Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/fouriérisme s. m.

La bibliothèque libre.
Administration du grand dictionnaire universel (8, part. 2p. 672-676).

FOURIÉRISME s. m. (fou-rié-ri-sme — du nom de Fourier), Système philosophique et économique de Fourier : Enseigner le fouriérisme. Combattre le fouriérisme.

— Encycl. I. Méthode et critique fouriériste. Fourier fait consister la méthode qui le conduisit à l’invention de son système, à ce qu’il appelle la découverte de la science sociale, en deux règles et procédés de recherches qui lui furent suggérées par l’incertitude et l’impuissance des sciences philosophiques, morales et politiques, règles et procédés qu’il désigne sous le nom de doute absolu et d’écart absolu. Voici en quels termes il raconte lui-même comment il en vint à adopter ces règles et cette méthode : « Je ne songeais à rien moins qu’à des recherches sur les destinées ; je partageais l’opinion générale qui les regarde comme impénétrables, et qui relègue tout calcul sur cet objet parmi les visions des astrologues et des magiciens. Depuis l’impéritie dont les philosophes avaient fait preuve dans leur coup d’essai, dans la Révolution française, chacun s’accordait à regarder leur science comme un égarement de l’esprit humain ; les torrents de lumière politique ne semblaient plus que des torrents d’illusions. Eh ! peut-on voir autre chose dans les écrits de ces savants qui, après avoir employé vingt-cinq siècles à perfectionner leurs théories, après avoir rassemblé toutes les lumières anciennes et modernes, engendrent pour leur début autant de calamités qu’ils ont promis de bienfaits, et font décliner la société civilisée vers l’état barbare ? Tel fut l’effet des cinq premières années pendant lesquelles la France subit l’épreuve des théories philosophiques. Après la catastrophe de 1793, les illusions furent dissipées ; les sciences politiques et morales furent flétries et discréditées sans retour. Dès lors, on dut entrevoir qu’il n’y avait aucun bonheur à espérer de toutes les lumières acquises, qu’il fallait chercher le bien social dans quelque nouvelle science, et ouvrir de nouvelles routes au génie politique ; car il était évident que ni les philosophes ni leurs rivaux ne savaient remédier aux misères sociales, et que, sous les dogmes des uns ou des autres, on verrait toujours se perpétuer les fléaux les plus honteux, entre autres l’indigence. Telle fut la première considération qui me fit soupçonner l’existence d’une science sociale encore inconnue et qui m’excita à en tenter la découverte. Loin de m’effrayer de mon peu de lumières, je n’entrevis que l’honneur de savoir ce que vingt-cinq siècles savants n’avaient pas su découvrir. J’étais encouragé par les nombreux indices d’égarement de la raison et surtout par l’aspect des fléaux dont l’industrie sociale est affligée : l’indigence, la privation de travail, les succès de la fourberie, les pirateries maritimes, le monopole commercial, l’enlèvement des esclaves, enfin tant d’autres infortunes dont je passe l’énumération, et qui donnent lieu de douter si l’industrie civilisée n’est pas une calamité inventée par Dieu pour châtier le genre humain. De là, je présumai qu’il existait dans cette industrie quelque renversement de l’ordre naturel ; qu’elle s’exerce peut-être d’une manière contradictoire avec les vues de Dieu ; que la ténacité de tant de fléaux pouvait être attribués à l’absence de quelque disposition voulue par Dieu et inconnue de nos savants. Enfin, je pensai que, si les sociétés humaines sont atteintes, selon l’opinion de Montesquieu, « d’une maladie de langueur, d’un vice intérieur, d’un venin secret et caché, » on pourrait trouver le remède en s’écartant des routes suivies par nos sciences incertaines, qui avaient manqué ce remède depuis tant de siècles. J’adoptai donc pour règle dans mes recherches le doute absolu et l’écart absolu. »

En quoi consistent le doute absolu et l’écart absolu de Fourier ? L’ordre social actuel et les idées régnantes qui s’y appliquent sont l’objet de ce doute et de cet écart. Fourier ne songe nullement à douter de ses sens, de son expérience, de ce qu’il appelle les sciences fixes. Son doute sociologique n’a rien de commun avec le doute métaphysique de Descartes, qu’il ne comprend même pas. « Descartes, dit-il, tout en vantant et recommandant le doute, n’en avait fait qu’un usage partiel et déplacé. Il élevait des doutes ridicules, il doutait de sa propre existence, et il s’occupait plutôt à alambiquer les sophismes des anciens qu’à chercher des vérités utiles. » Le doute de Fourier n’a rien non plus de commun avec le doute irréligieux des philosophes du XVIIIe siècle. « Les successeurs de Descartes ont encore moins que lui fait usage du doute ; ils ne l’ont appliqué qu’aux choses qui leur déplaisaient. Par exemple, ils ont mis en problème la nécessité des religions, parce qu’ils étaient antagonistes des prêtres ; mais ils se seraient bien gardés de mettre en problème la nécessité des sciences politiques et morales qui étaient leur gagne-pain, et qui sont aujourd’hui reconnues bien inutiles sous les gouvernements forts, et bien dangereuses sous les gouvernements faibles. » Le doute de Fourier porte sur tout cet ensemble d’idées, de croyances, de coutumes et de pratiques qui s’appelle la civilisation. « Quoi de plus imparfait, s’écrie-t-il, que cette civilisation qui traîne tous les fléaux à sa suite ? Quoi de plus douteux que sa nécessité et sa permanence future ? N’est-il pas probable qu’elle n’est qu’un échelon de la carrière sociale ? Si elle a été précédée de trois autres sociétés, la sauvagerie, le patriarcat et la barbarie, s’ensuit-il qu’elle sera la dernière, parce qu’elle est la quatrième ? N’en pourra-t-il pas naître encore d’autres, et ne verrons-nous pas un cinquième, un sixième, un septième ordre social, qui seront peut-être moins désastreux que la civilisation, et qui sont restés inconnus, parce qu’on n’a jamais cherché à les découvrir ? Il faut donc appliquer le doute à la civilisation, douter de sa nécessité, de son excellence et de sa permanence. Ce sont là des problèmes que les philosophes n’osent pas se proposer, parce qu’en suspectant la civilisation ils feraient planer le soupçon de nullité sur leurs théories, qui toutes se rattachent à la civilisation, et qui tomberaient avec elle, du moment où l’on trouverait un meilleur ordre social pour la remplacer. »

Un esprit qui doutait de la civilisation devait nécessairement être conduit à rêver, à rechercher un ordre entièrement nouveau de rapports sociaux, et, dans cette recherche, à s’écarter des sentiers tracés jusque-là par des sciences qui n’avaient fait que mettre la civilisation en théorie. Ainsi l’idée du doute absolu suggérait naturellement celle de l’écart absolu. « J’avais présumé, dit Fourier, que le plus sûr moyen d’arriver à des découvertes utiles, c’était de s’éloigner en tout sens des routes suivies par les sciences incertaines, qui n’avaient jamais fait faire la moindre invention utile au corps social, et qui, malgré les immenses progrès de l’industrie, n’avaient pas même réussi à prévenir l’indigence. Je pris donc à tâche de me tenir constamment en opposition avec ces sciences. En conséquence, j’évitai toute recherche sur ce qui touchait aux intérêts du trône et de l’autel, dont les philosophes se sont occupés sans relâche depuis l’origine de leur science : ils ont toujours cherché le bien social dans les innovations administratives ou religieuses ; je m’appliquai, au contraire, à ne chercher le bien que dans des opérations qui n’eussent aucun rapport avec l’administration ou le sacerdoce, qui ne reposassent que sur des mesures industrielles ou domestiques, et qui fussent compatibles avec tous les gouvernements, sans avoir besoin de leur intervention. »

Doute absolu, écart absolu, distinction des sciences incertaines et des sciences fixes, tels sont, au point de vue de la méthode et de la critique, les principes fondamentaux du fouriérisme. Les sciences que Fourier repousse comme incertaines sont : la métaphysique, la théologie, la politique, la morale et l’économie politique. Il se plaît à montrer l’inanité de ces sciences, leur impuissance à résoudre le problème des destinées humaines, et l’égarement de la raison qui doit être mis sur leur compte. « Il n’est que trop vrai, dit-il ; depuis vingt-cinq siècles qu’existent les sciences politiques et morales, elles n’ont rien fait pour le bonheur de l’humanité ; elles n’ont servi qu’à augmenter la malice humaine, en raison du perfectionnement des sciences réformatrices ; elles n’ont abouti qu’à perpétuer l’indigence et les perfidies, qu’à reproduire les mêmes fléaux sous diverses formes. Après tant d’essais infructueux pour améliorer l’ordre social, il ne reste aux philosophes que la confusion et le désespoir. Le problème du bonheur public est un écueil insurmontable pour eux ; et le seul aspect des indigents qui remplissent les cités ne démontre-t-il pas que les torrents de lumières philosophiques ne sont que des torrents de ténèbres ? »

Par la critique des sciences incertaines, le fouriérisme semble se rapprocher du positivisme. Ne prétend-il pas, lui aussi, élever à l’état de science fixe, c’est-à-dire positive, l’étude de l’homme et de la société ? Il y a pourtant, entre les deux doctrines, une différence essentielle : c’est contre la métaphysique et la théologie, telles qu’elles sont établies et professées, que Fourier s’élève ; il n’entend nullement, comme Auguste Comte, supprimer le problème métaphysique et le problème théologique. Il reproche aux métaphysiciens d’avoir abandonné le véritable objet de leur science pour de stériles et futiles recherches. « Si l’on veut glacer tous les esprits, dit-il, il suffit de prononcer le mot métaphysique. Cette science, affectée à l’étude de l’âme, est un objet d’effroi pour quiconque possède une âme ; elle figure dans le monde savant comme la ronce dans un bosquet. Bien différents de Midas qui changeait le cuivre en or, les métaphysiciens ont eu l’art de changer l’or en cuivre, et de reléguer au dernier rang leur science, qui devait tenir le sceptre du monde scientifique. C’était à eux de dissiper les charlataneries de la superstition, de la politique et de la morale, qui prétendent diriger les affaires sociales ; c’était à eux de censurer les opérations de Dieu, de déterminer les devoirs de Dieu envers nous et ses plans sur l’ordre des sociétés humaines ; mais à quoi la métaphysique s’est-elle arrêtée ? À des arguties sur les sensations, les abstractions et les perceptions. Cette broutille méritait-elle d’occuper la science chargée de résoudre le grand problème des destinées, le problème de l’harmonie universelle ? Comme théorie des êtres immatériels, la métaphysique est le seul juge qui puisse s’interposer entre Dieu et les sciences humaines ; elle seule peut discuter si Dieu a rempli ses devoirs envers les créatures, et si les sciences ont pénétré et secondé les vues de Dieu. En la voyant renoncer à de si hautes fonctions, pour se jeter dans les enfantillages de l’idéologie, ne peut-on pas lui dire :

Comment en un plomb vil l’or pur s’est-il changé ?

