Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Saragosse (SIÈGES DE)

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Administration du grand dictionnaire universel (14, part. 1p. 213-215).

Saragosse (SIÈGES DE). Le nom de Saragosse rappelle et immortalise le souvenir d’une des plus héroïques, en même temps que des plus sanglantes défenses dont les exemples nous aient été conservés par l’histoire. Mais bien avant le célèbre siège de 1808-1809, Saragosse avait déjà eu à soutenir plus d’une attaque. En 546, pressés par Childebert, les habitants à bout de ressources implorèrent la protection de saint Vincent, martyr et leur compatriote, et, afin d’obtenir cette protection, promenèrent les reliques du saint sur les remparts, tous, hommes, femmes et enfants couverts d’habits de deuil. Childebert, touché de cet appareil, proposa la levée du siége contre la remise des précieuses reliques et, cette condition acceptée, rendit la liberté à Saragosse. La ville eut encore à soutenir, en 1118, un siège qui la fit tomber au pouvoir d’Alphonse le Batailleur, roi d’Aragon. Enfin, nous mentionnerons seulement pour mémoire la défaite des troupes de Philippe V commandées par le marquis de Bray et battues, en 1710, sous les murs de Saragosse par les Autrichiens sous le commandement de Gui de Staremberg. Il faut franchir un siècle environ à partir de cette dernière date pour arriver au siège célèbre qui est demeuré l’un des plus terribles épisodes de l’épopée impériale.

On sait par quel soulèvement furieux avaient été accueillies en Espagne l’entrée des Français et leurs premières tentatives afin d’imposer à l’ancien peuple de Philippe II un propre frère de Napoléon Ier comme souverain. Saragosse ne fut pas la dernière à répondre au cri de l’indépendance espagnole et, dès le 24 mai 1808, elle levait ouvertement l’étendard de l’insurrection. En vain le capitaine général, don Juan de Guillermé, timide et hésitant devant la nouvelle des abdications apportées de Madrid, avait-il essayé de temporiser : le peuple s’était rendu en foule à son hôtel, avait remplacé le capitaine général par son chef d’état-major, le général Mori, et, trouvant encore ce dernier trop tiède, l’avait presque aussitôt destitué au profit de Joseph Palafox de Melzi, propre neveu du duc de Melzi, vice-chancelier du royaume d’Italie. « Joseph Palafox, dit M. Thiers, était un beau jeune homme de vingt-huit ans, ayant servi dans les gardes du corps et connu pour avoir fièrement résisté aux désirs d’une reine corrompue dont il avait attiré les regards. Attaché à Ferdinand VII, qu’il était allé visiter à Bayonne et qu’il avait trouvé captif et violenté, il était venu à Saragosse, sa patrie, attendant, caché dans les environs, le moment de servir le roi qu’il regardait comme seul légitime. » Joseph Palafox, avec cette admirable confiance de la jeunesse convaincue d’un devoir à remplir, accepta des mains du peuple la terrible et lourde charge dont on l’investissait, et, s’entourant d’un moine fort habile et fort brave, d’un vieil officier d’artillerie plein d’expérience et d’un professeur qui avait instruit sa propre jeunesse, il organisa hardiment la résistance. Par ses soins, les cortès furent convoquées, et l’enthousiasme national gagnant avec la rapidité d’une traînée de poudre, l’insurrection s’étendit bientôt jusqu’aux derniers confins de l’Aragon et de la Navarre, à Logrono, c’est-à-dire à moins de 6 lieues des campements français. Napoléon ordonne aussitôt au général Verdier de courir à Logrono et de châtier la témérité de cette ville ; en même temps, il confie au général Lefebvre-Desnouettes le soin de marcher sur Saragosse avec les lanciers polonais, quelques bataillons d’infanterie, 6 bouches à feu et des renforts pris en passant à la garnison de Pampelune, le tout formant un effectif d’environ 4, 000 hommes. Le 7 juin 1808, le général Lefebvre-Desnouettes arrivait à Valtierra, après avoir traversé les villages vides dont la population était allée se joindre aux insurgés d’Aragon, et, le lendemain 8 juin, il se portait devant Tudela. Il y rencontra un détachement de 8, 000 à 10, 000 Espagnols commandés par le marquis de Lassan, frère du nouveau gouverneur de Saragosse, et, après une charge à la baïonnette suivie d’une charge de lanciers polonais, les Français entraient dans Tudela au pas de charge. Le général Lefebvre-Desnouettes en repartait le 12 juin après avoir assuré ses derrières, battait