Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Juin 1848 (INSURRECTION DE)

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Administration du grand dictionnaire universel (9, part. 3p. 1097-1099).

Juin 1848 (insurrection de). En écrivant ce nom funeste, qui rappelle aux âmes attristées la plus sanglante et la plus terrible guerre civile de notre histoire (à l’exception, toutefois, de celle de la Commune de 1870), nous voulons fermement, autant que nous le permet l’exiguïté de notre cadre, pénétrer jusqu’au cœur des choses, chercher les causes réelles de cette catastrophe, enfin dégager la vérité ensevelie sous une alluvion de mensonges officiels et d’erreurs de l’opinion.

En février, le gouvernement provisoire avait garanti d’une manière formelle le droit au travail. C’était peut-être s’engager un peu légèrement ; du moins, s’il est permis d’espérer de la science économique la solution de ce grand problème, on peut croire qu’il était au-dessus de la capacité des hommes de Février. Mais alors, il y avait un tel sentiment de bienveillance dans tous les cœurs, qu’une garantie de cette nature, officiellement accordée, n’étonnait personne et ne faisait naître aucun doute sur la possibilité d’accomplir la promesse. Les ouvriers, pour prix de leur victoire, ne demandaient pas, comme la plèbe romaine et les prétoriens, des distributions d’argent, mais du travail. Ce peuple, qui avait sauvegardé le Trésor et la Banque, les propriétés publiques et particulières, rapporté fidèlement l’or et les joyaux des Tuileries, eût rougi, se fût indigné de recevoir une aumône : il voulait travailler ; c’était sa seule exigence et son unique ambition. Rien ne peint mieux la moralité de ce peuple parisien, si souvent calomnié par les plus méprisables folliculaires.

Il y eut donc entre le peuple et le gouvernement, nous pourrions même dire la société entière, car la conviction à cet égard était générale, un véritable contrat accepté de part et d’autre avec une entière bonne foi, et qui se résume dans le célèbre décret du 25 février :

« Le gouvernement provisoire de la République française s’engage à garantir l’existence de l’ouvrier par le travail ;

« Il s’engage à garantir du travail à tous les citoyens. »

À cette promesse, le peuple enivré répondit par la noble et touchante exclamation :

Nous avons trois mois de misère au service de la République !

Ne sachant ou ne pouvant réorganiser le crédit et le travail, le gouvernement, en présence de nécessités impérieuses, fonda les ateliers nationaux, où le besoin précipita successivement jusqu’à 100,000 hommes et plus. Lors de la réunion de l’Assemblée nationale, et surtout après l’attentat du 15 mai, au milieu de l’effervescence de réaction qui suivit cet événement, ces malheureux ateliers étaient devenus la préoccupation universelle. Outre que c’était une lourde charge pour le Trésor, ces 100,000 hommes employés un jour sur quatre à d’inutiles terrassements semblaient à certaines personnes une menace et un danger. Tout le monde sentait la nécessité de leur dissolution ; mais les hommes de sens voulaient qu’on tînt compte des circonstances, qu’on agît prudemment, par licenciements successifs, au fur et à mesure de la reprise des travaux dans l’industrie privée ; car ce ne peut jamais être impunément qu’on livre tout à coup 100,000 hommes énergiques et armés aux conseils désespérés de la faim.

Mais la réaction, déjà puissante et pensant avoir la force de se montrer intraitable, poussait aux mesures de rigueur, à la dissolution immédiate, dans l’intention bien évidente d’abord de disperser cette force républicaine, ensuite d’amener un choc où pouvait périr la République.

Trélat, ministre des travaux publics, avait fait de courageux efforts pour préparer une solution qui aurait pourvu peu à peu au travail des hommes à congédier, et il avait formé dans ce but une commission spéciale composée d’hommes capables. Des projets avaient été préparés : encouragements aux associations ouvrières, colonisation algérienne sur une vaste échelle, primes à l’exportation, caisse de retraite et d’association, institutions de crédit, etc. La commission évaluait la dépense à 200 millions, somme, après tout, moins lourde pour le pays que les conséquences du chômage et de la crise, car la reprise du travail et des affaires n’intéressait pas que les ateliers nationaux, mais tous les travailleurs inoccupés, tous les industriels et commerçants. « 200 millions ! exclama le calculateur Charles Dupin ; 200 millions pour licencier une armée de 100,000 hommes ! »

Du moment que la question était envisagée ainsi, du moment qu’un ensemble de mesures économiques, destinées dans la pensée de leurs auteurs à rétablir le mouvement du travail dans le pays, n’était plus considéré que comme une dépense spéciale, une sorte de distribution d’argent, il était clair qu’il y avait aveuglement ou mauvaise foi, et que le problème allait recevoir une solution violente.

