Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/MARAT (Jean-Paul)

La bibliothèque libre.
Administration du grand dictionnaire universel (10, part. 3p. 1121-1123).

MARAT (Jean-Paul), né à Boudry, canton de Neufchâtel (Suisse), le 24 mai 1743, mort assassiné, à Paris, le 13 juillet 1793. Sa mère était de Genève, son père de Cagliari en Sardaigne. Le véritable nom de la famille était Mara. Elle était, dit-on, d’origine espagnole.

Notre cadre ne nous permet pas d’étudier cette figure curieuse de Marat avec l’ampleur qu’elle mériterait. Nous y mettrons donc une certaine réserve, en réclamant l’indulgence du lecteur pour les erreurs dans lesquelles nous pourrions involontairement tomber, en faveur de notre intention sincère de rechercher l’exactitude et la vérité.

Parmi les puissantes physionomies de ce temps, si riche en personnalités fortes et originales, celle-ci nous effraye et nous écrase, nous l’avouons simplement et sans aucun embarras. Il est bien facile de dénigrer ou de maudire, de réhabiliter ou de glorifier sommairement, systématiquement ; les procédés sont connus ; il n’y a pas de besogne plus coulante et plus vulgaire.

Mais pour trouver la note juste, pour discerner le vrai au milieu de tant de jugements contradictoires, pour apprécier suivant les principes rigoureux d’une critique judicieuse, positive et véritablement impartiale, surtout en des sujets où nos passions politiques et nos énergies intellectuelles sont engagées, cela n’est plus aussi facile, on en conviendra, que de trancher les questions par un arrêt bref, absolu, avec la suffisance pédantesque des sectaires et des écoliers.

Le travail biographique le plus étendu, le plus consciencieux et le plus complet sur le célèbre révolutionnaire est celui de M. Alfred Bougeart (Marat, 1865, 2 vol. in-8o), dont les tribunaux de l’Empire avaient interdit la circulation en France, par servilisme ou par ineptie.

On peut ne point partager tous les enthousiasmes de l’auteur, mais on ne saurait trop admirer ses patientes recherches, ses études obstinées, ses laborieuses investigations. Pour de tels travaux, il faut la foi, la passion du disciple. Un écrivain plus froid ne les accomplirait pas, et la science historique y perdrait.

Marat reçut une forte éducation dans la maison paternelle. Il apprit la plupart des langues de l’Europe, l’histoire, la médecine, les sciences, etc. Marat le père, médecin et érudit estimé, songeait surtout à faire de son fils un savant, à le mettre en état, par ses connaissances, de se créer lui-même une position honorable, car il n’avait aucune fortune à lui laisser.

L’enfant, richement doué, cela est incontestable, étudia avec passion et prit à cette école des habitudes de travail qu’il a gardées toute sa vie. Il a pu dire de lui-même, avec beaucoup de vraisemblance : « Dès l’âge de dix ans, j’ai contracté l’habitude de la vie studieuse ; le travail de l’esprit est devenu pour moi un véritable besoin, même dans mes maladies ; et mes plus doux plaisirs, je les ai trouvés dans la méditation. »

Tout ce qu’on connaît de lui nous le montre en effet comme un travailleur infatigable. On sait qu’il mourut la plume à la main. Il ne l’avait, pour ainsi dire, jamais quittée.

À seize ans, il perdit sa mère, qu’il adorait, et partit aventureusement à travers le monde, comme un nouveau Jean-Jacques, séjourna deux ans à Bordeaux, dix à Londres, puis à Dublin, à La Haye, à Amsterdam, etc., vivant de leçons de langues e* de l’exercice de la médecine, car il ne devait avoir que peu ou peut-être point de patrimoine.

Nature nerveuse, ardente, d’une irritabilité un peu maladive, passionné de bonne heure pour la célébrité, il se précipita à corps perdu dans toutes les espèces d’études et de travaux : philosophie, médecine, physiologie, physique, etc., il semblait qu’il voulût tout embrasser et tout réformer. En 1773, il publia à Londres un traité philosophico-scientifique en trois volumes, intitulé De l’homme, où il réfute avec sa véhémence naturelle Helvétius, Descartes, Malebranche, et où il n’épargne pas même le dédain à Voltaire.

Ainsi, il entrait dans la publicité par la guerre, en réformateur militant, sans ménagements pour les renommées, de façon à se créer des légions d’ennemis dès ses premiers pas, parmi les nombreux disciples de ceux qu’il attaque.

Tel il fut constamment, soit dans les sciences, soit dans la politique. C’était un effet de son tempérament, de son orgueil, si l’on veut, de son caractère entier, non moins que de sa passion de réforme, et de son exaltation très-sincère. Ces dispositions, en l’entraînant dans de nombreuses polémiques, eurent une fâcheuse influence sur le reste de sa vie. Désormais il ne quittera plus la brèche, il sera toujours tourmenté par l’excitation du combat.

Voltaire, extrêmement sensible à toute critique, ne dédaigna point de répondre à cet inconnu par quelques railleries spirituelles.

Marat publia ensuite, à Londres (1774), un livre hardi qu’il avait écrit en anglais, les Chaînes de l’esclavage, qui est loin d’être sans valeur. M. Michelet lui-même a dit de cet ouvrage politique, qu’il appelle avec peu d’exactitude un pamphlet : « Il est plein de faits, de recherches variées ; le plan n’en est pas mauvais ; malheureusement l’exécution est très-faible, le style fade et déclamatoire. »

On trouvera d’ailleurs l’analyse détaillée de tous les écrits de Marat dans le livre de M, Bougeart, ainsi que dans la bibliographie complète de ses œuvres (travail autrement sérieux que ceux de Brunet et de Quérard), par un bibliographe éminent, M. Chevremont. Ce qu’on doit faire remarquer, c’est que, longtemps avant la Révolution, Marat, compatriote et disciple de Rousseau, avait écrit contre toutes les espèces de tyrannies et plaidé avec chaleur la cause de la justice et de la liberté.

Comme savant, nous ne savons s’il a jamais été jugé équitablement et sans prévention.

