Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/LA FONTAINE (Jean DE), le premier des fabulistes et un des plus grands poëtes français

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LA FONTAINE (Jean DE), le premier des fabulistes et un des plus grands poëtes français, né à Château-Thierry le 8 juillet 1621, mort à Paris le 13 avril 1695. Son père était maître des eaux et forêts ; sa mère, Françoise Pidoux, était fille d’un bailli de Coulommiers. Il eut pour premier précepteur le maître d’école de son village, puis il entra à l’Oratoire de Reims, non qu’il eût des goûts ecclésiastiques bien prononcés, car il avoua lui-même qu’il n’avait pu mordre à la théologie ; mais il fut, sans doute, placé là par sa famille qui aurait voulu le faire pourvoir, plus tard, de quelque gras bénéfice. Son frère Claude y fut placé avec lui et y resta ; quant à Jean, bientôt dégoûté du genre de vie et d’études du séminaire, il rentra dans la vie civile et dépensa quelque peu sa jeunesse et son patrimoine en dissipations et en plaisirs. C’est à Reims que se passa cette première période de sa vie, aussi a-t-il toujours conservé de Reims le meilleur souvenir :

Il n’est cité que je préfère à Reims,
C’est l’ornement et l’honneur de la France,
Car sans compter l’ampoule et les bons vins.
Charmants objets y sont en abondance.
Par ce point-là, je n’entends, quant à moi.
Tours ni portaux, mais gentilles Gauloises,
Ayant trouvé telle de nos Rémoises
Friande assez pour la bouche d’un roi.

Sa famille le maria (1647), et son père, pour lui faire une position, lui céda sa place de maître des eaux et forêts. La Fontaine ne s’occupa guère de ses fonctions, autrement peut-être que pour se promener au bord des eaux et dans les bois ; il en ignora toute sa vie les premiers éléments. Quant à son mariage, il ne tint pas non plus une grande place dans sa vie. « Marie Héricart, sa femme, dit M. Géruzez, avait de la beauté et de l’esprit, mais elle manquait de ces qualités solides, amour de l’ordre et du travail, fermeté de caractère, qui auraient discipliné et subjugué son mari. Pendant qu’elle lisait des romans, La Fontaine cherchait des distractions au dehors, ou rêvait soit à ses vers, soit à ceux de ses auteurs favoris. La fortune du jeune ménage ne tarda pas à s’obérer. Plus tard, le père de La Fontaine laissa, de son côté, une succession embarrassée ; des emprunts contractés pour acquitter ses dettes et conserver le bien intact devinrent de nouvelles causes d’embarras, de sorte qu’on s’explique facilement que notre poëte, inhabile aux soins d’intérêt, incapable d’ailleurs de s’imposer aucune privation et ne trouvant auprès de lui ni secours ni direction, ait mangé, comme il le dit gaiement, son fonds avec son revenu, de manière à n’avoir plus, après quelques années, ni revenu ni fonds. » Les deux époux se séparèrent aimablement, Mme de La Fontaine avait une fortune distincte de celle de son mari ; elle vécut de son côté, tandis que son mari vivait du sien et oubliait assez fréquemment qu’il était marié.

Que le bon soit toujours camarade du beau,
Dés demain, je chercherai femme,

dit-il au début de sa fable du Mal marié. C’est un peu fort quand on en a déjà une. Dans d’autres endroits de ses ouvrages, on voit, au contraire, percer comme un regret de cette situation anomale, témoin ces vers de Philémon et Baucis, où il fait un retour assez mélancolique sur lui-même. Parlant des deux arbres en lesquels se sont métamorphosés les vieux et fidèles époux, il dit avec une sorte de regret :

Ils s’aiment jusqu’au bout, malgré l’effort des ans.
Ah ! si... Mais autre part j’ai porté mes présents.

Cependant, il ne fit rien pour reprendre cette chaîne qui lui pesait. Racine et Boileau tentèrent d’opérer un rapprochement ; ils forcèrent La Fontaine à prendre le coche et à se rendre à Château-Thierry. À son retour : « Eh bien ? avez-vous vu votre femme, vous êtes-vous raccommodés ? » lui demandent ses amis inquiets. « Je n’ai pas vu ma femme ; elle était au salut, » répondit le Bonhomme. On a pris cela pour une naïveté ; c’était un moyen comme un autre de se débarrasser des importunités de deux amis qui le forçaient à une démarche inutile. Il en est ainsi de bien des traits de simplicité, attribués à La Fontaine, et qu’il serait impossible de laisser sur le compte d’un esprit si fin, si on ne lui soupçonnait une arrière-pensée quelque peu malicieuse.

Quoique séparé de sa femme et vivant dans la plus complète indépendance, La Fontaine se rendait à Château-Thierry, qu’elle habitait, tous les ans, au mois de septembre. C’était moins pour la voir que pour vendre un lopin de terre, dont il rapportait le prix à Paris, sans s’inquiéter de l’avenir :

Jean s’en alla comme il était venu,
Mangeant le fonds avec le revenu,
Croyant trésor chose peu nécessaire.
Quant à son temps, bien sut le dépenser ;
Deux parts en fit, dont il soûlait passer
L’une à dormir et l’autre à ne rien faire.

Par bonheur, le dernier trait de cette épitaphe, qu’il se composa lui-même, n’est pas vrai. La Fontaine a répandu son esprit inimitable dans un grand nombre de créations ; et bien d’autres auraient considéré la moitié ou le quart seulement de son œuvre comme un grand labeur. Boileau, qui, certes, ne croyait pas avoir passé sa vie à ne rien faire, a écrit vingt fois moins.

