Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/LOUIS XIV, fils du précédent et d’Anne d’Autriche

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Administration du grand dictionnaire universel (10, part. 2p. 705-708).

LOUIS XIV, fils du précédent et d’Anne d’Autriche, né à Saint-Germain-en-Laye le 6 septembre 1638, mort à Versailles le 1er septembre 1715. Il vint au monde après vingt-trois ans d’un mariage stérile et par suite d’un rapprochement fortuit entre Louis XIII et son épouse. Les circonstances de ce rapprochement ont même fait naître quelques doutes sur la légitimité de l’enfant. Quoi qu’il en soit, sa naissance parut une sorte de miracle, et pour exprimer que c’était Dieu qui l’envoyait, on lui donna le surnom de Dieudonné. Le « grand roi » semblait voué à l’emphase dès son berceau.

Il n’avait pas cinq ans lorsqu’il succéda à son père (14 mai 1643), sous la régence d’Anne d’Autriche. Son éducation fut honteusement négligée, et très-certainement par un calcul de Mazarin, qui en réalité était le maître de l’État et régnait sous le nom de la reine mère. Sa minorité fut remplie par la continuation des guerres contre l’Autriche, par les victoires de Condé (Rocroy, 1643 ; Fribourg, 1644 ; Nordlingen, 1645 ; Lens, 1648), victoires couronnées par le traité de Westphalie, qui nous donnait l’Alsace ; par les luttes du parlement contre la régente et Mazarin, par les troubles sanglants de la Fronde, la révolte de Condé, etc. V. Anne, Condé, Fronde, Mazarin.

Au milieu de cette misérable guerre civile, le jeune prince fut parfois obligé de quitter la capitale avec la cour, et de promener sa royauté nomade à travers le pays, protégé par Turenne et l’armée royale. Une fois même, en 1651, il faillit être surpris à Bléneau par Condé. L’année suivante, il put enfin rentrer dans Paris. Déclaré majeur, il n’en resta pas moins en tutelle sous la main de Mazarin, qui, chassé deux fois de France, se ressaisit deux fois du pouvoir, et en garda la réalité jusqu’à sa mort.

Louis avait eu pour gouverneur le maréchal de Villeroy, et pour précepteur l’abbé Péréfixe de Beaumont, plus tard archevêque de Paris. Mais d’ailleurs il apprit peu de chose, et manqua toujours des éléments de l’instruction la plus ordinaire, bien qu’on lui ait attribué une traduction des Commentaires de César. S’il s’instruisit un peu dans la suite, ce fut par le contact, par une culture extérieure, toute en surface, mais fort peu par l’étude. Mazarin l’amusait, l’efféminait de fêtes, de divertissements, de bals, de carrousels ; il en faisait un prince de représentation, un danseur intrépide, fait pour briller de sa personne et triompher dans ces somptueux ballets, une des perfections du règne et qui sont demeurés si fameux.

Élevé au milieu des femmes de la reine, au centre des intrigues galantes, il se laissa de bonne heure emporter par les ardeurs d’un tempérament précoce. Les mémoires de son valet de chambre, Laporte, laissent supposer qu’on avait tenté de le pousser dans le bourbier des vices les plus hideux pour l’avilir et le dominer. « Les femmes, dit M. Michalet, le sauvèrent de l’effroyable éducation de Mazarin. » Après quelques aventures faciles et vulgaires, il s’attacha assez sérieusement à l’une des nièces de Mazarin, Marie Mancini, et manifesta même la volonté de l’épouser. Anne d’Autriche, quoique asservie au cardinal, sentit cependant son orgueil espagnol se soulever à l’idée de cette mésalliance. « Si mon fils, dit-elle, est assez bas pour faire cela, je me mettrai contre lui, avec mon second fils, à la tête de tout le royaume. »

Mazarin, quelles qu’aient été d’abord ses vues secrètes, et en admettant l’hypothèse vraisemblable qu’il ait été un moment ébloui, n’eut plus dès lors qu’à se prononcer contre le mariage et à afficher le désintéressement. On sépara les deux jeunes gens. Ce fut alors que l’ambitieuse jeune fille adressa à son amant les paroles souvent citées : « Vous êtes roi, vous pleurez, et je pars ! »

Mais Louis courba la tête et céda (1659).

Peu de temps après fut signée avec l’Espagne la paix des Pyrénées, qui nous laissait les conquêtes de Richelieu, mais presque rien de celles de Mazarin. L’une des clauses était le mariage de l’infante Marie-Thérèse d’Autriche avec le roi de France.

À la mort de Mazarin (9 mars 1661), Louis XIV, qui avait alors un peu moins de vingt-trois ans, annonça à son conseil sa volonté de régner désormais par lui-même et sans premier ministre. Cela étonna fort ; depuis un demi-siècle qu’on était accoutumé à voir l’autorité royale exercée par délégation, on se prit à douter qu’un prince de cet âge eût longtemps le courage de sacrifier ses plaisirs aux affaires et à d’arides travaux, de négliger ses ballets et ses chasses pour les labeurs du cabinet. Cependant, cet effort de travail et de volonté qu’on ne le jugeait pas capable de soutenir trois mois, il le soutint pendant cinquante-quatre ans, tant il était jaloux de son autorité personnelle, tant il voulait que la monarchie ce fût lui, et lui seul. Il semble qu’après la domination successive de deux ministres souverains, espèces de maires du palais, il ait voulu relever le prestige de l’individualité royale, amoindrie depuis Henri IV, la replacer au sommet de l’ordre politique et social. On connaît son mot fameux : l’État, c’est moi ! En effet, nul monarque français ne fut plus exclusivement le maître de la nation. Son règne fut l’apogée de la royauté absolue.

Au reste, la machine monarchique étant montée, il n’y a pas à se faire une idée trop effrayante du travail des souverains les plus laborieux. Ce travail est rarement assez accablant pour les empêcher de songer à leurs plaisirs.

Comme dans tous les gouvernements personnels, Louis XIV était d’ailleurs assez facile à conduire quand on flattait son orgueil en lui persuadant qu’il dirigeait tout.

Au moment où il prenait en main le gouvernement de l’État, la France, exténuée par les guerres étrangères et la guerre civile, par les exactions de Mazarin, de Fouquet et de leurs agents, les brigandages des soldats et des seigneurs, les exigences du fisc, etc., était dans la plus effroyable misère. On en aura une idée en lisant notamment les documents publiés par M. Feillet dans son Histoire du paupérisme à cette époque. Des populations entières mouraient de faim, et l’on trouvait sur les chemins des cadavres la bouche encore pleine d’herbe. Les tableaux navrants donnés par Bois-Guillebert, Vauban et Saint-Simon montrent qu’à la fin du règne cet état de choses ne s’était nullement amélioré, et que même sous beaucoup de rapports il avait empiré. Incontestablement cette circonstance, ainsi que d’autres encore, est de nature à tempérer l’admiration que la plupart des historiens s’efforcent de nous inspirer pour le « grand roi. » Malgré tous les systèmes, si le despotisme et la misère publique sont les conditions indispensables de la grandeur monarchique, il est bien permis, au nom du bon sens et de la critique, d’établir une balance exacte et de faire ses réserves en jugeant une époque.

L’une des premières pensées de Louis XIV fut de briser Fouquet, le surintendant des finances, dont les vols énormes, les dilapidations et le pouvoir monstrueux étaient d’ailleurs un scandale public. L’intérêt de l’État n’était pas seul en jeu : le faste inouï déployé par le surintendant, ses tentatives de séduction auprès de Mlle de La Vallière, aimée par le roi, avaient blessé celui-ci dans son orgueil et dans ses sentiments les plus intimes. Il dissimula pendant de longs mois, pour mieux envelopper son ennemi, puis le fit arrêter à Nantes le 5 septembre 1661. Fouquet fut enfoui dans une prison, où il végéta près de vingt années encore. Il avait été condamné au bannissement par une commission : par un renversement de tous les principes d’ordre légal, Louis aggrava la sentence en lui infligeant la prison perpétuelle. Colbert, l’un des principaux instruments de cette mémorable chute, fut appelé au conseil des finances, et dirigea en réalité cette administration, mais avec le simple titre de surintendant, car le roi fut censé dès lors la diriger en personne.

On sait que le célèbre ministre étendit successivement son pouvoir sur toutes les branches de l’administration publique. Dans la période là plus brillante de sa carrière, c’est-à-dire de 1661 à 1672, il accomplit une série. de réformes dans les finances, punit les infidélités des officiers comptables et les exactions des traitants, réduisit les rentes, supprima des offices inutiles, répartit les tailles d’une manière plus équitable, créa la Compagnie des Indes, traça des routes, creusa des canaux, fonda des manufactures et tenta une foule de réformes dont le détail ne peut trouver place ici, et dont beaucoup, il faut le dire, sont restées sur le papier. C’est aussi dans le même temps que furent fondées les Académies des inscriptions, des sciences et d’architecture. À cette brillante période se rattache tout le cortège des hommes de génie qui ont illustré les sciences, les arts, les lettres, et fait donner par la postérité au XVIIe siècle le nom de siècle de Louis XIV. Il suffira de citer : Corneille, Descartes, Racine, Pascal, La Fontaine, Bossuet, Fénelon, Boileau, Lebrun, Lesueur, Malebranche, Vauban, Puget, Turenne, Cassini, Mabillon, Ducange, Molière, Mme de Sévigné, Nicole, Bourdaloue, La Rochefoucauld, Lenostre, Mansart, Perrault, etc.

C’est là sans doute le côté éclatant du règne ; mais il serait excessif de faire plus qu’il ne convient honneur à Louis XIV de cette magnifique efflorescence du génie français et de répéter la boursouflure du poëte :

Un regard de Louis enfantait des Corneille.

Personne à notre époque, croyons-nous, ne pousse le mysticisme monarchique jusqu’à croire sérieusement qu’il fût donné au grand roi de créer, ou même simplement de former, de développer des génies. Ce ne fut même pas un bien grand mérite, à tout prendre, que d’encourager leurs travaux, de leur permettre de graviter autour de l’astre royal. De tels hommes sont la gloire d’un règne et d’une époque, et il n’est pas de monarques, pas de despotes, même parmi les plus ineptes, qui n’aient essayé de confisquer cette gloire à leur profit, de s’envelopper de cette lumière et de se parer de ces rayons. Quoi qu’en disent les idolâtres de l’absolutisme et de ses merveilleux résultats, il n’est vraiment pas possible de s’émerveiller outre mesure si Louis XIV ne traita pas tout à fait Molière en valet, et s’il daigna faire quelques petites pensions aux grands hommes dont la célébrité rejaillissait sur son temps et sur lui. Son intérêt, son orgueil y étaient trop évidemment intéressés pour qu’on lui fasse de cette conduite un titre de gloire et de grandeur.

