure équivalente à deux pièces d’aujourd’hui, se vendait 19 livres. Depuis cette époque jusqu’au XVIIIe siècle, la renommée des vins de Champagne ne fit que s’accroître, de telle sorte qu’en 1694 ils étaient vendus un prix énorme de 1,000 fr. la queue. François Ier, Charles-Quint, Henri VIII, Léon X, voulurent posséder des vignes à Aï. Sous Louis XIV, Saint-Evremond, le comte d’Olonne et le marquis de Bois-Dauphin, gourmets émérites et membres du fameux ordre des Coteaux, dont parle Boileau dans une ses satires, n’admettaient sur leur table que les vins d’Aï, d’Hautvillers et d’Avenay. La Faculté, d’accord avec les connaisseurs les plus distingués du grand siècle, vint confirmer par son suffrage la faveur dont le vin de Champagne était l’objet ; elle déclara solennellement qu’il était non-seulement le meilleur, mais encore le plus salutaire de tous les vins. Enfin, pour que rien ne manquât à sa gloire, les poëtes l’ont célébré à l’envi. Qu’il nous soit permis de citer à ce sujet la ballade suivante, que composa Eustache Deschamps, huissier d’armes de Charles V, sur le sac de la ville des Vertus, où il était né, et sur la ruine de son domaine, pillé et brûlé par les Anglais :

Je fus jadis de terre vertueuse
Nez de Vertuz, païs renommé,
Où il avoit ville très-gracieuse,
Dont li bon vin sont en maints lieux nommés,
Jusques à cy avoit mon nom nommé.
Eustace fus appelé dès enfans ;
Or, sui tout ars, s’est mon nom remué,
J’aray dès or à nom : Brûlé des champs.

Dehors Vertus ay maison gracieuse,
Où j’avaye par longtemps demouré,
Où plusieurs ont mené vie joyeuse.
Maison des champs l’ont plusieurs appelé.
Mais, Dieu merci ! toute plaine de blé
Ont les Anglès le feu bouté dedans :
Deux mille frans m’a leur guerre coûté ;
J’aray dès or à nom : Brûlé des champs.

Las ! ma terre est détruite et ruyneuse ;
Je suis désert, destruit et désolé ;
Fuir me faut, ma demeure est doubieuse.
Je ne suis d’aucun réconforté.
Ainsi serai de mon lieu rebouté
Comme essiliez, doloreux et meschant,
Se messeigneurs n’ont de mon fait pitié,
J’aray dès or à nom : Brûlé des champs.

La lutte des vins de Champagne et de Bourgogne fut célèbre au XVIIe siècle. La prose et les vers y furent tour à tour prodigués. Ce fut en 1652 qu’elle éclata, après avoir couvé longtemps comme un feu sous la cendre. La Bourgogne ouvrit les hostilités en faisant soutenir par un certain Daniel Arbinet, dans les écoles de Paris, une thèse pour prouver que le vin de Beaune était le meilleur de tous les vins. En 1677, la Champagne fit décider absolument le contraire par M. de Révélois, qui démontra que, de tous les vins, les champenois étaient incontestablement les plus salutaires. Après un silence d’une vingtaine d’années, la Bourgogne recommença les hostilités par une thèse d’un nommé Matthieu Fournier, qui déclare, entre autres énormités, que les vins de Reims engendrent les fluxions d’humeurs et la goutte. La riposte ne se fit pas attendre, car, en 1700, Gilles Calotteau décidait affirmativement cette question agitée dans nos écoles de médecine : Le vin de Reims est-il plus agréable et plus salutaire que le vin de Bourgogne ? Les défenseurs de la Bourgogne se fâchèrent alors pour tout de bon, et l’on en vint, sinon aux coups, du moins aux injures. Cette petite guerre continua pendant tout le XVIIIe siècle ; les Muses y prirent une part active ; les deux camps comptèrent des poëtes, qui, pareils aux anciens trouvères, excitaient par leurs chants le courage et l’ardeur des combattants. Le premier qui emboucha la trompette guerrière fut Bénigne Grenan. On connaît son Ode au vin de Bourgogne, dont nous nous contenterons de citer la strophe suivante :

Vante, Champagne ambitieuse,
L’odeur et l’éclat de ton vin,
Dont la sève pernicieuse
Dans ce brillant cache un venin ;
Tu dois toute ta gloire, en France,
À cette agréable apparence
Qui nous attire et nous séduit ;
Qu’à Beaune, ta liqueur soumise
Dans les repas ne soit admise
Que sagement avec le fruit.