C’était, en effet, tout le prouve, la pensée non-seulement des royalistes, mais encore des impuissants, des furieux et des idiots, qui se disaient, qui se croyaient peut-être républicains, et qui faisaient du zèle réactionnaire pour se faire pardonner leur origine et leur élévation.

C’est en vain que Trélat annonce avec douleur une catastrophe prochaine et qu’il s’écrie à la tribune avec l’éloquence du cœur : « Il faut que l’Assemblée nationale décrète le travail, comme autrefois la Convention décréta la victoire ! » La faction ne répond à ce noble langage que par des risées.

Là dissolution ! la dissolution immédiate ! tel était le cri des coryphées de la réaction, qui généralisaient cette idée stupide, antinationale, antihumaine, que toute concession serait une faiblesse coupable, et qui faisaient de l’éventualité d’une répression sanglante une question de dignité gouvernementale. Céder à ces bandes affamées, c’était, suivant eux, la pire des humiliations. Mieux valait cent fois le mal passager d’une insurrection que l’on ne pouvait manquer de vaincre, et dont l’anéantissement produirait dans les âmes un salutaire effroi.

Un cri de guerre, une parole de mort fut proférée, répétée, propagée partout : Il faut en finir !

Chose douloureuse ! la commission exécutive, composée d’anciens membres du gouvernement provisoire, qui tous avaient signé la garantie du travail, subissait dans une certaine mesure ce déplorable entraînement. On rapporte même que les délégués de Nantes, s’étant présentés à la commission vers la mi-juin et sollicitant un emprunt pour payer les ouvriers de leurs ateliers nationaux, auraient reçu d’un membre cette étrange réponse : « Si vous ne pouvez pas en sortir, faites ce que nous allons faire ici, tirez des coups de fusil ! » (Louis Ménard, Prologue d’une Révolution.)

Cependant Trélat, ne trouvant pas dans le directeur des ateliers nationaux, Émile Thomas, la bonne volonté nécessaire à ses réformes, recourut pour s’en débarrasser à un moyen étrange et romanesque suggéré, dit-on, par Garnier-Pagès et la commission exécutive. Sous le prétexte d’une mission, il l’avait fait conduire à Bordeaux en chaise de poste et par des officiers de paix. Ce jeune nomme, à ce qu’on a prétendu, suivait alors les inspirations de M. de Falloux et des amis de Louis-Napoléon. Il est certain qu’il avait précédemment fait d’inutiles efforts pour combattre l’influence croissante de Louis Blanc parmi les ouvriers. Mais ce n’est pas cela bien certainement que lui reprochait le parti du National, maître alors du gouvernement. Il avait peu d’autorité réelle ; cependant son enlèvement parut justement un procédé à la turque et causa quelque émotion, d’autant plus qu’on y voyait le présage d’une dissolution violente. Toutefois, Lalaune, gendre de Trélat, fut accueilli comme nouveau directeur, et la plupart des ouvriers se prêtèrent aux vues du ministre pour circonscrire le mal et détruire au moins les abus. On élimina plusieurs milliers de noms inscrits par fraude ou en double, on réorganisa les bureaux, on remplaça par le travail à la tâche le travail à la journée, etc.

Une sous-commission des finances, à la tête de laquelle étaient MM. de Falloux et Goudchaux, s’était mise en travers des propositions présentées par Trélat et sa commission et pressait obstinément la dissolution. N’est-il pas instructif de voir le républicain du National, l’ancien ministre de Février, uni, indissolublement lié à ce jésuite, à ce gentilhomme de robe courte, formé aux écoles de la politique cléricale, et qui cherchait dans les conflits tout autre chose que l’affermissement de la République ?