Ce qu’il y a d’indubitable, c’est qu’il était un savant sérieux, infatigable dans ses recherches, un expérimentateur des plus laborieux. M. Michelet paraît l’avoir jugé, sous ce rapport, assez légèrement. Il a consulté quelques savants, qui lui ont donné un jugement tout fait, sommaire et magistralement dédaigneux. Mais peut-être cet arrêt n’est-il pas sans appel.

Marat a écrit sur le feu, la lumière, l’électricité, l’optique, etc. Son grand tort, c’est d’avoir apporté son humeur batailleuse dans les sciences, de l’avoir pris vraiment d’un peu trop haut avec Newton, et d’avoir même traité de charlatans des savants illustres comme d’Alembert, Meunier, Lalande, Laplace, Lavoisier, etc. Il était présomptueux, réformateur à outrance, on ne saurait le nier, et très-probablement il s’exagérait l’importance de ses découvertes ; mais ces défauts, assez communs chez beaucoup de savants novateurs, ne devraient point faire méconnaître ses mérites réels, qui semblent incontestables.

Un savant de notre époque, le docteur Merny, a repris ses idées sur les causes de la chaleur solaire, en le citant avec éloges dans des ouvrages de haute science (signalés par Ch. Brunet, qui cependant ne parle de Marat qu’avec horreur).

En 1779, l’Académie des sciences, après examen de son mémoire sur le feu, l’électricité, etc., constata (séance du 17 avril) que ses expériences étaient nouvelles, exactes, bien faites, et faites d’après un moyen nouveau, ingénieux, le microscope solaire, propre à ouvrir un vaste champ aux recherches des physiciens, etc. On ne parle pas ainsi d’un visionnaire et d’un ignorant.

Ajoutons que l’illustre Franklin assistait aux expériences et les jugeait fort sérieuses, et qu’il entretint une correspondance avec l’auteur.

D’un autre côté, plusieurs des ouvrages de Marat furent traduits en allemand, ce qui montre bien qu’ils étaient remarqués et qu’on tenait leur auteur pour un physicien sérieux, ce qui pourrait être corroboré par beaucoup de témoignages et de faits.

Enfin nous citerons encore une lettre de Formey, secrétaire perpétuel de l’Académie de Berlin, adressée à Marat (Berlin, 19 février 1779), et dans laquelle il lui mande que le mémoire qu’il a envoyé à l’Académie a été examiné par des commissaires, et il ajoute : « Ils ont fait hier leur rapport, suivant lequel vos recherches sont très-estimables, et il y a lieu de croire qu’en les continuant vous procurerez des accroissements aux sciences. » Il s’agissait de recherches sur la nature du feu.

Malheureusement, Marat, par ses polémiques hautaines, ses prétentions et ses dédains, trouva le moyen de s’aliéner à jamais les académies et les savants. On organisa contre lui la conspiration du silence ; ce fut comme un mot d’ordre et un parti pris ; on lui rendit guerre pour guerre. Ce fut un véritable étouffement.

Mais, répétons-le, c’est un procès à revoir.

De nos jours, nous avons vu pareille chose avec Raspail, qu’on ne juge pas cependant sans mérite, mais qui, sous le rapport scientifique, est très-probablement au-dessous, de Marat.

Nous ne nous attarderons pas à réfuter tant de fables grossières qui traînent dans les pamphlets royalistes, et qui représentent Marat, non comme un médecin, mais comme un charlatan débitant ses drogues sur les places publiques de Paris. Est-il nécessaire d’ajouter que cette historiette, qui a contre elle toutes les vraisemblances, ne s’appuie pas même sur l’ombre d’une prouve ?

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il obtint en 1779 la charge de médecin du personnel des écuries du comte d’Artois, et qu’il devint ensuite médecin de ses gardes du corps. Pour être admis en cette qualité dans la maison d’un prince du sang, il fallait bien, on le reconnaîtra, qu’il eut une notoriété sérieuse comme praticien ; car il ne devait pas manquer d’aspirants, même parmi les membres de l’Académie de médecine. Il exerça cette charge jusqu’en 1787.

Que ce philosophe, cet ennemi des grands fût attaché à la maison d’un prince, c’est ce qui peut choquer quelques rigoristes ; mais il faut rappeler que cela ne tirait pas à conséquence dans l’ancien régime ; la plupart des hommes qui marquèrent dans la Révolution avaient passé par des situations analogues.

Au reste, la position de Marat enchaînait si peu son indépendance d’écrivain, qu’en 1778, une société helvétique ayant mis au concours un plan de code pénal, il se plaça sur les rangs et publia en 1780, à Neufchâtel, son Plan de législation criminelle, qui fut réimprimé plusieurs fois depuis.

Une chose assez piquante, c’est que l’empereur Joseph II adopta quelques-unes des idées proposées dans ce traité, notamment les dispositions propres à empêcher que la honte du supplice d’un individu ne retombe sur sa famille.

À une époque où la législation criminelle était encore, comme le dit d’Alembert, un chef-d’œuvre d’atrocité et de bêtise, cet ouvrage rangeait son auteur dans l’école de Beccaria et des criminalistes philanthropes. Il n’est point sans mérite et contient, au milieu de quelques divagations, beaucoup d’idées raisonnables et de vues excellentes, et généralement il est écrit d’un style ferme et précis.

On y rencontre, il est vrai, des idées un peu aventureuses sur le droit de propriété, et qui se rapprochent de celles que nous avons indiquées dans l’article consacré à Brissot, mais qui témoignent d’une noble sollicitude pour le sort des classes pauvres et de cette hardiesse d’idées qui distinguait les hommes du XVIIIe siècle.

L’auteur trouve ce droit fort incertain, en ce qui regarde la possession du sol, et le fait de la conquête primitive, la théorie du premier occupant, ne lui inspire pas un grand respect. S’il ne demande pas expressément le partage des terres, c’est qu’il le trouve impraticable. Mais il reconnaît au pauvre le droit absolu de vivre, et il formule cette proposition, reprise plus tard par diverses écoles socialistes : « Rien de superflu ne saurait appartenir légitimement, tandis que d’autres manquent du nécessaire. »

Dès le commencement de 1789 (en février, probablement), Marat écrivit son Offrande à la patrie, puis, un peu plus tard, un projet de Constitution qui renferme de larges vues de réformes, mais où il se montre partisan de la monarchie constitutionnelle. C’est d’ailleurs un fait bien connu que ceux qui, à cette époque, croyaient la République possible étaient infiniment rares.