Le gant fut relevé par Charles Coffin, qui répondit par sa Champagne vengée, dont nous citerons également une stance seulement, pour ne montrer aucune partialité :

Sitôt que, sur de riches tables,
De ce nectar avec le fruit
On sert les coupes délectables,
De joie il s’élève un doux bruit ;
On voit, même sur !e visage
Du plus sévère et du plus sage,
Un air joyeux et plus serein ;
Le ris, l’entretien réveille,
Il n’est plus de liqueur pareille
À cet élixir souverain.

La ville de Reims reconnaissante offrit à l’auteur quatre douzaines de bouteilles de vin rouge et gris. La question est restée en suspens ; mais, si nos lecteurs tiennent absolument à la résoudre, nous les renverrons à la solution que nous avons déjà donnée au mot Bourgogne, pour la question non moins difficile de la prééminence entre les vins de Bourgogne et de Bordeaux.

Au temps de son apogée, le vin de Champagne était-il mousseux ou non ? L’histoire est muette à cet égard. On sait seulement que la Champagne avait trouvé le secret de ses vins mousseux dès 1700. Il ne paraît pas toutefois que leur fabrication fût très-répandue. À cette époque, on faisait plutôt des vins rouges. Ceux-ci, un peu secs, un peu plats, caractérisés surtout par un goût de pierre à fusil extrêmement prononcé, étaient bien inférieurs, quoi qu’on ait pu dire, aux grands vins de la Côte-d’Or. Aujourd’hui, il n’est plus question de ces vins dans le commerce ; les raisins noirs de la Champagne ne servent qu’à faire des vins blancs mousseux. Ces derniers sont, pour ainsi dire, les seuls qui portent le titre de vins de Champagne, Ils appartiennent exclusivement au département de la Marne.

Il ne faudrait pas croire, comme ce qui précède pourrait le faire supposer, que les vins mousseux de Champagne soient exclusivement fabriqués avec des raisins noirs ; les vignes de Cramant, d’Avizes, d’Orges, du Mesnil, de Vertus, où dominent les cépages blancs, produisent des vins mousseux très-estimés. Les vins qu’on obtient avec des raisins noirs ont plus de sève, de générosité, de corps ; ils sont généralement supérieurs, comme vins crémants et non mousseux, à ceux qui proviennent des raisins blancs ; ces derniers, au contraire, sont les plus remarquables par la finesse, la légèreté, la transparence et la disposition à la mousse.