de nouveau, le 13, le marquis de Lassan à Mallen, avait encore à faire face, le 14, à un gros d’insurgés campés sur les hauteurs d’Alagon, et arrivait enfin, le 15, devant Saragosse. Un rapide examen suffit à démontrer au général qu’il ne pénétrerait pas dans cette place avec la facilité à laquelle nous avions été jusqu’alors accoutumés par la victoire. D’ailleurs, il y eût eu folie à tenter de réduire, même après un assaut heureux, une ville de 40, 000 à 50, 000 âmes, à l’aide de 3, 000 hommes d’infanterie, 1, 000 cavaliers et 6 pièces de 4. Le général Lefebvre-Desnouettes eut à peine paru sous les murs de Saragosse qu’il la vit remplie jusque sur les toits d’une population immense, hurlante, furieuse, et que de toutes parts tomba une grêle de balles. Il s’arrêta donc, établit son campement sur les hauteurs, à gauche, près de l’Ebre, et manda sur-le-champ ses opérations au quartier général de Bayonne, réclamant des renforts en infanterie et en artillerie. Il ne dissimulait pas dans ses dépêches ce qu’il avait reconnu du premier coup d’œil, à savoir que le mur de la place une fois franchi ou abattu il faudrait poursuivre le siège de maison en maison, et conquérir la ville pied à pied. Napoléon envoya aussitôt à Saragosse 3 régiments d’infanterie de la Vistule, une partie de la division Verdier, commandée par le général Verdier lui-même, beaucoup d’artillerie de siège et une colonne de gardes nationaux d’élite levés dans les Pyrénées, le tout formant un corps de 10, 000 à 11, 000 hommes environ. Le général Verdier, à son arrivée sous les murs de Saragosse, prit le commandement en chef, Lefebvre-Desnouettes n’étant qu’un général de cavalerie, et, secondé par le général Lacoste pour les travaux du génie, se mit à pousser activement les opérations du siège. Après avoir fait enlever par le général Lefebvre-Desnouettes les positions extérieures, resserré les assiégés dans la place et élevé par les soins du général Lacoste de nombreuses batteries, il se décida, pressé par les dépêches impatientes de Napoléon, à tenter l’assaut. Nous suivrons ici, en le résumant, le travail si complet et si précis de M. Thiers, le seul historien sans contredit de ce terrible épisode qui se distingue par une netteté, une clarté et une précision incomparables. « La ville de Saragosse, dit l’historien du Consulat et de l’Empire, est située tout entière sur la rive droite de l’Ebre et n’a sur la gauche qu’un faubourg. Malheureusement, on n’avait pas encore réussi, malgré les ordres réitérés de l’empereur, à jeter un pont sur l’Ebre, de manière à pouvoir porter partout la cavalerie et priver les assiégés de leurs communications avec le dehors. Vivres, munitions, renforts de déserteurs et d’insurgés leur arrivaient donc sans difficulté par le faubourg de la rive gauche, et presque tous les insurgés de l’Aragon avaient fini, pour ainsi dire, par se réunir dans cette ville. Située tout entière, avons-nous dit, sur la rive droite, Saragosse était entourée d’une muraille, flanquée à gauche d’un fort château dit de l’Inquisition, au centre d’un gros couvent, celui de Santa-Engracia, et à droite d’un autre gros couvent, celui de Saint-Joseph. Le général Verdier avait fait diriger une puissante batterie de brèche contre le château et s’était réservé cette attaque, la plus difficile et la plus décisive. Il avait dirigé deux autres batteries de brèche contre le couvent de Santa-Engracia au centre, contre le couvent de Saint-Joseph à droite, et il avait confié ces deux attaques au général Lefebvre-Desnouettes. » Le général Verdier disposait en ce moment de bouches à feu de gros calibre et de fantassins. Le 1er juillet 1808, au signal donné, les 20 mortiers et obusiers vomirent leur mitraille, soutenus par l’artillerie ordinaire. Les Espagnols répondirent par une batterie de 40 bouches à feu, admirablement servie. En outre, de fortes colonnes de soldats déserteurs de l’armée espagnole défendaient les points sur lesquels les Français eussent pu se présenter, tandis que 10, 000 paysans ou guérillas, embusqués dans les maisons avoisinant les remparts, dirigeaient de là un feu nourri et meurtrier. Néanmoins, le 2 juillet de larges brèches ayant été pratiquées au château de l’Inquisition et aux deux couvents qui en flanquaient l’enceinte, les jeunes soldats qui composaient le gros de notre armée s’élancèrent à l’assaut avec une ardeur électrique. Mais à peine sur la brèche, les premiers assaillants furent