Le premier ouvragé littéraire de La Fontaine fut une traduction ou plutôt une imitation de l’Eunuque, de Térence, pièce assez faible, quoique correctement écrite. Une anecdote connue, inventée sans doute pour faire pendant l’anch’ io son pittore du Corrége, rapporte que notre fabuliste sentit s’éveiller sa veine poétique, ignorée même de lui jusque-là, en entendant réciter l’ode de Malherbe sur l’assassinat de Henri IV ; il avait alors vingt-six ans. Mais on a trouvé, dans ses papiers inédits, un conte et des essais de poésie légère composés par lui bien avant cette époque. Ainsi son génie naturel, son insouciance, ses rêveries, ses lectures l’avaient déjà fait poëte ; l’ode de Malherbe, si ce récit est vrai, ne fit que confirmer une vocation déjà décidée. Il lisait surtout Machiavel, non pas le Machiavel du Prince, mais celui de Belphégor et de Clizia ; Boccace, l’Arioste, Marot, Rabelais, Voiture. Ces trois derniers, qu’il appelait maître Clément, maître François et maître Vincent, étaient ses auteurs de prédilection. Dans sa vieillesse, il écrivait à Saint-Évremont :

. . . . . . . .
Vos beaux ouvrages sont cause
Que j’ai su plaire aux neuf sœurs,
Cause en partie et non toute ;
Car vous voulez bien sans doute
Que j’y joigne les écrits
D’aucuns de nos beaux esprits.
J’ai profité dans Voiture,
Et Marot, par sa lecture.
M’a fort aidé, j’en conviens.
. . . . . . . .

Et il ajoute : « J’oubliais maître François, dont je me dis encore le disciple.» Toutefois, Voiture faillit gâter son bon goût, son amour du naïf, du simple, du naturel ; c’est ce qu’il a confessé dans les vers suivants, vers où il parle de Voiture et non de Malherbe, comme on l’a cru :

. . . . . . . .
Je pris certain auteur, autrefois, pour mon maître.
Il pensa me gâter ; à la fin, grâce aux dieux,
Horace, par bonheur, me dessilla les yeux.
L’auteur avait du bon, du meilleur, et la France
Estima dans ses vers le tour et la cadence.
Qui ne les eût prisés ! j’en demeurai ravi...
Mais ces traits ont perdu quiconque l’a suivi.
Son trop d’esprit s’étend en trop de belles choses,
Tous métaux y sont or, toutes fleurs y sont roses.

Insouciant comme il l’était, poëte de loisir, ami du repos, lui qui a dit si bien :

Le repos, le repos ! trésor si précieux
Qu’on en faisait jadis le partage des dieux,

La Fontaine vécut surtout des pensions et de l’hospitalité de ses nombreux protecteurs. C’était, comme on l’a dit, un grand enfant qui ne pouvait se passer d’appui et qui avait besoin qu’on songeât pour lui aux soucis de la vie matérielle. Le premier de ses protecteurs fut Fouquet, qu’il paya d’une reconnaissance éternelle. Il était un des hôtes les plus assidus du palais de Vaux, alors que le surintendant était dans toute sa prospérité (1654). À cette époque, notre poëte, qui n’avait pas encore trouvé sa voie véritable, la fable et le conte, composait une foule de petites pièces, ballades, sixains, épîtres, deux poèmes, le Songe de Vaux et l’Adonis, productions légères que Sainte-Beuve a appréciées de la sorte dans ses Causeries du lundi : « Ces premières poésies de La Fontaine sont dans le goût de Voiture et de Sarrazin, et ne s’élèvent guère au-dessus des agréables productions de ces deux beaux esprits. On sent seulement que chez lui le fonds est plus abondant et plus naturel. Il fut bon, pour La Fontaine, que la faveur de Fouquet l’initiât à la vie du monde et lui donnât toute sa politesse ; mais il fut bon aussi que ce cercle trop libre ne le retînt pas trop longtemps, et qu’après la chute de Fouquet, il fût averti que l’époque devenait plus sérieuse et qu’il avait à s’observer davantage. Le danger, du côté de La Fontaine, ne sera jamais dans le trop de régularité et de décorum. Si le règne de Fouquet avait duré, il eût été à craindre que le poète ne s’y relâchât et ne s’y laissât aller en tous sens aux pentes, aux fuites de sa veine. Les contes lui seraient aisément venus dans ce lieu-là, non les fables ; les belles fables de La Fontaine ne seraient jamais écloses dans les jardins de Vaux et au milieu de ces molles délices ; il fallut, pour qu’elles pussent naître avec leur morale agréable et forte, que le Bonhomme eut senti s’élever son génie dans la compagnie de Boileau, de Racine, de Molière. Un des caractères propres, en effet, du talent de La Fontaine, c’est de receler d’instinct toutes les variétés et tous les tons, mais de ne les produire au dehors que si quelque chose l’excite et l’avertit. Autrement, et de lui seul, que fera-t-il donc ? Il y aura toujours deux choses qu’il aimera encore mieux que de rimer, et par ces deux choses, j’entends rêver et dormir. »

Ah ! par saint Jean, si Dieu me prête vie,
Je le verrai ce pays où l’on dort !

s’écrie-t-il dans un de ses contes, avec un accent qui part du cœur. Ainsi, Fouquet le connaissait bien lorsque, en lui donnant une pension, il lui avait imposé d’en acquitter chaque quartier par une pièce de vers.

La disgrâce du surintendant inspira au poëte les vers les plus touchants, les accents les plus pathétiques ; il osa élever la voix alors que tout le monde se taisait. La Fontaine sut toujours accepter simplement les bienfaits et s’en acquitter noblement ; il a rendu immortels ses bienfaiteurs. Les vers du Bonhomme, les plaidoyers de Pellisson et les lettres de Mme de Sévigné, les trois seuls défenseurs du surintendant, sont certainement pour beaucoup dans la sympathie qui a persisté jusqu’à nous en faveur de Fouquet. Grâce à eux, celui que l’on jugerait peut-être bien sévèrement, car la haute raison de Colbert écraserait sa mémoire, est resté une victime ; en lui restant fidèle, La Fontaine lui a, en quelque sorte, gagné la postérité, qui a conclu comme le poëte :

... C’est être innocent que d’être malheureux.

On n’a pas assez relevé, chez La Fontaine, cette délicatesse de sentiment qui non-seulement l’a guidé toute sa vie, mais a été pour lui une des meilleures sources d’inspiration.