Étrange bizarrerie ! tandis que chaque science s’efforce d’étendre son domaine et d’empiéter au delà de ses attributions, la métaphysique seule abandonne ses privilèges, et n’ose pas raisonner librement sur les œuvres de Dieu, dont elle est seule juge compétent. Il est désolant de penser que la stupeur, la pusillanimité de cette classe de savants prive depuis deux mille cinq cents ans le genre humain de la connaissance des lois divines et de ses destinées. »

Fourier, comme on voit, est très-éloigné de rejeter toute spéculation sur les causes premières et sur les causes finales. Il se sépare complètement, sur ce point, de la philosophie positiviste, et l’on peut même dire de l’esprit et de la méthode qui règnent aujourd’hui dans les sciences. Il se prononce aussi formellement contre l’athéisme que contre la crédulité surnaturaliste. Il y voit deux excès qui nous éloignent en tout sens de la découverte des destinées. Il accuse la théologie surnaturaliste, la superstition, d’interdire aux civilisés tout débat sur les vues et les devoirs de Dieu, et d’étouffer la métaphysique dans sa source, en s’opposant à toute critique raisonnée des œuvres divines. Selon lui, le premier pas à faire pour arriver au bien, c’est d’oser confesser l’existence du mal ; pour trouver la véritable théorie de la Providence, il faut commencer par maudire le Dieu dont on nous parle et dont on veut que la civilisation soit l’œuvre définitive. Il ne s’agit pas de nier Dieu ; il s’agit d’aborder la question des devoirs de Dieu, afin de comprendre ses desseins, ses plans dans la création. Cet examen des devoirs de Dieu, cette critique de ses actes, est le fondement de nos espérances et le point de départ de la vraie métaphysique et de la vraie théologie. Maudire Dieu, tel devrait être le premier acte de la raison chez les civilisés ; c’est bien, d’ailleurs, en réalité, ce qu’ils font sans en avoir conscience. Dieu est maudit par toute la terre, car il est partout harcelé de prières publiques. Eh ! qu’est-ce que la prière publique, sinon un reproche d’improvidence, une malédiction déguisée ? En considérant l’ordonnance merveilleuse de l’univers matériel, il est impossible de contester l’intervention d’un moteur suprême, infiniment habile à mouvoir et à organiser la matière, infiniment méchant et ingénieux à torturer les créatures. L’athéisme est donc faiblesse, et la voix de la raison ne doit conduire qu’à l’impiété. L’athéisme est une opinion bâtarde qui ne mène à rien. L’impiété raisonnée mène à la lumière, en ce qu’elle nous conserve dans la persuasion de l’habileté de Dieu. Elle donne naissance à des raisonnements qui peuvent mettre sur la voie des lois sociales de Dieu, du véritable mode de révélation que Dieu emploie avec nous ; mais les athées et les matérialistes, en se prétendant esprits forts, n’ont montré que des vues timides : tous ont vanté cet ordre civilisé qu’ils abhorrent en secret et dont l’esprit les désoriente au point de les faire douter de l’existence de Dieu.

Après la critique de la métaphysique et de la théologie vient la critique de la politique, de la morale et de l’économie politique. Deux vices sans remède en civilisation annoncent, selon Fourier, de temps immémorial, l’impuissance des sciences politiques. Ces vices sont l’indigence qui afflige les individus et les révolutions qui affligent les empires. Avec tout le bruit qu’ils font de libertés, de garanties, de pactes sociaux, nos politiques n’ont jamais su garantir au pauvre le premier des droits naturels, le droit au travail. Savent-ils préserver les empires des révolutions ? Pas davantage. Les révolutions vont croissant ; on les voit de plus en plus se former dans le lointain sans aucun moyen de les écarter, et leur imminence prouve que la politique n’eut jamais la moindre notion sur les métamorphoses que peut subir l’ordre civilisé.

Non moins impuissante, non moins stérile que la politique, se montre la morale. En préconisant l’abstinence et la continence, en déclarant la guerre à la passion et au plaisir, en imposant son système de contrainte, son joug à l’amour, la morale introduit l’hypocrisie et le mensonge dans les relations des sexes et dans tous les rapports sociaux. Les moralistes sont obligés de flatter les crimes des plus forts pour pouvoir à leur aise tracasser les faibles sur leurs peccadilles. Un des préceptes les plus importants de la morale est la charité. Eh bien ! il est facile de voir que la charité est impossible au corps social en masse, parce que les froissements politiques ruinent dix fois plus d’individus que l’État n’en peut secourir ; que la charité est dangereuse dans l’exercice individuel, parce qu’elle provoque la paresse et la mendicité ; enfin que le précepte : « Faites à autrui ce que vous voudriez qu’il vous fût fait, » se réduit à l’absurde, si on le suppose pratiqué rigoureusement.

L’économie politique doit être condamnée à son tour. C’est la théorie d’une liberté qui n’est que licence et anarchie ; c’est la consécration des vices et des crimes du commerce, de ces modes divers de spoliation du corps social qui s’appellent banqueroute, accaparement, agiotage, parasitisme ou superfluités d’agents ; c’est la négation érigée en système de toute responsabilité chez les marchands, de toute garantie en faveur des producteurs et des consommateurs. L’avénement récent de l’économie politique n’a eu qu’un résultat heureux, celui de révéler le néant des autres sciences incertaines, et notamment de condamner la morale à l’abdication et au suicide.

— II. Théorie de l’attraction passionnelle. Cosmologie fouriériste. La préoccupation de Fourier était de résoudre le problème, de trouver la théorie de l’association. Les sciences incertaines ne pouvant donner cette théorie, il fallait la demander à des sciences fixes, c’est-à-dire fondées sur des principes certains, comme les sciences physiques. L’idée d’une dynamique, d’une mathématique du monde moral et social, analogue à la dynamique, à la mathématique qui régit le monde matériel, devait naturellement se présenter à l’esprit de Fourier. C’est ainsi qu’il fut conduit à ses grandes conceptions de l’attraction passionnelle et de l’unité universelle. Une force, l’attraction, assure l’harmonie des mouvements des astres ; n’est-ce pas une force semblable, une espèce d’attraction, qui seule est destinée à garantir l’harmonie des volontés humaines, le concert social ? Et cette attraction d’ordre moral, infaillible moteur déposé par Dieu dans la société, qu’est-ce autre chose que la passion même ? N’y a-t-il pas quelque rapport entre cette attraction humaine, cette attraction passionnelle et l’attraction matérielle découverte par Newton, entre les lois de l’une et celles de l’autre ? « Je pensai, dit Fourier, que l’attraction était interprète des vues de Dieu sur l’ordre social, et j’en vins au calcul analytique et synthétique des attractions et répulsions passionnées ; elles conduisent en tout sens à l’association agricole. On aurait donc découvert les lois de l’association, sans les chercher, si l’on se fût avisé de faire l’analyse et la synthèse de l’attraction… Je reconnus bientôt que les lois de l’attraction passionnelle étaient en tout point conformes à celles de l’attraction matérielle expliquées par Newton, et qu’il y avait unité du système de mouvement pour le monde matériel et pour le monde spirituel. Je soupçonnai que cette analogie pouvait s’étendre des lois générales aux lois particulières ; que les attractions et propriétés des animaux, végétaux et minéraux étaient peut-être coordonnées au même plan que celles de l’homme et des astres ; c’est de quoi je fus convaincu après les recherches nécessaires. Ainsi fut découverte une nouvelle science fixe : l’analogie des mouvements ou analogie des modifications de la matière avec la théorie mathématique des passions de l’homme et des animaux… Du moment où je possédai les deux théories de l’attraction et de l’unité de mouvements, je commençai à lire dans le grimoire de la nature ; ses mystères s’expliquaient successivement, et j’avais enlevé le voile réputé impénétrable. J’avançais dans un nouveau monde scientifique ; ce fut ainsi que je parvins graduellement jusqu’au calcul des destinées universelles, en détermination du système fondamental sur lequel furent réglées les lois de tous les mouvements présents, passés et à venir. »

Tout à l’heure, la morale était repoussée par la méthode et la critique fouriéristes, comme science incertaine, impuissante, stérile. La voilà maintenant condamnée radicalement, absolument, comme contraire à une science fixe, à la théorie de l’attraction passionnelle, comme contraire à l’ordre voulu de Dieu, dont les vues nous sont révélées par l’attraction. C’est ce que Fourier exprime par cet aphorisme : « Le devoir vient des hommes, l’attraction vient de Dieu. » Le devoir vient tellement des hommes qu’il varie de peuple à peuple et d’une époque à une autre. L’attraction, c’est-à-dire la tendance des passions, est tellement un fait divin, que les passions sont les mêmes chez tous les peuples, civilisés ou sauvages, dans tous les siècles, primitifs ou modernes. Dieu maintient dans ce sens la tendance des passions, malgré l’abus actuel qu’en fait l’homme, parce que les passions doivent servir à l’avénement et au maintien des destinées futures, d’où il résulte que les passions s’agitent aujourd’hui, malheureuses et comprimées, dans un milieu provisoire, pour s’établir plus tard, heureuses et satisfaites, dans le milieu que Dieu leur a réservé. Supposer le contraire, c’est supposer Dieu inepte et incapable de diriger harmonieusement le monde. L’attraction est la loi des relations humaines, comme elle est la loi des mondes. Les passions sont une boussole permanente, que Dieu a mise en nous ; elles sont le gage et le fondement de notre espérance dans un ordre social meilleur que la civilisation, et aussi de notre espérance dans une vie future. « Les attractions sont proportionnelles aux destinées. » Contre cet aphorisme fondamental ne peuvent prévaloir ni la civilisation, avec ses négations prétendues scientifiques de toute réforme radicale de la société, ni le matérialisme, avec ses négations prétendues scientifiques de toute spéculation sur l’immortalité de l’âme.