Les faits de ce règne, le plus long de l’histoire en y comprenant la minorité, sont nombreux et importants ; mais notre cadre ne nous permet qu’un résumé des événements les plus considérables.

Colbert, dont l’action s’étendait, comme il est dit plus haut, sur diverses branches d’administration, avait pour principaux coopérateurs : Lionne, aux affaires étrangères ; Letellier, à la guerre, et quelques années plus tard le fils de celui-ci, le fameux Louvois (Letellier entrant au conseil comme ministre d’État).

L’un des premiers actes de Louis XIV, après la mort de Mazarin, fut de fortifier sous main les Portugais contre l’Espagne, au mépris du traité des Pyrénées, et d’associer à cette œuvre occulte l’Angleterre ; malheureuse combinaison qui préparait le protectorat de cette dernière puissance sur le Portugal et lui donnait Tanger, c’est-à-dire le détroit de Gibraltar, ainsi que Bombay dans l’Inde. Presque aussitôt la guerre faillit éclater pour des questions de préséance, d’abord avec l’Angleterre à propos du salut des pavillons en mer, puis avec l’Espagne, dont l’ambassadeur à Londres, Vatteville, voulut prendre le pas sur le nôtre, d’Estrades, et fit maltraiter son escorte et quelques-uns de ses gens. Louis chassa aussitôt de France l’ambassadeur d’Espagne et rappela le sien de Madrid. Sur la menace d’une guerre, Philippe IV céda et donna toutes les satisfactions exigées. En octobre 1662, Louis racheta Dunkerque, moyennant 5 millions, à Charles II, roi d’Angleterre. (Cette ville avait été enlevée à la France au milieu des troubles de la Fronde.) Dans le courant de la même année, des difficultés d’étiquette envenimèrent nos rapports, déjà peu amicaux, avec Rome, où notre ambassadeur, le duc de Créqui, fut attaqué dans son palais par la garde corse du pape, à la suite de rixes particulières. À la nouvelle de ces violences et de ces outrages, Louis XIV fit éclater les réclamations les plus énergiques et menaça la cour de Rome d’une expédition armée. Les négociations se prolongèrent, le saint-siége ne donnant que des réparations insuffisantes. Enfin, en février 1664, le pape (Alexandre VII), voyant qu’aucune puissance catholique ne prenait parti pour lui et que déjà des troupes françaises étaient dans le Modénais, se soumit aux conditions les plus humiliantes : licenciement de la garde corse, érection d’une pyramide commémorative au lieu de l’attentat, etc.

Une expédition contre les États barbaresques, terminée par un traité avantageux (1666), des secours donnés à l’Autriche contre les Turcs, quelques petits combats de mer contre les Anglais (pour soutenir la Hollande, notre alliée), un traité offensif conclu avec le Portugal contre l’Espagne (mars 1667) donnèrent à Louis XIV l’occasion de relever notre marine, de se faire des alliés et de se préparer pour de plus grandes entreprises. Son beau-père, Philippe IV, roi d’Espagne, était mort en septembre 1665. Il en profita pour élever des prétentions plus ou moins fondées (du chef de sa femme) sur les Pays-Bas espagnols. Sur ces entrefaites, Anne d’Autriche était morte (20 janvier 1666), après avoir fait de vains efforts pour s’entremettre entre son fils et sa maison. Retardé par divers incidents, Louis entra en campagne en mai 1667, accompagnant en personne l’armée (commandée par Turenne), prit Charleroi, Tournai, Douai, Courtrai, Lille, enfin conquit en trois semaines toute cette Flandre wallonne qui a conservé la nom de Flandre française ; conquête rendue facile, d’ailleurs, par l’épuisement de l’Espagne. Celle de la Franche-Comté, par Condé, offrit moins de difficulté encore ; quinze jours suffirent pour la soumettre presque sans coup férir (février 1668). Mais cette dernière province fut presque aussitôt restituée à l’Espagne par suite de la triple alliance (Hollande, Angleterre, Suède), qui amena le traité d’Aix-la-Chapelle (2 mai). Toutefois Louis ne la rendit qu’après avoir noué des intelligences avec une partie des notables et démantelé la plupart des places. Dans le même temps, il faisait fortifier, par Vauban, les villes dont la possession lui était confirmée, Dunkerque, Arras, Lille, etc.

Ces succès enivrèrent l’orgueil du roi, qui depuis longtemps déjà avait pris fastueusement le soleil pour emblème, avec la fameuse légende Nec pluribus impar (qui signifie, par à peu près : Il peut suffire à plusieurs mondes). Désormais il va s’abandonner de plus en plus à sa politique personnelle et se jeter dans les aventures. La ruine de la nation républicaine et protestante, la perte de la Hollande devint son idée fixe ; idée funeste, mais qu’il n’y avait pas à combattre en lui, car il se croyait très-sincèrement infaillible. Il s’attacha d’abord à dissoudre la triple alliance, poursuivit de longues négociations pour acheter l’alliance du roi d’Angleterre Charles II, avec qui il s’unit par le traité de Douvres (1670), et renouvela ses anciens traités avec l’empereur Léopold.

Enfin, le 6 avril 1672, il déclara la guerre à la Hollande, sous des prétextes dérisoires, et, le 28 du même mois, il partit de Saint-Germain pour aller se mettre à la tête de son armée, pendant que nos flottes sortaient de Brest et de Rochefort pour aller rallier la flotte anglaise. Il alla exécuter à Wesel ce fameux passage du Rhin que les poètes et les artistes ont illustré, que les flatteurs ont comparé au passage du Granique par Alexandre, mais que Napoléon appelle dédaigneusement une opération de quatrième ordre. Dans le fait, ce ne fut qu’une escarmouche à laquelle le roi ne prit aucune part, attendu que sa grandeur l’attachait au rivage. Après l’action, on jeta un pont de bateaux sur lequel Louis passa majestueusement avec l’armée, que dirigeaient Condé et Turenne.

La Hollande envahie pouvait difficilement lutter contre des forces aussi supérieures, d’autant plus qu’elle avait à lutter sur mer contre les escadres française et anglaise réunies. En quelques semaines, trois de ses provinces furent conquises, la Gueldre, l’Over-Issel, l’Utrecht. Elle sollicita la paix. Le roi répondit avec la plus grande dureté, inspiré dès lors par son orgueil intraitable et par les conseils impitoyables du terrible Louvois, prétendant imposer des conditions qui n’étaient rien moins que l’anéantissement politique et territorial de la glorieuse république, la ruine de son commerce et le renversement de la constitution protestante. Le contre-coup de ces événements, aussi bien que les intrigues de l’étranger, produisirent en Hollande la contre-révolution qui fit proclamer le prince Guillaume d’Orange stathouder. Celui-ci prit du moins en main la défense nationale. Pendant qu’il luttait sans trop de désavantage, une réaction contre l’ambition de Louis se produisit en Europe. L’empereur, l’Espagne, le Danemark, etc., conclurent la grande alliance ; Charles II lui-même, contraint par le parlement, restait inactif ; d’autre part, la Hollande avait percé ses digues pour défendre le territoire qui lui restait : en présence d’une situation qui devenait de plus en plus menaçante, Louis se résolut à évacuer ses conquêtes, au commencement de 1674, pour se mettre en état de faire face à la coalition et agir contre l’Espagne et la maison d’Autriche. Il se jeta de nouveau sur la Franche-Comté, qu’il reprit en six semaines, et cette fois pour toujours, pendant que Condé triomphait à Senef, que Turenne opérait sur le Rhin et dans le Palatinat, et que Duquesne luttait glorieusement en mer contre les flottes hollandaise et espagnole. La mort de Turenne (1675) n’interrompit pas le cours de nos succès. Deux campagnes brillantes en Flandre mirent le roi en possession de Condé, de Bouchain, de Valenciennes, ’de Cambrai, de Gand, d’Ypres, de Saint-Omer. Enfin la victoire remportée à Cassel par le duc d’Orléans sur Guillaume d’Orange (1677) et divers autres succès rétablirent glorieusement les affaires de la France. Toutefois la défection de l’Angleterre et divers autres motifs engagèrent Louis à accepter le traité de Nimègue (11 août 1678), par lequel nous restions en possession de la Franche-Comté et d’une partie de la Flandre.

Pendant les années qui suivirent, Colbert essaya de faire face aux embarras financiers, résultat de tant d’entreprises, et de poursuivre le cours de ses réformes, véritable toile de Pénélope qu’il recommençait sans cesse, entravé constamment par les énormes dépenses du roi, les fastueuses constructions de Versailles, de Trianon, de Marly, etc.

Des négociations laborieuses avec l’empire nous avaient mis en possession d’une partie de l’Alsace. Louis profita de la paix pour s’emparer successivement du reste, par une pression continue sur les chambres de réunion et le conseil souverain de l’Alsace. Enfin, l’occupation de Strasbourg (1681), ville libre et impériale, compléta ces usurpations nationales, mais suscita contre nous une nouvelle coalition, que l’invasion des Turcs dans l’empire empêcha d’éclater. L’Espagne seule essaya de lutter, et perdit encore quelques places dans les Pays-Bas. Une nouvelle trêve de vingt ans fut signée à Ratisbonne (1634). La Hollande et l’empereur y accédèrent bientôt. L’année précédente avait été marquée par une brillante campagne maritime de Duquesne dans la Méditerranée, contre les pirates barbaresques, par le bombardement d’Alger et par celui de Gênes (accusée de connivence avec les corsaires). Le doge de cette république fut contraint de venir à Versailles solliciter le pardon do Louis XIV, et, interrogé sur ce qu’il y trouvait de plus surprenant, il fit la fameuse réponse : C’est de m’y voir.

