Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/FOUQUET (Nicolas), vicomte de Melun et de Vaux, marquis de Belle-Isle, célèbre surintendant des finances

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Administration du grand dictionnaire universel (8, part. 2p. 662).

FOUQUET (Nicolas), vicomte de Melun et de Vaux, marquis de Belle-Isle, célèbre surintendant des finances, né à Paris en 1615, mort suivant toute probabilité en 1680. Maître des requêtes à l’âge de vingt ans, il acheta, en 1650, la charge de procureur général au parlement de Paris, rendit de grands services à Mazarin, à la reine mère et au parti de la cour pendant la Fronde, et fut nommé avec Servien surintendant des finances en 1653. Il absorba, au reste, à peu près tout le pouvoir, et son collègue étant mort en 1659, il demeura seul maître de l’immense administration des finances. Il eut d’abord à faire face à une situation très-difficile ; l’épargne était vide, et il dut emprunter des sommes énormes et même engager une partie de ses biens pour fournir aux frais de la cour et des armées. Mais il sut bientôt recouvrer ses avances et puiser à pleines mains dans le trésor public pour s’enrichir, acheter des créatures et satisfaire à ses prodigalités inouïes. On sait quel désordre et quelle anarchie régnaient dans nos finances sous l’ancienne monarchie. Les ministres n’étaient le plus souvent que les complices des traitants qui dévoraient le pays, et recevait d’énormes pots-de-vin en échange de ses concessions et de ses complaisances. C’était une révoltante immoralité, mais consacrée par l’usage, et Fouquet ne faisait pas autre chose que ce que faisait Mazarin lui-même et que ce qu’avaient fait tous les ministres avant lui. Seulement, ses dilapidations étaient plus considérables et plus scandaleuses encore, et il s’engagea avec les traitants dans une association qui organisait le vol des deniers publics par une bande de malfaiteurs sûrs de l’impunité. Fouquet couvrait de son pouvoir et de son nom les plus honteuses opérations et recevait des traitants, en payement de leurs marchés, des papiers décriés et sans valeur dont l’État supportait la perte pendant qu’il partageait avec ses complices le bénéfice acquis. Cependant Mazarin cessa de ménager le surintendant quand il cessa d’avoir besoin de lui, et celui-ci, craignant d’être à la fin sacrifié, s’efforça de se mettre en mesure de balancer le crédit du cardinal et même de le remplacer comme premier ministre. Il répandit l’or à profusion pour se créer des partisans ; il acheta Belle-Isle pour s’en faire une place de sûreté et il en fit augmenter les fortifications et les provisions de guerre. C’est aussi à cette époque qu’il rédigea une sorte de plan de conduite pour les membres de sa famille dans le cas où il serait arrêté. Plus tard, on se fit de cette pièce une arme contre lui, et il ne fut pas difficile de transformer ses mesures de précaution en actes de révolte. Puissance irrésistible de l’or ! ce dilapidateur, dont la vie privée était aussi scandaleuse que la vie publique, avait pour lui les personnages les plus considérables et les renommées les plus éclatantes. Il avait gagné Créqui, général des galères ; Nuchèze, chef de l’escadre de l’Océan ; le ministre de Lionne, les d’Aumont, les Gramont, les Soissons, la plupart des filles d’honneur de la reine, le confesseur de la reine mère, etc. Il avait même cherché à corrompre le confesseur du roi. Le troupeau servile des gens de lettres et des artistes était entièrement à lui, grâce à ses abondantes libéralités. Son faste dépassait celui du roi. Il avait créé à Vaux un palais et des jardins dont la magnificence était célèbre dans toute l’Europe et qui, suivant l’estimation de Voltaire, lui avaient coûté 18 millions. M. Sainte-Beuve remarque ingénieusement que c’était là comme un Versailles anticipé. Avant Louis XIV, il avait Le Vau pour architecte, Le Brun pour peintre, Le Notre pour dessinateur de jardins, Molière et La Fontaine pour poètes, Pellisson pour secrétaire, Vatel pour maître d’hôtel, etc. Il y avait dans ce luxe effréné, dans cette existence plus que princière et presque indépendante, de quoi exciter la jalousie du roi lui-même. Toutefois, Mazarin mourut sans avoir renversé Fouquet, mais non sans l’avoir perdu dans l’esprit de Louis XIV, qui déclara devant le conseil qu’il se passerait désormais de premier ministre et gouvernerait par lui-même. Le surintendant déçu espéra lasser le monarque de l’examen des affaires en falsifiant à dessein ses états de recettes et de dépenses ; mais cette intrigue même acheva de le perdre. Il avait dans Colbert un ardent ennemi qui aspirait à le remplacer et qui, tous les soirs, contrôlait ses opérations et en démontrait à Louis XIV l’irrégularité. La résolution de le frapper fut dès lors irrévocablement arrêtée. Mais sa puissance commandait des ménagements. Aussi Colbert et le monarque dissimulèrent habilement. Ce dernier même s’attacha à endormir les défiances du surintendant en redoublant à son égard d’attentions délicates et de caresses, en assistant à une fête splendide qu’il lui offrit dans son château de Vaux et en lui témoignant une préférence dont l’affectation eût dû cependant éclairer le ministre. C’est au milieu même de cette fête, dont l’éclat fastueux acheva de pousser au comble