Le grand principe de la cosmologie fouriériste est le principe d’unité ou d’analogie, que Fourier formule ainsi : « Tout est lié au système de l’univers. » En quoi consiste cette unité du système cosmique ? Fourier et ses disciples distinguent dans la nature cinq branches ou mouvements, quatre mouvements cardinaux et un mouvement pivotal. Les quatre mouvements cardinaux sont : 1° le matériel ; 2° l’aromal ; 3° l’organique ; 4° l’instinctuel. Le mouvement pivotal est le mouvement social ou passionnel. La théorie du mouvement matériel explique les lois suivant lesquelles Dieu règle le mouvement de la matière pondérable ; celle du mouvement aromal rend compte de la distribution des arômes ou substances impondérables ; celle du mouvement organique comprend les lois suivant lesquelles Dieu distribue les formes, les couleurs, les odeurs, les saveurs, les propriétés ; les lois qui régissent la distribution des penchants et des instincts appartiennent à la théorie du mouvement instinctuel ; enfin la théorie du mouvement social ou passionnel doit faire connaître les lois suivant lesquelles est réglée l’ordonnance des mécanismes sociaux dans tous les globes habités. Sur cette doctrine des cinq mouvements, deux observations générales sont à faire : la première est qu’il n’y a rien d’arbitraire, rien de fortuit dans la nature, et que le moindre phénomène, la moindre particularité a sa raison d’être, son rôle et sa signification. « Les lois des cinq mouvements, dit Fourier, dépendent des mathématiques ; sans cette dépendance, il n’y aurait point d’harmonie dans la nature, et Dieu serait injuste. En effet, la nature est composée de trois principes éternels, incréés et indestructibles : 1° Dieu ou l’Esprit, principe actif et moteur ; 2" la matière, principe passif et mû ; 3° la justice ou la mathématique, principe régulateur du mouvement. Pour établir l’harmonie entre les trois principes, il faut que Dieu, en mouvant et en modifiant la matière, s’accorde avec les mathématiques ; sans cela, il serait arbitraire, à ses propres yeux comme aux nôtres, en ce qu’il ne concorderait pas avec une justice certaine et indépendante de lui ; mais si Dieu se soumet aux règles mathématiques qu’il ne peut pas changer, il trouve dans cet accord sa gloire et son intérêt : sa gloire, en ce qu’il peut démontrer aux hommes qu’il régit l’univers équitablement et non arbitrairement, qu’il meut la matière d’après des lois non sujettes au changement ; son intérêt, en ce que l’accord avec les mathématiques lui fournit le moyen d’obtenir, dans tout mouvement, la plus grande quantité d’effets avec la moindre quantité de ressorts. » La seconde observation, c’est que le mouvement passionnel ou social est le type des quatre autres, qui en sont les reflets, si bien que les propriétés d’un animal, d’un végétal, d’un minéral, et même d’un tourbillon d’astres, représentent, symbolisent quelque effet des passions humaines dans l’ordre social. Ce principe d’analogie, sur lequel nous ne croyons pas devoir nous étendre, subordonne d’une manière fort curieuse l’évolution de la nature, ce qu’on a appelé récemment le progrès organique au progrès social et humanitaire. Il explique ce fait, qui semble accuser la Providence : la présence sur notre globe d’animaux et de végétaux inutiles ou nuisibles à l’homme. Aux époques de subversion, disent les fouriéristes, les passions humaines produisent de mauvais effets. L’analogie, miroir fidèle, doit représenter ces mauvais effets aussi bien que les bons dans tous les règnes de la nature. Si la calomnie souille de son venin toutes les relations civilisées, la nature en peint les effets variés dans la famille des vipères, famille hideuse, bien qu’elle se présente, comme la calomnie, sous une peau brillante et artistement nuancée. Si nos routes sont infestées de lâches brigands, nos forêts sont peuplées de loups, leur parfaite image. Pendant l’enfance d’un globe, les passions conduisent le plus ordinairement au désordre ; les premières créations destinées à fournir le mobilier de ces époques malheureuses ont dû donner, par analogie, des espèces malfaisantes en majorité. Aussi rien n’est plus pauvre que le règne animal que nous possédons ; mais la science démontra qu’il y a déjà eu, sur la terre, plusieurs créations successives, et l’on n’a pas de raison pour prétendre que la série des créations est arrivée à son dernier terme, que l’avenir n’aura pas les siennes aussi bien que le passé. Les créations futures, destinées à fournir le mobilier des âges d’harmonie, devront donner, pour emblèmes des vertus de ces époques, des espèces bienfaisantes en majorité ; des animaux utiles par eux-mêmes, et utiles encore parce qu’ils aideront l’homme à débarrasser son domaine de tout ce qu’il renferme de répugnant, de malfaisant et d’odieux.

Puisque nous en sommes au principe d’analogie, signalons en passant l’opposition remarquable qui existe sur ce point entre la conception de Fourier et celle de Saint-Simon. Nous voyons dans l’une et l’autre l’idée d’attraction assumer le grand rôle ; mais, tandis que Saint-Simon croit saisir dans la gravitation un principe d’explication universelle, et rêve de ramener et de réduire à cette grande loi toutes celles du monde physique, biologique et moral, Fourier subordonne les sciences de la matière à la science de l’homme, les lois du monde physique et biologique aux lois du monde moral, l’attraction matérielle de Newton à l’attraction passionnelle. Tandis que Saint-Simon s’imagine mettre à profit les leçons des savants de son temps, en leur intimant l’ordre de ramener les passions au poids des molécules, et de tirer de là les moyens d’organiser et de gouverner, Pourier se plaît à ramener à une action passionnelle toutes les forces et tous le mouvements de la nature. La métaphysique de Saint-Simon est matérialiste ; celle de Fourier est une sorte d’animisme universel.

— III. Analyse fouriériste des passions. L’attraction passionnelle ou la passion, considérée d’une manière générale, présente un certain nombre de modes distincts, irréductibles, élémentaires, que Fourier appelle passions radicales, et qu’il s’est appliqué à déterminer et à classer. Le fouriérisme repose tout entier sur cette analyse des passions radicales. « L’attraction passionnelle, dit Fourier, est l’impulsion donnée par la nature antérieurement à la réflexion, et persistante, malgré l’opposition de la raison, du devoir, du préjugé. » En tous temps, en tous lieux, l’attraction passionnelle a tendu et tendra à trois buts : 1° au luxe, au plaisir des cinq sens ; 2° aux groupes ; 3° au mécanisme des passions et caractères, et aux séries. D’après ces trois buts qui en résultent, l’attraction passionnelle se divise en trois passions principales que Fourier nomme sous-foyères. Expliquons cette première division des passions.

L’homme désire le bonheur et craint la souffrance. Il peut jouir et souffrir de trois manières seulement : 1° indépendamment de ses rapports avec ses semblables, en lui-même ou dans son contact avec la nature ; 2° dans ses rapports particuliers avec ceux de ses semblables qui ont un contact plus ou moins direct avec lui ; 3° dans ses rapports généraux avec la société. Telles sont les trois sources d’où découlent le bien et le mal ; les trois foyers d’où rayonnent le plaisir ou la douleur. L’homme jouit ou souffre indépendamment de ses rapports avec ses semblables : 1° en lui-même, suivant que sa santé est bonne ou mauvaise, sa constitution robuste ou débile ; 2° dans son contact avec le milieu, suivant le degré de puissance qu’il possède pour faire plier ce milieu à sa volonté, pour se procurer les biens, objet de sa convoitise. L’homme désire donc la santé d’abord, et ensuite la richesse, par laquelle il peut s’approprier les choses dont sa constitution l’excite à faire usage. Richesse et santé sont exprimées par le mot luxe dans le langage de Fourier : luxe interne ou santé, luxe externe ou richesse. Ainsi la tendance au luxe est la première des passions sous-foyères. L’homme jouit et souffre dans ses rapports particuliers avec ceux de ses semblables qu’il connaît, suivant qu’il peut ou non se réunir aux hommes qu’il affectionne pour s’occuper avec eux des objets de leur commune sympathie ; suivant la facilité avec laquelle il se met en relation avec les uns et avec les autres, d’après la volonté, l’impulsion, le caprice du moment. L’homme a donc le désir de s’approcher de ses semblables, de former avec eux des réunions, des groupes, et la tendance aux groupes est la seconde des passions sous-foyères. L’homme jouit ou souffre dans ses rapports généraux avec la société, suivant que cette société favorise ou comprime ses tendances au luxe et aux groupes, et règle avec plus ou moins de bonheur les rapports de ces groupes entre eux. La forme sociale désirée devrait donc, acceptant comme éléments ces groupes librement formés, les rendre utiles ou productifs, sans leur faire perdre de leur puissance d’attraction, de manière à conduire à la santé et à la richesse tous ceux qui s’y seront librement enrôlés. Elle devrait déterminer le mode des rapports à établir entre les groupes, les classer, les coordonner, en un mot, les organiser en séries, les groupes tendant à former des séries, comme les individus tendent à former des groupes. La tendance aux séries est donc la troisième des passions sous-foyères.