La déplorable combinaison de la dissolution immédiate gagnait du terrain d’heure en heure ; elle avait pour elle la majorité de l’Assemblée et des pouvoirs publics ; elle apparaissait comme une menace et un arrêt de mort aux malheureux qu’elle allait atteindre et qui étaient livrés à une agitation facile à comprendre, d’autant plus qu’on les abreuvait journellement d’insultes, non-seulement dans ces journaux qui prétendaient soutenir la cause de l’ordre en sonnant tous les jours le tocsin de la guerre civile, mais jusque dans la tribune de l’Assemblée nationale. Il était devenu, en effet, presque officiel que les ateliers nationaux n’étaient qu’un réceptacle de fainéants, de forçats, de pillards et d’incendiaires. C’est par ces gracieuses appellations qu’on faisait expier à ces malheureux les 23 sous par jour qu’ils coûtaient à la République. Or, ce peuple qu’on traitait ainsi contre toute raison, toute justice et toute prudence, après l’avoir si bassement flagorné pour obtenir ses suffrages, était organisé, armé, il avait ses clubs, ses journaux, il était nourri d’idées d’émancipation, d’utopies, si l’on veut, il était fier de sa force et tout brûlant encore de sa victoire de Février. Avec de pareilles excitations, il était facile de prévoir le résultat. Ajoutez des intrigues dynastiques dont l’action est visible, mais qui ne jouèrent pas d’ailleurs un rôle aussi considérable qu’on a feint de le croire. Le peuple de Paris était en masse républicain socialiste, flottant encore, non discipliné, entraîné par des idées et des sentiments contradictoires, mais complètement acquis aux théories nouvelles, plus ou moins bien digérées. Toutefois, une partie des ouvriers, parmi les plus incultes, ceux de la banlieue et des faubourgs, mêlait à ses idées, par une étrange confusion, quelques velléités bonapartistes habilement surexcitées par d’infatigables agents. Dans les agitations des jours qui précédèrent l’insurrection, le cri de vive Napoléon ! se mêlait souvent aux cris de vive Barbes ! vive la République ! etc. C’était encore, il faut le remarquer, un cri d’opposition, une menace contre l’Assemblée. Souvent aussi, ces clameurs étaient le fait de ces bandes de gamins, vrais tambours de l’émeute, qui ne manquent jamais l’occasion des mouvements révolutionnaires. En somme, il y avait des éléments bonapartistes, des agents même, cela est évident, mais la grande masse était pour ce qu’on nommait alors la République sociale. On le vit bien sur les barricades, on le vit encore après la défaite, dans les casemates, sur les pontons, à Belle-Isle, où les bonapartistes avoués étaient en imperceptible minorité, en nombre insignifiant. Le 17, à la suite d’un discours fort confus, Goudchaux, enchérissant sur ceux qui l’avaient précédé, indiqua comme remède à la crise la dissolution dans le jour même. Le lendemain, les ouvriers lui répondirent par une affiche placardée sur tous les murs de Paris, et où on lisait :

« Ce n’est pas notre volonté qui manque au travail ; c’est un travail utile et approprié à nos professions qui manque à nos bras. Nous le demandons, nous l’appelons de tous nos vœux. Vous demandez la suppression immédiate des ateliers nationaux ; mais que fera-t-on des 100,000 travailleurs qui attendent chaque jour de leur modeste paye les moyens d’existence pour eux et leurs familles ? Les livrera-t-on aux mauvais conseils de la faim, aux entraînements du désespoir ? Les jettera-t-on en pâture aux factieux, etc. »

De concert avec les délégués du Luxembourg, ils adressèrent ensuite à tous les travailleurs une proclamation pour les inviter au calme, les engager à se défier des émissaires dynastiques, et qui se terminait ainsi :

« Espérez, car les temps sont venus, l’avenir nous appartient ; n’encouragez pas par votre présence les manifestations qui n’ont de populaire que le titre ; ne vous mêlez pas à ces folies d’un autre âge. Croyez-nous, écoutez-nous, rien n’est maintenant possible en France que la République démocratique et sociale. L’histoire du dernier règne est terrible, ne la continuons pas ; pas plus d’empereur que de roi ! rien autre chose que la liberté, l’égalité, la fraternité.

« Tel est notre vœu, tel doit être le vôtre, celui du peuple.

                « Vive la République ! »

« Certes, dirons-nous avec Mme la comtesse d’Agoult, qui, sous son pseudonyme de Daniel Stern, a publié une remarquable Histoire de la Révolution de février, certes, les hommes qui pensent et écrivent ainsi ne sont ni des brutes ni des anarchistes. Si les représentants bien intentionnés avaient eu l’ idée très-simple de constater la vérité par eux-mêmes, ils n’auraient pas servi, comme ils le firent, les passions des partis. Ces partis voulaient en finir, et ce n’était pas uniquement avec les ateliers nationaux qu’ils voulaient en finir, c’était avec la révolution, avec la liberté, avec la République. »

M. de Falloux était parvenu à se faire nommer rapporteur de la commission des ateliers nationaux. Ce choix était significatif ; on savait qu’il voulait dire : Dissolution immédiate ; et, en outre, les conclusions radicales du rapport furent, comme on le sait, connues d’une manière positive plusieurs jours avant que ce rapport fût déposé. Et comme si la mesure n’était déjà pas assez pleine, la commission exécutive, jetant à son tour l’huile sur le feu, rend une décision pour l’expulsion des ateliers nationaux ou l’enrôlement dans l’armée des ouvriers de dix-sept à vingt-cinq ans. Le 21, elle annonce dans le Moniteur que cette espèce de presse commencerait le lendemain. D’autres détachements devaient être dirigés sur la Sologne, dont l’insalubrité était connue, et vers des départements éloignés, pour être employés à des travaux de terrassement.