son irritation, qu’il devait donner l’ordre de l’arrêter. « Ah ! madame ! dit-il à la reine mère en contemplant la magnificence de cette habitation qui faisait pâlir celle des résidences royales, est-ce que nous ne ferons pas rendre gorge à tous ces gens-là ? » Lui-même nous fournit, dans ses Mémoires et instructions pour le dauphin, la preuve de l’envieuse colère qu’excitait en lui ce luxe insolent. On a prétendu aussi que Fouquet, dont les galanteries ne respectaient personne, avait lui-même aggravé la haine dont il était l’objet en osant lever les yeux sur Mlle de La Vallière, à qui il aurait fait secrètement offrir 20,000 pistoles. Quoi qu’il en soit, peu de temps après la fête de Vaux, le roi partit pour Nantes (1661) ; là, sûr de lui, il laissa éclater sa colère et ordonna enfin l’arrestation du surintendant, qui l’y avait suivi, comptant toujours, en cas de disgrâce, avoir le temps de s’enfuir à Belle-Isle. Mais la rapidité de l’exécution déjoua tous ses projets. Il supporta du moins son malheur avec quelque dignité. Les scellés furent apposés dans toutes ses maisons, et le roi voulut faire lui-même le dépouillement de tous les papiers saisis. Outre les papiers d’État, il y trouva des lettres fort compromettantes de presque toutes les dames de la cour. « Peu de personnes de la cour, dit Mme de Motteville, furent exemptes d’avoir été sacrifier à ce veau d’or. » Faudrait-il croire que cette circonstance, en s’ajoutant aux raisons d’État, ne fut pas étrangère à l’acharnement avec lequel on poursuivit la condamnation de Fouquet, aussi bien qu’à la chaleur que mirent certaines personnes à le défendre ? Transféré au château d’Angers, puis à Amboise, à Vincennes, enfin à la Bastille, le prisonnier vit enfin commencer son procès, qui dura quatre ans. Outre l’accusation de péculat, qui n’était que trop justifiée, le mémoire trouvé chez lui, et où il indiquait à sa famille toute une série de moyens de résistance pour le cas où il serait arrêté, le fit accuser aussi de rébellion. Dans cette pièce imprudente, écrite d’ailleurs du vivant de Mazarin, il recommandait à sa femme de s’enfermer dans un couvent, à son gendre de se fortifier à Belle-Isle, à ses frères d’agir sur le clergé, de réclamer l’appui du parlement, etc. Jugé par une commission nommée par le roi et composée de ses plus ardents ennemis, il fut reconnu coupable sur tous les points et condamné. Il l’était à l’avance. Cependant Colbert et Louis XIV furent déçus, en ce sens que leur tribunal n’appliqua au condamné que le bannissement et la confiscation des biens : on avait espéré la mort, et l’avocat général Talon avait requis un supplice infamant, la potence. Coupable, Fouquet l’était ; il avait, suivant l’expression de Voltaire, usé des finances de l’État comme des siennes propres ; mais l’iniquité de la procédure suivie à son égard, l’acharnement de ses ennemis ramenèrent l’opinion en sa faveur, d’autant plus qu’une foule de ministres tout aussi coupables n’avaient jamais été punis, et notamment Mazarin, ce qui prouve, ajoute encore Voltaire, qu’il n’appartient pas à tout le monde de faire les mêmes fautes. Louis XIV, jugeant qu’il était dangereux de laisser sortir du royaume un tel condamné, vu la connaissance qu’il avait des affaires les plus importantes de l’État, commua la peine du bannissement en celle de la prison perpétuelle. Cette commutation dérisoire fut accueillie par le mécontentement public. Mais les amis et les clients de Fouquet s’agitèrent en vain. Pellisson publia pour sa défense quatre mémoires éloquents qui le firent jeter à la Bastille ; La Fontaine adressa au roi une élégie qui serait plus touchante encore si elle n’avait pas été faite en faveur d’un concussionnaire gorgé d’or ; Hesnaut fit contre Colbert un sonnet sanglant ; Saint-Evremond, Mlle de Scudéry, Brébeuf, Loret, Mme de Sévigné, etc., se prononcèrent en faveur du surintendant ? rien n’y fit. Il fut transféré au château de Pignerol, confié à la garde de Saint-Mars, et subit pendant dix-neuf ans la captivité la plus étroite et la plus dure. Il occupait les loisirs que lui faisait sa captivité à apprendre le latin et la pharmacie à ses domestiques ; il composait des vers pieux à l’aide du Dictionnaire des rimes, et inventait des remèdes et onguents pour certaines maladies. Louvois ne craignait pas de lui demander pour ses yeux de l’eau de casse-lunette et un mémoire sur la manière de la préparer. On croit assez généralement qu’il mourut en 1680. Quoique son corps ait été rendu à sa famille, quelques personnes ont pensé qu’il n’était pas mort à cette époque et l’ont confondu avec l’homme au masque de fer, qui commence à poindre dans l’histoire vers cette date. Mais cette opinion, reproduite de nos jours par M. Paul Lacroix, paraît complètement abandonnée aujourd’hui. On attribue à Fouquet quelques livres de piété et de morale qu’il aurait composés dans sa prison ; ce sont des productions assez médiocres ; mais d’autres en font honneur au jésuite Boutald, qui les a éditées. M. Paul Lacroix affirme que Fouquet est véritablement l’auteur de ces ouvrages. V. Vie de Fouquet, par d’Auvigny ; Paroletti, Sur la mort de Fouquet, notes recueillies à Pignerol ; Sainte-Beuve, le Surintendant Fouquet, dans les Causeries du lundi ; P. Clément, Fouquet, dans l’Histoire de Colbert, etc.