écrasés par un ouragan de plomb et de fer tellement prodigieux que nos recrues reculèrent, plutôt étonnées de cette défense surhumaine et dont les auteurs semblaient invisibles, que découragées. Pendant ce temps, à droite, le général Habert parvenait, après un effort héroïque, à se rendre maître du couvent de Saint-Joseph et s’ouvrait ainsi une entrée dans Saragosse ; mais il en trouvait les rues barricadées et, sous l’averse de balles qui pleuvaient de tous côtés, il était forcé, à son tour, de battre en retraite. Le général Verdier comprit qu’il s’agissait là d’une guerre d’un nouveau genre, dépassant en horreur tout ce qu’avaient pu fournir d’exemples jusqu’alors les campagnes de l’Empire. Il résolut d’attendre de nouveaux renforts d’artillerie, seul moyen de réduction possible, et conservant le couvent de Saint-Joseph, triste et insuffisant avantage de cette journée sanglante, il fit rentrer les troupes dans leurs quartiers. Faut-il admettre ici la réflexion de M. Thiers, réflexion qui équivaut à un reproche, et dire avec lui « que les soldats d’Austerlitz et d’Eylau auraient sans doute bravé le feu avec plus de sang-froid ? » Sans doute, une perte de 500 hommes était bien grave relativement à un effectif de 10, 000 et le nombre des officiers tués ou mis hors de combat attestait les efforts héroïques qu’ils avaient dû faire pour soutenir les jeunes recrues pour la première fois en face d’une défense encore sans exemple ; mais, ainsi qu’en convient ailleurs l’historien cité plus haut, devant des obstacles matériels de cette espèce des vétérans eux-mêmes n’auraient peut-être pas fait plus de progrès.

La nouvelle de cet échec ne découragea pas Napoléon ; par ses soins, deux vieux régiments, le 14e, si malheureux et si héroïque à Eylau, et le 44e, signalé dans la même bataille et à Dantzig, à peine arrivés d’Allemagne, furent dirigés sur Saragosse et portèrent à 17, 000 hommes le corps de siège. En même temps, les renforts de grosse artillerie réclamés par le général Verdier descendaient de Pampelune par l’Ebre et le canal d’Aragon. Le général Lacoste, commandant le génie, prit de nouvelles dispositions pour pratiquer en peu de temps de larges ouvertures dans le mur d’enceinte de la place et pour renverser les gros bâtiments servant d’appui à cette enceinte. Tout étant prêt, un nouvel assaut fut donné le 4 août, et 60 bouches à feu, mortiers, obusiers et pièces de siège, vomirent de nouveau la mort et l’incendie sur la ville et sur le couvent de Santa-Engracia, situé au centre de la muraille. Le plan adopté par les assiégeants était celui-ci : enfoncer les deux portes placées de chaque côté, à droite et à gauche du couvent de Santa-Eiigracia et déboucher aussitôt sur le Coso, sorte de grande rue ou plutôt de boulevard qui traversait Saragosse dans toute sa longueur. Nul doute, dans l’esprit des Français, qu’une fois maîtres du Coso on ne le fût aisément de Saragosse tout entière. Cette conviction soutenant la constance des troupes, vers midi les colonnes d’assaut sont formées et s’élancent par les larges brèches pratiquées dans le mur d’enceinte, au cri de « Vive l’empereur ! » Après quoi, elles se répandent sur le Coso, conduites par les généraux Habert et Grandjean. C’est là que nous attendaient les Espagnols. Peu leur importait en effet, contrairement à nos prévisions, la perte d’une enceinte qui n’était ni terrassée ni bastionnée ; ce sur quoi ils comptaient, c’était sur leurs rues barricadées, sur leurs maisons crénelées formant comme un interminable et tortueux chapelet de forteresses. La première colonne des Français, accueillie par une grêle de balles, ne put avancer au delà ; la seconde, plus heureuse, se jette dans la rue Santa-Engracia, perpendiculaire au Coso, y rencontre trois barricades armées de canons, enlève d’assaut ces barricades, s’empare de pièces de canon et, après un carnage épouvantable, dans lequel pas un seul des Espagnols qui un instant auparavant desservaient ces pièces de canon ne demeure vivant, débouche victorieuse sur le Coso. Victorieuse, disons-nous : on le croyait, mais on se trompait encore. L’héroïque colonne reconnut bientôt le danger de garder sur ses derrières la multitude d’insurgés retranchés dans les maisons et prêts à la dernière extrémité plutôt que de se rendre. Force lui fut, pour éviter d’être décimée en détail, de revenir sur ses pas et de conquérir les maisons une à une, égorgeant sans merci leurs défenseurs.

