Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/ENFANTIN (Barthélemy-Prosper), connu sous le nom de Père Enfantin, grand prêtre de l’église industrielle fondée par Saint-Simon

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Administration du grand dictionnaire universel (7, part. 2p. 557).

ENFANTIN (Barthélemy-Prosper), connu sous le nom de Père Enfantin, grand prêtre de l’église industrielle fondée par Saint-Simon, né à Paris le 8 février 1796, mort dans la même ville le 31 niai 1864. Son père, banquier qui fit de mauvaises affaires, n’ayant pu subvenir aux frais de son éducation, le fit admettre comme boursier dans un lycée, puis au même titre à l’École polytechnique (1813). Il contribua, avec la plupart des élèves des écoles, en 1814, à la défense de Paris, contre les armées de l’Europe coalisée, et, comme le plus grand nombre de ses camarades, il fut, après la rentrée des Bourbons, atteint par le licenciement provisoire de l’École polytechnique. Sans carrière désormais, Enfantin entra en qualité de commis chez un marchand de vins en gros de la ville de Romans, qui l’envoya comme voyageur en Allemagne, dans les Pays-Bas et jusqu’en Russie. Ce fut dans ces divers voyages qu’il acquit le talent de faire l’article, talent qui le distingua dans la suite et lui valut de si notables succès dans le sein de l’église saint-simonienne. Du commerce de courtier en vins à la banque, il n’y a qu’un pas ; Enfantin le franchit en 1821, et s’attacha à une maison de banque de Saint-Pétersbourg. Cette vie n’était pas agréable, et bientôt (1823) le futur chef de l’école saint-simonienne revint en France, où son tempérament de sectaire l’entraîna tout de suite dans les sociétés secrètes qui pullulaient sous la Restauration. Il sut, en même temps, se procurer un emploi de caissier à la Caisse hypothécaire, fonctions lucratives et peu absorbantes, qui lui permettaient de continuer le courtage des vins et la commission, ses opérations familières.

L’affiliation d’Enfantin aux doctrines saint-simoniennes remonte à 1825 et eut lieu par l’intermédiaire d’Olinde Rodrigues, qu’il connaissait depuis peu et qui le mit en rapport avec Saint-Simon. Celui-ci fut charmé de son nouveau disciple, et, en mourant, il lui confia, ainsi qu’à Olinde Rodrigues, le soin de continuer l’œuvre et, s’il était possible, de constituer une association capable de défendre ses théories. L’association parvint à se former, et, comme la publicité était un élément indispensable de succès, elle commença par fonder un journal, le Producteur (1825-1826, 5 vol.), dont l’épigraphe est significative : « L’âge d’or, qu’une tradition a placé jusqu’ici dans le passé, est devant nous. » Les libéraux encouragèrent d’abord le saint-simonisme ; mais Benjamin Constant, dont l’esprit net et la pénétration prévoyaient de loin les conséquences de cette école, qui, par ses tendances communistes et matérialistes, n’allait à rien moins qu’à déshonorer la civilisation après avoir supprimé dans son sein toute trace de liberté individuelle et politique, Benjamin Constant ne tarda point à s’élever contre ce qu’il appelait le papisme industriel. Dieu pour Dieu, il aimait autant celui de l’Église romaine qu’un magot chinois coiffé d’un bonnet de coton.

Néanmoins, dés 1828, Enfantin, qui n’était pas encore le père, avait réussi à grouper autour de lui une foule d’hommes qui se sont distingués depuis dans l’industrie, les lettres et la politique. On remarquait, parmi eux, MM. Ad. Blanqui, Léon Halévy, Charles Duveyrier, Bazard, Buchez, Artaud, Péreire, Laurent (de l’Ardèche), Ad. Guéroult, etc. Les conférences philosophiques d’Enfantin ouvertes rue Montigny, attirèrent immédiatement l’attention publique sur les travaux de la secte (v. Bazard). Le gouvernement lui était hostile, mais la révolution de Juillet allait lui permettre de s’organiser d’une manière définitive. Enfantin ne perdit pas de temps : le lendemain de la déchéance de la monarchie (30 juillet), il publiait une proclamation dans laquelle il réclamait la communauté des biens, la suppression de l’héritage et l’affranchissement de la femme. Par affranchissement de la femme, il entendait la communauté des femmes ; par la suppression de l’héritage, il comprenait la destruction de la famille, que la communauté des biens suppose déjà détruite. En un mot, il s’agissait de faire de l’Occident un vaste couvent ; tout citoyen serait moine et moine forcé. Cette hideuse doctrine rencontra une vigoureuse opposition.