Louis était alors à l’apogée de sa gloire et de sa puissance. On lui avait décerné le titre de Grand; il était vraiment tout l’État, comme il l’avait dit ; tout ployait devant lui, noblesse, parlement, clergé même. Le tiers état avait perdu ses dernières libertés municipales ; l’établissement des intendants dans les provinces, la formation d’une centralisation de plus en plus despotique, le silence et l’obéissance passive imposés à tous les corps, à tous les individus, le culte de la royauté, de la personne royale, élevé à l’état de dogme, complétaient l’absorption de la nation, l’incarnation de tout un peuple dans un homme, lequel en était arrivé à un degré d’infatuation. dont il y a heureusement peu d’exemples dans l’histoire. Son absolutisme et son orgueil s’étaient manifestés dès le commencement de son règne, dans ces ballets mythologiques où il jouait un rôle sous la figure du soleil, dans cette scène où, au moment de partir pour la chasse, il parut botté et éperonné dans le parlement pour intimer impérieusement ses ordres, et dans cent autres circonstances. Il en arriva à croire qu’il possédait, comme lieutenant de Dieu sur la terre, outre l’infaillibilité, un droit absolu sur la vie, les biens, l’âme et la conscience de ses sujets. Tout ce qui venait de lui lui paraissait avoir un caractère sacré. C’était d’ailleurs la vieille doctrine : le roi ne peut mal faire. D’où sa parfaite tranquillité de conscience, malgré sa bigoterie, dans ces liaisons adultères dont il légitima solennellement les fruits (v. LA VALLIÈRE, MONTESPAN, FONTANGES, etc.). Nous ne nous arrêterons pas ici sur ces épisodes de sa vie privée, afin de ne pas étendre démesurément cet article, dont les limites sont étroites déjà pour l’esquisse des actes publics ; il en est un cependant dont nous devons dire quelques mots, si répugnante que soit la matière : c’est l’opération de la fistule dont à cette époque était affligé Louis XIV ; ce fut, en ce temps d’idolâtrie monarchique, une véritable affaire d’État, un événement public. Peut-être ne sera-t-on point fâché de trouver ici quelques détails authentiques et peu connus sur cette grosse affaire, qui tint la France en suspens et excita la verve des poètes et le zèle des courtisans et des académiciens.

Depuis quelque temps déjà, on savait que le demi-dieu de Versailles souffrait d’une fistule à l’anus, triste infirmité qui s’accorde peu avec la majesté olympienne et qui ne devrait frapper que les simples mortels. Louis refusa d’abord de se laisser opérer et laissa majestueusement l’ulcération s’aggraver. Mille officieux proposèrent des remèdes infaillibles. Une grande dame[de la cour, Mme de La Daubière, inventa un emplâtre, le fit accepter, et, chose curieuse, présida elle-même à l’application de sa panacée, qui ne fit qu’augmenter les souffrances. D’autres moyens furent encore proposés. Louvois les fit expérimenter à grands frais in anima vili, c’est-à-dire sur de pauvres diables affligés de cette dégoûtante affection, fort commune alors. Les eaux de Barèges, de Bourbon, toutes sortes d’onguents, de pommades, d’eaux miraculeuses en réputation dans certains couvents ou préparés par des charlatans laïques furent tour à tour expérimentés, mais sans aucun résultat. Le premier chirurgien du roi, Félix de Tassy, insistait toujours pour l’opération. Bessières, autre chirurgien renommé, se prononça dans le même sens, ainsi que Fugon et tous les autres praticiens qui furent consultés, et qui déclarèrent unanimement qu’aucun remède n’y ferait sans l’opération. Le roi finit par se résigner à livrer sa chair royale aux opérateurs. Mais plusieurs méthodes étaient en présence : la ligature, les caustiques, enfin l’incision. Ce dernier moyen, employé par les anciens, était alors presque entièrement tombé en désuétude, l’opération par l’instrument tranchant paraissant si terrible, qu’on la nommait avec terreur la grande opération. C’était celle-là que voulait appliquer Félix de Tassy. Après bien des hésitations, le royal patient y consentit. Les préparatifs furent faits dans le plus grand secret. Au syringotome de Galien, ordinairement employé, Félix substitua un bistouri de son invention, qu’il fit faire exprès, et qui reçut depuis le nom de bistouri à la royale. L’opération eut lieu le 18 novembre 1686, dans la chambre à coucher de Louis XIV, en présence de Mme de Maintenon, de Louvois, du Père de La Chaise et de tous les médecins, chirurgiens et apothicaires du roi. Nous n’entrerons pas ici dans tous les détails techniques. On les trouvera dans les mémoires du médecin Dionis et dans les Curiosités historiques de M. Le Roi, bibliothécaire de Versailles ; Louis paraît avoir subi assez courageusement l’opération, que la famille royale et la cour n’apprirent que lorsque tout était terminé. La stupéfaction fut au comble, et les courtisans ne tarirent plus en manifestations d’inquiétude hyperboliques, en témoignages bruyants d’enthousiasme sur le courage du roi, qui s’était dévoué à subir la grande opération pour le bien de ses peuples, etc. Peu s’en fallut qu’on ne lui fit un mérite d’avoir eu une fistule à l’anus. Il faut lire la relation du Mercure galant, .journal de la cour, si l’on veut voir jusqu’où peut aller le fétichisme de commande et la platitude officielle. Le journal de Dangeau nous a conservé jour par jour l’état du roi après l’opération. Le premier jour il tint son conseil, et le soir il y eut appartement. Cependant, soit qu’on se fût trop hâté dans le traitement, soit pour toute autre cause, la quinzième jour, il fallut faire de nouvelles incisions, et Louis XIV ne fut assez bien guéri pour sortir de ses appartements que le 11 janvier 1687, cinquante-quatre jours après la première opération. Félix et les autres médecins et chirurgiens furent récompensés royalement de leurs soins et reçurent près de 600,000 livres, qui représenteraient aujourd’hui au moins 1 million. Cette opération chirurgicale fait époque dans la science, puisque la méthode de l’incision, remise en honneur par Félix, est encore celle qui est le plus généralement suivie. Néanmoins, on put constater dans la santé générale et l’humeur du roi, soit avant, soit après l’opération, une altération sensible qui, chez un monarque aussi absolu, ne put manquer d’avoir quelque influence sur la marche et la direction des affaires. Tout déclina en effet, à partir de la maladie du roi, mais, comme nous l’exposerons plus loin, les causes de la décadence de la monarchie étaient à la fois plus profondes et plus radicales.

Nous ne nous appesantirons pas sur le spectacle scandaleux qu’avaient offert jusqu’alors les mœurs royales. On sait assez que Louis XIV, outre ses maîtresses en titre, ses amours officielles, eut une infinité d’autres liaisons ; qu’il commettait ses adultères en parfaite sécurité de conscience, promenant en public et dans le même carrosse deux de ses maîtresses, à côté de son épouse et de son confesseur.

En 1683, Colbert était mort, exécré du peuple qui ne voyait guère en lui que l’auteur des charges dont il était accablé pour payer la gloire de son roi. Avec lui finit la race des grands ministres. Encore quelques années, et la décadence de la monarchie va commencer.

Le roi était alors sous l’influence de Mme de Maintenon, que d’abord il avait chargée de l’éducation de ses bâtards, et qui bientôt prit sur lui le plus grand empire, quoiqu’elle fût déjà mûre. Il l’épousa secrètement vers 1684 ou 1685 (Marie-Thérèse était morte en 1683). La célèbre marquise avait alors à peu près cinquante ans. On lui a attribué une part considérable à la révocation de l’édit de Nantes, aux dragonnades, et à toutes les persécutions contre les réformés. C’est un problème dont on trouvera l’examen à l’article qui lui est consacré. Nous ne nous étendrons pas non plus sur les mesures funestes dont il est ici question, des notices spéciales leur étant consacrées.

Pendant que Louis, avec autant d’ineptie que de cruauté, mutilait la France en expulsant les réformés, la ligue d’Augsbourg se formait contre lui. L’empire, l’Espagne, la Hollande, l’Angleterre, la Suède, etc., y entrèrent successivement. C’était précisément le moment où le roi venait d’être opéré de la fistule qui l’avait fait longtemps souffrir. Il se retrouva dès lors plus en état de faire face à la coalition. La campagne s’ouvrit à l’époque de la révolution anglaise qui mit Guillaume d’Orange sur le trône (1688). Louis envoya une armée en Allemagne, et prépara une expédition pour rétablir Jacques II et les Stuarts sur le trône d’Angleterre. Mais la défaite de Jacques à La Boyne (Irlande, 1690), et le désastre naval de La Hogue, subi par Tourville (1692), affermirent Guillaume dans la possession du trône. La guerre générale continua, mêlée des succès de Catinat en Piémont, de ceux de Luxembourg à Fleurus (1690), à Steinkerque (1692) et à Nerwinde (1693), des avantages remportés sur mer par Jean Bart et Duguay-Trouin, et de revers en Provence et ailleurs ; guerre désastreuse dans ses résultats, qui se prolongea jusqu’à la paix de Ryswick (1697), par laquelle Louis dut restituer toutes les conquêtes récentes et les acquisitions faites depuis la paix de Nimègue, sauf Strasbourg et les domaines d’Alsace. La France avait lutté glorieusement contre l’Europe entière ; mais comme résultat final elle était diminuée et épuisée. Et cependant elle dut bientôt se préparer à de nouveaux sacrifices : la guerre de la succession d’Espagne allait éclater, au moment même où le royaume était à l’intérieur déchiré par le soulèvement des camisards.

Le roi d’Espagne Charles II, entouré d’obsessions, avait en mourant institué pour son successeur son petit-neveu Philippe d’Anjou, fils du dauphin de France. Louis accepta ce legs, malgré les périls certains qu’il offrait, et c’est en faisant ses adieux à son petit-fils qu’il aurait prononcé la parole fameuse : Il n’y a plus de Pyrénées, dont l’authenticité d’ailleurs n’est pas bien certaine (déc. 1700). Naturellement, l’Europe entière s’arma de nouveau contre nous (v. succession d’Espagne [guerre de la]). Une guerre générale contre la France et l’Espagne, et dirigée par ce qu’on a nommé le triumvirat de Marlborough. d’Eugène et de Heinsius, éclata sur terre et sur mer et se prolongea jusqu’en 1712, ayant pour principaux épisodes les désastres d’Hochstœdt, de Ramillies et de Malplaquet. La victoire du duc de Vendôme à Villaviciosn (1710) relève un peu le prestige de nos armes et assure l’Espagne à Philippe V. Le succès de Denain (1712), remporté par Villars sur les impériaux amène enfin la conclusion des traités d Utiecht (1713), de Rastadt et de Bade (1714). La France y perdit plusieurs villes de Flandre, une partie de ses colonies, et s’engagea à combler le port de Dunkerque ; elle put cependant garder les grandes conquêtes territoriales du règne. Mais elle demeura comme anéantie et ne se releva plus jusqu’à la Révolution. La fin du règne de Louis XIV est lamentable ; elle est remplie par des guerres théologiques, par les persécutions contre les jansénistes, par les ridicules disputes sur la bulle Unigenitus, celles du quiétisme, enfin par ces mille petits faits qui caractérisent les époques de décadence. Le roi, qui avait perdu successivement son fils le grand dauphin, ses petits-fils le duc de Bourgogne et le duc de Berry, s’éteignit tristement en 1715, laissant sa couronne à son arrière-petit-fils, l’enfant qui fut Louis XV et qui précipita la mort de la monarchie.