Pendant ce temps, la première colonne, un instant arrêtée par la fusillade terrible qui partait du couvent des Carmes comme d’un camp retranché, réussissait par un suprême effort à conquérir cet édifice et, par suite, à s’avancer dans la ville, dont les Espagnols lui disputaient le terrain pied à pied, rue à rue, maison à maison, comme ils le faisaient, à droite, où se trouvait la seconde colonne dont nous avons parlé. Peut-être la persévérance acharnée de nos troupes aurait-elle ce jour-là même obtenu des succès décisifs ; malheureusement, les soldats, épuisés de soif et de chaleur, trouvèrent en se répandant dans les maisons conquises les vivres et surtout les vins dont ils avaient tant besoin. La satisfaction des appétits matériels fut plus forte que l’ardeur guerrière et bientôt une partie de nos troupes fut ensevelie dans l’inaction de l’ivresse. En vain les généraux et les officiers multiplièrent-ils les appels, en vain s’efforcèrent-ils de ramener leurs hommes au combat : force fut, en désespoir de cause, de remettre au lendemain la continuation de la poursuite, trop heureux encore que les Espagnols ne s’aperçussent pas de ce qui s’était passé, car cela eût coûté cher peut-être aux imprudents. Les résultats de la journée étaient, comme passif, du côté des Français : 300 morts et 900 blessés environ, dont, parmi ces derniers, les deux généraux en chef, Verdier et Lefebvre-Desnouettes, le premier atteint d’une balle dans la cuisse, le second souffrant d’une violente contusion dans les côtes. Le lendemain, Lefebvre-Desnouettes, reprenant le commandement par intérim, rallia les troupes, fit barricader les rues conquises si chèrement la veille et résolut de laisser à la mine et à la sape le soin de poursuivre une œuvre qu’auraient payée trop chèrement des milliers de cadavres français. Le corps du génie s’occupait de frapper un coup décisif, quand survint tout à coup la nouvelle du désastre de Baylen, de l’évacuation de Madrid et de la retraite générale sur l’Ebre. Il fallut alors, perdant le fruit de tant de sang répandu, abandonner la conquête de Saragosse pour se diriger sur Tudela, en enclouant une partie de nos canons. Ce premier siège, si meurtrier, n’avait donc servi en définitive qu’à mettre en vue devant les Français l’opiniâtreté, la bravoure sombre et impitoyable de leurs nouveaux ennemis.