Pour la fabrication, on procède très-rapidement au pressurage des raisins ; le moût est versé soit dans des cuves d’une contenance variable, soit dans des pipes ou foudres, où on le laisse débourber, c’est-à-dire déposer sa grosse lie. Quand le moût a déposé suffisamment, on le met dans des tonneaux neufs et de bon goût, qu’on a soin de laver préalablement à l’eau bouillante. Quand les tonneaux sont pleins, on les place dans un cellier, où le liquide subit la fermentation ordinaire. C’est habituellement dans la dernière quinzaine de décembre qu’on soutire les vins pour la première fois ; puis on procède au coupage, s’il y a lieu. Peu de temps après, on colle légèrement, et on ajoute du tannin et de l’alun, afin de prévenir ou la graisse ou le masque dans les bouteilles. Vers la fin de mars, les vins tannifiés et collés, destinés à faire les vins mousseux, sont l’objet d’un second soutirage, L’entonnage a lieu sur tamis à double fond, l’un de crin, l’autre de soie, afin de bien retenir les impuretés. Pour les champagnes non mousseux, ou pour ceux qui sont destinés à la fabrication des tisanes, on se dispense d’un second soutirage. Le tirage du vin, autrement dit la mise en bouteilles, commence au mois d’avril et finit en août. Comme ce délai est très-long, on est forcé d’avoir recours à une solution de tannin pour modérer la fermentation en tonneau. Il faut que le sucre naturel du vin ait été détruit aux trois quarts, avant de procéder au tirage ; sans cela, la pression du gaz serait trop forte et la casse des bouteilles trop considérable. On se sert de plusieurs méthodes pour s’assurer que le moment est propice pour le tirage ; nous nous contenterons d’en indiquer deux. La première a été imaginée, en 1836, par M. François, pharmacien à Châlons-sur-Marne. On prend 750 gr. de vin, que l’on fait réduire à 125 gr. sur un feu doux, ou mieux au bain-marié. Si, vingt-quatre heures après, le liquide ainsi réduit marque 5° au gleuco-œnomètre, il ne moussera pas en bouteille, même à une chaleur de 20° à 25°. On ajoute alors environ 15 gr. par litre d’une liqueur à vin, faite en ajoutant à du vin autant de livres de sucre candi que l’on veut faire de bouteilles. Le gleuco-œnomètre marque-t-il 6° ; on ajoute 13 gr. par litre de liqueur à vin, et ainsi de suite jusqu’à ce que l’instrument marque 12°. Voici en quoi consiste l’autre méthode. On essaye avec un pèse-vin le vin à tirer ; si celui-ci n’est pas au titre, on ajoute le sucre nécessaire pour faire flotter le pèse-vin à zéro.

Afin de prévenir la casse, on doit choisir les bouteilles avec le plus grand soin. Les bouteilles à Champagne doivent peser de 850 à 900 gr. ; le verre doit être d’une épaisseur uniforme sur tous les points situés à la même hauteur. On rejettera soigneusement les bouteilles bleues ou irisées, et celles qui renferment de petits cailloux. L’embouchure doit être bien conique, et s’élargir graduellement à partir du haut jusqu’en bas. La force de résistance des bouteilles destinées à contenir le vin de Champagne ne peut pas être évaluée à moins de 20° du manomètre. On les éprouve en les tintant deux à deux l’une contre l’autre ; celle qui se casse ou s’étoile reste au compte du vendeur. Les verreries les plus renommées jusqu’à ce jour pour cette spécialité paraissent être celles de Quinquengrogne, de Folimbray et de Vauxrot, Le choix des bouchons n’est pas moins important que celui des bouteilles ; diverses préparations sont même employées, non-seulement pour en corriger les défauts, mais encore pour leur communiquer les qualités qu’ils ne possèdent pas naturellement.

Le tirage a lieu au cellier ; on a soin de ménager un vide au goulot. Le bouchage se fait au moyen de machines. Les plus usitées sont la machine Leroy et la machine Maurice. Dès que les bouchons ont été assujettis, on procède à l’entreillage. Cette opération s’exécute d’abord au cellier ou magasin ; voici comment on procède le plus souvent : « On fait d’abord, dit M. Maumenê, une petite pile de cinq lattes à l’arrière du tas ; on établit une première rangée dont les cols posent sur les lattes. Pour empêcher les bouteilles extrêmes de s’écarter, on les maintient par une petite cale de liège ; on laisse entre les bouteilles un espace suffisant pour loger le col d’une autre bouteille (environ 0 m. 05) ; on pose alors une latte sur le corps des premières bouteilles et on fait une seconde rangée dont les corps sont poses sur la pile, et les goulots sur la latte. On continue ainsi les rangées, en calant toujours les extrémités avec un morceau de liège. La solidité de ces tas est très-grande. On les élève à vingt et vingt-cinq rangées de hauteur, au milieu des celliers ou des caves, et de fortes secousses, capables de faire pencher le haut des tas de 0 m. 05 à 0 m. 10, ne les renversent point. Cette disposition emploie le moins de lattes possible et permet de prendre toutes les bouteilles pour les examiner à volonté. »