Telle était la manière dont MM. Lamartine, Arago, Garnier-Pagès, Ledru-Rollin et Mario entendaient l’exécution des promesses du 25 février !

Les ouvriers avaient le choix entre la famine, l’expatriation et la servitude militaire.

Une explosion de colère montra bien que toutes ces mesures rendaient l’insurrection inévitable.

Le soir, les rassemblements furent plus nombreux encore que les jours précédents ; des légions d’ouvriers parcoururent la ville dans tous les sens, en chantant la Marseillaise, le chœur des Girondins et le Chant du départ, et en manifestant leur sombre indignation par divers cris.

Ici se place un détail bizarre, mais caractéristique des mœurs parisiennes. Depuis le 22 février, on avait si souvent battu le rappel dans les rues de la capitale, que les trois notes rapides des baguettes sur le tambour étaient devenues une mesure en vogue sur laquelle les gamins d’abord, puis les hommes criaient par les rues et un peu partout, en chœur, tout ce qui leur passait par la tête. Cela commença lors des illuminations patriotiques. Des bandes parcouraient joyeusement les rues au cri fumeux : Des-lam-pions ! des-lam-pions ! et ainsi de suite, comme le tambour qui marche en battant le rappel, et jusqu’à ce que toute la ville fût illuminée. C’était simplement ce qu’on nomme à Paris une scie. Cette coutume absurde durait encore en juin, et c’est sur l’air des lampions que le soir du 21 les bandes parcouraient les rues en criant : On n’ part pas ! On n’ part pas ! Ce on formidable personnifiait les milliers d’hommes qui préféraient mourir d’une balle sur le pavé de leur ville plutôt que d’aller s’éteindre lentement de fièvre et de misère en Sologne. Quelques bandes criaient parfois en manière de défi : Nous l’aurons !... Tout le monde savait qui. Enfin, tout Paris a entendu dans ces heures d’angoisse cette mélopée poignante dont les six notes résonnaient dans la nuit comme la charge et le tocsin : Du travail ou du plomb !...

Le sang allait couler par torrents.

Telle devait être la fin des beaux rêves de Février ! Les trois mois de misère étaient soldés, et le peuple se préparait à demander à ses élus compte de ce qu’il nommait trois mois de trahison, de ce que l’histoire au moins nommera incurie, égoïsme et mollesse.

Le 22, le mouvement révolutionnaire se développa avec la régularité d’une tragédie, pendant que se nouait dans l’ombre l’intrigue qui allait conduire la République à la dictature militaire. Les ouvriers désespérés quittèrent leur grabat avec cette pensée qui devint leur mot d’ordre : « Nous sommes trahis, il faut recommencer Février ! » Dès le matin, des colonnes d’ouvriers se formèrent sur divers points de Paris, et se mirent à défiler par les rues, drapeau déployé, se grossissant d’heure en heure. Un peu plus tard, l’une de ces colonnes s’arrêta devant le palais du Luxembourg et envoya ses délégués à la commission exécutive. L’orateur chargé de porter la parole était un lieutenant des ateliers nationaux nommé Pujol, un de ces ouvriers parisiens nourris de lectures politiques et socialistes, ardents, doués d’éloquence naturelle, embrasés de la passion révolutionnaire. Celui-ci était influent parmi ses camarades. Il avait récemment publié une sorte d’imitation des Paroles d’un croyant, qui portait un titre étrange : la Prophétie des jours sanglants. Transporté après la lutte, il finit par s’évader et joua depuis un rôle très-actif dans les révolutions espagnoles. Il fut comme le tocsin de l’insurrection de Juin, qui d’ailleurs eût éclaté sans lui.

Les délégués furent reçus par Marie, qui accueillit ces pauvres gens avec une rudesse royale et leur fit bien sentir qu’on n’était plus à l’Hôtel de ville. Étranger à tout sentiment de conciliation, il fit sonner haut son titre de membre du pouvoir exécutif et voulut imposer silence à Pujol. Et comme les camarades de celui-ci murmuraient, il lui échappa un mot bien malheureux en un tel moment : « Êtes-vous donc, dit-il, les esclaves de cet homme ? » Il y eut une explosion de murmures.