Après Fouquet, il eut pour protecteur le duc de Bouillon, marié à l’une des nièces de Mazarin, la gracieuse Marie-Anne de Mancini, qui aimait beaucoup notre poëte, et à qui il le rendait bien. Le duc de Bouillon possédait à Château-Thierry, précisément en face de la maison de La Fontaine, un vieux château dont on ne voit aujourd’hui que les ruines, tandis que l’humble demeure du fabuliste est restée à peu près intacte. La Fontaine était plus souvent au château que chez lui, et même la duchesse, pleine de prévenance pour lui, avait bien recommandé à ses officiers de ne pas le laisser s’ennuyer pendant ses absences. C’est à ce propos qu’il écrivit ces jolis vers :

Peut-on s’ennuyer en des lieux
Honorés par les pas, éclairés par les yeux
     D’une aimable et vive princesse
À pied blanc et mignon, à brune et longue tresse ?
Nez troussé, c’est un charme encor, selon mon sens ;
     C’en est même un des plus puissants.
Pour moi, le temps d’aimer est passé, je l’avoue ;
  . . . . . . . .
     Mais s’il arrive que mon cœur
Retourne, à l’avenir, dans sa première erreur,
Nez aquilins et longs n’en seront pas la cause.

La Fontaine s’attira aussi les bonnes grâces de Marguerite de Lorraine, duchesse douairière d’Orléans, qui l’attacha à sa personne avec le titre de gentilhomme. Mais sa meilleure amie fut Mme de La Sablière, chez qui il passa vingt années de sa vie. Lorsque la marquise, abandonnée par le marquis de La Fare pour la tragédienne Champmeslé, tourna vers la religion et se retira aux Incurables, elle eut soin de laisser La Fontaine dans son hôtel et donna ordre que l’on pourvût à tous ses besoins. À la mort de Mme de La Sablière, forcé de quitter cette maison qui lui avait été si hospitalière, La Fontaine est rencontré dans la rue par un de ses amis, M. d’Hervart, qui lui offre l’hospitalité. « J’y allais, » répond simplement le Bonhomme. Cette confiance naïve de l’amitié est un des traits les plus touchants que l’on connaisse.

Grâce à tant d’amitiés délicates et prévenantes, La Fontaine put passer sa vie exempt de soucis et d’inquiétudes, livré tout entier à ses rêveries, à ses lectures, à la composition de tant de chefs-d’œuvre, qu’il fit comme en se jouant.

La Fontaine publia ses premiers contes, en 1665, pour la duchesse de Bouillon ; les six premiers livres des Fables, en 1668, pour le grand dauphin ; Adonis et Psyché, sur la demande encore de Mme la duchesse de Bouillon (1669) ; de nouveaux livres de contes, en 1671, pour faire plaisir à Mme Ulrich, une de ses dernières passions ; cinq nouveaux livres de fables pour obéir à Fénelon, qui les lui demandait pour le duc de Bourgogne. Nous avons nommé Mme Ulrich, une femme galante un peu sur le retour, qui s’éprit du fabuliste, déjà âgé, et ne trouva d’autre moyen, pour rajeunir sa verve, que de lui inspirer une profonde passion. Tallemant des Réaux donne une liste, plus ou moins fidèle, des femmes qui furent aimées de lui ; elle est assez longue. Entre autres, il rapporte qu’un jour sa femme le surprit en tête à tête galant avec la jeune abbesse de Mouzon, à laquelle La Fontaine a adressé la jolie épître qui commence par ces vers :

Très-révérente mère en Dieu,
Qui révérente n’êtes guère,
Et qui moins encore êtes mère,
On vous adore en certain lieu.
D’où l’on n’ose vous l’aller dire,
Etc. . . . . .

Comment croire, en présence de ces témoignages, que cet homme qui savait si bien charmer les femmes, qui les aima et fut aimé d’elles jusqu’à la dernière heure, fût tel que La Bruyère nous le représente, c’est-à-dire absolument nul dans la conversation et ne sachant faire parler que les arbres, les animaux, les pierres ? Louis Racine dit de son côté : « La Fontaine ne mettait jamais du sien dans la conversation. Mes sœurs, qui, dans leur jeunesse, l’ont souvent vu à table chez mon père, ont rapporté qu’il ne parlait point ou voulait toujours parler de Platon. » Il doit y avoir dans ces jugements et dans ces souvenirs quelque exagération. Du moins est-il vrai que le Bonhomme était distrait et rêveur, au point de paraître entièrement absent.

Les anecdotes concernant sa tenue dans le monde, sa distraction, ses manies, ses naïvetés, sont nombreuses, si nombreuses que l’on pourrait en composer sa biographie, comme un historien a fait une vie de Henri IV avec ses bons mots, ou comme Mascarille voulait mettre en rondeaux toute l’histoire romaine. Nous rapporterons les plus caractéristiques.

Mme de La Sablière, pendant qu’il logeait chez elle, le comptait familièrement au nombre de ses domestiques. Ayant congédié toute sa maison : « Je n’ai gardé, dit-elle, que mes animaux ; mon chien, mon chat et mon La Fontaine. » Le Bonhomme, en effet, allait et venait, mangeait et dormait à ses heures, sans qu’on s’occupât de lui, et c’était le genre de vie qui lui convenait le mieux. Quelques gros financiers, charmés de ses contes et désireux de l’avoir pour hôte, l’invitent un jour à dîner. La Fontaine accepte l’invitation, mange leurs meilleurs plats, boit leurs meilleurs vins, le tout sans dire un mot, puis se lève de table, prétextant qu’il lui faut assister à une séance de l’Académie. On lui fait observer qu’il n’est pas encore l’heure, qu’il arrivera de beaucoup en avance. « Ah ! je prendrai le plus long, » leur répond-il. Et il s’en va, laissant tout le monde fort désappointé. On n’a vu dans ce trait qu’une distraction singulière, un mépris des convenances, excusable seulement chez un homme comme lui. Il y avait, sans doute, aussi bien de la malice. Cette société de gros traitants, qui ne l’invitait que pour jouir de son esprit, lui déplaisait assez pour qu’il ne se mît pas en frais de conversation et qu’il les quittât en leur lançant un trait plutôt cruel que naïf : « Je prendrai le plus long ! j’aime mieux me promener que de rester ici, et converser avec moi-même qu’avec vous. »