Il publia en outre d’autres brochures, et réimprima son Tableau des vices de la constitution anglaise, publication pleine d’à-propos et destinée à mettre les députés en garde contre l’anglomanie, qui semblait prédominer dans le comité de constitution.

Nous ne parlerons point d’un Moniteur patriote, dont il paraît n’avoir fait qu’un numéro (des faiseurs reprirent ce journal), et nous arriverons tout de suite à son Ami du peuple, l’une des feuilles les plus fameuses dans l’histoire du journalisme, et dont il fit paraître le premier numéro le 12 septembre 1789, d’abord sous ce titre : le Publiciste parisien, journal politique libre et impartial, etc., avec la devise de Rousseau pour épigraphe : Vitam impendere vero. L’auteur, à ce qu’il assura plus tard, vendit les draps de son lit pour fournir aux premiers frais de sa publication. À partir du sixième numéro, il modifia ainsi son titre : l’Ami du peuple ou le Publiciste parisien..

La feuille, composée ordinairement de huit pages in-8o, parut sous ce titre jusqu’au 21 septembre 1792 (685 numéros).

À l’avènement de la Convention, Marat, nommé député de Paris, suspendit son journal pendant quelques jours et le fit reparaître le 25 sous ce titre ; Journal de la République française, par Marat, l’ami du peuple (143 numéros, 25 sept. 1792—11 mars 1793). La Convention ayant déclaré incompatibles les fonctions de député avec la profession de journaliste, il fit disparaître du titre de sa feuille le mot journal et la continua jusqu’à sa mort (13 juillet 1793). On sait qu’il corrigeait les épreuves de son dernier numéro lorsqu’il fut frappé par Charlotte Corday ; son sang rejaillit sur ces épreuves, qui existent encore et ont fait partie de la riche collection du colonel Maurin. On en a imprimé un fac-simile.

Comme nous l’avons indiqué à l’article Ami du peuple, les collections complètes du journal de Marat sont excessivement rares. Il y a d’ailleurs des lacunes causées soit par les saisies, soit par les interruptions involontaires, les fuites du publiciste, en l’absence duquel son journal était contrefait par de nombreux faussaires, et qui a comblé lui-même quelques-unes de ces lacunes après coup, par la publication de numéros dont la date était reportée en arrière, pour assortir les collections de ses souscripteurs, car une de ses grandes préoccupations était la fidélité à ses engagements.

En résumé, les exemplaires complets de ce que les bibliographes nomment le vrai Marat, augmentés des journaux qui forment la suite et purgés des continuations apocryphes, sont véritablement introuvables. On ne connaît guère que celui qui faisait partie de la magnifique collection Labédoyère, acquise par la Bibliothèque nationale, et celui qui est à Berlin, dans la bibliothèque particulière du roi de Prusse.

Une chose qu’on ne peut se lasser de répéter, c’est qu’on reproche à Marat et autres journalistes révolutionnaires leur violence de langage, que nous sommes bien loin de vouloir justifier, et qu’on ne met jamais ou trop rarement en regard les écrivains et hommes politiques du parti contraire. Violent ! tout le monde l’était alors, et non-seulement }es énergumènes de la cour et ceux de la Révolution, mais ceux même qui passent pour des modérés ; seulement ils l’étaient dans un autre sens.

La presse royaliste comptait un grand nombre de feuilles d’une violence excessive, souvent ordurières et d’une obscénité immonde, qui ne parlaient que de pendre, de rouer, de noyer, de décapiter leurs adversaires, de régénérer la France dans un bain de sang, qui menaçaient les députés, même les plus pâles d’entre les constitutionnels, de la corde et des galères, appelaient l’invasion étrangère, indiquaient les points par lesquels nos frontières étaient vulnérables, et poussaient à l’avance des cris de triomphe en songeant aux milliers de potences qu’on dresserait bientôt pour guérir la France plébéienne de sa folie de constitution, de liberté et d’égalité.

Qu’on lise les Actes des apôtres, le Journal de la cour et de la ville, l’Ami du roi, le journal de Suleau et vingt autres, ainsi qu’une multitude de libelles diffamatoires et de pamphlets également frénétiques, gonflés de haine et de venin, noirs de calomnies, et qui ne contribuèrent pas peu à envenimer les passions et à précipiter les catastrophes.

Que l’histoire compare et qu’elle juge.

Quoi qu’on en ait dit, l’Ami du peuple n’a pas dépassé en violence les feuilles que nous indiquons ici ; mais il ne les a que trop souvent égalées. Cependant il est resté au-dessous pour le cynisme du langage ; rarement il se laisse aller à cette grossièreté que les royalistes ont exploitée avant le père Duchesne.

Dès ses premiers numéros, il se jeta à l’avant-garde de son parti par l’audace de ses attaques contre le roi, la reine, la cour, les ministres, une grande partie de l’assemblée, la municipalité, Necker, Bailly, La Fayette, la garde nationale, etc. Outre les excitations journalières, cette polémique à outrance était d’ailleurs dans son tempérament ; il y était rompu par toutes les luttes de sa vie, et il traitait alors les hommes et les pouvoirs publics comme il avait traité les académies.

Poursuivi, réduit à se cacher, pendant que le Châtelet faisait saisir ses presses, il trouve cependant le moyen de poursuivre la publication de sa feuille, à travers plusieurs interruptions et au milieu de tribulations sans nombre. Forcé de fuir en Angleterre, il revient quelques mois après, reprend son journal avec un redoublement d’énergie (juillet 1790), et dans un écrit séparé, C’en est fait de nous ! dénonce une conspiration peut-être imaginaire et appelle le peuple à l’insurrection.

C’est dans ce factum que se trouve la phrase connue : « Cinq à six cents têtes abattues vous eussent assuré le repos, la liberté, le bonheur ; une fausse sécurité a retenu vos bras et suspendu vos coups ; elle va coûter la vie à un million de vos frères. »

Tout le monde s’émut de telles prédications. Desmoulins crut devoir faire quelques observations à son « cher » Marat. « Vous êtes, dit-il, le dramaturge des journalistes. Les Danaïdes, les Barmécides ne sont rien en comparaison de vos tragédies. Vous égorgeriez tous les personnages de la pièce, et jusqu’au souffleur. Vous ignorez donc que le tragique outré devient froid. »

Mais [’opiniâtre publiciste demeura inflexible dans sa voie, exalté d’ailleurs par les poursuites et les attaques dont il était l’objet (souvent obligé de se cacher dans les caves), par sa vie fiévreuse, son tempérament maladif et irritable, sa pitié farouche et passionnée pour les pauvres et les opprimés ; enfin par ses haines, son orgueil de tribun et ses prétentions de politique profond et d’homme à grandes vues.