Louis XIV avait régné soixante-douze ans. « Ce qui saisit, dit M, Michelet, dans cette fin lamentable de 1715, c’est que non-seulement toute la vieille machine (royauté, clergé et noblesse) s’enfonce et presque disparaît, mais l’ordre, même extérieur, l’administration, vraie gloire de ce règne, n’existe plus à proprement parler. La bureaucratie est paralysée, la comptabilité périt. Le gouvernement effaré ne peut plus même se rendre compte de ses fautes.

« Dans tout ceci éclate le contraste et la lutte de deux choses qu’on aime trop à confondre dans l’idée complexe de la centralisation royale : le gouvernement personnel et l’administration. C’est justement le premier qui tue l’autre. Colbert, Louvois, malmenés par le roi et minés par la ligue des courtisans et des dévots, meurent à la peine, et avec eux l’ordre même. Au gouvernement personnel ils avaient prêté le beau masque et la couverture secourable d’une certaine régularité administrative qui faisait illusion. Ces commis-rois faisaient obstacle au roi, empêchaient ce gouvernement d’apparaître dans sa vérité. Quitte enfin d’eux, la royauté se révéla, fut elle-même. Libre, Louis XIV en donna le vrai type, la forme pure. Il put descendre en pleine majesté ce superbe Niagara de la banqueroute, du plus profond chaos, de l’écrasant naufrage.

« La France ne fut pas sauvée, comme on l’a dit, mais roulée et brisée. Elle enfonça, disparut. Et si elle revint, ce fut en tel état que, jusqu’à la Révolution, le monde entier jura qu’elle n’était jamais revenue. »

Il n’est pas sans intérêt, en face d’un tel règne, qui personnifie au plus haut degré la monarchie absolue et en offre le type le plus complet, d’en examiner, à ce point de vue spécial, les principes et les conséquences, d’en apprécier les résultats et de juger l’arbre par ses fruits. Tout d’abord, il importe de détacher du front du « grand roi » cette auréole de gloire dont les poëtes et les historiens l’ont entouré à l’envi en faisant d’un seul homme, médiocre à bien des points de vue, le centre d’une circonférence immense dont un nombre considérable de grands hommes et de grands faits sont les éclatants rayons. La part énorme que l’on fait à ce prince dans la gloire littéraire du XVIIe siècle est fort contestable, et la dénomination de siècle de Louis XIV donnée à cette époque est elle-même inexacte. C’est Voltaire qui a répandu cette idée, avec toutes les erreurs historiques qui en découlent. Sans doute le grand écrivain était sincère dans son admiration, et ce n’est pas par courtisanerie que dans un livre publié à Berlin, où il était réfugié, il exalte avec tant d’enthousiasme le prédécesseur de Louis XV ; peut-être même n’était-il pas fâché d’opposer le temps passé au présent. Toujours est-il que, grâce à lui, le XVIIe siècle tout entier est pour bien des gens le siècle du grand roi.

Or, c’est seulement en 1661 que Louis XIV commença à régner par lui-même. Voltaire mentionne parmi les artistes célèbres du temps de Louis XIV Lesueur et Poussin ; et le premier était mort six ans avant 1661 ; Poussin mourut, il est vrai, quatre ans après cette date, mais à Rome, où il vivait depuis plusieurs années, loin de l’envie et des cabales qui l’avaient chassé de France. Dans la même liste on rencontre jusqu’à Descartes, mort en Suède onze ans plus tôt ; Pascal, dont les Provinciales étaient publiées depuis cinq ans, et qui mourut un an après l’avènement du grand roi ; enfin Corneille, qui depuis longtemps avait écrit tous ses chefs-d’œuvre, mais qui va produire sous ce règne Agésilas et Attila !

Cela n’empêchera pas Racine d’écrire plus tard, en parlant de Corneille et de Louis XIV : « La France se souviendra avec plaisir que, sous le règne du plus grand de ses rois, a fleuri le plus grand de ses poètes. »

Et la France, en effet, l’a répété depuis parce qu’un autre grand poëte l’avait dit. Mais la chronologie n’a pas de ces complaisances de courtisan, et voici ce qu’elle nous apprend : le Cid est de 1636 ; Horace et Cinna de 1639 ; Polyeucte de 1640 ; Pompée de 1641  ; le Menteur de 1642, etc. Et Louis XIV, répétons-le n’a régné qu’en 1661.

Molière, La Fontaine, Bossuet étaient à cette époque dans la force de l’âge, et ce n’est pas exagérer que de dire qu’ils s’étaient formés sous le régime précédent. Bossuet avait commencé trois ans auparavant à prêcher ses admirables sermons, et l’on ne voit point qu’il manquât quelque chose à son éloquence et que son génie eût besoin pour fleurir des rayons de l’astre royal.

Molière avait déjà composé six de ses comédies, et si Louis XIV lui montra quelque bienveillance, comme à tous ceux qui le divertissaient, qui lui étaient utiles pour ses fêtes et ses ballets, il serait puéril de s’en extasier et d’attribuer à cette protection dédaigneuse le développement du génie de notre immortel comique. Ce génie, l’a-t-il même jamais apprécié à sa juste valeur ? On en pourrait douter quand on se souvient d’une anecdote qui parait authentique. Il demandait à Boileau quel était le plus grand écrivain de son règne. L’auteur du Lutrin lui nomma Molière. Le roi parut tout surpris : « Je ne le croyais pas, » dit-il. En outre, il paraît prouvé qu’il faisait bien plus grand cas du bouffon Scaramouche que de l’auteur du Misanthrope.

Quant à La Fontaine, son insouciance et son goût pour la solitude et la rêverie le tinrent toujours éloigné de la cour et des faveurs.

Boileau, quand il fut présenté pour la pie rai ère fois à Louis XIV en 1669, avait déjà écrit ses satires littéraires, c’est-à-dire ses meilleurs ouvrages.

Racine, Fénelon et La Bruyère, voilà les grands écrivains qui appartiennent réellement à ce règne. Est-ce à dire pour cela que ceux-là mêmes ont dû leur génie à l’influence du grand roi, et que le régime du pouvoir absolu était nécessaire à leur éclosion ?

À l’aide des Mémoires de Saint-Simon, cet observateur si pénétrant, nous allons pouvoir entrer plus intimement encore dans les faiblesses de ce règne, dont la gloire est toute superficielle, et montrer qu’il a dû sa grandeur apparente, non pas à l’excellence des principes sur lesquels reposait le pouvoir, mais bien à un concours de circonstances essentiellement transitoires ; que cette harmonie, cet ensemble moral qui caractérisent les belles années de Louis XIV se sont produits en dehors de lui, et n’ont même pas pu durer la vie d’un homme. En ceci, l’examen d’un tel règne est du plus haut enseignement historique.

On a voulu trouver dans des accidents physiques, ou pour mieux dire pathologiques, personnels au grand roi, les causes de la prospérité et de la décadence de sa monarchie. La fistule qui lui survint, et dont on le débarrassa difficilement, semble en effet marquer l’apogée du règne, jusque-là toujours heureux, toujours grand, et, à partir de cette époque, entraîné fatalement à l’abîme, aux désastres ; de là cette division originale créée par Michelet ; Louis XIV avant et Louis XIV après la fistule. Mais un examen attentif des faits ne permet pas de voir cette transition brusque d’une période à l’autre ; au contraire, cet examen nous montre le développement, jusque dans ses conséquences extrêmes, fatales, du principe toujours le même qui a guidé Louis XIV d’un bout à l’autre de sa carrière : l’infatuation de lui-même, la certitude de son infaillibilité basée sur le droit divin des rois, et formulée dans le vieil axiome monarchique : le roi ne peut faillir.

Louis XIV était né avec une élévation naturelle dans les sentiments ; elle avait triomphé de la détestable éducation qu’il avait reçue. À la mort de Mazarin, sans doute il voulut gouverner seul, mais d’abord avec un noble empressement pour tout ce qui était grand. Il aimait la France ; il la voulait glorieuse, éclatante de succès et de prospérité. Cette ardeur de jeunesse, cet orgueil qui, rapporté à lui-même, embrassait pourtant son peuple, respire dans les lettres, les ordres, les instructions des premiers temps de son règne.

« Il aimait la gloire, dit Saint-Simon ; il voulait l’ordre et la règle ; il était né sage, modéré, secret, maître de ses mouvements et de sa langue. Le croirait-on ? il était né bon et juste, et Dieu lui avait donné assez pour être un bon roi, et peut-être même un assez grand roi. Tout le mal vint d’ailleurs. »

Le mal vint surtout de cette infatuation du pouvoir absolu dont il offre l’exemple le plus complet et parfois le plus extravagant. D’après la définition qu’il en a faite lui-même, le droit divin confère à celui qui en est investi par sa naissance une mission providentielle ; c’est une sorte de délégation des droits de Dieu sur l’homme.

Voici en effet comment il s’exprime :

« Décidez ; Dieu vous a fait roi, il vous donnera les lumières nécessaires. » (Instructions au duc d’Anjou.)

« Il est sans doute de certaines fonctions où, tenant pour ainsi dire la place de Dieu, nous semblons être participants de sa connaissance aussi bien que de son autorité. » (Instructions pour le Dauphin.)

« Exerçant ici-bas une fonction toute divine, nous devons tâcher de paraître incapables des agitations qui pourraient la ravaler. » (Instructions pour le Dauphin.)

« Tout ce qui se trouve dans l’étendue de nos États, de quelque nature que ce soit, nous appartient : les deniers qui sont dans notre cassette, ceux qui demeurent entre les mains de nos trésoriers et ceux que nous laissons dans le commerce de nos peuples. » (Instructions pour le Dauphin.)

On pourrait multiplier les citations, mais tout Louis XIV est là. Il suffit de suivre, dans la longue carrière du monarque, le développement de ces principes, dont il fait la base de sa vie et de son gouvernement, l’envahissement progressif de cette personnalité tyrannique, absorbante, qui ne veut rien voir en dehors d’elle-même, qui rapporte tout à sa propre initiative, pour se rendre compte de la dissolution, progressive aussi, de la monarchie. On va voir combien le despotisme monarchique, loin d’avoir été favorable à l’éclosion des hommes de génie les a écrasés et annihilés.