Enfin, pour toute réponse aux doléances, Marie conclut brutalement en ces termes : « Si les ouvriers ne veulent pas partir pour la province, nous les y contraindrons par la force, par la force, entendez-vous ? »

On juge comme de telles paroles étaient de nature à calmer un peuple emporté déjà par la colère et le désespoir !

Pujol conduit ses hommes sur la place Saint-Sulpice, monte sur la vasque de la fontaine, et après qu’on eut fait taire les cloches de l’église, qui sonnait pour la Fête-Dieu et qui bientôt allait sonner le tocsin, il rend compte de sa mission, harangue la foule et lui donne rendez-vous pour six heures sur la place du Panthéon.

Le soir, cette place s’emplit d’une foule immense, qui par intervalle poussait de grands cris de Vive la République ! À bas les traîtres ! À la lueur sinistre des torches, Pujol et d’autres orateurs d’émeute, accrochés aux grilles du monument, soufflaient l’esprit de révolte à cette multitude sans espérance et sans lendemain. Enfin, le mot funeste éclata en une clameur immense : « À demain matin les barricades ! »

Cependant la commission exécutive, qui se préoccupait depuis un mois de l’éventualité d’une bataille dans Paris, avait donné des ordres qui n’étaient pas exécutés ou qui l’étaient mal. Dans cette soirée, notamment, elle envoya au général Cavaignac, ministre de la guerre, l’ordre de faire occuper la place du Panthéon à cinq heures du matin, le 23. À six heures, il n’y avait pas un soldat, et le peuple put s’en emparer. Cette absence de troupes ne fut pas un fait isolé ; on le vit se reproduire sur divers points. Un plan avait été discuté. La commission voulait qu’on disséminât la troupe de telle sorte qu’aucune barricade ne pût s’élever sans être aussitôt détruite et que le mouvement fût étouffé dès sa naissance. Mais Cavaignac exigeait au contraire que l’armée fût massée, tout entière sous sa main, et lancée ensuite par colonnes sur les points attaqués. On lui représenta qu’avec un tel système Paris allait se couvrir de barricades et que la victoire coûterait ensuite des torrents de sang. Le dur soldat ne voulut rien entendre. « Que la garde nationale garde ses boutiques ! dit-il avec hauteur ; je ne veux pas risquer qu’une seule de mes compagnies soit désarmée. » On l’a plus tard accusé d’avoir laissé grandir à dessein l’insurrection, pour se réserver le rôle de sauveur ; et il faut reconnaître que cette accusation n’est pas entièrement dépourvue de probabilité. La commission sentit bien qu’en confiant au général le commandement de toute la force armée, elle s’était donné un maître (et bientôt un successeur) ; mais, dans cette question toute militaire, elle dut céder, bien que le résultat de cette absence de troupes dût la faire accuser de trahison. Et telle fut, en effet, la pensée de la garde nationale dans cette journée.

À cette heure déjà, les Ducoux, les Martin (de Strasbourg), les Latrade et autres représentants formant la réunion du Palais-National avaient proposé le pouvoir exécutif à Cavaignac. Ces hommes politiques appartenaient à la nuance du National et disposaient de la majorité de l’Assemblée ; ils avaient d’abord soutenu la commission exécutive, mais à ce moment ils s’étaient définitivement arrêtés à la conception d’une république gouvernée par un chef militaire. Bientôt, la réunion de la rue de Poitiers, composée de royalistes de toutes nuances, allait se rallier avec empressement à cette combinaison, et la commission, malgré ses concessions et le zèle réactionnaire qu’elle déployait, ne pouvait manquer d’être culbutée avec mépris.