On reconnaît qu’un vin prendra bien la mousse quand, huit ou dix jours et même quelques semaines après l’entreillage, on aperçoit dans les bouteilles un dépôt qui s’étend qui fouette ou présente des palmures, des replis divergents sur l’un des points du goulot. Ce dépôt, appelé griffe, est considéré comme de bon augure. Au contraire, le dépôt qui est uni, plus ou moins adhérent au verre, et qui, pour cette raison, porte le nom de masque, est regardé comme défavorable. Quelque temps après la formation du dépôt, dès qu’on remarque dans le vin des bulbes qui persistent lors même qu’on retourne brusquement les bouteilles dans le sens de la longueur, on descend à la cave les bouteilles entreillées d’abord au cellier. Cette mesure a pour but de rendre la casse moins considérable, en transportant les bouteilles dans un local où la température est moins élevée. C’est pour cela que, dans les maisons qui font de la fabrication des vins mousseux leur unique industrie, on a ordinairement plusieurs étages de caves qui communiquent entre elles par de larges soupiraux ou essors grillés, pouvant s’ouvrir à volonté pour laisser passer les paniers de bouteilles et les futailles. Toutes les fois que la fermentation s’opère régulièrement, la température de 10° et même de 11° est favorable au vin mousseux ; mais, si la casse atteint des proportions inquiétantes et vient élever la chaleur de la cave, il faut recourir aux grands moyens de refroidissement, dont le principal consiste à jeter beaucoup d’eau fraîche sur les treilles. À Épernay, dans les circonstances ordinaires, les choses se passent d’une façon très-différente. Le vin reste dans le cellier jusqu’à ce que la mousse soit venue ; lorsqu’elle est bien prise, on le descend d’abord dans les parties les plus froides de la cave ; l’année suivante, on le monte dans une cave moins basse, et, avant de l’expédier, on le remonte au cellier, afin de l’accoutumer graduellement à la température extérieure et de prévenir ainsi la casse pendant le voyage.

Dans le mois de février de l’année suivante, on met les bouteilles sur pointe, afin de détacher le dépôt et de le conduire peu à peu sur le bouchon. Lorsque ce résultat est atteint, c’est-à-dire, au bout d’une quinzaine de jours, on procède au dégorgement. L’ouvrier chargé d’exécuter cette opération prend la bouteille sur un pupitre ou dans des paniers qui la contiennent, toujours sur pointe, et, la renversant sur son avant-bras gauche, il en détache le fil de fer et les ficelles au moyen du crochet ordinaire ; il maintient le bouchon avec l’index de la main gauche et s’en rend maître au moyen de la pince à dégorger ou patte de homard, qu’il tient de la main droite. Alors il accomplit en un instant une manœuvre assez longue à décrire : il fait sortir le bouchon en le tirant vivement, et il dirige le goulot de la bouteille dans l’ouverture d’un petit tonneau placé devant lui ; le vin, qui s’élance en mousse aussitôt, entraîne complètement le dépôt quand il est d’une espèce bien pulvérulente ; si une partie du dépôt subsiste après l’explosion, l’ouvrier passe le bout du doigt au milieu même de la mousse pour détacher ces impuretés. Il ferme ensuite la bouteille avec un vieux bouchon provisoire tiré du panier. Le dégorgement fait perdre une quantité de vin parfaitement mousseux à peu près égale à 5 ou fi centilitres par bouteille ; mais ce sacrifice est nécessaire, car il est impossible de se débarrasser plus simplement et plus économiquement du dépôt formé par le vin, dépôt dont la moindre trace fait perdre au liquide tout son brillant et toute sa beauté.