Enfantin avait désormais acquis une importance sociale que le nombre de ses adeptes augmentait de jour en jour. Il se démit de son emploi à la Caisse hypothécaire pour se consacrer entièrement à la cause saint-simonienne, organisa successivement des centres de prédication dans la plupart des grandes villes de France, à Lyon, à Toulouse, à Metz, à Montpellier, à Dijon, fit appel aux savants, aux artistes, aux gens de lettres. Afin d’avoir un organe politique, on acheta le Globe (1830). Nommé bientôt un des pères suprêmes avec Bazard, Enfantin prétendit à la suprématie. La salle Taitbout, où s’assemblaient les sectaires, fut le théâtre de scènes bruyantes, qui mirent la division dans la communauté. Bazard voulait donner au saint-simonisme le caractère d’un parti essentiellement politique ; Enfantin entendait, au contraire, en faire une secte religieuse, ou, si l’on veut, l’organe d’une révolution morale à accomplir ; transformer la société, régler les rapports individuels et ceux des sexes, renouveler l’économie des intérêts généraux. La question des femmes et celle du prolétariat le préoccupaient surtout. Ce sont des questions vitales, mais qu’il est plus facile de poser que de résoudre ; elles dépendent d’ailleurs des mœurs, des croyances, de la nécessité, de l’état de la civilisation ; il n’appartient ni à un homme ni à un siècle de les trancher. De plus, Enfantin et l’école saint-simonienne avaient une idée fausse de la solution future. Ils caressaient l’espoir de changer à leur gré les conditions sociales, qui sont l’œuvre du temps. Il ne suffit pas de vouloir supprimer le prolétariat, il faut donner des rentes aux prolétaires, et faire accomplir leur besogne par quelqu’un ou quelque chose. Quant à la femme, il est immoral de vouloir régler sa condition sur la base du plaisir. Il est beau de vouloir sanctifier la chair ; mais l’esprit et le caractère ont des joies supérieures ; du reste, la femme n’est point l’égale de l’homme de par la nature ; elle est dans un état d’infériorité intellectuelle, morale et physique ; les lois ne peuvent sanctionner que des faits naturels : elles constatent des droits et ne les créent pas.

Enfantin et le saint-simonisme avaient envie d’imposer leur dogme par la force ; mais, contrairement à Bazard, ils ne voulaient pas s’emparer de l’État, entreprise qu’ils jugeaient impossible. L’Église leur paraissait plus facile à déposséder, et ils aspiraient ouvertement à se substituer à elle. Dès 1831, une scission profonde s’opéra parmi les chefs, et dans un manifeste du 30 novembre de cette année, adressé aux 40,000 adhérents de France, Enfantin annonça qu’après avoir contenu pendant quinze mois « l’essor de sa religieuse pensée » et s’être séparé définitivement d’Olinde Rodrigues et de Bazard, il devenait non pas seulement souverain pontife de la nouvelle religion, mais la loi vivante et le messie. Ensuite, il déclara la religion saint-simonienne constituée sous le régime de la communauté des biens et des talents. Plusieurs centaines de mille francs furent englouties pendant l’hiver de 1832, dans des fêtes publiques auxquelles tout Paris était convié. Le but de ces fêtes était la découverte d’un messie femelle destiné à compléter le messie mâle. Le messie femelle ne se trouva point, ou plutôt aucune femme de quelque mérite ne consentit à remplir ce rôle grotesque. Quand les ressources personnelles du Père furent épuisées, il essaya d’un emprunt qui produisit 82,000 francs, immédiatement engloutis. Les ateliers fondés pour le compte de la maison mère restèrent vides ; le Globe disparut faute de subsides (on l’envoyait gratis à tout le monde) ; puis la police intervint pour fermer l’établissement et dissoudre l’association.