« Sa première entrée dans le monde, dit Saint-Simon en parlant de Louis XIV, fut heureuse en esprits distingués. Ses ministres, au dedans et au dehors, étaient alors les plus forts de l’Europe, ses généraux, les plus grands ; leurs seconds, les meilleurs. Les mouvements dont l’État avait été si furieusement agité, depuis la mort de Louis XIII, avaient formé une grande quantité d’hommes qui composaient une cour d’habiles personnages et de courtisans raffinés. « Tant que l’infatuation de la dignité et de la prérogative royale n’eut pas tout absorbé chez Louis XIV, tant qu’il ne voulut que ce qui était raisonnable, réellement grand, avantageux au pays, il aima ces hommes forts et habiles ; il ne redouta pas leurs conseils, conformes à ses propres pensées, il se fit même honneur de leurs talents et de leurs lumières. Mais, à mesure qu’il s’enfonça dans l’idolâtrie de lui-même, ces conseillers lui devinrent importuns. Quand sa passion avait dérangé tous leurs plans, et qu’il lui fallait écouter leurs réflexions, sinon leurs plaintes, il s’irritait. Son orgueil s’offensait aussi de ce qu’on pouvait leur attribuer une part dans ses entreprises. Aussi les hommes d’élite ne tardèrent pas à lui être à charge ; il se félicitait lorsque la mort l’en délivrait et prévenait ainsi leur disgrâce. C’est ce que Saint-Simon nous dévoile fort bien, dans son style incisif : « Il avait été fatigué de la supériorité d’esprit et de mérite de ses anciens ministres, de ses anciens généraux. Il voulait primer par l’esprit, par la conduite dans le cabinet et dans la guerre, comme il dominait partout ailleurs. Il sentait qu’il ne l’avait pu avec ceux dont nous venons de parler ; c’en fut assez pour sentir le soulagement de ne les avoir plus, et se bien garder d’en choisir à leur place qui pussent lui donner la même jalousie. »

On pourrait croire que Saint-Simon exagère, si nous n’avions à ce sujet l’aveu du monarque lui-même : « Il me semble que l’on m’ôte de ma gloire quand sans moi on en peut avoir… Ce ne sont pas les bons conseils ni les bons conseillers qui donnent de la prudence au prince ; c’est la prudence du prince qui seule forme les bons ministres et produit les bons conseils qui lui sont donnés. » (instructions pour le Dauphin.)

« Les fautes que j’ai faites ont été par complaisance et pour me laisser aller trop nonchalamment aux avis des autres. » (Réflexions sur le métier de roi.)

Quelle ingratitude pour les plus grands ministres qu’ait eus la France !

Ainsi se fortifiait de jour en jour, dans cet homme infatué de lui-même, l’idée étrange et invraisemblable que c’était bien lui qui avait le génie de Colbert, de Louvois et de Vauban, qu’il réformait l’administration et les finances avec les deux premiers, qu’il fortifiait les villes avec le troisième et qu’il gagnait en personne les victoires de Turenne et de Condé. Après ces grands hommes que Louis XIV traite avec un si singulier dédain, « la machine roula encore quelque temps d’impulsion, » dit Saint-Simon ; bientôt les fautes se multiplièrent et la décadence arriva, sans toutefois que le maître ouvrît les yeux, et vît qu’elle avait pour cause première son égoïsme. Plus les fautes s’accumulèrent, plus sa haine s’aigrit contre les hommes qui pouvaient le juger. Il n’y eut plus place à Versailles que pour les courtisans béats ayant abdiqué toute intelligence, toute liberté d’esprit. Penser, parler furent deux torts impardonnables à ses yeux ; c’était un commencement de sédition. Racine meurt disgracié pour avoir écrit un mémoire sur l’état du royaume ; Fénelon est exilé vingt ans, bien plus pour le Télémaque que pour le quiétisme. Saint-Simon, suspect du délit de voir clair et de juger, passe sa vie à l’écart, attendant à tout moment l’ordre d’exil. Ayant conjecturé, fort juste, que Lille capitulerait avant d’être secourue, il se voit appelé dans le cabinet du monarque et croit l’heure fatale arrivée. « Monsieur, lui dit le roi, vous parlez, vous blâmez ! » Saint-Simon répond que les occasions donnent lieu de parler naturellement quelquefois. «  Mais, reprend le roi, vous parlez sur tout, sur les affaires !… » Et de quoi aurait-il voulu qu’on parlât en 1709, après Malplaquet ? Le maréchal de Vauban, illustre par sa longue carrière, honoré de toute la France, écrit sur l’impôt un livre, fruit de longues recherches, conçu dans l’intérêt de l’administration comme au point de vue du bien public ; il présente ce livre au roi. « Dès ce moment, dit Saint-Simon, ses services, sa capacité militaire, unique en son genre, l’affection que le roi lui portait jusqu’à croire se couronner en l’élevant, tout disparut à ses yeux ; il ne vit plus en lui qu’un insensé pour l’amour du bien public, et qu’un criminel qui attentait à l’autorité de ses ministres, par conséquent à la sienne ; il s’en expliqua sans ménagement. Le malheureux maréchal, porté dans tous les cœurs français, ne put survivre aux bonnes grâces de son maître, pour qui il avait tout fait. Il mourut peu de mois après, ne voyant plus personne, consumé de douleur et d’une affliction que rien ne put adoucir, et à laquelle le roi fut insensible jusqu’à ne pas faire semblant qu’il eût perdu un serviteur si utile et si illustre. »

Tels étaient les agissements de ce roi qui prétendait que les bons monarques font les bons conseillers ; que le succès est l’œuvre propre du maître, et que les revers viennent des fautes des autres. Il en arriva à régner seul, au milieu du silence, du mutisme ; mais cela n’empêcha pas le fleuve de suivre son cours et d’engloutir peu à peu le monarque, ses courtisans et la France elle-même.

Chose plus remarquable encore, il portait le même égoïsme dans la galanterie, qui tient tant de place sous son règne, et jusque dans les affections de famille. Cette longue chronique scandaleuse porte-t-elle la moindre trace d’affection, d’expansion, de tendresse ? En aucune façon. L’orgueil avait desséché, flétri ce cœur hautain, qui n’aimait que lui-même dans les autres. « N’ayez jamais d’attachement pour personne, » conseillait-il à son petit-fils ; et pour lui, toujours il considéra sa propre émotion comme un échec à la majesté royale ; aussi se garda-t-il d’en éprouver. Il perdit successivement frère, fils, femme, sa famille entière, hormis un enfant, et sa vie n’en fut pas même dérangée ; il ne permit pas à la douleur de troubler sa dignité, et le deuil l’importuna, même dans les autres. Nulle part cet égoïsme, cette exagération de personnalité n’est visible comme dans le récit suivant de Saint-Simon. On va voir le monarque à nu. « Mme la duchesse de Bourgogne était grosse et fort incommodée. Le roi voulait aller à Fontainebleau, contre sa coutume, dès le commencement de la belle saison, et l’avait déclaré ; il voulait faire ses voyages de Marly en attendant. Sa petite-fille l’amusait fort ; il ne pouvait se passer d’elle, et tant de mouvement ne s’accommodait pas avec son état. Mme de Maintenon en était inquiète ; Fagon en glissait doucement son avis. Cela importunait le roi, accoutumé à ne se contraindre pour rien, et gâté pour avoir vu voyager ses maîtresses grosses ou à peine relevées de couche, et toujours en grand habit. Les représentations sur les Marly le chicanèrent sans pouvoir les rompre ; il différa seulement à deux reprises celui du lendemain de la Quasimodo, et n’y alla que le mardi de la semaine suivante, malgré tout ce qu’on put dire ou faire pour l’en empêcher ou pour obtenir que la princesse demeurât à Versailles.

« Le samedi suivant, le roi se promenant après sa messe et s’amusant au bassin des carpes, entre le château et la perspective, nous vîmes venir à pied la duchesse de Leude toute seule, sans qu’il y eût aucune dame avec le roi ; ce qui arrivait rarement le matin. Il comprit qu’elle avait quelque chose de pressé à lui dire ; il fut au-devant d’elle, et quand il en fut à peu de distance, on s’arrêta, et on le laissa seul la joindre. Le tête-à-tête ne fut pas long. Elle s’en retourna, et le roi revint vers nous, et jusque près des carpes, sans mot dire. Chacun vit bien de quoi il était question, et personne ne se permit de parler. À la fin le roi, arrivant tout auprès du bassin, regarda ce qui était là de plus principal, et sans adresser la parole à personne dit, d’un air de dépit, ces paroles : « La duchesse de Bourgogne est blessée. » Voilà M. de La Rochefoucauld à s’exclamer, M. le duc de Bouillon, le duc de Tresmes, le maréchal de Boufflers à répéter à basse note ; puis M. de La Rochefoucauld à se récrier plus fort que c’était le plus grand malheur du monde, et que, s’étant déjà blessée plusieurs fois, elle n’en aurait peut-être plus. « Eh ! quand cela serait, interrompit le roi tout d’un coup avec colère, qui jusque-là n’avait dit mot, qu’est-ce que cela me ferait ? Est-ce qu’elle n’a pas déjà un fils ? et quand il mourrait, est-ce que le duc de Berry n’est pas en âge de se marier et d’en avoir ? et que m’importe qui me succède des uns ou des autres ? ne sont-ce pas également mes petits-fils ? » Et tout de suite avec impétuosité : « Dieu merci, elle est blessée puisqu’elle avait à l’être, et je ne serai plus contrarié dans mes voyages et dans tout ce que j’ai envie de faire par les représentations des médecins et les raisonnements des matrones. J’irai et je viendrai à ma fantaisie, et on me laissera en repos. » Un silence, à entendre une fourmi marcher, succéda à cette espèce de sortie. On baissait les yeux ; à peine osait-on respirer. Chacun demeura stupéfait. Jusqu’aux gens des bâtiments et aux jardiniers demeurèrent immobiles. Ce silence dura plus d’un quart d’heure.

« Le roi le rompit, appuyé sur la balustrade, pour parler d’une carpe ; personne ne répondit. Il adressa après la parole sur ces carpes à des gens de bâtiments, qui ne soutinrent pas la conversation à l’ordinaire ; il ne fut question que de carpes avec eux, tout fut languissant, et le roi s’en alla quelque temps après. Dès que nous osâmes nous regarder hors de sa vue, nos yeux se rencontrant se dirent tout. Tout ce qui se trouva là de gens furent pour ce moment les confidents les uns des autres. On admira, on s’étonna, ou s’affligea, on haussa les épaules. Quelque éloignée que soit maintenant cette scène, elle m’est toujours présente. M. de La Rochefoucauld était en furie, et pour cette fois n’avait pas tort ; le premier écuyer en pâmait d’effroi : j’examinais, moi, tous les personnages des yeux et des oreilles, et je me sus gré d’avoir jugé depuis longtemps que le roi n’aimait et ne comptait que lui, et était à soi-même sa fin dernière. »

Dans cette page, l’égoïsme revêt un caractère tellement monstrueux qu’il en est effrayant. Chez le grand roi l’exagération de la personnalité avait tué toute intelligence, toute sympathie ; elle supprima de même, à son profit, la religion et la morale. C’est ce qui ressort le plus clairement de cette longue vie passée à ne jamais rien se refuser. Tout ce que Louis XIV a désiré non-seulement pour la gloire du souverain, mais pour la volupté de l’homme, il eût été humilié de n’en pas jouir. De là tant de pompeux scandales, cette gravité dans les moindres fantaisies amoureuses, l’adultère élevé à une dignité solennelle, ces mœurs que l’on pourrait appeler mythologiques au milieu d’une dévotion d’étiquette et de parade. Il trouva toujours des confesseurs accommodants, prêts à traiter en raison d’État ses faiblesses, ses débauches, et, jusque dans la chaire, des flatteurs de son orgueil. D’ailleurs ses idées sur la nature divine de ses droits, de son pouvoir repoussaient toute communauté d’asservissement à la religion du vulgaire ; il pensait faire assez pour Dieu en enrichissant ses ministres et en persécutant ceux que les prêtres désignaient à ses rigueurs. De là son penchant à faire son salut sur le dos des autres, comme dit Saint-Simon. Il lui fallait toujours avoir une persécution sous la main, afin de contre-balancer ses fautes par son zèle religieux, d’acheter son absolution par des proscriptions ou des supplices ; après la révocation de l’édit de Nantes et la ruine de Port-Royal, le clergé invente la bulle Unigenitus, pour qu’il puisse encore persécuter.