Après le dégorgement, le vin mousseux est âcre et acide ; pour le rendre plus agréable à boire, on y ajoute un peu de liqueur. Cette liqueur, dont la composition est très-variable, se verse dans la bouteille à l’aide d’une mesure en fer-blanc qu’un ouvrier tient à la main, ou mieux à l’aide d’une machine. Deux machines de ce genre sont actuellement employées : l’une est celle de M. Canneaux ; l’autre, la meilleure, à ce qu’on dit, est due à M. Machet-Vacquand, chef de cave de la maison Moet. La préparation du vin de Champagne est dès lors terminée ; au bout de quelques jours, on peut le livrer au commerce.

Dans les grandes années, on n’évalue pas à moins de quinze millions de bouteilles la production du vin blanc de la Champagne ; la production moyenne peut être évaluée à sept millions de bouteilles, dont on expédie chaque année six millions. Ce commerce a pris, depuis quarante ans, une extension considérable ; ses principaux débouchés sont l’Angleterre, l’Allemagne, la Russie. Les noms des Moët, des Cliquot, des Ruinart, des Rœderer, des Piper, des Périer, des Dinot, sont connus du monde entier ; c’est à ces habiles fabricants que la Champagne doit en partie son renom universel.

Les principaux vignobles sont, dans la rivière de Marne proprement dite : Mareuil, AÏ, Disy, Hautvillers et Cumières ; dans la côte d’Épernay : Épernay, Pierry, Mouzy, Saint-Martin-d’Ablais et Chouilly ; dans la côte d’Avize : Cramant, Avîze, Oger, le Mesnil, Vertus, Cuis et Grauves ; dans la région mixte : Bouzy et Ambonnay ; dans la haute montagne de Reims : Sillery, Romont, Verzenay, Verzy, Mailly, Ludes, Chigny et Rilly ; dans la basse montagne : le clos Saint-Thierry, Marsilly et Hermonvillé. Après le sillery sec, tout à fait hors ligne quand il est authentique et de première qualité, les meilleurs vins blancs de Champagne proviennent d’AT, de Cramant, de Verzenay et de Bouzy ; ils valent au moins 300 fr. la pièce, et s’élèvent parfois à 500 et 600 fr. On distingue les vins mousseux de la Champagne en grand mousseux, mousseux ordinaire, demi-mousseux ou crémant et tisane de Champagne. Le grand mousseux est léger, fait du bruit et mousse énergiquement ; le mousseux ordinaire mousse moins et a plus de corps ; les vins demi-mousseux ou crêmants sont les plus vineux et les plus chers.

Indépendamment des vins blancs mousseux ou non mousseux, on fabrique encore en Champagne des vins gris ou rosés ; leur confection ne diffère pas de celle des précédents. On leur donne la teinte qui les distingue au moyen d’une liqueur préparée avec des baies de sureau, qu'on fait bouillir avec de la crème de tartre ; cette liqueur est appelée vin de Fismes, du nom de la ville où elle se fabrique.

Chevaux de la Champagne. La Champagne jouit, en général, d’une grande fertilité, l’exception de la petite contrée comprise entre Vitry et Sézanne, appelée Champagne pouilleuse. C’est dans les vallées de la haute Meuse, de la Marne et de l’Aube qu’on fait naître le plus de poulains. Ces poulains sont ensuite conduits dans les plaines de l’Aube, de Seine-et-Marne, de l’Yonne, où on les élève en les faisant travailler. Les plus fins sont achetés par la Beauce, et vendus, après leur développement, comme chevaux percherons, M. Didieu, cultivateur habile de la Haute-Marne, a démontré les avantages que l’on peut retirer du croisement pour améliorer les formes défectueuses des chevaux dans son département. Aussi les anciens types de la Champagne disparaissent et sont remplacés par des chevaux plus forts et mieux conformés, bien qu’ils aient encore quelques caractères des races communes. On a aussi démontré la possibilité d’introduire dans quelques parties de la Champagne des étalons propres à la selle et au carrosse ; mais la rareté des fourrages dans ces contrées s’oppose à l’élevage du cheval fin sur une grande échelle.