Une aventure semblable arriva à Vigneul de Marville, qui l’a plaisamment racontée : « Trois de complot, dit-il, par le moyen d’un quatrième qui avait quelque habitude auprès de cet homme rare, nous l’attirâmes dans un petit coin de la ville, à une maison consacrée aux Muses, où nous lui donnâmes un repas pour jouir de son entretien. Il ne se fit point prier et vint à point-nommé, sur le midi. Point de compliments d’entrée, nulle façon, nulle grimace, nulle contrainte. La Fontaine garda un profond silence ; on ne s’en étonna point parce qu’il avait autre chose à faire qu’à parler. Il mangea comme quatre et but de même. Le repas fini, on commença à souhaiter qu’il parlât, mais il s’endormit. Après trois quarts d’heure de sommeil, il voulut s’excuser sur ce qu’il était fatigué. On lui dit que cela ne demandait pas d’excuse, que tout ce qu’il faisait était bien fait. On s’approcha de lui, on voulut le mettre en humeur et l’obliger à laisser voir son esprit ; mais son esprit ne parut point, et, durant tout le temps qu’il demeura avec nous, il ne nous sembla être qu’une machine sans âme. On le jeta dans un carrosse, où nous lui dîmes adieu pour toujours. » C’est que le Bonhomme était un gourmet, un délicat ; dans ce dîner, s’il ne lit honneur qu’à la bonne chère, c’est que la bonne chère était la seule chose qu’il pût y priser, et que l’esprit des convives n’était pas à l’unisson.

Il n’est pas probable qu’il en usât de la sorte dans la société de Boileau, de Racine et de Molière. Ces quatre grands esprits aimaient à se réunir, à s’entretenir de sujets littéraires, à se soumettre leurs ouvrages, leurs projets, leurs pensées. Quel malheur qu’un Saint-Simon ne se soit pas trouvé là pour écouter aux portes et nous traduire leurs conversations ! La Fontaine nous en a conservé un souvenir dans le début du roman de Psyché, où les quatre amis, sous des noms supposés, dissertent en parcourant les belles allées ombreuses de Versailles. Cette page n’offre, au reste, qu’une esquisse vague, mais témoigne du moins du prix que le Bonhomme, si distrait avec tout le monde, attachait à ces intimes réunions. Nous savons aussi, par le témoignage de Racine et de Boileau, que ces deux grands poètes, dont la langue était plus alerte et plus caustique, se plaisaient à tourmenter La Fontaine sur sa simplicité, sur ce qu’ils appelaient sa lourdeur d’esprit. Mais La Fontaine avait pour défenseur Molière. Un jour qu’on le taquinait outre mesure : « Nos beaux esprits ont beau se trémousser, dit-il, le Bonhomme ira plus loin qu’eux. » Boileau lui-même savait qu’une fois sorti de sa rêverie, le Bonhomme pouvait devenir un jouteur redoutable dans la conversation. Il y avait un moment du repas où il avait l’habitude de dire : « Gare La Fontaine ! »

Ses rêveries continuelles, ses distractions étaient bien connues de tous ceux qui le fréquentaient ; aussi ses contemporains nous ont-ils transmis une foule de traits, dont quelques-uns du plus haut comique. Un des meilleurs est sa rencontre avec son fils. La Fontaine, vivant séparé de sa femme, n’avait jamais revu ce fils depuis son bas âge, et, ce qui est bien conforme à son caractère, ne s’en était pas même informé. Mme de La Sablière l’avait placé entre les mains du premier président de Harlay, qui s’était chargé de son éducation et en avait fait un jeune homme accompli. La Fontaine le rencontra dans le salon d’une personne qui avait voulu lui faire cette petite surprise, conversa quelque temps avec lui et fut charmé de ses bonnes manières. Il témoigna qu’il trouvait à ce jeune homme de l’esprit et du goût. Ou lui apprit alors que c’était son fils. « Ah ! j’en suis bien aise, répondit-il : c’est un garçon fort distingué. » Et il ne s’en occupa point davantage.

La lecture l’absorbait au point de lui faire croire qu’il n’existait rien au delà de l’auteur qui l’occupait. Les sœurs de Louis Racine rapportent qu’à l’époque où il dînait chez elles, il ne parlait que de Platon. C’était Platon qui régnait en ce moment dans son esprit. À une autre époque, ce fut Baruch. Ayant lu quelques versets de ce prophète, dont il ne soupçonnait pas l’existence, il fut tellement saisi d’admiration qu’il n’abordait plus les gens qu’en leur demandant : « Avez-vous lu Baruch ? Lisez Baruch. » Une autre fois, c’était Rabelais qui le préoccupait. Il se trouvait un jour chez Boileau, avec Racine, Despréanx, le docteur en Sorbonne, et quelques autres personnes d’esprit. On parlait de saint Augustin et de ses ouvrages. La Fontaine ne prenait aucune part à la conversation et gardait le silence le plus morne et le plus stupide en apparence. Tout d’un coup, comme se réveillant d’un long sommeil, il se tourna vers l’abbé Boileau et lui dit avec un grand sérieux : « Est-ce que ce saint Augustin dont vous parlez a plus d’esprit que Rabelais, si naïf et si charmant ? » Le docteur, l’ayant considéré du haut en bas, lui dit pour toute réponse : « Prenez garde, monsieur de La Fontaine, vous avez mis un de vos bas à l’envers. » Ce qui était vrai, heureusement pour l’abbé qui, sans cette distraction du Bonhomme, aurait été bien embarrassé de faire une réponse directe. Voici encore un autre trait. Comme il faisait un voyage en coche, arrivé au relais, il descendit, ouvrit un Tite-Live et, s’asseyant sur le long de la route, se mit à lire si attentivement que la voiture partit sans qu’il y prît garde. La nuit vint et La Fontaine, fermant son livre, se demanda comment et à quel propos il se trouvait dans ce petit village qui lui était inconnu. Son voyage, le coche, le relais étaient entièrement sortis de sa mémoire.