Le 23, pendant que l’insurrection élevait sans opposition ses barricades au centre, à l’est et au sud de Paris, pendant que l’illustre Arago, énergique, irritable et peu fait pour la conciliation, marchait résolument à la tête de quelques forces contre les barricades du quartier du Panthéon, au moment où le sang coulait déjà, M. de Falloux, calme et froid, monta à la tribune de l’Assemblée nationale pour lire son rapport sur les ateliers nationaux. Les conclusions en étaient connues, comme nous l’avons dit ; mais cette lecture en un tel moment fut le dernier coup qui déchaîna la guerre civile dans son horreur. Malgré les observations de Corbon, l’Assemblée vota les conclusions du rapport, repoussant toute transaction avec l’émeute, toute conciliation, et se condamnant ainsi à l’écrasement de ces multitudes égarées par la colère et le désespoir. Le ministre Flocon, vieux relaps des complots et des guerres civiles, leva tous les scrupules en représentant les insurgés comme soudoyés par les partis monarchiques et par l’étranger, sottise meurtrière dénuée du moindre fondement. Sans doute les partis dynastiques s’agitaient, mais le principal foyer de leurs complots était à l’Assemblée, et M. de Falloux était un des exécuteurs de leurs plans de contre-révolution. Le parti bonapartiste s’agitait aussi, cela n’est pas douteux ; mais la cause directe de la catastrophe était bien évidemment dans cette mesure inhumaine, odieuse et impolitique de jeter d’un seul coup sur le pavé 100,000 hommes exténués déjà par de longues privations, outrés par les insultes qu’on leur prodiguait avec une perfide habileté, par la marche de la réaction et par la non-réalisation des promesses solennelles qu’on leur avait faites. Quant à toutes ces légendes de sommes énormes trouvées sur des insurgés en guenilles, il n’est pas même nécessaire de les démentir. Pendant l’insurrection, il vint à Paris de l’or anglais et russe, et cette circonstance fut habilement exploitée ; mais quand on remonta aux sources, on acquit la certitude que cet or n’avait qu’une destination purement commerciale ; ce sont les vainqueurs eux-mêmes qui l’ont établi. (V. le Rapport de la commission d’enquête, I, 317, déposition de M. Magnier, secrétaire général des Messageries nationales.)

L’Assemblée, malgré les efforts de Trélat, rejette ou dédaigne successivement plusieurs projets de nature à donner du travail aux ouvriers, s’enfonçant ainsi de plus en plus dans le système de la répression à outrance.

En venant donner à la tribune quelques détails sur l’insurrection, Garnier-Pagès prononce, lui aussi, l’impitoyable mot : Il faut en finir ! En vain Caussidière fait la proposition vraiment française, que les représentants descendent en personne pour désarmer les insurgés par la persuasion, et faire cesser cette horrible effusion de sang français : il est traité de factieux. Le maire de Paris, Marrast, adresse à tous les maires une proclamation (que Proudhon a comparée à un édit de Dioclétien) dans laquelle cet agréable polémiste, négligemment et du bout de sa plume affilée, traite les insurgés de pillards, d’agents de l’étranger, etc. Le président de l’Assemblée, Senard, rédige et fait voter une proclamation plus furieuse encore, et dans laquelle il affirme que les ouvriers veulent « l’anarchie, l’incendie, le pillage. »

Tel était le langage qui seul était applaudi par la majorité des représentants, qui avaient rejeté avec mépris un projet de proclamation d’un ton conciliant et chaleureux proposé par Considérant et rédigé de concert avec Louis Blanc et Jules Simon. Dans cette contagion de fureur, le langage de la raison n’est plus entendu, et les quelques hommes qui veulent le faire prévaloir sont injuriés et menacés, traités de complices des anarchistes. En présence d’un tel effarement des pouvoirs publics, il n’est nullement surprenant que la bourgeoisie, la garde nationale, les troupes se soient exaltées jusqu’au dernier degré de la colère et aient cru sérieusement que la République était menacée par une secte du massacre, une faction du pillage, une utopie du viol et de l’incendie.

Les républicains eux-mêmes, du moins beaucoup d’hommes de ce parti devenu maître du gouvernement, sont entraînés par le torrent. Guinard marche contre le peuple à la tête de l’artillerie de la garde nationale ; Edgar Quinet dirige la onzième légion ; que d’autres noms nous pourrions inscrire ici ! Mais à quoi bon raviver ces tristes souvenirs de guerre civile ? Et d’ailleurs, parmi ceux-là, la plupart avaient le cœur déchiré ; mais qu’auraient pu des efforts individuels au milieu de cette mêlée effrayante où la colère était égale des deux côtés ?...

En examinant froidement, à tant d’années de distance, ces événements tragiques, qui ont passé devant les yeux des contemporains comme une vision sinistre, on aperçoit clairement qu’outre les intrigues de cette ambitieuse coterie du National et celles des royalistes, qui toutes s’associaient et s’entremêlaient en se prêtant appui, il y a un fait dont il faut tenir compte, et qui explique bien des choses, c’est que la société, en présence du spectre de la famine, fut frappée d’une aveugle épouvante, d’une panique dans le sens le plus énergique du mot.

Chose navrante ! dans ces combats fratricides, le même cri de guerre, la même acclamation retentissait dans les deux camps ; des deux côtés des barricades, on n’entendait qu’un cri : Vive la République !