Ceci se passait au mois d’août 1808. Le 23 novembre de la même année, la victoire de Tudela couronnait la terrible revanche prise par nos troupes sur les défaites de Madrid et de Baylen, supprimait tout obstacle entre Pampelune et Saragosse et faisait présager dans un avenir presque immédiat la reprise du siège si malheureusement abandonné deux mois auparavant. Le 10 décembre, le maréchal Moncey s’approchait de la ville, et, huit jours après, le 19, secondé par le maréchal Mortier, qui couvrait ses opérations, il resserrait la place et enlevait les positions extérieures. Le 21 décembre, la division Grandjean occupait le Monte-Torrao, dominant la ville ; la division Suchet se rendait maîtresse des hauteurs de Saint-Lambert, sur la rive droite de l’Ebre ; enfin la division Gazan emportait la position de San-Gregorio, rejetait l’ennemi dans le faubourg et prenait ou passait par les armes 500 Suisses demeurés fidèles à l’Espagne. Ces premiers et rapides succès circonscrirent [pour circonscrivirent] les Aragonais dans la ville elle-même et permirent d’entreprendre les travaux d’approche. Ces travaux commencèrent dans les premiers jours de 1809. À défaut d’une carte ou d’un plan, il ne sera pas inutile de donner ici un aperçu sommaire des moyens de défense et des forces de la place : « Saragosse, dit M. Thiers, n’était pas régulièrement fortifiée ; mais son site, la nature de ses constructions pouvaient la rendre très-forte dans les mains d’un peuple résolu à se défendre jusqu’à la mort. Elle était entourée d’une enceinte qui n’était ni bastionnée ni terrassée ; mais elle avait pour défense, d’un côté, l’Ebre, au bord duquel elle est assise et dont elle occupe la rive droite, n’ayant sur la rive gauche qu’un faubourg ; de l’autre côté, une suite de gros bâtiments, tels que le château de l’Inquisition, les couvents des Capucins, de Santa-Engracia, de Saint-Joseph, des Augustins, de Sainte-Monique, véritables forteresses qu’il fallait battre en brèche pour y pénétrer et que couvrait une petite rivière profondément encaissée, celle de la Huerba, qui longe une moitié de l’enceinte de Saragosse avant de se jeter dans l’Ebre. À l’intérieur se rencontraient de vastes couvents, tout aussi solides que ceux du dehors, et de grandes maisons massives, carrées, prenant leurs jours en dedans, comme il est d’usage dans les pays méridionaux, peu percées au dehors, vouées d’avance à la destruction ; car il était bien décidé que, les édifices extérieurs forcés, on ferait de toute maison une citadelle qu’on défendrait jusqu’à la dernière extrémité. Chaque maison était crénelée et percée intérieurement pour communiquer de l’une à l’autre ; chaque rue était coupée de barricades, avec force canons. Mais, avant d’en être réduit à cette défense intérieure, on comptait bien tenir longtemps dans les travaux exécutés au dehors et qui avaient une valeur réelle. » Rappelons, pour bien faire comprendre l’importance et la valeur de ces travaux, que les ingénieurs espagnols de 1809 continuaient dignement la tradition de leurs ancêtres du XVIe et du XVIIe siècle, si habiles et si renommés. Les forces de résistance étaient les suivantes : retirés dans Saragosse, après Tudela, au nombre de 25, 000, les Aragonais avaient, en outre, amené avec eux environ 20, 000 paysans, à la fois fanatiques et contrebandiers, tireurs de premier ordre, aussi bons derrière une muraille qu’ils étaient mauvais en plaine ; à ces chiffres, ajoutons une multitude d’habitants de la campagne en fuite devant nos troupes furieuses et lassées, et nous pourrons sans exagération fixer à 100, 000 âmes une population qui, en temps ordinaire, atteignait à peine la moitié de ce chiffre. Contre une pareille masse d’hommes et de pierre, les forces françaises ne comptaient guère plus de 14, 000 hommes d’infanterie, 2, 000 de cavalerie, 1, 000 d’artillerie, 1, 000 du génie. Il est vrai que nous ne comptons pas dans l’armée de siège proprement dite : 1° 8, 000 hommes de la division Gazan, bloquant sans l’attaquer le faubourg de la rive gauche ; 2° 9, 000 hommes de la division Suchet, postés en réserve à Calatayud, à une vingtaine de lieues. Napoléon en avait décidé ainsi, et force était aux généraux de suivre le plan du maître, bien que ce plan eût, comme on le verra tout à l’heure, l’inconvénient de tous ceux conçus à une trop grande distance des lieux mêmes. Telles étaient donc les forces destinées à lutter contre une ville électrisée par le patriotisme, forte de 100, 000 âmes, pleine de chefs aguerris, riche de munitions inépuisables envoyées par les Anglais, et enfin commandée, comme en 1808, par Joseph Palafox, secondé de ses deux frères, François Palafox et le marquis de Lassan.