Il faut maintenant décomposer ces trois tendances ou passions principales. Le premier but de l’attraction passionnelle comprend, on l’a vu, tous les plaisirs sensuels ; en les désirant, nous souhaitons implicitement la santé et la richesse, qui sont les moyens de satisfaire nos sens. Les sens, au nombre de cinq, sont, comme chacun le sait, le goût, l’odorat, le tact, la vue et l’ouïe. Ils donnent lieu à un premier ordre de passions dont la satisfaction comprend celle des besoins avec lesquels chacun des sens se trouve en rapport. Ainsi la satisfaction du goût répond à celle des besoins de la nutrition par le boire et le manger ; la satisfaction des autres sens emporte avec elle l’idée de vêtements et de logements convenables, ainsi que de toutes les jouissances artistiques (spectacles, concerts, musées), que nous goûtons par l’intermédiaire de ces sens. Ainsi la tendance au luxe se décompose en cinq passions dites sensitives. Quelle que soit l’importance de ce premier ordre de passions, Fourier ne méconnaît pas leur infériorité relative. « Les sens, dit-il, ne sont point isolément des ressorts de sociabilité : le plus influent de tous, le goût (besoin de se nourrir) pousse dans certains cas à l’anthropophagie. Les sens ne sont que renfort de sociabilité, comme le plaisir de la table qui rend l’amitié plus vive et plus cordiale. »

La tendance aux groupes se divise en quatre passions désignées sous le nom d’affectives. Une réunion, un groupe jouit de propriétés différentes suivant la cause qui a déterminé sa formation. Cette cause peut varier, parce qu’il y a des inégalités entre les hommes, et les inégalités à considérer, quant à la formation des groupes, ne sont que de trois espèces : 1° les hommes sont inégaux par le rang qu’ils occupent, rang qui est la conséquence de leur fortune, de leur talent, de leur valeur ; 2° ils diffèrent par le sexe ; 3° ils sont de diverses familles et diffèrent encore par la naissance, par le sang ; de là quatre espèces de groupes : 1er groupe, formé sans tenir compte d’aucune des inégalités naturelles, groupe où règnent la confusion et l’égalité des rangs, groupe d’amitié ; 2e groupe, où les hommes, classés d’après leur rang, sont conduits par des supérieurs vers un but capable de satisfaire leur ambition, réunion ambitieuse, groupe d’ambition ; 3e groupe, formé par la tendance des individus différents par sexe à s’aimer, à s’unir, groupe d’amour ; 4e groupe, formé sous l’influence du lien de parenté, réunion familiale d’individus, groupe de famille. Amitié, ambition, amour et familisme, ou lien de parenté, sont donc les quatre passions comprises dans la tendance aux groupes, les quatre passions qui tendent à rapprocher les hommes, à les réunir affectueusement.

Le lien entre les groupes doit être formé par l’organisation sériaire qui les met en rapport. Le rapport d’un groupe à un autre groupe ne peut être qu’hostile, ami ou indifférent. Un homme fonctionnant dans un groupe peut désirer le contact d’un autre groupe par trois raisons : 1° il cherche le contact des groupes rivaux avec lesquels il veut se mesurer ; 2° il aime la présence des groupes amis, parce qu’ils le soutiennent dans ses prétentions, et qu’il se plaît à les soutenir de même ; 3° enfin, la fatigue et l’ennui qu’il éprouverait s’il s’occupait sans cesse des mêmes choses, en face des mêmes hommes, lui font sentir le besoin d’abandonner momentanément le groupe qu’il avait choisi pour passer dans un nouveau groupe indifférent aux prétentions générales du premier, mais vers lequel il se sent entraîné personnellement par quelque attraction. Ainsi, la tendance aux séries se décompose en trois passions : passions de rivalité, d’accord, de diversité.

Rivalité. Cette passion est un besoin d’intrigue, de lutte, de cabale, si naturel à l’homme, que tous ses jeux, de l’enfance à la vieillesse, ne sont qu’une lutte entre plusieurs partis. Lorsque cette passion nous anime, nous oublions la fatigue pour ne sentir qu’ardeur et plaisir. C’est une fougue, mais une fougue réfléchie, car celui qu’elle domine calcule ses actes de manière a ne perdre aucune chance de succès : connue déjà, par plusieurs de ses effets, cette passion a reçu différents noms suivant le rôle qu’elle a joué, d’après les circonstances où elle a paru. On l’a nommée noble émulation, esprit d’intrigue, science diplomatique, passion du jeu, du trafic, envie, etc. Fourier le premier, ayant nettement caractérisé cette passion, ainsi que les deux suivantes, a dû lui donner un nom propre qui lui manquait. Il l’a nommée cabaliste.

Accord. Le besoin d’accord naît d’une passion qui est en tout l’opposé de la précédente. Ces groupes amis qui nous contemplent, cette vaste réunion d’hommes qui applaudit à nos efforts, font naître en nous un enthousiasme aveugle, une fougue irréfléchie qui exclut la raison et nous porte à des actes de courage et de dévouement qui seraient impossibles si nous agissions de sang-froid. Un plaisir simple n’est guère capable de développer cet enthousiasme ; il veut un plaisir composé de plusieurs plaisirs. Son domaine est surtout l’amour, l’amour complet, agissant sur l’âme et sur les sens. Cette satisfaction multiple, qui seule peut engendrer cette passion, lui a fait donner le nom de composite.

Diversité, Le premier rameau de la tendance aux séries est le besoin qu’éprouvent tous les hommes de varier leurs occupations. Un plaisir même devient à la longue monotone et fastidieux. Cette passion, sous le nom d’inconstance, est généralement regardée comme un vice ; nous verrons qu’elle est destinée à jouer plusieurs rôles essentiels ; entre autres, c’est elle qui doit prévenir les excès en maintenant l’équilibre entre les facultés de l’homme. Cette passion est nommée papillonne. Cabaliste, composite, papillonne sont les passions distributives ; les groupes doivent être distribués en séries, conformément à leurs exigences. Ces trois passions sont encore désignées par Fourier sous le nom de mécanisantes, parce qu’elles président au fonctionnement social des autres passions, parce qu’elles sont les trois grands ressorts de la mécanique sociale.

Ainsi l’humanité compte douze passions radicales, sept de l’âme, cinq de la chair ; cinq passions sensitives tendant au luxe ; quatre affectives tendant aux groupes ; trois passions distributives ou mécanisantes tendant aux séries. Ajoutons que ces douze passions radicales, ou les trois sous-foyères qu’elles forment, convergent et se réunissent en une passion unique, passion pivotale que Fourier appelle l’unitéisme passion de l’unité, c’est-à-dire de l’ordre, de l’accord universel. L’unitéisme est le sentiment le plus élevé dont l’homme soit susceptible ; il comprend l’amour du bien public et de l’humanité, ainsi que toutes les nuances du sentiment religieux. Le tableau suivant résume l’analyse et la classification fouriériste des passions : PASSION PIVOTALE

CLASSIFICATION FOURIÉRISTE DES PASSIONS PASSIONS SOUS-FOYÈRES PASSIONS RADICALES

Unitéisme. Harmonie. Religion.

1. Tendance aux luxe. Rapport avec le monde extérieur.

2. Tendance au groupes. Lien avec l’humanité.

3. Tendance aux séries. Lien sociétaire.

AMITIÉ.

Affection universelle

AMOUR.

Affection bisexuelle

FAMILISME.

Les passions sensitives ne sont pas directement sociales ; elles ne peuvent être, selon l’expression même de Fourier, qu’un renfort de sociabilité. Les passions affectives sont directement sociales, l’homme ne pouvant les satisfaire en aucune manière hors du contact des autres hommes. Fourier fait remarquer que chacune d’elles a deux ressorts, l’un spirituel, l’autre matériel ; c’est ce qu’indique le tableau suivant : Ressort spirituel. Affinité de caractère. Ressort matériel. Affinité de penchants industriels.

IRessort spirituel. Ligue pour la gloire. Ressort matériel. Ligue pour l’intérêt.

fRessort matériel.

Amour physique. fRessort spirituel.

Amour animique ou cé ladonique. Ressort matériel. Lien ) de consanguinité. Affection consanguine jRessort spirituel. Lien { d’adoption.

Les deux premières affectives où le ressort spirituel est placé en première ligne, parce qu’il y domine, sont les affections d’ordre majeur. L’amour et le familisme sont les affections d’ordre mineur, parce que le ressort spirituel y est subordonné au matériel. Un groupe formé sous l’influence du ressort matériel manque de noblesse ; il manque d’utilité, si le ressort spirituel seul est en jeu ; le groupe est parfait, noble et utile, s’il est formé par les deux ressorts de la passion.

Fourier a cherché les propriétés des groupes et les a résumées en plusieurs tableaux que nous allons donner successivement. Le premier tableau indique le ton naturel à chaque groupe. Le second fait connaître d’où part l’impulsion lorsque le groupe doit agir. Le troisième a rapport à la critique qui corrige et redresse, et qui est ainsi un des éléments de l’éducation. Chaque groupe a un mode de critique qui lui est propre, et qui serait déplacé dans les autres.

1» TON.

Groupe d’AMmÉ, (Cordialité et confusion ou nivellement. de rangs.

Groupe d’AMBITION, ou ascendance.

Groupe cVamour, ou inversion.

Groupe de famille, ou descendance.

Déférence des inférieurs envers les supérieurs.

Déférence du sexo fort pour lo sexe faible.

Déférence des supérieurs pour les infé go ENTRAINEMENT.

, . (Tous s’entraînent en

Groupe d amitié, j confusion.

„, , (Les supérieurs entrai Groupe d ambition.j Dentés inférieurs.

., (Les femmes entraînent

Groupe a amour, j les hommes.

„. (Les inférieurs entrai Groupe de famille, j nent Jes supérieul.s.

3° CRITIQUE.

., . (La masse critique face-

Groupe d amitié, j tiensement individu.

, , (Le supérieur critique

Groupe d ambition, j graoemcninnférieur.

, , (L’individu excuse aueu-

Groupc d amour, j glément Yinàîviùu.

„, (La masse excuse indul-

Groupe de familll. { gemment nndivMu,

Les affectives prédominent successivement aux différents âges de la vie, suivant le tableau ci-après :

1. Passion répondant au Goût.

2. Passion répondant à l’Odorat.

3. Passion répondant à la Vue. •1. Passion répondant à l’Ouïe. 5. Passion répondant au Tact.

gS :: :I-^-

>

8. Amour

9. Familisme...

mode mineur.