On n’attend pas que nous retracions en détail les péripéties de cette lutte où tant de sang a coulé. Outre qu’un tel récit déborderait notre cadre, le courage nous manquerait, et nous ne croyons pas, d’ailleurs, qu’il soit utile et patriote de remuer trop profondément ces tristes souvenirs de nos guerres civiles. Nous nous bornerons donc à un résumé rapide des événements.

L’insurrection n’avait ni chef ni plan arrêté. Libre de s’étendre, pendant les premières heures, elle avait rapidement gagné une moitié de Paris et s’étendait en demi-cercle depuis le clos Saint-Lazare, sur la rive droite, jusqu’au Panthéon, sur la rive gauche. Son centre paraissait être la place de la Bastille, et son but de converger sur l’Hôtel de ville. Dans cette journée du 23, la garde nationale et la garde mobile portèrent presque seules le poids de la lutte. Cependant, vers le tantôt, Cavaignac se décida à faire agir Lamoricière sur la rive droite et les boulevards, Daumesme sur la rive gauche et Bedeau aux alentours de l’Hôtel de ville. Lui-même conduisit quelques bataillons dans le faubourg du Temple et les engagea assez inconsidérément contre les barricades ; abandonnant pendant quatre ou cinq heures la direction générale des opérations et laissant dans l’incertitude la commission exécutive, dont plusieurs membres agissaient isolément de divers côtés.

Le soir, à l’Assemblée, le représentant Degousée demanda l’arrestation et la déportation immédiate des rédacteurs des journaux socialistes. Cette proposition fut applaudie, mais n’eut pas, pour le moment, d’autres suites.

Le lendemain, le combat recommença avec une nouvelle furie. Au milieu de ces luttes funestes, la troupe et la garde républicaine, par un contraste honorable, épargnaient assez généralement les vaincus qui tombaient entre leurs mains. Mais une partie de la garde nationale et surtout la garde mobile se montrèrent impitoyables. Ce dernier corps, composé d’éléments divers, mais en majorité de ces petits lazzarones du pavé de Paris, vagabonds sans scrupule et sans moralité, exaltés par leur uniforme, une haute paye et les caresses dont ils étaient l’objet, exaspérés par d’abondantes distributions d’eau-de-vie et par les calomnies répandues contre les ouvriers insurgés, montrèrent une bravoure follement audacieuse, mais en même temps (du moins un certain nombre d’entre eux) une férocité qui a laissé de longs souvenirs dans la population ouvrière de Paris.

Sans nous arrêter à la réfutation des fables hideuses répandues dans ces jours funestes par les ennemis de la République, disons sommairement que toutes ces histoires d’atrocités commises par les insurgés, gardes mobiles sciés en deux, têtes coupées, etc., sont de misérables inventions de l’esprit de parti, dont le but, qui ne fut que trop atteint, était de donner un caractère implacable à la répression.

Dès le matin du 24, la coterie qui poussait à la dictature militaire, les Senard, les Recurt et autres, appuyés sur les royalistes de la rue de Poitiers, obsédait la commission exécutive pour lui arracher une démission. La commission demeura inébranlable, alléguant que son honneur lui commandait de ne point se retirer devant l’insurrection. Il fut résolu alors que la question serait brusquement posée devant l’Assemblée, par une espèce de coup de main parlementaire.

Pendant que les habiles se marchandaient dans leurs conciliabules les conditions du pouvoir, le sang continuait à couler dans Paris et des malheureux s’entr’égorgeaient, les uns croyant sauver la société, les autres pensant assurer le sort des travailleurs et l’avenir de la République !

À l’Assemblée, après diverses manœuvres préparatoires, un comparse désigné, Pascal Duprat (qui fut récompensé par une ambassade), monta à la tribune et proposa l’état de siège et la concentration de tous les pouvoirs entre les mains de Cavaignac. Il y eut d’énergiques protestations ; mais les affidés se hâtèrent d’exploiter les terreurs de l’Assemblée : « Dépêchez-vous de voter, citoyens, clama Bastide ; dans une heure, l’Hôtel de ville sera pris ! »

La majorité vota la dictature et l’état de siège.

Une heure après, la commission exécutive, renversée de fait, envoyait sa démission.