Fouquet (défenses en faveur de), par Pellisson, publiées en 1661, sous ce titre : Discours au Roi par un de ses fidèles sujets. Dépositaire des secrets de son bienfaiteur, Pellisson, alors enfermé à la Bastille, composa, malgré les surveillants qui l’entouraient, trois plaidoyers qui, par l’intérêt du sujet, par les ressources du génie, par une élocution abondante et soutenue, méritent d’être comparés aux harangues de Cicéron. Louis XIV ne put lire sans émotion cette sublime défense. Dans ces courageux mémoires, qui sont, dit Voltaire, un mélange d’affaires judiciaires et d’affaires d’État, traitées solidement, le confident de Fouquet s’ingénie avec l’éloquence du cœur à exposer tout ce qui peut justifier le surintendant en disgrâce et atténuer ses torts, s’appliquant avec une certaine adresse à faire ressortir les importants services qu’il a rendus sous Mazarin, sa fidélité au sein du parlement sur la fin de la Fronde, ses ressources de financier dans les temps de guerre, enfin sa vigueur, son adresse, son courage, son génie naturel, « cheval trop emporté, mais généreux, » suivant sa poétique expression.

La première Défense pour Fouquet, dont l’origine était inconnue, fit une profonde impression sur le public. Elle ranima la haine des ennemis du surintendant. Cet accroissement de péril redoubla l’énergie de Pellisson. Sa seconde Défense s’adresse, non au roi, mais à l’opinion publique. C’est un factum, une brochure, sans plan méthodiquement arrêté. L’auteur s’efforce d’intéresser les gens d’affaires en faveur de son malheureux ami, en examinant devant eux, dans les cinq parties de son travail : 1° la question de compétence ; 2° l’énormité des profits tirés des avances d’argent faites au roi, avances qui sont des services rendus à l’État, et non des prêts usuraires ; 3° la nature et les garanties du privilège qui exempte le surintendant de la reddition de ses comptes ; 4° une affaire embrouillée concernant 6 millions, somme fictive, représentée par des billets sans valeur, et regardés comme un vol fait au Trésor ; 5° la critique des abus inhérents à l’administration de la justice aussi bien qu’à celle du Trésor. L’essentiel était d’assurer la circulation de cet écrit ; quelques éloges au roi, où la leçon et la prière s’entremêlent habilement, lui servirent de passe-port. Pellisson dit du roi, en parlant au roi lui-même : « Qu’il soit formidable à ses ennemis, mais que pas un de ses sujets n’en ait rien à craindre. Qu’il soit permis de dire, d’écrire, de publier tout ce qui, sans blesser cette autorité que rien n’égale et cette gloire que rien n’approche, peut soulager l’accablement et l’opprobre d’un malheureux. » Dans le troisième plaidoyer : Considérations sur le procès de M. Fouquet, l’avocat anonyme prend soin de donner le change sur son compte, en supposant des voyages pour l’impression de ses mémoires.

Ces Défenses ont un caractère d’éloquence incontestable ; la logique y est à la fois entraînante et parfaitement claire ; on admire surtout l’habileté dont le généreux avocat fait preuve en sachant intéresser continuellement la gloire du monarque à l’absolution de son ministre, réclamer la justice tout en implorant la clémence, et rejeter sur les malheurs des temps et l’impitoyable nécessité les actes injustifiables. Ces discours méritent donc d’être rangés parmi les chefs-d’œuvre oratoires ; mais il faut reconnaître qu’ils manquent souvent du fini et de la correction antiques. On y a justement signalé des abus de figures touchant à la déclamation, des fautes de construction, des phrases longues et embarrassées, une multiplicité de parenthèses fatigantes. Ces défauts sont surtout sensibles dans la seconde Défense, plus négligée que la première. Ce qu’il y a de remarquable dans les mémoires de Pellisson, c’est que l’éloquence du barreau y fut dépouillée pour la première fois du pédantisme de l’âge précédent, et s’appliqua à parler enfin le langage de la nature et de la raison.