10. Cabaliste ou contrastante.

11. Composite ou exaltante..

12. Papillonne ou alternante.

Ages. Enfance.. Adolescence Virilité... Maturité.. Vieillesse..

Passions dominantes. Amitié. Amour.

Amour et ambition. Ambition. Familisme.

Les sexes sont aussi sous l’influence plus particulière de certaines affectives ; les affectives majeures (amitié, ambition) dominent dans l’homme ; les affectives mineures (amour, familisme) se trouvent plutôt chez la femme.

La dominance d’une ou de plusieurs passions est ce qui constitue le caractère de chaque individu. Le titre du caractère s’apprécie par le nombre, la nature et l’intensité des passions dominantes. Un caractère dans lequel les distributives dominent les affectives tourne presque inévitablement au mal dans la société actuelle. « Une femme à dominantes d’amour, de cabaliste et de papillonne sera, dit Fourier, dans lu plupart des cas, très-vicieuse en civilisation. » La connaissance des caractères, indispensable pour le bon classement des individus, est, selon les fouriéristes, impossible aujourd’hui, parce qu’aujourd’hui tous les caractères sont, disent-ils, plus ou moins faussés par les tentatives de répression dont ils sont l’objet dès le jeune âge et par l’absence des conditions de leur franc et naturel développement. Ici se place naturellement cette observation de Fourier et de ses disciples, qu’on ne doit pas donner le nom de passions à certaines habitudes vicieuses, telles que la colère, l’ivrognerie, la paresse, l’avarice, etc., qui ne sont que des effets subversifs des passions radicales déviées dans le milieu civilisé. « Ainsi la colère, dit M. Hippolyte Renaud, n’est pas une passion, car elle n’est pas par elle-même. Elle naît d’une passion blessée, elle est un mauvais effet résultant d’un amour trahi, d’une ambition déçue, etc. L’amour, l’ambition, resteront toujours au cœur de l’homme, mais la colère ne s’y montrera plus, s’il parvient à éviter les contrariétés et les déceptions. L’ouvrier enchaîné chaque jour à un travail rebutant, pour que sa vie entière ne soit pas un supplice, cherche de temps en temps quelques distractions à son dur labeur. Et quel plaisir lui est offert dans nos sociétés, si ce n’est le cabaret ? Il boit donc, parce qu’il trouve dans l’ivresse quelques élans qui raniment sa vie décolorée, parce qu’il y puise l’insouciance et un peu d’espoir. Mais si sa vie était heureuse, si son avenir était assuré, s’il avait chaque jour à choisir entre plusieurs plaisirs, s’adonnerait-il à un seul ? Ne voit-on pas l’ivrognerie disparaître si l’on s’élève à des classes plus heureusement placées sur l’échelle sociale ?... La paresse est le désir bien naturel d’éviter la peine, mais non l’action ; le plus paresseux est souvent le plus ardent au plaisir. La paresse ne sera qu’une anomalie lorsque le travail sera attrayant. L’oisiveté est un état passif où l’homme ne peut se plaire longtemps : l’ennui le pousse bientôt à agir, l’ennui qui indique le besoin de s’occuper, comme la faim le besoin de manger. L’homme se plaît dans l’exercice de ses facultés ; mais il veut les exercer agréablement, c’est-à-dire pour la satisfaction de ses passions. S’il refuse le travail, c’est que le travail offert contrarie ses passions, le fait souffrir, et qu’à la douleur active, il préfère un état passif, l’état de repos... L’avarice, dégagée de toute crainte de privation pour soi ou pour les siens, est un effet d’unitéisme. Celui qui est porté à des épargnes minutieuses rendra de grands services à la société de l’avenir. Alors ce caractère, consacré au service de tous, ne fonctionnant plus dans un intérêt exclusivement égoïste, n’aura rien de méprisable ; il sauvera de la destruction mille choses que les autres dédaignent ; de débris minimes et sans valeur en apparence, il saura tirer de magnifiques économies qui tourneront au profit de l’unité sociale. »

— IV. Théorie fouriériste de l’organisation économique et sociale. La théorie fouriériste de l’organisation économique et sociale consiste dans l’association industrielle opposée au morcellement industriel de l’ordre civilisé. Dans l’exercice de l’industrie, disent les fouriéristes, il ne peut exister que deux méthodes : l’état morcelé ou culture par familles isolées, telle que nous le voyons ; ou bien l’état sociétaire, culture en nombreuses réunions qui connaîtraient une règle fixe de répartition des produits. Voici le contraste que présentent, selon Fourier, ces deux méthodes :

L’industrie sociétaire opère :

1° Par les plus grandes réunions possibles dans chaque fonction ;

2° Par séances de la plus courte durée et de la plus grande variété ;

3° Par la subdivision la plus détaillée, affectant un groupe de travailleurs à chaque nuance de fonction ;

Par l’attraction, le charme.

L’industrie morcelée opère :

1° Par les plus petites réunions en travaux et en ménage ;

2° Par séances de la plus longue durée et de la plus grande monotonie ;

3° Par la complication la plus grande, affectant à un seul individu toutes les nuances d’une fonction :

Par la contrainte, le besoin.

RÉSULTATS.

De l’industrie morcelée : Indigence.

Fourberie. Oppression. Guerre. Intempéries outrées.

Maladies provoquées.

Cercle vicieux.

Méfiance générale et duplicilé d’action.

De l’industrie sociétaire : Richesse générale et graduée.

Vérité pratique.

Liberté effective.

Paix constante.

Températures équilibrées.

Hygiène préventive.

Issue ouverte au progrès.

Confiance générale et unité d’action.

Par quelles voies l’école fouriériste entend-elle réaliser l’industrie sociétaire qui doit amener ces merveilleux résultats ? L’association doit d’abord être naturalisée dans l’agriculture qui est la grande industrie autour de laquelle pivotent toutes les autres. Au lieu de vastes centres qui absorbent et étiolent les populations, au lieu de bourgs, de villages, de hameaux, jetés au hasard sur la carte, mal cadastrés, mal délimités, aussi incohérents dans leur distribution générale que dans leur organisation particulière, l’humanité doit être groupée par communes, régulières pour le nombre des habitants, pour l’ordonnance intérieure et pour les conditions d’équilibre vis-à-vis d’autres communes, obéissant à des lois analogues. Dans l’ordre sociétaire ou combiné, la commune est désignée sous le nom de phalange, mot qui fait naître une idée d’ensemble, d’accord, d’unité de volonté et de but. Elle doit être composée de quatre cents familles environ (1,600 à 1,800 âmes). Voici maintenant les bases de l’association préconisée par Fourier : 1° tous les habitants de la commune, riches et pauvres feront partie de cette association ; le capital social sera composé des immeubles de tous, et des meubles et capitaux apportés par chacun dans la société ; 2° chaque associé, en échange de son apport, recevra des actions représentant la valeur exacte de ce qu’il aura livré ; 3° chaque action aura hypothèque sur la partie des immeubles qu’elle représente et sur la propriété générale de la société ; 4" chaque associé (on est associé même lorsqu’on ne possède ni actions ni capitaux) est invité à concourir à l’exploitation du fonds commun par son travail et par son talent ; 5° les femmes et les enfants entrent dans la société au même titre que les hommes ; 6° le bénéfice annuel, les dépenses communes acquittées, sera distribué aux associés, en proportion du concours de chacun à la production par ses trois facultés productives : capital, travail, talent. Ainsi, une première part payera les intérêts des actions (part du capital) ; une seconde part sera répartie entre les travailleurs d’après les difficultés de la tâche et le temps consacré à l’œuvre par chacun d’eux (part du travail); une troisième et dernière part sera divisée entre ceux qui se seront distingués, dans les travaux, par leur intelligence, leur activité, leur vigueur.

Les fouriéristes voient sortir d’une semblable association, d’une semblable organisation de la commune les conséquences les plus importantes et les plus fécondes. Le premier avantage de la réforme est de rendre convergents les intérêts jusqu’alors opposés des habitants de la commune. Chacun d’eux comprend immédiatement que les trois lots qu’il peut espérer devant augmenter ou diminuer avec le bénéfice général, il ne peut travailler dans son intérêt privé qu’en travaillant pour tous :chacun sent que le bonheur de l’un ne peut plus être la conséquence ou la cause du malheur de l’autre. Le sol de la commune ne tendant plus à se fractionner en parcelles à peu près inexploitables, les clôtures, les fossés, une partie des chemins d’exploitation disparaîtront, et le territoire sera cultivé comme le domaine d’un seul. Ainsi, l’on saura cumuler les avantages résultant de la grande propriété, avec les avantages de la petite ; car le seul effet salutaire de la subdivision du sol est de permettre à un plus grand nombre d’atteindre à la propriété, de s’intéresser directement à son exploitation, et, dans la commune associée, la plus légère économie peut se transformer en coupon d’action, titre avec lequel on est réellement copropriétaire du domaine de la phalange. Dans la commune telle qu’elle existe, chaque chef de famille, quels que soient d’ailleurs ses goûts et ses aptitudes, doit conserver ses grains, ses vins, ses fourrages, etc., et nul ne peut s’occuper avec succès de tant de choses différentes. Dans la commune de Fourier, sur 1,800 habitants, on aura la certitude de trouver des personnes capables dans chaque spécialité. Ces personnes prendront, dans l’intérêt général, la direction des travaux où elles excellent, et tout s’exécutera avec des chances de succès d’autant plus grandes que la culture en vaste échelle permettra de choisir les méthodes les plus avantageuses, les plus économiques, de prendre pour chaque espèce de culture le sol le plus convenable, etc. Une commune ainsi organisée sentirait bientôt qu’elle gagnerait infiniment à remplacer ses 400 pauvres greniers, ses 400 mauvaises caves par un grand local parfaitement disposé pour recevoir et conserver les récoltes ; elle comprendrait encore qu’elle doit substituer à ses 400 feux de cuisine, occupant 400 femmes, des cuisines communes dirigées par quelques personnes où tout consommateur trouverait, en rapport avec sa fortune et ses goûts, des repas plus variés, mieux préparés et bien moins coûteux que ceux qu’il pouvait avoir dans son isolement. On sait qu’un très-petit nombre de femmes peuvent soigner, diriger, instruire un grand nombre d’enfants réunis dans des salles d’asile ; la commune profiterait de ces heureux essais.