La duchesse de Bouillon, qui se rendait en carrosse à Versailles, vit sur la route La Fontaine assis et rêvant sous un arbre. À son retour, elle le trouva au même endroit et dans la même situation ; il ne la vit pas ; il ne voyait rien ; elle respecta sa rêverie. Elle venait de visiter des personnages moins tranquilles et moins distraits ; mais leur activité avait peut-être été inutile ou funeste aux autres et à eux-mêmes. L’immobile La Fontaine avait été heureux, et nous jouissons aujourd’hui, en le lisant, du fruit de sa méditation.

Jamais homme, dit-on, ne fut si crédule, témoin cette anecdote racontée par Brossette : « M. Racine s’entretenait un jour avec La Fontaine sur la puissance absolue des rois. La Fontaine, qui aimait l’indépendance et la liberté, ne pouvait s’accommoder de l’idée que M. Racine lui voulait donner de cette puissance absolue et indéfinie. M. Racine s’appuyait sur l’Écriture, qui parle du choix que le peuple juif voulait faire d’un roi en la personne de Saül, et de l’autorité que ce roi aurait sur son peuple. « Mais, répliquait La Fontaine, si les rois sont maîtres de nos biens, de nos vies et de tout, il faut qu’ils aient droit de nous regarder comme des fourmis à leur égard, et je me rends, si vous me faites voir que cela soit autorisé par l’Écriture. — Eh quoi, dit M. Racine, vous ne savez donc pas ce passage de l’Écriture : Tanquam formica deambulatis coram rege vestro ? » Ce passage était de son invention, car il n’est point dans l’Écriture ; mais il le fit pour se moquer de La Fontaine, qui le crut bonnement. » Sa crédulité paraît encore manifeste dans le duel qu’il eut, à cause de sa femme, avec un de ses amis, le capitaine Poignan. Mais ici, est-ce vraiment de la crédulité ? Le capitaine Poignan se plaisait dans la maison de La Fontaine et surtout avec sa femme, dont le fabuliste n’était pas encore séparé. Poignan n’était ni d’âge ni de figure à troubler le repos d’un mari ; cependant, on en fit de mauvais rapports à La Fontaine, et on lui dit qu’il était déshonoré s’il ne se battait pas. Frappé de cette idée, il sort de bon matin et va frapper à la porte de son ami, l’éveille, lui dit de s’habiller et de le suivre. Poignan, qui ne savait ce que tout cela signifiait, sort avec lui. Ils arrivent dans un endroit écarté, hors de la ville. « Je veux me battre avec toi, on me l’a conseillé, » lui dit La Fontaine, et, après lui en avoir expliqué le motif, il tire son épée et se met en garde, sans attendre la réponse de Poignan, qui en fait autant de son côté. Le combat ne fut pas long ; le capitaine lui fit sauter, du premier coup, l’épée de la main, et le poëte se déclara satisfait. « On a voulu que nous nous battions, dit-il à son ami en lui prenant le bras ; nous nous sommes battus. Maintenant, viens déjeuner et retourne chez ma femme tant que cela te plaira. »

L’indépendance des idées et du caractère de La Fontaine, indépendance qui est visible par le trait cité par Brossette, fut sans doute pour quelque chose dans le peu de faveur dont le fabuliste jouissait à la cour de Louis XIV. Le grand roi daigna pourtant le recevoir ; mais là encore son étourderie lui joua un mauvais tour. Il devait présenter au monarque le manuscrit de quelques nouveaux livres de ses fables, et, après la présentation, se confondant en saluts assez gauches, il se mit à retourner avec inquiétude toutes les poches de son habit. Peine inutile ! le manuscrit était resté à la maison. « Ce sera pour une autre fois, monsieur de La Fontaine, » lui dit Louis XIV en souriant avec bonté. Néanmoins, on peut croire qu’un bonhomme si distrait devait peu convenir au monarque à grande perruque, si strict sur l’étiquette. Le genre de la fable devait, en outre, sembler trop mesquin à un homme d’un esprit si solennel. C’est ce que Voltaire a si bien expliqué : « Vous me demandez, dit-il dans une de ses lettres, pourquoi Louis XIV ne fit pas tomber ses bienfaits sur La Fontaine comme sur les autres gens de lettres qui firent honneur au grand siècle. Je vous dirai d’abord qu’il ne goûtait pas assez le genre dans lequel ce conteur charmant excella. Il traitait les fables de La Fontaine comme les tableaux de Teniers, dont il ne voulait voir aucun dans ses appartements. » On connaît le mot de Louis XIV : « Ôtez-moi ces magots ! » La réception de La Fontaine à l’Académie française donna au roi l’occasion de manifester son déplaisir.

La mort de Colbert (1683) ayant laissé un fauteuil vacant, deux candidats se présentèrent, La Fontaine et Boileau. Louis XIV donna ouvertement son appui à ce dernier, et il est hors de doute que la muse sévère de Boileau lui agréait mieux que celle qui inspira les Contes et même les Fables : il aimait mieux lire l’épître sur le Passage du Rhin et l’ode sur la Prise de Namur, toute mauvaise qu’elle est, que Joconde ou Belphégor. Le parti dévot objectait aux partisans de La Fontaine, non-seulement ses vers, mais sa vie, et, par surcroît, le Bonhomme était, dit-on, à cette époque même et quoique âgé de soixante-trois ans, l’ami beaucoup trop intime de la Champmeslé. L’Académie montra une indépendance véritable. Malgré les pressions, de toutes sortes, elle nomma La Fontaine. Mais Louis XIV fit attendre plusieurs mois la sanction royale. Le poëte lui adressa, sur ses victoires de la guerre des Flandres, une ode qui radoucit un peu le monarque ; néanmoins, il fallut qu’un autre fauteuil fût devenu vacant, et qu’il eût été donné à Boileau, pour qu’il ratifiât en même temps les deux élections. Il le fit par ces paroles caractéristiques : « Le choix que vous avez fait de M. Despréaux m’est fort agréable ; il sera approuvé de tout le monde. Vous pouvez incessamment recevoir La Fontaine ; il a promis d’être sage. »