Le général Junot venait de prendre le commandement en chef, quand, dans la nuit du 29 au 30 décembre 1808, le général Lacoste, commandant le génie, ouvrit la tranchée à 160 toises de la première ligne de défense, qui consistait en couvents fortifiés, en portions de muraille terrassée et en une partie du lit de la Huerba. La première parallèle était à peine confectionnée, que les assiégés tentèrent, mais sans succès, une vigoureuse sortie. Le 2 janvier, on ouvrait la seconde parallèle ; le 10, nos batteries entamaient un feu terrible contre la tête de pont de la Huerba et le couvent de Saint-Joseph, et, le lendemain 11, l’assaut était donné à ce couvent, dont la prise était jugée d’une importance capitale pour accélérer les approches. L’engagement fut terrible ; mais le 14e et le 41e de ligne, régiments d’élite, soutenus par deux bataillons des régiments de la Vistule et commandés par le chef de bataillon Stahl, réussissent à franchir la brèche, pendant qu’un officier du génie, nommé Duguenet, opère à la tête d’une poignée d’hommes (40 seulement) une diversion du côté opposé. Le couvent était pris. 300 Espagnols tués, 40 prisonniers, et de notre côté 30 morts et 150 blessés, tel fut le bilan de ce premier engagement de part et d’autre. Le 16 janvier, un second assaut était donné à la tête de pont de la Huerba, et bientôt les Français restèrent maîtres de la ligne des ouvrages extérieurs sur une moitié de leur développement.

Malgré ces succès, trop chèrement payés, les officiers ne tardèrent pas à remarquer que le moral de nos soldats était vivement frappé. C’est que, nous insistons sur ce point, jamais nous n’avions rencontré jusque-là d’adversaires de cette trempe. En outre, les deux frères de Joseph Palafox étaient parvenus à sortir de la ville et couraient la campagne, ameutant contre nos derrières les colères des paysans. « Malgré les efforts de notre cavalerie, la viande n’arrivait pas, dit l’écrivain déjà cité, vu que les moutons acheminés sur notre camp étaient arrêtés en route. Nos soldats, manquant de viande pour faire la soupe, n’ayant souvent qu’une ration incomplète de pain, supportaient de cruelles privations sans murmurer et entrevoyaient sans fléchir un ou deux mois encore d’un siège atroce. Ils étaient tristes toutefois, en songeant à leur petit nombre, en considérant que toutes les difficultés du siège pesaient sur 14, 000 d’entre eux, tandis que les 8, 000 fantassins de Gazan se bornaient à bloquer le faubourg de la rive gauche et que les 9, 000 de Suchet vivaient en repos à Calatayud. Déjà plus de 1, 200 avaient succombé aux fatigues ou au feu. » L’arrivée du maréchal Lannes, le 21 janvier, vint changer à temps la face des choses.

Lannes, modifiant d’autorité le plan prescrit par Napoléon, commence par donner l’ordre au général Gazan d’entreprendre en règle l’attaque du faubourg de la rive gauche. Il prescrit ensuite au maréchal Mortier de quitter Calatayud et de passer sur la rive gauche de l’Ebre pour y dissiper les rassemblements. Mortier obéit, aborde de front un corps de 15, 000 Espagnols qui arrivaient d’Aragon au secours de la capitale assiégée, les met en fuite, et les malheureux, rencontrant le 10e régiment de chasseurs, sont presque tous sabrés impitoyablement. Poursuivant sa course, Mortier descend alors l’Ebre, balayant devant lui tout ce qu’il rencontrait. Pendant ce temps, le général Wathier, à la tête de 1, 200 fantassins et de 600 cavaliers, écrasait dans la ville d’Alcaniz un autre rassemblement formé des patriotes de quatre-vingts communes et qui accourait également au secours de Saragosse. Ce terrible déblayement accompli, l’armée bien approvisionnée, le maréchal Lannes s’occupa de préparer un assaut général.