Malgré tout, au lit de mort, quoi qu’il ait dit et quoi qu’il ait pensé de son infaillibilité, des lumières d’en haut départies aux rois, Louis XIV se sentit faible et se rejeta sur son ignorance. Ce n’est pas lui qui a décidé, ce n’est pas lui qui a voulu, ce sont les autres ; il ne veut plus accepter la responsabilité de rien. Écoutons encore Saint-Simon :

« Il appela deux cardinaux, protesta qu’il mourait dans la foi et la soumission de l’Église ; puis ajouta, en les regardant, qu’il était fâché de laisser les affaires de l’Église en l’état où elles étaient ; qu’il y était parfaitement ignorant ; qu’ils savaient, et qu’il les en attestait, qu’il n’y avait rien fait que ce qu’ils avaient voulu ; que c’était donc à eux à répondre devant Dieu pour lui de tout ce qui s’y était fait de trop ou de trop peu ; qu’il protestait de nouveau qu’il les en chargeait devant Dieu, qu’il en avait la conscience nette, comme un ignorant. »

Voilà ce que devient, en dernière analyse, l’infaillibilité des souverains ; au moment de l’expiation, ils ne trouvent plus assez de ministres responsables sur qui se décharger du poids des revers, des fautes et des crimes.

Quant à la grandeur militaire du règne, à l’éclat qu’il jeta au dehors par ses victoires, ses traités, ses conquêtes, il en faut aussi bien rabattre. Sans doute il serait injuste d’imputer à crime à Louis XIV le désir d’agrandissement de son royaume qui lui mit si souvent les armes à la main ; c’était l’illusion de toutes les dynasties régnantes, le désir de tous les peuples à une époque où la vie publique et commerciale n’était pas encore assez développée pour faire entrevoir la grandeur et la richesse autre part que dans de glorieuses conquêtes. Ce que nous voulons remarquer seulement, c’est la substitution progressive d’une personnalité, celle du roi, aux intérêts ou à la dignité d’un peuple, et les haines ou les rancunes princières invoquées comme casus belti.

La guerre de Flandre, qui se termine par le traité d’Aix-la-Chapelle et l’annexion des Flandres à la France (1668), est déclarée en violation flagrante des traités. Mais c’était assez ordinaire. « En se dispensant d’observer les traités, à la rigueur on n’y contrevient pas, parce qu’on ne prend pas à la lettre les paroles d’un traité. » (Instructions pour le Dauphin.)

Cette doctrine de Louis XIV toute choquante qu’elle soit, avait alors l’approbation unanime, et la faveur publique suivit le monarque dans toute cette campagne glorieuse. La seconde guerre, qui se termina par le traité de Nimègue (1672-1678), basée sur une semblable violation, éveilla encore le même enthousiasme ; mais déjà commençait le divorce entre les passions du roi et les intérêts de la France. Les hommes sages déploraient cette nouvelle prise d’armes dans laquelle il était aisé de voir que la France avait été sacrifiée au désir de se venger des gazetiers de Hollande et de punir le prince d’Orange, coupable d’avoir refusé une fille de Mlle de La Vallière. Les brillants succès du début de la guerre furent amplement compensés par l’incendie du Palatinat et la mort de Turenne. La troisième guerre, terminée par la paix de Ryswyk, fut plus fatale ; c’est dans cette guerre que commence la faveur donnée exclusivement aux mauvais généraux, résultat ordinaire du pouvoir personnel poussé à ses limites extrêmes ; elle a pour résultat la ruine de la France au dedans et au dehors, son influence amoindrie par une paix honteuse ; Louis XIV est obligé de reconnaître, malgré la légitimité des Stuarts, le prince d’Orange comme roi d’Angleterre. La guerre de la succession d’Espagne, qui clôt la série, montre un oubli encore bien plus complet des intérêts de la France. L’homme qui avait dit « l’État c’est moi » sacrifie tous les bénéfices que procurait à l’État le partage de 1698 au désir de voir Philippe V régner sur l’Espagne. Bien plus, la prétention de soutenir les armes à la main la légitimité des Stuarts, après avoir signé le traité de Ryswyk, fait tomber sur la France pendant quatorze ans les plus effroyables calamités et la met à deux doigts de sa perte. Qu’importe ? il fallait dégager la parole royale, donnée imprudemment au lit de mort de Jacques II, de reconnaître le prince de Galles !

Ainsi la vanité, l’orgueil, des haines de prince ou l’intérêt personnel, voilà tout ce qu’on trouve au fond de ces immenses guerres dont la France eut tant de peine à se relever. Dans la politique comme dans l’alcôve, dans la religion comme dans la famille, un seul sentiment et le plus méprisable de tous, l’égoïsme, inspire ou domine toutes les résolutions de Louis XIV ; c’est le développement de son infatuation énorme qui constitué l’histoire de son règne, infatuation qui naît tout naturellement dans le milieu glorieux où vit le monarque, puis se fatigue de ces hommes de génie qui semblent lui voler sa gloire, se livre aux incapables, aux flatteurs, aux courtisans, amène avec eux le déclin rapide de la monarchie et s’exaspère en raison même des revers qu’elle a provoqués. On suit, pour ainsi dire, à la trace avec Saint-Simon, et on s’explique, sans avoir recours aux influences pathologiques, l’affaiblissement de l’esprit marchant du même pas que la perversion du sentiment moral chez Louis XIV ; on observe l’effet graduel et inévitable du pouvoir absolu sur l’intelligence et les facultés de celui qui l’exerce. C’est une belle leçon historique, cette longue et solennelle existence, commencée dans une auréole de gloire, au milieu de l’idolâtrie nationale, avec Condé, Turenne, Colbert, achevée dans les revers, les désastres, avec Chamillard, Villeroy, Voisin, et couronnée par les malédictions de tout un peuple accompagnant aux caveaux funèbres de Saint-Denis les dépouilles de celui qui avait été le grand roi.

— Iconogr. Les plus célèbres artistes du temps de Louis XIV se sont naturellement disputé la faveur de reproduire ses traits. Ses images peintes, sculptées et gravées sont excessivement nombreuses ; nous nous contenterons d’en citer quelques-unes.

M. Rigaud a été l’un des portraitistes ordinaires de Louis XIV ; l’image la plus importante et la plus connue qu’il nous a donnée du grand roi est datée de 1701 et se voit au Louvre : elle représente le monarque debout, couvert de son manteau royal et s’appuyant sur son sceptre. Ce tableau a été gravé par P. Drevet en 1712. Il en existe une répétition dans les galeries de Versailles. Ce dernier musée possède plusieurs autres portraits de Louis XIV, par Jean Garnier, Pierre Mignard, H. Testelin (1648), etc. Le tableau de Testelin nous montre le prince à l’âge de dix ans. Celui de Mignard nous le fait voir à cheval et couronné par la Victoire. Au musée de Montpellier est un portrait par Jean Ranc ; à Dijon, un portrait équestre par Van der Meulen. À Versailles encore est un très-beau portrait par Charles Lebrun ; le roi monte sur un cheval blanc, richement vêtu, et tient à la main droite un bâton de commandement ; dans le fond du tableau, on voit des cavaliers qui se dirigent vers une ville incendiée. Gérard Edelinck a gravé de nombreux portraits de Louis XIV, les uns de sa propre composition-, les autres d’après Charles Labrun, J.-B. Corneille, Nanteuil (1679), J. de La Haye, Bonnet, H. Watelé. D’autres portraits ont été gravés par Jean Boulanger (d’après Chauveau), L. Bernard (d’après Poerson), Jean Cotelle le père, Pierre Landry, Robert Nanteuil (1661), François Chauveau, Blootelingh, Phil. Bouttats, Claude Mellan, J.-C. François, Guiseppe Longhi (d’après Bervic), P. Caronni (1817).

Coysevox est le sculpteur qui fut appelé le plus souvent à retracer en marbre ou en bronze l’image du grand roi. Il exécuta notamment : une statue de marbre blanc, qui se voyait autrefois dans la cathédrale de Paris, près du grand autel, et qui représentait le monarque à genoux et priant pour accomplir le vœu fait par son père ; une statue en bronze, qui fut érigée dans la cour intérieure de l’hôtel de ville de Paris, et qui représentait Louis XIV habillé en triomphateur romain et coiffé d’une énorme perruque ; un buste de marbre, qui orne encore aujourd’hui le vestibule de l’escalier de marbre à Versailles ; un bas-relief de marbre, qui est au Louvre, et enfin une statue équestre de 15 pieds de haut, qui fut érigée à Rennes en 1726 et qui a été détruite pendant la Révolution.

Une statue équestre de Louis XIV, modelée par Girardon et fondue en bronze d’un seul jet par les Keller, avait été érigée sur la place Vendôme ; les cartels et les ornements de bronze du piédestal étaient dus au génie de Coustou le jeune. Ce monument, qui a péri pendant la Révolution, était regardé comme le chef-d’œuvre de Girardon. « La proportion des rapports entre ce trophée et les bornes de la place qu’il décore, l’attitude noble du héros, la fierté du cheval, l’exécution parfaite des accessoires, tout concourt, a dit l’abbé de Fontenai (Dict. des Artistes, 1770), à former le coup d’œil le plus imposant et le plus magnifique. » Le modèle de la statue équestre faite par Girardon est au Louvre ».