La Fontaine aimait beaucoup l’Académie ; il se rendait à toutes les séances, et l’on disait quelquefois que c’était principalement pour toucher le jeton de présence, dont la valeur était d’un écu, petite somme qui n’était pas à négliger, dans l’état de détresse où se trouvaient toujours ses finances. Il y mettait cependant de la discrétion. On rapporte qu’un jour il arriva en retard ; son nom était déjà barré sur la feuille ; mais, comme tout le monde l’aimait, les académiciens dirent, d’un commun accord, qu’il fallait faire, en sa faveur, une exception à la règle. « Non, messieurs, leur dit-il, cela ne serait pas juste ; je suis venu trop tard, c’est ma faute. »

C’est à l’Académie, et par suite d’une distraction, qu’il eut sa grande querelle avec Furetière, querelle -d’autant plus remarquable qu’on ne lui en connaît que deux dans toute sa vie, car ce beau génie, ce grand poëte, dont le fonds était la mansuétude, la bonté, la tendresse, ne se mit en colère que deux fois. Quand l’Académie mit aux voix l’exclusion de Furetière, comme ayant fait injure au corps tout entier en publiant prématurément son dictionnaire, La Fontaine, qui voulait mettre une boule blanche, se trompa et mit une boule noire. Furetière, n’écoutant que son ressentiment, ne voulut point accueillir cette justification et publia contre le fabuliste un pamphlet, un de ses factums, où il le tournait en ridicule. Il lui reprochait, entre autres choses, de n’avoir jamais su, quoique maître des eaux et forêts, distinguer le bois de grume du bois de marmenteau, ce que La Fontaine lui avait naïvement avoué lui-même, en lui disant que cet article de son dictionnaire l’avait vivement intéressé. Furetière partait de là pour lui reprocher son ignorance crasse. Le Bonhomme lui décocha malignement cette épigramme, qui avait trait à un accident de l’existence de son adversaire :

Toi qui crois tout savoir, merveilleux Furetière,
Qui décides toujours, et sur toute matière.
    Quand, de tes chicanes outré,
    Guilleragues t’eut rencontré,
Et, frappant sur ton dos comme sur une enclume,
Eut, à coups de bâton, secoué ton manteau,
Le bâton, dis-le-nous, était-ce bois de grume
    Ou bien du bois de marmenteau ?

La seconde grande colère du Bonhomme eut aussi une cause toute littéraire, où le bon droit était de son côté. Lulli lui ayant demandé, à bref délai, les paroles d’un opéra, dont la musique devait être merveilleuse, La Fontaine se mit courageusement à la besogne, esquissa le scénario, dessina le dialogue, le remania et le ratura au gré du compositeur difficile ; puis, quand tout est prêt, il apprend que Lulli a transporté toute sa musique à l’opéra de Quinault, Proserpine, et que son travail lui reste en portefeuille. Il y avait de quoi se fâcher ; aussi lança-t-il à Lulli quelques bonnes épigrammes, entre autres celle qui commence par ces vers ;

Le Florentin
Montre à la fin
Ce qu’il sait faire.

Des épigrammes ! la haine de La Fontaine n’allait pas au delà. Encore se réconcilia-t-il avec Lulli, parce que Mme de Thianges les fit trouver face à face à un excellent dîner.

Malgré sa promesse d’être sage, promesse enregistrée par Louis XIV, La Fontaine ne changeait pas de manière de vivre ; à soixante ans et plus, il parlait encore d’amour et mettait même, dans ses affections passagères, la même inconstance qu’à vingt ans. C’est ce dont il s’excuse, d’une manière si charmante, dans une épître à Mme de La Sablière :

Ne point errer est chose au-dessus de mes forces ;
Mais aussi de se prendre à toutes les amorces,
Pour tous les faux brillants courir et s’empresser !
J’entends que l’on me dit : « Quand donc veux-tu cesser ? »

Plus tard encore, chez Mme d’Hervart, dans une société de jeunes femmes, gracieuses et séduisantes, il trouvait encore moyen de s’enflammer. « Vous pouvez vous moquer de moi tant qu’il vous plaira, écrivait-il à l’abbé Vergier au sujet d’une de ses passions, je vous le permets ; et si cette jeune divinité, qui est venue troubler mon repos, y trouve un sujet de se divertir, je ne lui en saurai pas mauvais gré. À quoi servent les radoteurs, qu’à faire rire les jeunes filles ? »

Ses dernières années furent exemplaires. Son indolence vis-à-vis de la religion, comme en tout le reste, était notoire ; le clergé entreprit d’y mettre bon ordre et de le convertir bel et bien. Du reste, La Fontaine, sûr de sa conscience et de la sincérité de son cœur, ne croyait pas avoir accompli de grands méfaits. Le difficile était de lui faire désavouer publiquement ses Contes. Le Bonhomme croyait si peu avoir mérité tant de colères en les composant, qu’étant malade et exhorté, par son confesseur, à réparer le scandale de sa vie et de ses œuvres à l’aide d’aumônes : « Je ne suis pas riche, répondit-il ; mais tenez, on va faire une nouvelle édition de mes Contes, j’en donne le prix aux pauvres. » Le confesseur, presque aussi simple que lui, accepta de grand cœur ; il dut être bien reçu quand il rapporta cette nouvelle à la congrégation ! La conversion en règle du poëte fut entreprise par le P. Pouget, oratorien, qui sut gagner ses bonnes grâces. Il lui fit lire le Nouveau Testament. En lui rendant le volume : « Je vous assure, dit le malade, que le Nouveau Testament est un bon livre ; oui, par ma foi, un fort bon livre ; mais il y a un article sur lequel je ne me suis pas rendu, c’est celui de l’éternité des peines. Je ne comprends pas comment cette éternité peut s’accorder avec la bonté de Dieu. » Il dit de même à son directeur, qui lui avait prêté un saint Paul : « Je vous rends votre livre ; ce saint-là n’est pas mon homme. » Ainsi la bonté, qui faisait le fonds de son caractère, persistait chez lui jusqu’au bout et le dominait au milieu de toutes les autres préoccupations. Enfin, le P. Pouget le décida au désaveu de ses Contes. Le 12 février 1693, en présence d’une députation de l’Académie, il déclara désapprouver cette partie profane de ses œuvres, les détester du fond du cœur, et fit vœu, s’il revenait en bonne santé, de ne plus consacrer son talent qu’à des œuvres pieuses. Le clergé avait réussi. On prétend même qu’à partir de ce jour il porta un cilice, ce que Louis Racine a rapporté dans ces vers :

Vrai dans tous ses écrits, vrai dans tous ses discours,
Vrai dans sa pénitence à la fin de ses jours,
Du maître qu’il approche il prévient la justice,
Et l’auteur de Joconde est armé d’un cilice.