Il eut lieu le 26 janvier. Pendant deux jours, le 26 et le 27, 50 bouches à feu tonnèrent à la fois contre Saragosse et ouvrirent trois brèches praticables. Le 27, à midi, Lannes donne le signal et les colonnes d’assaut s’élancent des ouvrages. Un détachement de voltigeurs du 14e et du 41e, ayant en tête un détachement de sapeurs et commandé par le chef de bataillon Stahl, s’empare, au milieu du fracas et de l’explosion des mines ennemies, de la première brèche ; la seconde est enlevée par 36 grenadiers conduits par le capitaine Guettemann. Enfin, au centre, les voltigeurs de la Vistule, dirigés par un détachement de soldats et d’officiers du génie, escaladent la brèche pratiquée dans le couvent de Santa-Engracia, se rendent maîtres du couvent, pénètrent sur la place qui l’avoisine, enlèvent un autre petit couvent à l’intérieur même de la ville, mais là sont forcés de s’arrêter devant le feu des barricades et la fusillade des maisons. Ils essayent alors de se maintenir le long de la muraille en se couvrant avec des sacs de terre ; mais les Espagnols redoublent leur feu et on est forcé de repasser cette muraille, sans néanmoins l’abandonner et en tentant de s’y loger. Ce premier et sanglant assaut coûta aux Espagnols environ 600 morts et 200 prisonniers ; les Français eurent 186 tués et 593 blessés, chiffre énorme et qui montre avec quelle ardeur furieuse et exaspérée s’étaient avancées nos troupes. Il est vrai que, s’il se fût agi d’un siège ordinaire, la ville eût été à nous ; mais ici, il restait cette tâche lourde, effroyable de recommencer, maison par maison, sous le feu des maisons voisines, ce qu’on venait de faire pour la partie de la place vraiment et spécialement fortifiée.

Le maréchal Lannes, malgré son héroïsme, ressentit devant ces sombres scènes une impression profonde, et son cœur, aussi humain que brave, en fut comme épouvanté. « Jamais, Sire, écrivait-il (28 janvier 1809) à Napoléon, jamais je n’ai vu autant d’acharnement qu’en mettent les ennemis à la défense de cette place. J’ai vu deux femmes venir se faire tuer devant la brèche. Il faut faire le siège de chaque maison. Si on ne prenait pas les plus grandes précautions, nous y perdrions beaucoup de monde, l’ennemi ayant dans la ville 30, 000 à 40, 000 hommes, sans compter les habitants. Nous occupons depuis Santa-Engracia jusqu’aux Capucins, où nous avons pris 15 bouches à feu. Malgré tous les ordres que j’avais donnés pour empêcher que le soldat ne se lançât trop, on n’a pas pu être maître de son ardeur : c’est ce qui nous a donné 200 blessés de plus que nous ne devions avoir. » Ailleurs, Lannes ajoute : « Le siège de Saragosse ne ressemble en rien à la guerre que nous ayons faite jusqu’à présent : c’est un métier où il faut une grande prudence et une grande vigueur. Nous sommes obligés de prendre avec la mine ou d’assaut toutes les maisons. Ces malheureux s’y défendent avec un acharnement dont on ne peut se faire une idée. Enfin, Sire, c’est une guerre qui fait horreur. Le feu est dans ce moment sur trois ou quatre points de la ville, elle est écrasée de bombes ; mais tout cela n’intimide pas nos ennemis. » En effet, elle avait commencé, la « guerre des maisons, » cette terrible guerre, et les Français n’avançaient plus que lentement, laissant les meilleurs d’entre eux sur le pavé et passant au fil de l’épée des ennemis que la mort seule pouvait abattre. Cent hommes par jour tués ou grièvement blessés, tel était l’impôt prélevé régulièrement, en moyenne, sur nos soldats. Le général Lacoste, commandant du génie, tomba frappé à mort d’une balle au front. Le colonel Rogniat, le chef de bataillon Haxo furent blessés. Cependant on avançait toujours. Le 7 février, Lannes chargea le général Gazan, secondé par le colonel du génie Dode, d’attaquer le faubourg de la rive gauche. Le général, après un premier succès, dut s’arrêter et, bien qu’il eût 20 bouches à feu à sa disposition, demander de nouveaux, renforts d’artillerie.