Enfantin ne désespérait pas encore ; il essaya d’organiser, à Ménilmontant, une communauté modèle, avec le concours d’une quarantaine de disciples, parmi lesquels : M. Michel Chevalier, devenu sénateur ; M. E. Barrault, rédacteur de l’Opinion nationale ; M. Charles Duveyrier ; M. Talabot, du chemin de fer de Lyon à la Méditerranée ; M. Gustave d’Eichthal, banquier et traducteur de l’Évangile ; MM. Félicien David, Terson, Raymond Bonheur, Flachat, Lachambeaudie, Guéroult, etc. Un costume spécial avait été adopté. Dans le monastère de Ménilmontant, comme dans les communautés chrétiennes de la primitive Église, on se livrait à des travaux manuels, à l’étude et aux exercices d’un culte symbolique ; mais on n’avait malheureusement pas de but déterminé ni d’autorité à invoquer. Enfantin (le Père, comme disait une inscription qu’il portait sur la poitrine) administrait la société comme un évêque gouverne son diocèse. En même temps, il écrivait dans divers journaux à l’usage du peuple, et rédigeait le Livre nouveau, sorte d’évangile saint-simonien, composé de chants mystiques et de spéculations sur Dieu, qu’il définissait : « Tout ce qui est. » — « Tout, disait-il, est en lui ; tout est par lui. Chacun de nous vit de sa vie, et tous nous communiquons en lui. Les lettres, les sciences, les arts, l’industrie, sont la parole de Dieu… Le verbe suprême, le verbe infinitésimal, se résoudra dans l’art en paroles et hors de l’art en symboles ; le savant le traduira en formules et l’industriel en formes limitées. » Le langage et la philosophie sont identiques dans la doctrine du Père ; le théoricien est un substantif, le praticien un adjectif, et le prêtre un verbe. Les plaisanteries et les injures, en attendant, pleuvaient sur la secte de différents côtés à la fois. Carnot, depuis ministre de l’instruction publique, et Jean Reynaud, le philosophe, poursuivaient Enfantin de leur polémique acerbe, le représentant avec ses adhérents comme des gens d’autant plus dangereux que leurs pasquinades n’étaient propres qu’à rendre ridicules plusieurs idées destinées à se réaliser dans un avenir prochain.

Bientôt la cour d’assises se chargea d’interrompre la prédication de la nouvelle religion. Enfantin fut traduit devant elle pour cause de réunion illicite et d’outrage aux mœurs. Il offrit au tribunal de se faire défendre par deux ferventes saint-simoniennes de ses disciples, « la cause intéressant spécialement les femmes. » La cour ne crut pas devoir adhérer à cette demande, et il eut à subir un an de prison (28 août 1832). On lui fit grâce au bout de quelques mois. Dans l’intervalle, les fidèles de la secte s’étaient dispersés, et il partit, avec quelques-uns qui lui restaient, pour l’Égypte, avec l’intention d’y entreprendre le barrage du Nil et de transformer les conditions économiques du pays. L’entreprise échoua. Après deux ans de séjour au Caire, où il avait eu des embarras pécuniaires inouïs, Enfantin revint se fixer à Tain (Drôme), bêchant son jardin, ainsi qu’il l’écrivait lui-même, puis il se fit maître de poste dans les environs de Lyon. Il échoua encore. En 1841, le crédit de plusieurs de ses anciens disciples, parvenus à d’excellentes situations financières, lui valut de faire partie d’une commission scientifique chargée de rechercher les ressources industrielles de l’Algérie. En 1845, on lui donna la direction du chemin de fer de Lyon. Vint la révolution de Février. Il en profita pour fonder le journal le Crédit, qui ne vécut guère que deux ans ; puis, toujours par l’influence d’anciens saint-simoniens, il rentra au chemin de fer de Lyon à la Méditerranée, où il resta définitivement.

On a de lui : Économie politique (1831, in-8°) ; la Morale (1832, in-8°), ouvrage pour lequel il passa en cour d’assises ; le Livre nouveau (il ne fut pas publié), entrepris pour remplacer l’Évangile, car le saint-simonisme devait remplacer le christianisme, désormais trop en arrière sur la civilisation moderne ; la Colonisation de l’Algérie (1848, in-8°), où l’ancien père de l’église saint-simonienne essaye de fusionner avec le socialisme ; Correspondance philosophique et religieuse (1847, in-8°), et Correspondance politique (1849, in-8°), deux ouvrages où il est traité des idées et des intérêts sous la monarchie de Juillet ; Réponse au P. Félix et Un dernier mot au P. Félix, brochures (1858, in-8°), dans lesquelles l’auteur, profondément oublié, essaye de faire revenir l’attention sur sa personne, à propos des doctrines saint-simoniennes que le P. Félix avait attaquées dans la chaire de Notre-Dame ; la Vie éternelle (1863, in-8°), sorte de testament religieux et politique, publié quelque temps avant la mort d’Enfantin.