Sur la place des Victoires à Paris, on voyait, avant la Révolution, un monument important dû à Martin van den Bogaert, dit Desjardins : il se composait d’une statue de Louis XIV couronné par la Victoire et foulant aux pieds Cerbère, symbole de la Triple Alliance ; ce groupe en métal doré surmontait un piédestal, flanqué aux angles de quatre statues d’Esclaves et décoré de quatre bas-reliefs représentant : la Préséance de la France sur l’Espagne en 1662 ; la Conquête de la Franche-Comté en 1668 ; le Passage du Rhin en 1672 et la Paix de Nimègue en 1678. C’est sur l’emplacement de ce monument triomphal que la Restauration a fait ériger la statue équestre en bronze de Louis XIV, qui s’y voit aujourd’hui, et dont le modèle a été fourni par Bosio.

Une autre statue équestre de Louis XIV, due à Desjardins et érigée à Lyon sur la place Bellecour, fut brisée en 1792 ; elle a été gravée par Benoît Audran, et il en existe un modèle en zinc au musée de Versailles. Deux groupes allégoriques en bronze des frères Coustou, qui ornaient le piédestal de cette statue, ont été épargnés et se voient aujourd’hui dans le vestibule de l’hôtel de ville de Lyon. En 1826, une statue équestre en bronze de Louis XIV, exécutée par le sculpteur Lemot, a été érigée sur la place Bellecour. Une autre statue équestre s’élève au centre de la cour d’honneur du château de Versailles ; la figure du roi est due à L. Petitot ; celle du cheval, qui était destinée dans le principe à une statue de Louis XV qu’on avait l’intention d’ériger au rond-point des Champs-Élysées, a été modelée par Cartellier. Le modèle en bronze de cette statue équestre est au musée de Versailles (n° 2158). Ce musée possède plusieurs bustes de Louis XIV en marbre et en bronze : l’un d’eux est dû au Bernin, un autre à Jean Warin. Citons enfin une statue équestre modelée par De Bay père pour Montpellier, vers 1829 ; un buste colossal exécuté par le même artiste pour la bibliothèque publique de Nantes, et une statue de marbre exposée par Lemaire au Salon de 1840.

Le palais de Versailles est rempli de peintures retraçant les exploits du roi-soleil. Charles Lebrun les a représentés d’une manière allégorique, en 27 tableaux, sur la voûte de la grande galerie. Abraham Bosse a gravé une suite de douze compositions allégoriques relatives aux premiers événements du règne de Louis XIV. Edme Jeanrat a gravé la Cérémonie du mariage de ce prince ; J. Boulanger, la Cavalcade faite le jour de sa majorité (d’après Chauveau) ; Jean Lepautre, la Cérémonie du sacre ; R. de Hooghe, Louis XIV malade de chagrin en voyant le peu de succès de ses troupes pour soutenir le prétendant.

Parmi les tableaux des galeries historiques de Versailles, nous citerons : le Mariage de Louis XIV et de Marie-Thérèse, par Testelin (d’après Ch. Lebrun) ; Louis XIV recevant le grand Condé après la bataille de Senef, par C. Dœrr (Salon de 1857) ; l’Entrée de Louis XIV à Douai, tableau de l’école de Van der Meulen ; la Réparation faite à Louis XIV par le doge de Gènes en 1685, par Cl.-G. Hallé ; l’Entrée de Louis XIV à Dunkerque, par Ch. Lebrun ; Louis XIV visitant la manufacture des Gobelins, par Pierre de Sève (d’après Lebrun), etc. Divers tableaux de Van der Meulen, représentant les exploits de Louis XIV en Flandre, se voient au Louvre.

Parmi les peintures d’artistes contemporains, nous citerons : Louis XIV et Mlle de La Vallière, par Monvoisiti (Salon de 1833) ; le même sujet, par H. Decaisne (Salon de 1850) ; une Promenade de Louis XIV à Fontainebleau, par Eug. Desjobert (Salon de 1843) ; Louis XIV bénissant un de ses petits-enfants, par Mme Hersent (gravé par Prévost) ; Louis XIV retenant Molière à déjeuner, par Gérome (Salon de 1863) ; le même sujet, par H. Vetter (Salon de 1864), etc.

Allus. hist. Louis XIV entrant botté et éperonné au parlement. V. BOTTÉ.

Louis le Grand (SIÈCLE DE), poëme de Charles Perrault, lu en séance de l’Académie le 27 janvier 1687, publié en 1688 (1 vol. in-12). C’était une déclaration de guerre à l’antiquité, et ce poëme fut un des principaux écrits suscités par la querelle des anciens et des modernes.

Tandis que le poète portait sur Homère et sur Virgile des jugements excessifs et qu’il exaltait le présent aux dépens du passé, rien n’était plus amusant que de voir l’attitude des partisans des anciens pendant cette lecture. Boileau, blessé moins de l’omission de son nom que de ces vives attaques contre ses auteurs favoris, s’agitait sur son fauteuil d’un air d’impatience et de mauvaise humeur. Racine s’approcha de Perrault en sortant de l’Académie et le complimenta sur cette charmante plaisanterie. Perrault soutint qu’il avait parlé fort sérieusement. « Je pris alors, écrit-il dans ses Mémoires, où il a raconté cette fameuse séance, je pris alors la résolution de dire en prose ce que j’avais dit en vers. » De là sont sortis les Parallèles.

Quoi qu’il en soit, et des violences de Boileau, et des jugements exagérés de Perrault sur l’antiquité, il y a dans son poème d’excellentes idées sur le progrès des connaissances humaines et sur la permanence des forces de la nature, idées exprimées en fort bons vers.

Louis le Grand (ORAISON FUNÈBRE DE), par Massillon, prononcée dans la basilique de Saint-Denis le 9 septembre 1715. L’exorde de ce morceau d’éloquence est resté célèbre. En face du cercueil de celui que l’adulation avait surnommé le Grand, l’orateur s’écria : « Dieu seul est grand, mes frères !... et dans ces derniers moments, surtout, où il préside à la mort des rois de la terre ; plus leur gloire et leur puissance ont éclaté, plus, en s’évanouissant alors, elles rendent hommage à sa grandeur suprême : Dieu parait tout ce qu’il est, et l’homme n’est plus rien de tout ce qu’il croyait être. » On a félicité Massillon du courage qu’il a montré en adressant de dures vérités à la cendre de celui qui avait été perpétuellement flatté pendant sa vie.

Louis XIV (SIÈCLE DE), par Voltaire (1752), ouvrage devenu classique. Voltaire le composa durant son séjour à Berlin près de Frédéric, et c’est un de ses meilleurs titres comme écrivain. Il est loin de réunir les conditions aujourd’hui exigées pour un excellent livre d’histoire ; la méthode suivie par l’auteur est défectueuse, la critique n’est guère rigoureuse et l’historien n’est le plus souvent qu’un panégyriste ; mais les rares qualités du style ont placé ce livre au rang des meilleurs qui aient été écrits dans notre langue. Il se compose d’une suite de chapitres dont les vingt-quatre premiers, qui contiennent la série des faits historiques, sont des modèles de narration élégante et rapide. Les dix chapitres qui suivent sont consacrés aux anecdotes, aux lettres et aux beaux-arts ; ils offrent en appendice une liste des enfants de Louis XIV et le catalogue général des écrivains du siècle ; enfin, les cinq derniers chapitres sont consacrés à l’étude des querelles religieuses. Tous présentent isolément un grand intérêt et attestent l’étendue et la variété des connaissances de l’historien, sa compétence sur bien des points ; mais rien ne les rattache entre eux ; ils se succèdent sans aucun lien. Villemain a très-bien fait ressortir les mérites et les défauts de l’ouvrage : « Le plus beau titre de Voltaire comme historien est, dit-il, le Siècle de Louis XIV. Là on ne peut lui reprocher une sorte de partialité moqueuse contre son sujet ; au contraire, son admiration va jusqu’à la complaisance, et, de nos jours, l’histoire philosophique a chicané bien plus sérieusement la gloire de Louis XIV. Mais Voltaire, par l’imagination, les habitudes et le goût, appartenait à cette monarchie dont il a si peu les opinions. Cela fait même l’originalité, et, si on peut le dire, la candeur de son ouvrage. On voit que son cœur est gagné à cette époque de l’éloquence, des beaux vers, des palais superbes et de la société polie. Il n’en voudrait retrancher qu’une seule chose, non pas la guerre, non pas même le pouvoir absolu, mais cet esprit religieux qui était si intimement lié à tout ce qu’il admire. Cet ouvrage de Voltaire est, par l’élégance même de la forme, une image du siècle mémorable dont il offre l’histoire ; on y voudrait seulement plus de grandeur et d’unité. L’historien, qui prend assez souvent le ton d’un contemporain, ne voit pas seulement d’un coup d’œil les faits, les caractères, les mœurs se développer devant lui ; il aime mieux diviser son sujet par groupes distincts de faits homogènes, racontant d’abord et de suite toutes les guerres depuis Rocroy jusqu’à la bataille de Hochstaedt, puis les anecdotes, puis le gouvernement intérieur, puis les finances, puis les affaires ecclésiastiques, le jansénisme, les querelles religieuses. Mais les guerres ne se comprennent pas bien sans les finances, et l’un et l’autre sans l’esprit général du gouvernement. Tout dans l’intérieur n’avait-il pas précédé et préparé cette action si libre et si forte de Louis XIV au dehors ? On voudrait voir grandir au milieu de la Fronde ce jeune roi, despote par fierté naturelle et par nécessité. Mais ce n’est qu’au second volume, après toutes les conquêtes et toutes les défaites de Louis XIV, que l’on vous raconte sa visite menaçante au parlement de Paris et ce coup d’État qu’il fit si jeune, en habit de chasse et en bottes fortes. Cette révolution dans le gouvernement est classée parmi les anecdotes ! »

Le plan du Siècle de Louis XIV est donc éminemment défectueux ; les historiens modernes, qui commencent par le commencement et déduisent les effets des causes, procèdent d’une façon plus logique. Voltaire cependant a remanié vingt fois son ouvrage, il y a travaillé longtemps sans le rendre plus parfait. Nous lui reprocherons plus encore d’avoir raconté les faits au lieu de les analyser ; il accepte, sans le discuter, le pouvoir absolu de Louis XIV ; par un autre préjugé non moins condamnable, il croit que tout ce qui précède le XVIIe siècle était de la pure barbarie ; l’histoire de France ne commence pour lui qu’avec l’hôtel de Rambouillet ; auparavant c’étaient des Goths et des Welches qui régnaient. Il ne voit que l’éclat, l’élégance, et il en est ébloui au point de perdre le sens, de ne pas apercevoir les ombres du tableau. La guerre de Hollande et la guerre d’Espagne, ces deux fautes énormes du grand roi, le trouvent indulgent ; il n’y voit que deux affaires manquées et refuse d’examiner ce qu’elles avaient d’inique. La révocation de l’édit de Nantes l’émeut à juste titre, comme tout ce qui touche à la liberté de conscience ; encore voudrait-on lui trouver le ton plus ferme. Il croit que Louis XIV aurait désavoué ses lieutenants, s’il eût connu les dragonnades ; il a fallu tout un siècle pour qu’un cri de réprobation s’élevât contre le souverain, seul responsable devant l’humanité des excès dont les ordres donnés par lui furent cause. Nous ne retrouvons le génie de Voltaire que dans la forme du livre, dans l’incontestable talent d’exposition qu’il révèle et dans la partie purement littéraire. Là Voltaire était sur son terrain et parlait en maître.