Il faut ajouter le milieu et les circonstances, l’exaltation universelle des esprits, les complots réels dont on était enveloppé, les périls publics, enfin (à ce qu’il semble) cette manie bizarre des disciples de Rousseau de s’assimiler la maladie noire de leur maître et de ne voir autour d’eux que des traîtres, des ennemis, des embûches et des complots.

Le malheureux, si visiblement sincère en ses passions, mais plein de l’esprit implacable du moyen âge alors qu’il se croyait le législateur des temps nouveaux, en arriva à l’idée des anciens orthodoxes et des ultra-royalistes de son temps (qui restent les maîtres en furie sanguinaire), à la théorie de l’épuration du corps social, de la suppression des membres gangrenés et pourris, comme disaient les chrétiens, du sacrifice des ennemis pour le salut public, érigea enfin le châtiment en doctrine politique, en moyen de gouvernement.

C’était la pure théorie de l’ancien régime, et l’on sait trop avec quelle cruauté les hommes du passé l’ont toujours appliquée chaque fois qu’ils ont été les maîtres. Est-ce que, depuis 1789, chaque réaction n’a pas été marquée par des supplices et des proscriptions, et dans des proportions qui laissent bien loin les violences populaires ? En vérité, ceux qui ont constamment ensanglanté leur triomphe n’ont rien à reprocher à Marat et à ses excès de parole, bien qu’eux-mêmes soient toujours couverts par les complaisances de l’histoire, qui, généralement, n’a d’indulgence que pour les ennemis du peuple et de la liberté.

Nous n’avons certes point l’intention de justifier les violences qui échappaient à Marat dans la rédaction hâtive et fiévreuse de son journal ; mais, tout en condamnant ce qui doit être éternellement condamné, il est d’une critiqué équitable, croyons-nous, de tenir compte de tous les éléments de la cause.

Si ses accusations continuelles contre les fonctionnaires et un peu contre tout le monde, si ses dénonciations, ses menaces, ses invectives, ses excitations à la violence lui avaient fait un grand nombre d’ennemis, il avait aussi des partisans dont l’enthousiasme tourna de plus en plus au fanatisme, et non-seulement dans le peuple, qui le regardait comme son tribun, comme l’avocat de ses misères, mais encore parmi les classes bourgeoises, chose qu’on a trop oubliée.

Certains hommes politiques, sans partager son exaltation, le regardaient comme un agitateur utile au milieu de la lutte terrible engagée contre l’ancienne société. Peut-être même quelques-uns de ceux qui s’indignaient bruyamment ne dédaignaient-ils pas d’attiser la colère de ce dogue de combat, toujours prêt à tout dire et à tout oser, quelle que fût la puissance de l’ennemi auquel il s’attaquait.

Sa feuille était le tocsin de la Révolution. Mais on se tromperait étrangement si l’on imaginait qu’elle ne contient que des déclamations convulsives, ces accès de fureur tant de fois cités, et qui inspirent une si légitime répulsion. Un grand nombre de morceaux, il en faut loyalement convenir, sont remplis de bon sens, de perspicacité, d’intelligence politique et de vigueur. N’oublions pas que des hommes d’une intelligence très-distinguée ont été de l’opinion que nous émettons ici et qui pourra sembler paradoxale aux esprits étroits et exclusifs. S’il fallait citer des exemples, nous rappellerions Victor Cousin, le célèbre philosophe, qui, suivant une assertion d’un autre philosophe éminent, Pierre Leroux, assertion qui n’a jamais été démentie que nous sachions, à l’époque la plus éclatante de son professorat, sous la Restauration, lisait en petit comité à ses disciples des fragments détachés du journal de Marat.

On peut encore juger de l’importance de cette feuille par les nombreuses contrefaçons et imitations qui en furent faites du vivant même de l’auteur. Est-il nécessaire de rappeler que l’engouement du peuple alla jusqu’au fétichisme et survécut même à la Terreur ? Ce fut en effet après le 9 thermidor que Marat fut panthéonisé, et la réaction contre sa mémoire ne commença à se manifester que vers le milieu de l’an III.

Assurément cette puissance inouïe d’une feuille et d’un journaliste, cette popularité exclusive et qui s’imposait à tous n’est pas due uniquement à des prédications sanguinaires qui avaient peut-être aussi pour but d’effrayer l’ennemi, et que sans doute on ne prenait pas toujours au sérieux, enfin dont tous les partis se sont d’ailleurs souillés à cette époque, on ne peut se lasser de le répéter.

M, Michelet, qu’on n’accusera pas de tendresse pour Marat, a dit de lui : « … Je savais, par beaucoup d’exemples, combien le sentiment du droit, l’indignation, la pitié pour l’opprimé peuvent devenir des passions violentes et parfois cruelles. Qui n’a vu cent fois les femmes, à la vue d’un enfant battu, d’un animal brutalement maltraité, s’emporter aux dernières fureurs ?… Marat n’a-t-il été furieux que par sensibilité, comme plusieurs semblent le croire ? Telle est la première question. »

Il faut ajouter que ces effervescences étaient entretenues, avivées par les complots continuels de la cour et de l’aristocratie. On a dit que Marat en voyait partout et que cette monomanie était une des causes de sa fureur. Il y a certainement du vrai dans cette assertion. Cependant il n’est pas moins certain qu’il a souvent deviné juste. Le 6 juillet 1790, il dénonçait la démarche de Mirabeau à Saint-Cloud, et nous savons aujourd’hui que rien n’était plus vrai. À ceux qui se récriaient, il faisait remarquer que c’était au célèbre tribun qu’on devait le veto, la loi martiale, l’initiative de la guerre donnée au roi, etc. Un peu plus tard, il affirmait la vénalité de l’orateur et calculait même le prix approximatif de la corruption, en se basant sur les achats de maisons ou de terre, le nouveau train de vie, les dettes payées, etc. Il a pu se tromper sur les chiffres qu’il donnait au hasard de ses renseignements, mais le fait était de la plus rigoureuse exactitude.