Ainsi les sept huitièmes des femmes, qu’absorbent généralement les détails d’intérieur, seraient affranchies de ces soins et rendues au travail productif. Ces modifications donnant nécessairement de grandes économies de bras et de temps, les travaux agricoles seraient insuffisants pour employer toutes les forces de la population, et l’on songerait à y joindre des travaux industriels. Ainsi, l’on établirait, toujours sur un mode unitaire, des ateliers, des manufactures, des usines appropriées aux convenances locales, et dès lors il y aurait possibilité de ne perdre aucune force. Ces changements exécutés, chacun n’aurait besoin que d’un petit nombre de chambres pour s’y réunir à sa famille, à ses amis, pour s’y livrer à ses travaux particuliers, à ses réflexions. Pourquoi cet appartement bien simplifié, que chacun doit posséder en propre, ne se trouverait-il pas dans le grand édifice où déjà ont été réunies les cuisines et les salles à manger, les caves, les greniers et les magasins, les salles d’asiles et les dortoirs d’enfants, ateliers, etc. ? Cette disposition, n’offrant que des avantages, serait adoptée, et l’on disposerait dans la grande maison commune des appartements de toutes grandeurs pour satisfaire tous les désirs. Alors, enfin, les 400 masures qui composaient le village auraient disparu et tous seraient établis dans le grand édifice unitaire, dans le phalanstère. « Qu’on ne vienne point, dit M. Hippolyte Renaud, parler ici de couvent, de caserne, de communauté ! Les dispositions proposées sont en tout point ce qu’il y a de plus contraire à la communauté. Toute la population habitera bien le même édifice, mais chacun y aura un logement à sa fantaisie et d’après le loyer qu’il voudra payer ; tous pourront prendre leur repas au même restaurateur, mais ils se feront servir aux tables communes, dans des chambres séparées, même chez eux, suivant leur caprice, et ils choisiront sur la carte ce qui leur conviendra, ce qui s’accordera avec l’état de leur bourse. »

Fourier donne, dans ses ouvrages, une analyse détaillée des conditions auxquelles doit satisfaire la grande maison de la phalange, le phalanstère. Un phalanstère devra être un édifice à la fois commode et élégant, dans lequel l’utilité n’aura point été sacrifiée au luxe ni l’architecture aux exigences de l’aménagement. Ce sera une vaste construction, de la plus belle symétrie et accusant par sa grandeur les pompes de la vie nouvelle. De droite et de gauche se projetteront des ailes gracieuses repliées sur elles-mêmes, en fer à cheval. Là, loin du centre de la grande famille, s’installeront les métiers bruyants. « Ainsi, dit Fourier, l’on évite un fâcheux inconvénient des villes civilisées où l’on trouve à chaque rue quelque ouvrier au marteau, quelque marchand de fer ou apprenti de clarinette brisant le tympan à cinquante familles du voisinage. » Au milieu du bâtiment principal s’élèvera la Tour d’Ordre, siège du télégraphe, de l’horloge et des signaux chargés de transmettre leurs instructions aux travailleurs disséminés dans la campagne. Le théâtre et la bourse trouveront leur place dans la même enceinte. À la hauteur du premier étage et dans tout le pourtour de l’édifice régnera une rue-galerie, chauffée en hiver, ventilée en été, et offrant, d’un atelier à un autre, une communication facile et à l’abri de toutes les intempéries. Au besoin, cette rue-galerie servira encore de salle d’exposition aux objets d’art et aux produits industriels de toute espèce.

Toutes les dispositions dont nous venons de parler peuvent être suggérées par l’intérêt personnel. Mais l’intérêt personnel n’est pas, aux yeux des fouriéristes, comme il l’est aux yeux des économistes, le seul mobile, le seul ressort industriel. Fourier entend faire concourir à l’œuvre industrielle toutes nos passions. Si le travail aujourd’hui n’est pas attrayant, c’est qu’il n’est pas bien organisé. Que voyons-nous ? D’un côté, le riche qui ne travaille pas ; d’un autre côté, le pauvre qui travaille avec dégoùt ; des deux parts répugnance. N’est-ce pas là, dit Fourier, un état anomal ? Quoi ! Dieu aurait imposé le travail à l’homme comme une nécessité impérieuse, et en même temps il lui aurait mis dans le cœur une horreur instinctive pour le travail ! Évidemment il y a confusion. La répugnance n’indique qu’une chose, c’est que Dieu ne veut pas que le monde use éternellement son énergie en des besognes ingrates. La répugnance pour le travail est la condamnation de la civilisation ; elle indique la nécessité d’en sortir par une réforme radicale. Le travail est la loi de l’homme ; donc il peut être organisé de manière à satisfaire notre nature passionnelle. Le jour où une meilleure entente présidera à la distribution du travail, les riches oisifs disparaîtront ; ils jalouseront ce qui était l’attribut du peuple. Pour cela, il faut que le travail soit une affaire d’option, un choix, un goût, une préférence, une passion enfin. Chacun s’adonnera à l’occupation qu’il aime, à vingt, s’il en aime vingt. Tous les travaux seront transformés en amusements et en plaisirs quand ils seront exécutés par des hommes réunis en groupes et en séries, animés par les quatre affectives et les trois distributives.

Et pourquoi cette transformation serait-elle impossible ? Que l’homme s’amuse ou qu’il travaille, il emploie également ses facultés physiques et intellectuelles, il s’occupe. Pourquoi certaines occupations sont-elles amusement, plaisir, jeu ? Pourquoi d’autres sont-elles travail ou peine ? Ce n’est pas parce qu’une occupation est fatigante qu’elle est une peine, puisqu’il est des plaisirs plus fatigants encore pour le corps et pour l’esprit que les travaux les plus rudes et les plus compliqués. Ce n’est pas (sauf la satisfaction directe des sens) dans l’action même que l’on fait que se trouve le plaisir ; cette action est d’ordinaire fort insignifiante par elle-même, et jamais l’homme isolé n’y chercherait des distractions. Ainsi, on ne songe guère, lorsqu’on est seul, à danser, à jouer au billard ; l’avantage, ici, resterait même aux occupations utiles pour lesquelles l’homme se passionne souvent, pour la culture d’un jardin, par exemple, pour l’art du tourneur, du menuisier, etc. Le plaisir retiré d’une occupation est donc indépendant du plus ou moins de fatigue résultant de l’occupation, et en partie même de la nature de l’acte exécuté. Dès lors, il est évidemment possible d’appliquer aux occupations utiles, aux travaux ces conditions extérieures desquelles dépendent la satisfaction et la jouissance. Voyons quelles sont ces conditions extérieures qui font toute la différence actuelle des amusements et des travaux.

1° Le plaisir se trouve dans les réunions librement formées de personnes qui aiment à se trouver ensemble. Donc tout travail doit être exécuté par un groupe dont les membres se sont volontairement réunis. C’est ainsi que les hommes donneront satisfaction à leurs passions affectives d’après l’impulsion desquelles ils se seront groupés. Chacune de ces quatre passions, amitié, ambition, amour, familisme, avec ses deux ressorts, peut et doit être mise en jeu dans l’exercice de l’industrie. Pour cela, il faut que chaque groupe soit généralement composé d’hommes, de femmes et d’enfants, ce qui est possible et facile, si l’on considère que chaque industrie peut être divisée en parcelles qui conviennent à tous les âges, à tous les sexes. Cette réunion des trois sexes (Fourier appelle l’enfance sexe neutre ou impubère) est, selon les fouriéristes, un moyen puissant de porter l’attrait dans les travaux. La nature, disent-ils, pour assurer toujours cette disposition, a donné à quelques hommes les goûts les plus féminins ; à quelques femmes, les vocations les plus mâles. Ces caractères de transition sont ridiculisés dans une société où ils n’ont pas d’emploi ; ils seront appréciés en harmonie où, grâce à eux, les travaux les plus exclusivement réservés à un sexe ne seront pas privés de ce genre d’émulation qui naît de la présence de l’autre.

2° Les hommes réunis pour le plaisir se séparent dès qu’ils en sentent l’envie. Donc, tout groupe de travailleurs doit être dissous avant que la tiédeur n’ait succédé à l’entraînement. Travaillant ainsi en séances courtes et variées, ils obéiront aux impulsions d’une des passions distributives : la papillonne. « Cette passion, dit Fourier, la plus proscrite de toutes, est celle qui produit l’équilibre sanitaire : la santé est nécessairement lésée, si l’homme se livre douze heures chaque jour, pendant des mois et des années, à un travail uniforme qui n’exerce pas successivement toutes les parties du corps et de l’esprit. La variété des fonctions et la brièveté des séances ont encore l’avantage de multiplier les liens affectueux, de corriger ce qu’il y aurait d’exclusif dans l’esprit de corps, enfin de faciliter l’accord des associés sur le point capital de la répartition des bénéfices. »

3° Dans leurs jeux, constamment en lutte les uns avec les autres, les hommes cherchent à surpasser, à vaincre des rivaux. La rivalité doit donc exister entre les groupes de travailleurs, et pour cela plusieurs groupes doivent présenter des produits analogues, comparables, entre lesquels on ne puisse prononcer qu’avec difficulté. Ainsi, pour la satisfaction de la cabaliste, les groupes d’une série seront ordonnés par nuances très-rapprochées, ou, selon l’expression de Fourier, distribués en échelle compacte.