Louis XIV, la Régence et le règne de Louis XV (MÉMOIRES SECRETS SUR LE RÈGNE DE), par Duclos (1790, 2 vol. in-8o). Duclos a écrit ces mémoires en qualité d’historiographe ; tous les documents des archives diplomatiques ou ministérielles furent mis à sa disposition, et il n’en profita que pour y puiser des anecdotes. Le plus souvent, il se contente d’abréger Saint-Simon ; quand il n’a plus Saint-Simon, il abrège Blondel, ancien ministre à Francfort, dont l’ouvrage, resté manuscrit, était entre ses mains.

L’ouvrage commence par un tableau des dernières années de Louis XIV. En rappelant ces souvenirs d’enfance, son récit fait sentir une vive impression personnelle, quelque chose d’analogue aux poignantes émotions que la génération de 1800 a gardées des scènes de 1812 et de 1814. Le déclin du règne de Louis XIV, assiégé par des ennemis victorieux dans la France épuisée d’hommes et menacée d’un démembrement, ressemble fort à la fin du premier Empire. Duclos rend la situation avec vigueur, avec un sentiment patriotique. Une partie très-remarquable de l’ouvrage, et qui appartient en propre à Duclos, c’est le chapitre intéressant et neuf intitulé : Histoire des causes de la guerre de 1756. Parfaitement renseigné sur ce sujet par de Bernis, son ami intime, il a écrit ce qu’il y a de plus exact sur cette partie de l’histoire politique du XVIIIe siècle.

Un des amis de Duclos, l’abbé de Vauxelles, avait écrit en marge d’un exemplaire des Mémoires secrets : « Duclos était plein, tout à la fois, de probité et de malice ; il était porté à croire qu’un récit malin était vrai, et qu’un récit vrai devait être malin. » L’observation est juste : cette histoire n’est, à vrai dire, qu’une satire perpétuelle, mais une satire spirituelle et presque toujours véridique. Il est en effet des temps dont la simple histoire est une satire. « Duclos historien n’a qu’un procédé, dit M. Sainte-Beuve, il n’est qu’un abréviateur ; il l’est avec trait quand il a affaire à l’abbé Le Grand (dans l’Histoire de Louis XI) ; il l’est avec un certain goût et avec un adoucissement relatif quand il a affaire à Saint-Simon ; dans l’un et dans l’autre cas, pourtant, il n’a pas toutes les qualités de son office secondaire, et il ne porte au suprême degré ni les soins délicats du narrateur, ni même les scrupules du peintre qui dessine d’après un autre, et de l’écrivain qui observe les tons ; il va au plus gros, au plus pressé, à ce qui lui parait suffire ; c’est un homme sensé, expéditif et concis, et qui se contente raisonnablement ; il a de la vigueur naturelle et de la fermeté sans profondeur ; nulle part il ne marche seul dans son sujet, et jamais il ne livre avec toutes les forces de sa méditation et de son talent une de ces grandes batailles qui honorent ceux qui les engagent, et qui illustrent ceux qui les gagnent. »

Louis XIV (ESSAI SUR L’ÉTABLISSEMENT MONARCHIQUE DE), etc., par Lémontey (1818). Cet ouvrage, qui devait servir d’introduction à une histoire critique de la France depuis la mort de Louis XIV, est l’une des meilleures études dont le règne de ce prince ait été l’objet ; il est remarquable par la nouveauté des aperçus et par l’originalité du style. Se plaçant à égale distance des préventions de Saint-Simon et du panégyrique de Voltaire, l’historien moderne ne présente que des considérations générales ; mais sa marche s’appuie sur des faits incontestés. L’ouvrage se divise en deux parties. La première a pour objet de montrer comment Louis XIV, achevant l’œuvre de Henri IV et de Richelieu, établit le premier en France une monarchie absolue et illimitée ; la seconde expose les altérations que ce système subit depuis 1683 jusqu’en 1715. Suivant l’auteur, c’est le caractère français qui doit expliquer l’établissement de ce régime et sa décadence. Mélangé de sociabilité, d’inconstance et d’orgueil, le caractère français a une horreur invincible pour toute domination étrangère, l’amour de la guerre, l’ivresse des succès, une aversion générale pour l’économie et les soins de détail, un désir effréné des distinctions, une facilité inimitable à communiquer ses affections. Il semble que le caractère national ait moins influé sur l’œuvre de Louis XIV que ce régime sur le caractère national ; en effet, les Français de la Réforme, de la Ligue, de la publication et de la révocation de l’édit de Nantes ne ressemblent guère aux Français des cours de Henri III, de Louis XIV et du régent. Quoi qu’il en soit, Louis XIV aurait profité des dispositions du caractère national pour donner à la monarchie de nouvelles bases et fonder un pouvoir sans bornes, que la crainte et l’admiration, entretenues par la force et par la splendeur de sa cour, devaient concurremment affermir. Lémontey constate le mouvement régulier imprimé pour la première fois à toutes les fonctions publiques et les progrès sans exemple de l’administration. La politique extérieure de Louis XIV ne reçoit pas autant d’éloges que son administration, et ses entreprises guerrières sont amèrement censurées. Enfin, le système ou l’établissement monarchique de ce prince est défini « une royauté absolue et dispendieuse, sévère pour le peuple, hostile envers l’étranger, appuyée sur l’armée, sur la police, sur la gloire du roi, et tempérée par la justice du monarque, par la sagesse de ses conseils choisis dans les divers ordres de l’État, et par le besoin de ménager pour la guerre et pour l’impôt le nombre et la fortune des sujets. »

Mais ce magnifique édifice est à peine achevé qu’il se décompose. Durant la seconde moitié du règne, les causes de décadence agissent de plus en plus.

Lémontey ne méconnaît pas les qualités de Louis XIV. Il dit : « La postérité s’arrêtera involontairement devant ce grand règne, placé sur les routes de l’histoire comme un Hermès à deux faces, dont l’une offre toutes les séductions et l’autre tous les dégoûts du pouvoir absolu. » Une sagacité qui choisit habilement les traits caractéristiques d’une époque, une profondeur de jugement qui démêle les causes et en assigne les effets avec un tact sûr, la droiture des intentions, l’amour de la vérité recommandent cet ouvrage, que distinguent encore un esprit fertile en traits ingénieux, un style net et ferme, un coloris vif et brillant.

Louis XIV (MÉMOIRES DE) pour l’instruction du Dauphin (1860, in-8o, Ire édition complète). Ces Mémoires portent la trace de trois rédactions successives. La première se composait de feuillets écrits de la main même du roi ; des phrases courtes signalaient au jour le jour les faits ou les observations qu’il se proposait de développer à loisir. Quelques réflexions accompagnent ces brèves annotations. La seconde phase du travail a donné naissance à un Journal plus copieux et qui garde avec les feuillets un accord remarquable, en reprenant une à une les indications de ceux-ci. Le roi dictait, et ses secrétaires se contentaient de reproduire sa parole sobre et impérieuse. Les Mémoires représentent la dernière phase de la composition ; leur conformité avec le journal, pour les faits et pour les jugements, établit entre les deux rédactions une irrécusable solidarité. Mais le récit est déclamatoire, le style ampoulé. C’est l’œuvre de deux secrétaires, Pellisson et Périgny.

Nulle part l’infatuation du despotisme, la religion de la royauté absolue n’est visible autant que dans ces Mémoires du plus personnel de tous les rois. Il écrivait ces réflexions et ces sentences pour servir de guide à son fils lorsqu’à son tour il détiendrait le souverain pouvoir, et il veut d’abord le persuader qu’il est le maître. À la date de l’année 1666, on lit par exemple cet axiome : « Les rois sont seigneurs absolus et ont naturellement la disposition pleine et libre de tous les biens, tant des séculiers que des ecclésiastiques, pour en user comme sages économes..., etc. » Il y a aussi un curieux morceau sur les favorites et sur les précautions dont un prince doit s’entourer pour n’être pas gouverné par elles. La morale de Louis XIV est loin de condamner ces sortes d’attachements. Il lui suffit qu’un prince, en abandonnant son cœur, demeure maître absolu de son esprit. « Il faut que nous séparions les tendresses d’amant d’avec les résolutions de souverain ; que la beauté qui fait nos plaisirs n’ait jamais la liberté de nous parler de nos affaires, ni des gens qui nous y servent, et que ce soient deux choses absolument séparées. » Ce qui se résume à dire que, avant d’être homme, il faut que le roi soit roi.

À tout prendre, ce livre, curieux seulement à cause du nom de son auteur, n’est qu’une revue des cas de conscience d’un monarque et des solutions qu’on doit leur appliquer. Louis XIV y fait souvent preuve d’un rare bon sens, à travers l’infatuation royale dont il était possédé. Ainsi quelques brèves sentences sur le clergé, sur sa manie constante d’empiétement, sur la nécessité de restreindre ses manifestations religieuses, sur l’inutilité des moines, seraient aujourd’hui fort peu du goût des légitimistes. Mais ce n’était pas tant au point de vue du bien général qu’en faveur de son propre pouvoir que Louis XIV se montrait si sévère. Disons pourtant que sa fierté fût entrée en révolte s'il eût pu soupçonner que ses successeurs devaient se faire les très-humbles valets d’un pape.

C’est à M. Dreyss que l’on doit une édition critique des Mémoires de Louis XIV, et de plus une Étude qui forme à elle seule un livre considérable. C’est lui qui a découvert le nom du principal secrétaire du roi, M. de Périgny, président aux enquêtes. On avait, avant son édition, une publication assez suspecte, dans laquelle rien n’aidait à reconnaître la part que Louis XIV y avait prise. Grâce aux patientes recherches de cet érudit, on possède la clef d’un monument historique, clairement et habilement interprété,

Louis XIV (JOURNAL DE LA COUR DE), par le marquis de Dangeau. V. Dangeau.

Louis XIV ET la Régence (MÉMOIRES SUR LE RÈGNE DE), par le duc de Saint-Simon. V. MÉMOIRES.