Si la lassitude commençait à se trahir dans notre armée par des paroles de mécontentement acerbes, les malheureux assiégés touchaient néanmoins aux dernières limites de leur longue patience et de leur opiniâtreté héroïque. L’épidémie s’était mise à sévir dans Saragosse ; près de 15, 000 hommes sur 40, 000 encombraient déjà les hôpitaux. « La population inactive, dit l’écrivain qui nous a laissé dans tous ses détails le tableau de cet horrible épisode, mourait sans qu’on prît garde à elle. On n’avait plus le temps ni d’enterrer les cadavres ni de recueillir les blessés ; on les laissait au milieu des décombres, d’où ils répandaient une horrible infection. Palafox lui-même, atteint de la maladie régnante, semblait approcher de sa dernière heure, sans que le commandement en fût, du reste, moins ferme ; les moines qui gouvernaient sous lui, toujours tout-puissants sur la populace, faisaient pendre à des gibets les individus accusés de faiblir. Le gros de la population paisible avait ce régime en horreur sans l’oser dire. Les malheureux habitants de Saragosse erraient comme des ombres au sein de leur cité désolée. »

Telle était, au 18 février 1809, la situation de Saragosse. Ce même jour, Lannes se rendit en personne auprès du général Gazan et fit recommencer l’attaque du faubourg de la rive gauche, un instant suspendue. Après une effrayante canonnade, deux bataillons escaladaient la brèche pratiquée, tandis que d’autres troupes allaient garder le pont. Prise ainsi entre deux feux, la garnison, composée de 7, 000 hommes environ, tenta un suprême effort pour se dégager : 3, 000 hommes s’élancèrent du côté du pont et, décimés, écharpés, furent réduits au tiers environ, lequel tiers réussit pourtant à sortir ; les 4, 000 hommes restés dans la place se rendirent. Le faubourg de la rive gauche était enfin à nous.

Cet avantage décisif, qui, grâce à l’admirable prudence du maréchal Lannes, ne nous avait coûté que 10 morts et 100 blessés, avait été précédé de la terrible explosion de l’immense couvent de Saint-François, dont il avait été impossible de déloger les Espagnols. Le lendemain ce fut le tour de l’Université, qui sauta également ; cette double explosion nous livrait les deux extrémités du Coso (promenade publique), et à l’attaque du centre on n’attendait plus qu’un jour pour détruire par la mine le milieu de cette promenade. Il n’en fut pas besoin ; les forces de Saragosse étaient à bout. Le 19 février, la junte de défense cédant à tant de calamités réunies résolut de capituler et envoya un parlementaire qui se présenta au nom de Palafox, cloué sur son lit et mourant. Le parlementaire demanda au maréchal une trêve qui lui permît d’envoyer un émissaire au dehors, afin de savoir si véritablement les armées espagnoles étaient dispersées et si toute résistance était désormais inutile. Lannes refusa la trêve, donna sa parole et exigea que la place se rendît sans condition, menaçant de faire sauter le lendemain tout le centre de la ville. Le lendemain 20 février, la junte se transporta au camp et consentit à la reddition, sous la convention que tout ce qui restait de la garnison sortirait par la principale porte, déposerait les armes et serait prisonnière de guerre, à moins qu’elle ne consentît à passer au service du roi Joseph. « Le 21 février, dit M. Thiers, 10, 000 fantassins, cavaliers, pâles, maigres, abattus défilèrent devant nos soldats saisis de pitié. Ceux-ci entrèrent ensuite dans la cité infortunée qui ne présentait que des ruines remplies de cadavres et de putréfaction. Sur 100, 000 individus, habitants ou réfugiés dans les murs de Saragosse, 54, 000 avaient péri. Un tiers des bâtiments de la ville était renversé ; les deux autres tiers percés de boulets, souillés de sang, étaient infectés de miasmes mortels. Le cœur de nos soldats fut profondément ému. Eux aussi avaient fait des pertes cruelles. Ils avaient eu 3, 000 hommes hors de combat sur 14, 000 participants activement au siège. 27 officiers du génie, sur 40, étaient blessés ou tués, et dans le nombre se trouvait l’illustre et malheureux Lacoste. La moitié des soldats du génie avait succombé. Rien dans l’histoire moderne n’avait ressemblé à ce siège, et il fallait dans l’antiquité remonter à deux ou trois exemples, comme Numance, Sagonte ou Jérusalem, pour retrouver des scènes pareilles. Encore l’horreur de ce siège dépasse-t-elle celle de ces sièges anciens de toute la puissance des moyens de destruction imaginés par la science. Telles sont les tristes conséquences du choc des grands empires ! Les princes s’engagent follement dans des entreprises téméraires et des milliers de victimes succombent pour leur folie ! » La prise de Saragosse mit fin à cette seconde campagne d’Espagne et le roi Joseph put régner sur une nation mitraillée par les soldats de Napoléon, soumise en apparence, mais qui devait secouer quelques années plus tard le joug du prince étranger, imposé à l’Espagne par l’ambition du despote qui régnait en France. V. PALAFOX.