Toujours est-il que La Fontaine passa les deux dernières années de sa vie dans des pratiques de piété, tout au moins dans des lectures et des pensées graves. Voici une des dernières lettres qu’il ait écrites ; elle est adressée à son ami Maucroix : « Tu te trompes assurément, mon cher ami, s’il est bien vrai, comme M. de Soissons me l’a dit, que tu me croies plus malade d’esprit que de corps. Il me l’a dit pour tâcher de m’inspirer du courage, mais ce n’est pas de quoi je manque. Je t’assure que le meilleur de tes amis n’a pas à compter sur quinze jours de vie. Voilà deux mois que je ne sors point, si ce n’est pour aller à l’Académie, afin que cela m’amuse. Hier, comme j’en revenais, il me prit, au milieu de la rue du Chantre, une si grande faiblesse, que je crus véritablement mourir. Ô mon cher ! mourir n’est rien ; mais songes-tu que je vais comparaître devant Dieu ? Tu sais comme j’ai vécu. Avant que tu reçoives ce billet, les portes de l’éternité seront, peut-être, ouvertes pour moi ! »

La Fontaine expira peu de temps après avoir écrit cette lettre ; il était âgé de près de soixante-quatorze ans.

Résumons, en quelques traits rapides, le caractère de son génie. Sa gloire poétique est fondée sur ses Contes et sur ses Fables. Les premiers outragent trop souvent la morale, mais sont pleins de finesse élégante et de verve spirituelle. Les fables ont un charme irrésistible et sont devenues le livre universel, le manuel de tous les âges et de toutes les conditions. On n’a rien fait de plus achevé que le Chêne et le Roseau, les Animaux malades de la peste, le Meunier, son fils et l’âne, l’Huitre et les plaideurs, le Berger et le roi, le Paysan du Danube, le Vieillard et les trois jeunes hommes, le Savetier et le financier, les Deux amis, les Deux pigeons et cent autres perles de composition et de style, qui sont dans toutes les mémoires et qu’on relira à jamais. La Fontaine a fait de l’apologue, genre inférieur jusqu’à lui, un petit drame complet dans un cadre resserré. S’il a emprunté le plus grand nombre de ses sujets, il les a interprétés avec une délicieuse originalité, et il en a fait de véritables créations. Quel imitateur que celui qui a mérité ce surnom d’Inimitable, consacré par toutes les nations ! Nul n’a retrouvé, en effet, cette grâce exquise, cette bonhomie malicieuse, cette naïveté piquante, ce naturel et cette simplicité unis à un art si parfait, cette souplesse de génie, ce bon sens supérieur, cette candeur charmante avec laquelle il fait parler et agir ses personnages. Sa morale n’est pas toujours irréprochable, et il lui est échappé quelques préceptes d’égoïsme pratique. Mais, en général, ses œuvres sont empreintes de sa douceur enjouée, de sa bonté native et de sa sensibilité.

La Fontaine a aussi composé des comédies, des opéras, des poëmes et des poésies diverses, où se retrouvent quelques-unes de ces qualités, mais qui n’ont rien ajouté à sa gloire. Citons seulement les Amours de Psyché et de Cupidon (1669, in-8o), roman mêlé de vers, imité d’Apulée ; le Quinquina, poème (1682, in-8o) ; la Captivité de saint Malo, poème (1673). Parmi ses comédies, l’Eunuque, traduit de Térence ; le Florentin ; la Coupe enchantée ; Je vous prends sans vert ; Ragotin. Ces œuvres ont été réunies sous le titre de Pièces de théâtre de J. La Fontaine (La Haye, 1702, in-12).

Fénelon a fait de lui ce magnifique éloge : « Dites si Anacréon a su badiner avec plus de grâce, si Horace a paré la philosophie d’ornements poétiques plus variés et plus attrayants, si Térence a peint les mœurs des hommes avec plus de naturel et de vérité, si Virgile, enfin, a été plus touchant et plus harmonieux. »

V. dans ce Dictionnaire les articles consacrés aux contes et surtout aux fables de La Fontaine.

La Fontaine (ÉDITIONS ILLUSTRÉES DE). Nous avons dit un mot, dans l’article que nous avons consacré aux Fables de La Fontaine, des belles éditions anciennes avec gravures : celle d’Amsterdam (1685, 2 vol. in-8o), gravures de Romain de Hooge ; celle de Paris (1695), gravure d’Eisen, édition dite des Fermiers généraux ; celle d’Oudry, gravée par Cochin (1755, 4 magnifiques in-fol.). Ces beaux livres ne sont pas des éditions illustrées comme on les comprend de nos jours ; les gravures d’Eisen sont d’une touche fine et spirituelle ; les dessins d’Oudry, au nombre de 275, sont admirables ; mais on n’y trouve pas ce qu’il y a dans les illustrations contemporaines, l’interprétation originale qui superpose une seconde œuvre à la première et ouvre à l’artiste une plus large carrière. Deux dessinateurs contemporains, Grandville et Gustave Doré, ont interprété La Fontaine de deux manières bien différentes.