Huit mois avant la fuite de Varennes, il écrivait dans son numéro 314 : « La fuite de la famille royale est concertée de nouveau ; c’est toujours à Metz, et sous la protection de l’antirévolutionnaire Bouillé, que le monarque doit se mettre à la tête des ennemis de la liberté pour tenter une contre-révolution. »

Or, nous savons par les mémoires de Bouillé que rien n’était plus vrai.

On pourrait encore rappeler qu’il annonça à l’avance, avec une étonnante justesse, la défection de La Fayette, puis celle de Dumouriez.

Quelques jours avant le massacre du Champ de Mars, il avait prédit que, pour restaurer la royauté, réhabiliter un roi couvert d’opprobre, on emploierait la force ouverte : « C’est leur plan, disait-il, n’en doutez pas. Tout s’apprête dans le mystère pour la fatale explosion. »

Après la catastrophe, abrité dans ses caves, il continua son journal pendant quelques jours avec un redoublement d’énergie et de colère ; mais bientôt tout lui manqua, imprimeur, distributeurs, et jusqu’à l’éditeur, qui était une femme, Mlle Colombe, laquelle fut arrêtée et traînée de prison en prison.

Mais dès le mois suivant il trouvera le moyen de ressusciter sa feuille et de recommencer sa lutte acharnée, mêlant souvent à ses violences de parole, aux effervescences d’un tempérament excessif et nerveux, des idées d’une incontestable justesse sur les hommes et sur les choses ; le tout pêle-mêle, sans ménagements, sans mesure et dans le ton d’une polémique à outrance. Le public parisien, faisant sans doute la séparation, s’en étonnait peu, car l’hyperbole était alors la note de tous les partis. Il accueillait ces feuilles enflammées avec une passion dont, à notre époque, la vogue des écrits de Rochefort ne peut nous donner qu’une faible idée.

Cependant, malgré sa popularité, il ne fut pas même porté comme candidat à l’Assemblée législative, ce qui paraît lui avoir été fort sensible. Il songea un moment à quitter son terrible combat, qui lui attirait des haines implacables autant qu’il lui donnait d’enthousiastes partisans, et même il eut l’idée d’abandonner la France, comme s’il eût désespéré de la liberté.

Il fit un numéro d’adieu (21 sept. 1791), qui ne manqua ni d’éloquence ni de dignité, puis quitta Paris avec l’intention de se rendre en Angleterre. Mais, chose curieuse, il ne put s’arracher de sa patrie d’adoption ni des périls et des amertumes de cette lutte qui le forçait à vivre comme à l’état d’outlaw et de proscrit. Sur sa route, à Clermont-en-Beauvoisis, il écrivit un numéro de son journal, puis un autre à Breteuil, un autre à Amiens, enfin revint dans la capitale pour continuer son labeur de publiciste, de plus en plus aigri et surexcité. Il trouve la seconde législature aussi pourrie- que la première, et il ne voit de remède que dans un soulèvement général de la nation. Bientôt son exaltation et sa misanthropie le plongèrent encore une fois dans le découragement, et il partit à la fin de décembre pour Londres, où il s’occupa de la composition d’un livre, l’École du citoyen, dans lequel il se proposait de refondre les principaux morceaux de l’Ami du peuple.

Il revint quatre mois plus tard, au commencement d’avril 1792, et reprit la publication de son journal. Il se prononça contre la guerre, et, quand elle fut commencée, attaqua les généraux avec le même emportement qu’il avait attaqué les ministres et les législateurs. 11 fut l’objet de nouvelles poursuites, réduit encore à se cacher, pendant qu’on brisait ses presses et qu’on imprimait de faux numéros de son journal pour le compromettre davantage. Dans cette période, il ne pouvait le publier d’ailleurs que par intervalles, comme cela lui était déjà arrivé. C’est à cette époque aussi que commence sa grande lutte contre les girondins, qu’il surnommait avec ironie les hommes d’État, et qui le traitaient lui-même avec une extrême violence, soit à l’Assemblée, soit dans leurs journaux. Forcé de se cacher (Legendre l’abrita souvent dans ses caves), il ne joua aucun rôle au 20 juin, non plus qu’au 10 août ; mais dans cette dernière journée, au bruit du canon, il rédige et fait afficher dans Paris un placard d’une énergie délirante, dans lequel il recommandait au peuple de décimer les contre-révolutionnaires, ministres, généraux, députés, etc.

Évidemment le malheureux homme, exaspéré par les luttes, les souffrances, les persécutions qu’il avait subies, a contribué par ses violences de langage à surexciter les passions qui se déchaînèrent dans les journées de septembre. Cela n’est pas contestable.

Après le 10 août, il put continuer son journal en toute liberté. On lit partout, même dans les écrivains révolutionnaires, que de son autorité privée il fit alors enlever à l’imprimerie ci-devant royale quatre presses qu’il s’appropria pour son usage particulier. Son biographe, l’estimable M. Bougeart, n’a fait qu’effleurer cette question, n’ayant point en main les éléments nécessaires pour la résoudre. Mais M. Louis Combes a fait justice de cette légende dans ses Épisodes et curiosités révolutionnaires (1872, 1 vol.). Il a prouvé d’une manière péremptoire que l’enlèvement des presses, caractères et ustensiles avait sans doute été opéré, après le 10 août, par Marat, mais légalement, régulièrement, et en vertu d’un arrêté du comité de surveillance de la Commune de Paris. C’était une sorte de prêt national. Ce matériel fut installé dans l’ancienne maison des Cordeliers, où se tenait le club du même nom, et qui était devenue un domaine national.

Après la mort de l’Ami du peuple, ce matériel fut laissé à la disposition de sa compagne, Simonne Evrard, afin de lui permettre d’achever l’impression des œuvres de Marat ; elle en fit la restitution en ventôse de l’an III, en vertu d’un décret de la Convention nationale.