Maître absolu du gouvernement, Cavaignac sortit enfin de son apathie et agit avec une énergie terrible. Il suspendit immédiatement onze journaux, pressa l’arrivée de nouvelles troupes, appela les gardes nationales de province à une sorte de rescousse générale, et poussa avec activité la lutte contre l’insurrection. La bataille continuait aux faubourgs Poissonnière, Saint-Denis, Saint-Martin, du Temple, au clos Saint-Lazare, autour de l’Hôtel de ville, dans la Cité, à la Sorbonne, au Panthéon, etc., et le canon tonnait dans Paris comme dans une ville bombardée. Le 25, la lutte recommença avec la même ardeur implacable. C’est dans cette journée que le général Bréa, qui s’était aventuré dans la barrière Fontainebleau, fut assassiné par des exaltés, qui prétendaient venger ainsi les insurgés qui avaient été fusillés sur divers points. Ce fait isolé ne pouvait que donner un caractère plus impitoyable encore à la répression. Mais nous sommes encore trop près des événements, et il faut jeter un voile sur les excès des vainqueurs, tout en déplorant l’égarement des vaincus.

Dans la matinée du 25, le faubourg Saint-Antoine restait seul au pouvoir du peuple, qui luttait sur ce dernier point, avec l’énergie du désespoir, contre des attaques multipliées.

La veille, vers la chute du jour, une scène d’un caractère héroïque et touchant avait suspendu un moment ces combats acharnés. L’archevêque de Paris, Denis Affre, dans l’espérance d’arrêter enfin cette horrible effusion de sang humain, s’était rendu sur la place de la Bastille, accompagné de ses deux grands vicaires, afin d’aller porter aux ouvriers des paroles de conciliation. Le feu fut suspendu de part et d’autre. Le prélat pénétra dans le faubourg par la grande barricade qui en masquait l’entrée, ou, suivant d’autres, par une boutique à double entrée. Les insurgés le reçurent avec sympathie ; mais à peine avait-il prononcé quelques paroles, qu’au milieu de la confusion le feu recommença de part et d’autre avec fureur. L’archevêque tomba frappé d’une balle aux reins. Les combattants de la barricade témoignèrent un grand désespoir et entourèrent de soins le malheureux prélat, qui fut transporté à la cure Sainte-Marguerite, et qui, comme on le sait, expira le lendemain. Dans le premier moment le bruit courut que le prélat avait été tué par les insurgés ; mais il a été prouvé, par la direction de la blessure et par tous les témoignages, que l’infortuné était tombé frappé par une balle égarée, partie probablement d’une des maisons qu’occupaient les troupes.

La nuit du 25 au 26 s’était passée en négociations qui n’aboutirent qu’à un refus formel de Cavaignac d’accorder aux insurgés la capitulation qu’ils demandaient. Le combat recommença devant le grand faubourg à dix heures du matin ; c’était là, comme nous l’avons dit plus haut, que se concentrait le dernier effort de l’insurrection ; car les quartiers du faubourg du Temple, Saint-Maur, etc., venaient d’être définitivement soumis.

Dans ce dernier choc, la lutte ne fut pas longue, mais elle fut terrible, et toutes les troupes réunies autour de la Bastille s’engouffrèrent dans le faubourg avec une formidable artillerie.

À une heure et demie le vice-président de l’Assemblée monta à la tribune et prononça enfin la parole attendue depuis quatre jours au milieu de tant d’angoisses : Tout est fini !

Tout était fini, en effet, en ce sens que les questions de travail et de réforme économique avaient été tranchées par la force militaire. La république de Février, tombée aux mains de nouveaux doctrinaires, en se montrant impuissante à résoudre ces questions, se condamnait par cela même à périr.

Sur une foule de points, de nombreux prisonniers avaient été fusillés. On fusilla même après le combat. Ces faits sont notoires et ne seraient que trop faciles à prouver. Mais, comme nous l’avons dit ci-dessus, nous ne voulons pas nous appesantir sur ces tragiques épisodes, Bornons-nous à dire que le nombre total des insurgés tués s’éleva, d’après les évaluations les plus modérées, à 12,000. Quant au nombre des arrestations, il s’éleva en quelques jours jusqu’à 20,000 ; il est vrai qu’il y eut presque immédiatement un grand nombre de mises en liberté.

L’Assemblée, avant la fin de la lutte, avait rendu un décret qui condamnait à la transportation sans jugement les insurgés pris les armes à la main, et renvoyait les chefs de barricades et meneurs devant les conseils de guerre.

On trouve des détails sur cette terrible insurrection dans l’Histoire de la seconde République, par H. Castille ; l’Histoire de la révolution de 1848, par Daniel Stern ; Prologue d’une Révolution, par Louis Ménard, ouvrage curieux qui fut frappé d’une condamnation judiciaire.