Nul autre mieux que Grandville, le peintre ordinaire des animaux et des plantes, ne semblait appelé à traduire supérieurement

Cette ample comédie aux cent actes divers

du fabuliste ; il n’est cependant parvenu à faire qu’une œuvre ingénieuse. Presque tous ses personnages humains sont manqués ; il leur donne des laideurs et des difformités que rien n’explique ; en revanche, les animaux sont parfaitement saisis, pleins d’expression et de malice. Les plus réussies des vignettes de Grandville sont le Renard et le Corbeau, les Voleurs et l’Âne, la Cigale et la Fourmi. Dans cette dernière, le dessinateur a représenté la fourmi par une bonne et grosse fermière, chaudement vêtue ; la cigale est une pauvre chanteuse des rues, à peine vêtue de mauvaises loques et réduite à demander l’aumône. Le plus souvent, Grandville dessine la scène telle que l’a dépeinte le fabuliste, et l’interprète dans les fonds ; ainsi, pour le Renard et le Corbeau, les deux animaux sont au premier plan ; maître corbeau du haut de son arbre laisse tomber le fromage que guette maître renard ; au second plan, un chasseur enjôle une paysanne. De même pour les Voleurs et l’Âne ; derrière la scène principale, deux fantassins se querellent à propos d’une bonne d’enfant, et un sergent madré intervient comme troisième larron. Le La Fontaine illustré, par Grandville, est de 1838 (in-8o) ; celui de Gustave Doré, magnifique in-fol., orné de cent grandes gravures et d’un nombre considérable de vignettes, est de 1867. Il sort de la maison Hachette. Toute comparaison est impossible entre ces deux œuvres si dissemblables. Grandville s’était proposé de traduire les fables elles-mêmes, d’interpréter la pensée de l’auteur, de donner à ses animaux les vices et les ridicules que le fabuliste avait eu l’intention de flageller. Tout autre était le but de Gustave Doré ; ce qu’il voulait faire, c’était un de ces beaux livres illustrés à grand format, dans lesquels la partie décorative est la principale. C’était bien l’affaire d’un artiste qui a plus de fougue et de fécondité que de délicatesse et de fini. Il n’en a pas moins montré une grande souplesse de talent dans les dessins placés en tête de chaque fable et dans les culs-de-lampe qui les terminent. Certains de ces morceaux sont de petits chefs-d’œuvre de grâce et de naïveté. Mais c’est surtout dans les grandes compositions, alors que son Crayon peut courir en liberté, qu’il retrouve les qualités qui lui ont valu une réputation si méritée. Qu’un sujet se prête aux grandes lignes architecturales, qu’il appelle les châteaux de la Renaissance aux balustrades armoriées, les bois touffus et ombreux où un filet de lumière se joue d’une façon capricieuse, qu’il comporte les paysages désolés, les vallées mystérieuses ou les scènes fantastiques, et le crayon de l’artiste retrouve aussitôt son incomparable magie. Parmi les plus remarquables compositions, nous citerons : les Animaux malades de la peste, le Chêne et le Roseau, le Lion et le Moucheron, le Cerf se voyant dans l’eau, le Loup et les Brebis, la Mort et le Bûcheron, le Renard et les Raisins, le Lion amoureux. Dans certaines de ces compositions, on trouve parfois comme une réminiscence des scènes espagnoles et de Don Quichotte, notamment dans le Meunier, son fils et l’âne ; somme toute, l’illustration des fables de La Fontaine fait honneur à l’imagination de l’artiste et à la fécondité de son crayon.

La Fontaine (HISTOIRE DE LA VIE ET DES OUVRAGES DE), par Walckenaër (1824, in-8o). L’ouvrage, malgré l’intérêt du sujet et l’exactitude des recherches, est trop volumineux pour plaire à tous les lecteurs, et nous reconnaissons, avec M. de Feletz, « que le bon La Fontaine serait extrêmement étonné s’il pouvait voir le gros volume dont il est la matière et le sujet. Il aurait quelque peine à concevoir que l’histoire de cet homme, qui passait une partie de son temps à dormir et l’autre à ne rien faire, occupât tant d’espace, et que sa vie, dont il nous a donné un si plaisant abrégé, offrît tant de matériaux à la critique, et pût s’étendre dans une narration de 500 pages et plus. » Disons, toutefois, que, si La Fontaine lisait cette biographie, il ne la trouverait peut-être pas trop longue, et qu’il serait enchanté de son historien. Il se féliciterait d’avoir été jugé par un homme qui le connaît si bien et qui aime tant sa personne et ses ouvrages. Cette étude est divisée en six livres ; on y suit la vie et les travaux du fabuliste depuis sa naissance jusqu’à l’âge de quarante ans, puis de quarante à quarante-huit, de quarante-huit à cinquante-huit, de cinquante-huit à soixante-quatre, et enfin de soixante-quatre à soixante-quatorze ans, époque de sa mort. Personne, avant Walckenaër, n’avait indiqué avec tant de soin la corrélation qui existe entre telle ou telle production de La Fontaine et tous les petits événements de son existence intime. Ce n’est pas seulement le poëte que Walckenaër a su faire revivre. Il ne l’a point séparé de son milieu. Il l’a placé devant nous avec tout son entourage. Le siècle entier se retrouve dans ce livre excellent, et l’auteur ne se contente pas d’aimer tous les personnages qu’il met en scène, il les fait aimer aux lecteurs. On souhaiterait seulement que ce livre fût écrit d’une façon moins lourde, et on regrette de | ne pas trouver un écrivain sous l’érudit.

La Fontaine (VOCABULAIRE POUR LES ŒUVRES DE), par M. Théod. Lorain (Paris, 1853, 1 vol. in-8o). Dans ce travail, qui est fait avec soin et qui atteste un goût littéraire délicat, l’auteur s’est proposé d’expliquer toutes les expressions qui pourraient être devenues obscures ; d’examiner, sous le rapport grammatical, celles qui s’écartent des règles et de l’usage actuel ; de rechercher à quelle époque elles ont été bannies de la langue ; de rapprocher certains passages de nos vieux auteurs qui éclaircissent les locutions du fabuliste, et qui montrent en même temps où il les a puisées. Parmi ces mots ou ces tours tombés en désuétude, il en est plusieurs que M. Lorain voudrait rajeunir, et ce vœu, souvent exprimé par nos meilleurs lexicographes, mériterait assurément d’être pris en considération.

La Fontaine (ESSAI SUR LES FABLES DE), par M. H. Taine. V. Fables de La Fontaine (Essai sur les).