Tous ces faits sont établis avec la dernière évidence par un dossier de pièces officielles dont l’auteur que nous venons de citer a donné une analyse. Ce curieux dossier, qui se compose de procès-verbaux de la Commune et de la Convention, de reçus, de certificats, etc., a fait autrefois partie de la riche collection du baron de Laroche-Lacarelle, et il subsiste encore dans un cabinet de Paris. Il résulte de toutes ces pièces authentiques, originales, émanant des pouvoirs publics, que cette opération fut un dépôt sérieux, légal, régulièrement fait, et non pas, comme on le prétend, une prise de possession violente, une usurpation individuelle de la propriété publique. On ne pourrait désirer un ensemble de preuves plus concluantes et plus limpides. Ajoutons que ce prêt était une sorte de restitution, car plusieurs fois les presses de Marat avaient été brisées.

Quant à son rôle dans les affreuses journées de septembre, il n’est que trop vrai qu’il avait excité le peuple, dans son journal, à faire justice des officiers suisses renfermés à l’Abbaye, mais en recommandant d’épargner les soldats. Il fut appelé comme l’un des membres adjoints au fameux comité de surveillance de la Commune, sur lequel beaucoup d’historiens font retomber la responsabilité des massacres. Nous examinons cette question à l’article Massacres de septembre, et pour éviter les redites nous y renvoyons le lecteur. Ce que nous devons dire ici, c’est que Marat, quels qu’aient été précédemment ses déplorables excès de langage, ne paraît pas avoir eu sur les massacres l’action directe qu’on a supposée. Lui-même les a qualifiés, dans son Journal de la République (n° 12), d’événement désastreux ; il a repoussé, sans être démenti, « l’insinuation perfide de rejeter ces exécutions sur le comité de surveillance. » Mais il n’en est pas moins incontestable que par les violences de son journal il avait largement contribué à surexciter les passions populaires ; on ne pourra jamais l’en justifier. En outre, il fut l’un des signataires et probablement le rédacteur de la trop fameuse circulaire du comité de surveillance qui contenait l’apologie des exécutions et l’invitation aux provinces de suivre l’exemple de Paris. Au reste, on connaît assez sa théorie ; suivant lui, le peuple, en ce péril suprême, ne pouvait se sauver, sauver la patrie, qu’en terrifiant ses ennemis.

Marat fut élu par le corps électoral de Paris député à la Convention nationale. Il y prit place au sommet de la Montagne, bien qu’en réalité, par sa personnalité fortement accusée et son orgueil, il ne fût guère d’humeur à se soumettre à la discipline d’un parti, accoutumé qu’il était à marcher seul dans sa voie. Les plus ardents d’entre les montagnards, de leur côté, n’osaient trop l’avouer pour un des leurs, bien que quelques-uns ne fussent point fâchés de le voir escarmoucher à l’avant-garde, comme une sorte de tête de Méduse, pour épouvanter les aristocrates.

Quant à lui, sincère en ses emportements comme dans son imperturbable orgueil, convaincu qu’il était le grand homme d’État de la Révolution, il supportait toutes les attaques avec le sang-froid le plus méprisant. Accusé par les girondins, dès les premiers jours de l’Assemblée, d’avoir demandé l’établissement d’une dictature pour sauver la patrie, désavoué sur cette question par Danton et Robespierre (enveloppés eux aussi dans cette accusation), il déclara hardiment que c’était lui qui avait jeté dans le public cette idée romaine d’un tribun ou d’un dictateur dans un moment où la cause populaire semblait désespérée. C’est à la fin de cette discussion passionnée qu’il appliqua un pistolet sur son front en disant aux représentants : « Je ne crains rien sous le soleil, et je dois déclarer que si le décret d’accusation eût été lancé contre moi, je me brûlais la cervelle au pied de cette tribune… Voilà donc le fruit de trois années de cachot et de tourments essuyés pour sauver la patrie ! Voilà le fruit de mes veilles, de mes travaux, de ma misère, de mes souffrances, des dangers que j’ai courus, etc. »

Malgré les efforts des girondins, l’Assemblée passa à l’ordre du jour.

Mais bientôt les attaques recommencèrent, plus ardentes et plus implacables. À l’article Convention nationale, nous avons donné une esquisse de cette lutte acharnée de la Gironde contre la Montagne, la Commune, Paris et sa députation. Marat surtout était le bouc émissaire ; il est vrai qu’il donnait prise aux attaques ; mais il n’en était pas moins déplorable de voir ceux qui prétendaient au monopole de la modération donner ainsi l’exemple de vouer leurs collègues à la proscription. C’était devenu, parmi les girondins, une véritable monomanie de couvrir Marat d’insultes et de lui attribuer tous les forfaits. Le député Boileau alla jusqu’à faire la motion ridicule de purifier la tribune à chaque fois qu’il aurait parlé (séance du 18 octobre 1792). Cet acharnement augmentait, par réaction, sa popularité, qui bientôt après sa mort devait dégénérer en un véritable culte, en un fétichisme extravagant.

Dans l’affaire du jugement de Louis XVI, il se prononça avec la terrible sincérité qui était dans ses habitudes, soit dans son journal, soit à la tribune, et vota pour la mort dans les vingt-quatre heures. Il n’en rendit pas moins hautement justice au noble Malesherbes, dont quelques énergumènes essayaient de flétrir le courage et la fidélité : « Malesherbes, dit-il, a montré du caractère en s’offrant pour défendre le despote détrôné, et il est moins méprisable à mes yeux que le pusillanime Target, qui a l’audace de s’appeler républicain, et qui abandonne lâchement son maître, après avoir si longtemps rampé à ses pieds et s’être enrichi de ses profusions. »

Cependant les girondins, après l’avoir poursuivi si longtemps, finirent par obtenir sa mise en accusation, à propos d’une adresse qu’il avait signée, comme président des jacobins, et dans laquelle il était dit que la Convention renfermait la contre-révolution dans son sein.

Ils avaient habilement profité, pour enlever le vote, de l’absence d’un grand nombre de montagnards qui étaient en mission. En vain Danton jeta ce cri désespéré : « N’entamez pas la Convention ! » Marat fut décrété d’accusation, pour avoir prêché la dissolution de l’Assemblée, provoqué au meurtre et au pillage, etc. On avait naturellement puisé ces chefs d’accusation dans ses numéros les plus violents. Le décret fut rendu par appel nominal et motivé (14 avril 1793). Cette forme solennelle n’avait encore été employée que pour Louis XVI.