4° Les hommes sont enivrés de plaisir, quand, par leur adresse ou leur talent, ils obtiennent d’éclatants triomphes dans des assemblées nombreuses. Les groupes doivent donc être reliés les uns aux autres par l’organisation sériaire pour que l’attention d’un grand nombre soit portée sur les actes de chacun, pour qu’il y ait des alliances entre les groupes dont les prétentions peuvent s’accorder, contre les groupes à prétentions analogues et, par conséquent, rivales. De cette manière, le travailleur, se sentant observé, soutenu, applaudi par une masse, sachant que sa part à l’œuvre commune est rendue distincte et mise en relief par le travail parcellaire, se trouvera dans les conditions les plus favorables au développement de l’enthousiasme irréfléchi, de la composite. « Il faut, dit Fourier, que la composite et la cabaliste s’appliquent à tous les travaux sociétaires, qu’elles y remplacent les vils ressorts qu’on met en jeu dans l’industrie civilisée, le besoin de nourrir ses enfants, la crainte de mourir de faim ou d’être mis en réclusion dans les dépôts de mendicité. »

5° Lorsque les hommes trouveront le plaisir dans les occupations utiles, ils abandonneront nécessairement les amusements sans but dans lesquels ils l’ont cherché jusqu’à ce jour. Lorsque les travaux seront des fêtes, c’est pour ces fêtes qu’ils réserveront tout le luxe, toute la recherche dont il sera possible de les embellir. Ainsi, les passions sensitives, qui tendent au double luxe interne et externe, trouveront satisfaction dans les groupes de travailleurs par des dispositions confortables. Les ateliers réuniront la salubrité, la propreté et l’élégance, et il n’y aura, soit dans l’extérieur, soit dans les manières des travailleurs, rien de grossier ni de repoussant.

C’est aux trois passions distributives ou mécanisantes que Fourier et son école font jouer le plus grand rôle dans la réalisation du travail attrayant et passionné. Il faut sur ce point entendre le maître. « L’ordre sociétaire, dit-il, sait, par l’emploi continuel des trois passions mécanisantes, et surtout de la composite, animer chaque groupe industriel d’un quadruple charme ; savoir : deux illusions pour les sens et deux pour l’âme ; en tout, quatre sympathies entre les sectaires d’un même groupe. Les deux sympathies de l’âme consistent dans les accords d’identité et de contraste. Il y a accord d’identité entre les sectaires d’un groupe : ils sont nécessairement identiques d’opinion en faveur d’une fonction qu’ils ont choisie passionnément et qu’ils peuvent quitter librement ; l’accord d’identité devient un charme puissant lorsqu’on se voit secondé par une troupe de coopérateurs zélés, intelligents, bienveillants, au lieu de ces mercenaires gauches et grossiers, de ces fripons déguenillés qu’il eût fallu s’adjoindre en civilisation. La présence d’une compagnie gracieuse et amicale fait naître une vive ardeur à l’ouvrage, pendant la courte séance, un empressement à s’y retrouver et à se réunir quelquefois dans des repas de groupe aux époques où le travail est interrompu. Le second charme de l’âme est celui du contraste ; j’ai dit et je dois répéter que, pour le faire naître parmi les divers groupes industriels d’une série, il faut les échelonner par nuances consécutives et rapprochées, employer l’ordre compact et serré d’où naissent les discords de chaque groupe avec ses contigus, et les accords avec les groupes opposés au contre-centre. Outre les deux sympathies de l’âme, en identité et en contraste, un groupe industriel doit être stimulé par deux autres véhicules de charme sensuel, qui sont le charme de perfection spéciale, ou excellence à laquelle chaque groupe élève son produit, et l’orgueil des louanges qu’il en reçoit, puis le charme de perfection collective, ou luxe d’ensemble qui règne dans les travaux et produits de la série entière… Ainsi, la condition à remplir pour s’élever à l’industrie attrayante est d’abord de former des séries de groupes subordonnées au jeu de ces trois passions : Rivalisées par la cabaliste, ou fougue réfléchie qui engendre les discords entre groupes contigus, pourvu que l’échelle des groupes soit compacte, formée de goûts et de fonctions très-rapprochées en variétés ; Exaltées par la composite ou fougue aveugle, qui naît du charme des sens et de l’âme, quand ces deux sortes de charmes sont réunis et soutenus des quatre accords cités plus haut ; Engrenées par la papillonne, qui est le soutien des deux autres et maintient leur activité par les courtes séances, par les options de nouveau plaisir qu’elle présente périodiquement, avant qu’on n’arrive à la satiété ni même à la tiédeur. »

Loin d’admettre, comme les économistes, que le besoin, l’intérêt personnel soit l’unique mobile industriel, Fourier professe que ce ressort, dans l’ordre sociétaire, ne doit présider à aucun genre de travail. Il analyse à ce propos l’attraction industrielle et y distingue trois degrés : l’attraction directe ou convergente, l’indirecte ou mixte, l’inverse ou divergente et faussée. « L’attraction est directe, dit-il, quand elle naît de l’objet même sur lequel s’exerce une industrie. Archimède, en étudiant la géométrie, Linné la botanique, Lavoisier la chimie, ne travaillent point par appât du gain, mais par un ardent amour de la science. Un prince qui cultive des œillets, des orangers, une princesse qui élève des serins, des faisans, ne travaillent pas par cupidité ; car ce soin leur coûtera plus qu’il ne produira ; ils sont donc passionnés pour l’objet même, pour la fonction même. Dans ce cas, l’attraction est directe ou convergente avec le travail ; cette sorte d’attraction régnera dans les sept huitièmes des fonctions sociétaires, lorsque les séries passionnées seront méthodiquement formées… L’attraction n’est qu’indirecte quand elle naît d’un véhicule étranger à l’industrie, d’une amorce suffisante pour en faire surmonter passionnément les dégoûts, sans appât de gain. Telle est la situation d’un naturaliste qui entretient des reptiles dégoûtants, des plantes vénéneuses : il n’aime pas ces êtres immondes auxquels il donne des soins, mais le zèle pour la science lui fait surmonter le dégoût avec passion, même sans bénéfice. Cette attraction indirecte s’adaptera aux fonctions sociétaires dépourvues d’attrait spécial ; elles formeront un huitième dans la masse des travaux d’une phalange. L’attraction divergente ou faussée est celle qui discorde avec l’industrie et l’intention ; c’est la situation où l’ouvrier n’est mis que par besoin, vénalité, considérations morales, sans gaieté, sans goût à son travail, sans enthousiasme indirect. Ce genre d’attraction, inadmissible dans les séries passionnées, est pourtant le seul que sachent créer la politique et la morale : c’est celui qui règne dans les sept huitièmes des travaux des civilisés. Ils haïssent leur industrie ; elle est pour eux une alternative de famine ou d’ennui, un supplice où ils vont à pas lents, d’un air pensif et abattu. Toute attraction divergente est une répugnance réelle, un état où l’homme s’impose à regret un supplice. L’ordre sociétaire est incompatible avec ce troisième genre ; et jusque dans les occupations les plus répugnantes, comme le curage des égouts, il doit atteindre au moins à l’attraction indirecte, mettre en jeu des ressorts exempts de vénalité, des impulsions nobles, comme esprit de corps, esprit religieux, amitié, philanthropie, etc. Il faudra donc parvenir à bannir tout à fait d’une phalange sociétaire l’attraction divergente, travail de pis-aller, fondé sur la crainte du besoin. »

Fourier cite d’illustres exemples de l’attraction indirecte ; il s’étonne qu’on n’ait pas songé depuis longtemps à en généraliser les applications, à la substituer en tout et partout à l’attraction divergente. Il nous montre la puissance de l’homme se multipliant sous l’impulsion de la composite, de l’enthousiasme corporatif. À l’assaut de Mahon, les soldats français escaladèrent des rochers si escarpés, que le maréchal de Richelieu, ne concevant pas comment ils avaient pu réussir, voulut le lendemain, par forme de parade, faire une répétition de cet assaut. Les soldats ne purent cps gravir de sang-froid ces rochers qu’ils avaient escaladés la veille sous le feu de l’ennemi. Cependant ce n’était point l’appât du pillage qui les avait stimulés ; car il n’y a rien à piller dans une citadelle : c’était l’esprit de corps, la fougue aveugle qu’une masse passionnée communique à chacun de ses membres ; c’était l’effet de la douzième passion, de la composite. Si l’on a pu, disent les fouriéristes, en faisant appel à l’honneur, au patriotisme, à l’esprit de corps, en établissant dans l’armée une ombre de la disposition sériaire, passionner l’homme pour une fonction aussi funeste, aussi répugnante par elle-même que la guerre, on doit comprendre quel serait le zèle, l’enivrement des travailleurs, marchant, musique en tête et bannière déployée, à des moissons, à des vendanges, à l’attaque d’un terrain qu’il s’agirait de défricher et d’assainir.