Dès le lendemain du jour où ce décret avait été rendu, le maire de Paris venait présenter à l’Assemblée une pétition dé trente-cinq sections de Paris contre les principaux meneurs de la Gironde. C’était la réponse de Paris, un avertissement à ceux qui les premiers avaient demandé la proscription de leurs collègues. Hélas ! c’était aussi le prélude du coup d’État populaire des 31 mai-2 juin.

Le jugement de Marat, comme cela était facile à prévoir, fut un triomphe pour lui. Il eut lieu dix jours après le décret. Le 23 avril au soir, il se constitua prisonnier. Il était accompagné de plusieurs représentants du peuple, d’un colonel de la garde nationale, d’un capitaine de frégate, d’administrateurs, d’officiers municipaux, de commissaires des sections, etc., qui ne voulurent point le quitter et qui passèrent la nuit auprès de lui pour veiller à sa sûreté.

Le lendemain 24 il parut au tribunal révolutionnaire, où son attitude fut ferme et digne. Il fut acquitté à l’unanimité et ramené en triomphe au sein de la Convention, escorté par une foule immense, par des officiers municipaux, des détachements de la garde nationale, des gendarmes, etc. Beaucoup, qui étaient loin cependant d’approuver tout ce qu’avait écrit Marat en ses emportements, sentaient bien en ce moment que c’était là le procès de la Montagne et de Paris. De là cette ovation extraordinaire et ce cortège de triomphateur.

Naturellement l’Ami du peuple n’en fut que plus ardent à poursuivre le parti de la Gironde, et il eut la plus grande part à sa chute.

Attaqué depuis quelque temps d’une maladie inflammatoire, résultat d’un travail excessif, de continuelles inquiétudes d’esprit, de privations, d’émotions de toute nature, il avait fait un dernier effort pour contribuer au renversement de ceux qu’il considérait comme les ennemis de la patrie ; mais il tomba tout à fait malade après l’événement du 2 juin (proscription des girondins), et garda presque constamment le lit, consumé par la fièvre, le sang brûlé, le corps couvert de dartres, la tête enveloppée de compresses d’eau vinaigrée, ne supportant plus que des boissons, et augmentant encore le feu dont il était dévoré en essayant de ranimer ses forces par un usage excessif du café. Sans être en danger de mort peut-être, il était néanmoins dans un état fort grave au moment de la catastrophe qui termina ses jours. Nous avons raconté les scènes de cette tragédie à l’article Corday (Charlotte), et nous ne pourrions, sans faire double emploi, reproduire de nouveau ces détails. On sait que cette jeune fanatique, partie de Caen, centre de l’insurrection girondine et fédéraliste, se présenta chez Marat le 13 juillet 1793, revint plusieurs fois, et à force d’insistance parvint à se faire admettre auprès de l’Ami du peuple, sous le prétexte de révélations intéressant la chose publique et les menées des insurgés girondins. Marat était dans son bain, enveloppé d’un peignoir, corrigeant les épreuves du dernier numéro qu’il ait publié, car il mourut la plume à la main. Il faisait un usage fréquent des bains ; c’était le seul remède qui apportât quelque soulagement à ses maux. Après quelques paroles, comme nous l’avons raconté à l’article auquel nous renvoyons le lecteur, Charlotte Corday tira un couteau de son sein et le plongea dans la poitrine de l’Ami du peuple. Marat ne poussa qu’un cri : « À moi, ma chère amie ! » Sa compagne, Simonne Évrard, accourut, puis le chirurgien Lafondée, qui demeurait dans la maison, enfin le célèbre chirurgien Pelletan ; mais tous les soins furent superflus ; la mort avait été presque instantanée. La lame avait traversé le poumon, l’aorte et le cœur.

Dulaure, dans ses Esquisses historiques, a mis en circulation une petite légende qui a été admise assez légèrement par plusieurs écrivains, et suivant laquelle Marat, après avoir été frappé, aurait conservé assez de force pour écrire un billet d’adieu à son ami Guzman. Dulaure a même donné le fac-simile de ce billet, qu’il tenait du célèbre collectionneur Villenave, fac-simile que M. Augustin Challamel a fait également figurer dans son Histoire-musée de la République. Dans ses Épisodes et curiosités révolutionnaires, M. Louis Combes a démontré avec le dernier degré d’évidence que ce billet était apocryphe, que d’après tous les procès-verbaux, pièces officielles, témoignages, etc., Marat était mort sur-le-champ, et, en outre, que dans ce prétendu autographe le faussaire ne s’était même pas donné la peine d’imiter, ne fût-ce que grossièrement, l’écriture de Marat, qui est cependant bien connue.

Ce meurtre remua profondément l’opinion publique. La Convention décréta qu’elle assisterait en corps aux funérailles. Les sections, les sociétés populaires, tout Paris, en un mot, était plongé dans la consternation, ce qui montre bien qu’on pardonnait à Marat ses erreurs, ses égarements, ses violences, en faveur de ses luttes, de ses souffrances, de son désintéressement, de sa passion farouche, mais sincère, pour la cause du peuple et de la liberté. Bien certainement que la postérité fera également la balance et la distinction, et que, tout en condamnant ce qui doit être condamné, elle fera la part des emportements de la lutte et placera cette grande figure révolutionnaire à la place qu’elle doit occuper.

Un écrivain du Temps, M. Hébrard, dans une conférence faite à la rue de la Paix, a trouvé un mot heureux pour caractériser Marat dont il essayait la réhabilitation ; il l’a appelé le « démon du patriotisme. » Marat, patriote endiablé, avait, en effet, forgé sa plume aux flammes du grand feu.

Les funérailles eurent lieu le 16, avec un éclat et une pompe qui rappelaient celles de Mirabeau. L’inhumation eut lieu dans le jardin même des Cordeliers, à la demande de la section, qui obtint également son cœur, pour être placé dans la salle de ses séances.

La cérémonie de la translation du cœur donna lieu à des scènes de véritable idolâtrie ; quelques insensés firent le rapprochement au cœur de Jésus et du cœur de Marat, mêlant aux réalités tragiques de l’heure présente les habitudes du passé ; on avait dressé dans le Luxembourg des reposoirs, des espèces d’autels, etc.