Il faut bien remarquer que le fouriérisme n’exclut pas l’intérêt personnel, l’appât du gain, mis en jeu dans l’industrie, du nombre des mobiles qui doivent être, par cette raison que l’intérêt personnel, l’appât du gain est un des ressorts de l’ambition ; mais, comme c’est le ressort matériel, c’est-à-dire inférieur de cette passion, Fourier prétend l’ennoblir, en l’associant, d’après les exigences de la composite, ressort spirituel ou supérieur, à l’amour de la gloire. « L’appétit du gain, qui, chez le salarié, n’excite qu’une attraction divergente, un pis-aller d’option entre la famine et l’ennui, sera souvent un ressort noble dans l’association ; par exemple, s’agit-il d’une invention urgente et négligée, comme le moyen préservatif de la fumée, l’ordre sociétaire saura allier les deux amorces de cupidité et de gloire. Je suppose qu’il offre un prix de 10 francs pour la découverte du procédé antifumeux. Celui qui résoudra le problème recevra solennellement, de la part du globe, une somme de 5 millions de francs, à répartir sur chacune des 500,000 phalanges que pourra former la population actuelle. L’inventeur recevra aussi un diplôme de magnat du globe, jouissant par toute la terre des honneurs attachés à ce rang. »

Après avoir montré comment le fouriérisme entend utiliser les passions, assigner à chacune d’elles un rôle social, les appliquer méthodiquement à l’industrie, ainsi rendue attrayante, il nous faut revenir aux groupes et aux séries, voir comment s’y divise le travail, comment s’y effectue le classement hiérarchique, enfin comment s’y répartissent les produits. Le groupe est la sphère primitive de toute fonction, l’alvéole de la ruche sociale, le noyau de l’association. Un groupe, pour être normal, doit se composer de sept ou de neuf personnes : au-dessous, il serait insuffisant, au-dessus il courrait la chance de manquer d’harmonie. Il doit contenir trois subdivisions dont la moyenne soit plus forte que les extrêmes, qu’elle doit tenir en balance. Une série doit compter de vingt-quatre à trente-deux groupes. Chaque industrie, ou agricole ou manufacturière, sera divisée en autant de parcelles de travail que cela sera jugé nécessaire pour un confectionnement irréprochable, et un groupe spécial sera affecté à l’exécution de chaque parcelle. Ainsi confiées aux mains les plus aptes, toutes les fractions du travail humain arriveront sur-le-champ à une supériorité dont il serait difficile aujourd’hui de fixer la limite. On réunira ensuite ces éléments épars dans les divers groupes pour former une branche d’industrie et les résumer dans une série. En agriculture, par exemple, étant donnée la culture du poirier, une ou deux séries y seront affectées, avec des groupes spécialement voués au soin de chaque espèce. En industrie manufacturière, même division de détails, même répartition parmi les diverses aptitudes. Voici d’ailleurs la formule scientifique de Fourier pour de semblables formations : « Chaque espèce d’industrie donne lieu à autant de groupes qu’elle offre de variétés, et chaque groupe se divise en autant de sous-groupes que la division de son industrie fournit de fonctions. » Par l’organisation sociétaire de la commune, le fouriérisme concilie les avantages de la petite propriété avec ceux de la grande culture. Grâce à l’engrenage des groupes et des séries, il trouve le moyen d’allier les avantages qui résultent, pour la quantité et de la qualité des produits, d’une grande division du travail, à ceux qui résultent, pour le développement physique et moral du travailleur, d’une extrême variété d’occupations.

Passons à la hiérarchie. Dans l’ordre sociétaire, c’est l’élection qui confère les grades et l’autorité, mais l’élection exercée par des individus compétents et intéressés à faire de bons choix. Ils sont compétents, car ce sont des collaborateurs qui prononcent sur des candidats qu’ils voient journellement à l’œuvre : un groupe étant affecté à chaque variété d’un travail, de même qu’une série de groupes l’est à une branche d’industrie, chacun est électeur dans les groupes et séries qu’il fréquente ; mais il n’a droit de suffrage que là, et, par conséquent, ne vote que sur les choses de sa sphère. Ils sont intéressés à faire de bons choix ; car la part individuelle de chaque membre dans le bénéfice est partout en raison de la part collective du groupe, de la série, et celle-ci dépend sensiblement de la valeur des chefs et sous-chefs et de leur plus ou moins habile direction. Ce système électif ne peut manquer, selon les fouriéristes, d’élever aux grades ceux qui sont le plus capables d’en remplir les fonctions. Par amour-propre et esprit de corps, on veut que la corporation dont on fait partie tienne un rang distingué parmi les corporations rivales. Celles-ci, en outre, sont là, prêtes à critiquer les mauvais choix et à en profiter pour attirer à elles le talent méconnu ou mal apprécié. « Les droits du mérite, dit à ce propos M. Victor Considérant, sont bien garantis là où l’on se dispute les hommes d’un mérite naissant, où l’on s’arrache ceux d’un mérite reconnu. Si bien qu’en harmonie, l’enfant de l’homme le moins fortuné, le moins influent, le plus obscur peut entrer partout, porter la tête haute, et, s’il a plus de mérite réel, monter plus haut que le fils du plus puissant. Il y a pour lui justice, aide, protection, secours. Tout cela est assuré. Il ira jusqu’au bout par la force même des institutions : il en est des individus mis dans le mécanisme sériaire, comme des lettres mises à la poste : tout arrive à destination, indépendamment de l’origine. Nul ne peut être intercepté. La justice distributive est à l’abri de l’influence des personnes ; elle résulte du mécanisme social, de l’arrangement des choses, de l’institution. » Notons que, dans la phalange, où tout le monde prend part à des travaux variés et nombreux, chacun se trouve, selon la fonction du moment, tantôt capitaine, tantôt soldat, ici sergent, là caporal. Il s’ensuit que le supérieur n’a jamais de dédain pour l’inférieur ; celui-ci jamais de haine, jamais de jalousie pour le supérieur, ces titres de supérieur et d’inférieur n’ayant jamais qu’un caractère relatif et partiel.

Mais voilà le travail réalisé avec facilité, avec ardeur, avec enthousiasme : chaque individu, chaque groupe, chaque série y a concouru. L’œuvre a porté ses fruits : des bénéfices sont acquis, quadruples, à ce que dit Fourier, de ceux que l’on obtient par les procédés actuels ; il s’agit maintenant de les distribuer d’après le mode sociétaire, c’est-à-dire en raison du capital, du travail et du talent. Pour cela, il faudra évaluer d’abord les droits respectifs de ces trois facultés, en d’autres termes, fixer les dividendes qui leur seront alloués. Fourier démontre que chacun devra vouloir, même par impulsion et calcul de cupidité, que la justice préside à cette première répartition. En effet, la part de chaque associé, travailleur ou capitaliste, est toujours en raison du bénéfice général, qu’on serait sûr de faire diminuer dans l’avenir en mécontentant une classe quelconque. Si l’on refuse aux capitalistes un intérêt suffisant de leurs fonds, ils les retirent, et l’affaire périclite ; qu’eux-mêmes veuillent par trop réduire la part du travail, et les travailleurs s’éloigneront d’une entreprise dont les avantages ne seraient pas pour eux, ou du moins ils n’apporteront que peu de zèle à la seconder. Par l’effet des combinaisons sociétaires, il n’y aurait d’ailleurs bientôt plus personne qui n’eût, au triple titre du capital, du travail et du talent, quelques lots à prétendre.

Quant aux sous-répartitions des trois dividendes, c’est pour celui qui est alloué au capital l’affaire d’une simple règle de trois. Nous devons dire cependant qu’afin d’encourager l’épargne et de faciliter l’avènement de tous les sociétaires à la propriété, un intérêt plus fort devait être, d’après Fourier, attribué aux petits capitaux. Dans ce but, il divisa les actions de la phalange en trois catégories : les actions banquiéres, les actions foncières et les actions ouvrières. Aux premières, il donnait un dividende moindre qu’aux deuxièmes et surtout qu’aux troisièmes. La sous-répartition au travail et au talent est plus compliquée que celle qui s’effectue entre les possesseurs d’actions. Voici comment on y procède : on commence par ranger les séries en trois grandes classes : 1° de nécessité ; 2° d’utilité ; 3° d’agrément. Tout le monde est de nouveau appelé à voter sur le partage entre ces trois catégories de la somme totale affectée au travail et au talent. Personne ne voudra faire valoir l’une d’elles au détriment des autres ; car grâce aux courtes séances et à la variété des fonctions, chacun est membre de quelques séries appartenant à ces trois grandes divisions. Ce qu’il gagnerait d’un côté en se montrant injuste, il le perdrait de l’autre. On descend ainsi des classes aux séries, des séries aux groupes. Le rang qu’occupe une série industrielle est : 1° en raison directe de son concours aux liens d’unité ; 2° en raison mixte des obstacles répugnants ; 3° en raison inverse de la dose d’attraction. Plus une fonction concourt efficacement à serrer le lien sociétaire, plus elle est précieuse, plus est forte la rémunération qu’elle mérite. Plus un travail excite par lui-même d’attraction, plus il a de valeur pécuniaire. Ce qui revient à un groupe se partage en dernier lieu entre ses divers membres proportionnellement au nombre et à la durée des séances fournies par chacun d’eux, et proportionnellement au grade qu’il a occupé dans la petite corporation ; autrement, en raison de son travail et de son talent. Pour résumer dans une formule les effets du mécanisme de répartition de l’ordre sociétaire, Fourier disait « qu’il a la propriété d’absorber la cupidité individuelle dans les intérêts collectifs de chaque série et de la phalange entière, et d’absorber les prétentions collectives de chaque série par les intérêts individuels de chaque sectaire dans une foule de séries. » Fourier ajoute que ce brillant effet de justice se réduit à deux impulsions dont l’une milite en raison directe du nombre de séries que fréquente l’individu, et l’autre en raison inverse de la durée des séances de chaque série. Plus le nombre des série fréquentées est grand, plus l’individu se trouve intéressé à ne point les sacrifier toutes à une seule, mais à soutenir les droits de quarante compagnies qu’il chérit contre les prétentions de chacune d’entre elles. Plus les séances sont courtes et rares, plus l’individu a de facilité à s’enrôler dans un grand nombre de séries, dont les influences ne pourraient plus se contrebalancer, si l’une d’entre elles, par de longs et fréquents rassemblements, absorbait le temps et la sollicitude des sectaires et les passionnait exclusivement. Ainsi la papillonne qui, en rendant le travail attrayant, joue un rôle si important dans la production, est en même temps la plus sûre garantie d’une juste répartition. Grâce à cette précieuse distributive, la cupidité, la soif de l’or se transforme en soif de justice. « Si chacun des harmoniens, dit Fourier, était, comme les civilisés, adonné à une seule profession, s’il n’était que maçon, que charpentier, que jardinier, chacun arriverait à la séance de répartition avec le projet de faire prévaloir son métier, faire adjuger le lot principal aux maçons, s’il est maçon ; aux charpentiers, s’il est charpentier, etc. Ainsi opinerait tout civilisé ; mais, en harmonie, où chacun, homme, femme ou enfant, est associé d’une quarantaine de séries, exerçant sur l’industrie, les arts, les sciences, personne n’a intérêt à faire prévaloir immodérément l’une d’entre elles ; chacun, pour son bénéfice personnel, est obligé de spéculer en sens inverse des civilisés, de voter sur tous les points pour l’équité. » V. attraction.