Le 14 novembre suivant, la Convention décerna les honneurs du Panthéon à Marat, et, le 5 frimaire an II, elle décida que le corps de Mirabeau serait retiré du Panthéon le même jour que celui de Marat y serait transféré. La translation eut lieu le 21 septembre 1794, avec une pompe grandiose, au son de la musique de Méhul et de Chérubini.

Ces cendres en furent retirées au fort de la réaction thermidorienne, le 8 ventôse an III, et déposées au cimetière Sainte-Geneviève. Un buste de l’Ami du peuple fut promené dans Paris, avec toutes sortes d’outrages, par ta jeunesse dorée, et précipité dans un égout de la rue Montmartre.

La nomenclature des nombreux ouvrages de Marat n’aurait pas un grand intérêt pour nos lecteurs ; nous nous bornerons donc à indiquer pour ceux d’entre eux qui voudraient faire des recherches à ce sujet le travail très-complet de M. Chevremont, qui se trouve à la fin de la Vie de Marat, par M. A. Bougeart, que nous avons cité plus haut, ainsi que la brochure de M. Ch. Brunet : Marat, dit l’Ami du peuple (1862). C’est d’ailleurs le travail de M. Chevremont qui offre le plus de renseignements et qui doit être considéré comme définitif. Vermorel a donné un volume d’extraits des Œuvres de Marat (1869, in-18).

Marat dans le souterrain des Cordeliers, ou la Journée du 10 août, fait historique en deux actes, de Mathelin, représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de l’Opéra-Comique national, le 16 brumaire an II (6 novembre 1793). Dans le préambule que l’auteur met en tête de sa pièce, il s’attendrit sur le sort de l’Ami du peuple, et paye à sa mémoire un tribut sentimental : « Je n’ose, dit-il, entreprendre de jeter aussi des fleurs sur sa tombe ; et je m’estimerai trop heureux si le faible hommage que je rends à Marat peut être de quelque utilité à nos concitoyens, en leur faisant aimer la vertu et abhorrer le crime. » Marat à l’Opéra-Comique, au ci-devant théâtre des Italiens, sur les scènes de Rose et Colas et de Blaise et Babet ! Qui s’y serait attendu ? Nous ne donnerons pas l’analyse de ce singulier ouvrage : le citer suffit. Marat avait ses fanatiques partout.

Marat. Iconogr. L’Assassinat de Marat a inspiré à David un tableau que nous décrivons ci-après. Hauer a exposé, au Salon de 1793, une Mort de Marat. La tête de Marat assassiné a été gravée par Vérité, d’après un moulage fait sur nature. Dans la collection des portraits, au cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale, est une gravure anonyme représentant « Marat assassiné, dessiné d’après nature, le 19 juillet 1793 ; » le tribun, blessé au-dessus du sein droit, a le front ceint d’une couronne de chêne. Un autre contemporain, Brion de la Tour, a fait une gravure retraçant l’assassinat de J.-P. Marat. Le même sujet a été gravé par Auguste Blanchard, d’après Henry Scheffer. Les portraits de Marat àl’époque de la Révolution ont abondé. Un de ces portraits dû à Greuze fait partie du cabinet de M. Vatel.

Un portrait de Marat, d’une expression violente, a été gravé par Copia, avec cette inscription : « À Marat, l’ami du peuple, David. — Ne pouvant me corrompre, ils m’ont assassiné. » Le meilleur portrait que nous connaissions est celui que Beisson a gravé d’après une peinture faite sur nature par Joseph Boze, en avril 1793. D’autres portraits ont été gravés par Alix, (en couleur, d’après Gannerey), par Blanchart (avec des vers en l’honneur de Marat), par Tourcaty (d’après Simon Petit), par Angélique Bricean (d’après Alain, avec des inscriptions et des vers), par « la citoyenne » Rollet, par G. Zatta (d’après Vérité, avec des vers italiens), par Chrétien (d’après un buste exécuté par Dedeseine, sourd-muet). Un buste, de Marat fut présenté à la Convention, en 1793, par le sculpteur Beauvallet. V. Corday (Charlotte).

Marat assassiné, tableau de David (1793), collection de M. Jules Didot. La composition en est simple et l’effet saisissant. Sur un fond très-sombre, sans nul accessoire, se détache le cadavre, dont la partie supérieure seule est dégagée de la baignoire. Comme le buste, la tête renversée est enveloppée de linges blancs d’où s’échappe une mèche de cheveux humides et collés au front ; légèrement idéalisée, elle porte encore cependant l’empreinte des fatigues d’un travail surhumain et des ravages de la pensée. La main gauche, appuyée sur la planche drapée de serge verte qui recouvre la baignoire, tient entre ses doigts crispés la lettre que lui présenta Charlotte Corday ; le bras droit tombe perpendiculairement en dehors et d’une maniéré sinistre. À terre a roulé le couteau qui fit cette plaie béante au-dessous de la clavicule ; de la blessure, quelques gouttes de sang ont jailli, une seule sur la lettre, quelques autres sur le linge de corps. Enfin, et pour accessoire unique, un petit bahut en bois blanc est debout, appuyé contre la baignoire. Thoré a dit de ce chef-d’œuvre : « La peinture ne saurait guère offrir une donnée plus sinistre et plus simple. On voit que l’artiste a été impressionné par le mort encore tiède ; car cette image saisissante a été faite d’après nature, et par un homme convaincu jusqu’au fanatisme. » — « Dans ce tableau, dit M. E. Chesneau, tout est peint sobrement, sincèrement, composé sans emphase, avec un cachet de réalité sévère. Le corps tout moite des affres de la mort est modelé merveilleusement, et David, par Un miracle de la passion vivement surexcitée, a rencontré un effet de lumière dont il a su tirer un grand effet de couleur. Il a triomphé en maître des difficultés que lui présentait l’opposition des chairs blanches et des draperies également blanches. Sans charlatanisme, sans fausse recherche mélodramatique, comme sans trivialité, il a su peindre une œuvre contenue, émouvante et vraie. Il a peint la mort comme nous la comprenons, il n’a consulté ni l’antique, ni l’école espagnole ; l’œuvre est sortie de lui-même, ex corde, originale et forte. »

Gérard a fait une excellente copie du Marat assassiné.