Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/kantisme

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KANTISME s. m. (kan-ti-sme). Philos. Système de philosophie fondé, à la fin du xviiie siècle, par Emmanuel Kant.

Encycl. Nous avons analysé ailleurs les trois célèbres Critiques de Kant ; nous nous proposons de donner ici, sous le nom de kantisme, une esquisse générale et complète de cette philosophie, qui marque une étape nouvelle dans l’histoire de l’esprit humain. Rien n’est plus difficile que d’exposer brièvement une doctrine aussi complexe et aux apparences si contradictoires ; heureusement pour nous et pour nos lecteurs, un philosophe suisse, aux vues larges et profondes, versé dans la connaissance de la philosophie allemande, M. Ch. Secrétan, de Neufchâtel, nous facilitera la tâche ; nous nous permettrons de recourir assez souvent à sa remarquable Philosophie de la liberté.

Si Locke et Hume n’avaient pas existé, il est permis de croire que Kant n’aurait jamais écrit ; s’ils n’avaient pas nié tous les deux l’existence d’un élément universel et nécessaire dans la pensée humaine, peut-être le philosophe de Kœnigsberg ne se serait jamais avisé de rechercher s’il y a des vérités a priori, et quelles sont ces vérités. Le sensualisme de Locke et le scepticisme de Hume suscitèrent le criticisme. Le problème du criticisme est celui-ci : Y a-t-il des vérités a priori ? et s’il y en a, jusqu’où peuvent s’étendre leurs applications légitimes ?

Descartes, cet audacieux novateur, n’était pas aussi radical que Kant ; il se demandait seulement : « De quoi suis-je certain ? » Kant se demande : « Ai-je le droit d’être certain ? » Aussi ne débute-t-il pas par une psychologie et une métaphysique, mais par un examen critique de toutes nos facultés. C’est là l’originalité de sa doctrine. On peut se demander s’il est réellement nécessaire de faire précéder la science proprement dite par une critique de l’esprit humain. La réponse à cette question sera une condamnation ou une apologie du criticisme tout entier.

M. Secrétan, avec lequel nous regrettons d’être en désaccord sur ce point important, remarque que, si la philosophie, comme Kant le proclame, est impossible avant la critique de l’esprit humain, il faudrait une seconde critique qui nous éclairât sur l’usage et sur la portée des facultés au moyen desquelles nous entreprenons la première, et ainsi de suite. « Il n’y a donc pas, conclut-il, de nécessité logique à faire du problème de la connaissance la question préalable en philosophie. Je dis plus : non-seulement il n’est pas indispensable, mais il est impossible de traiter isolément l’analyse de l’esprit humain ; du moins, en la détachant ainsi de l’ensemble des questions philosophiques, n’est-il pas permis d’en attendre autre chose qu’un résultat provisoire et problématique. » (Philosophie de la liberté.) Cette objection est spécieuse ; mais il nous semble facile d’y répondre, en nous aidant de Kant lui-même, et de prouver ainsi la légitimité du criticisme. La philosophie proprement dite cherche à saisir l’absolu en lui-même, c’est-à-dire objectivement, en dehors de l’esprit ; la critique considère l’esprit en lui-même, c’est-à-dire dans son usage purement subjectif et formel, en dehors de toute application aux objets. Elle porte donc, non pas sur ce qu’on appelle d’ordinaire la connaissance, ou sur le rapport de l’objet au sujet, mais simplement sur le sujet. Et, ne nous y trompons pas, elle ne se borne pas à constater dans l’esprit la présence de tels ou tels éléments, à cataloguer des faits intellectuels, elle fait plus : elle veut expliquer la possibilité de ces faits et vérifier les droits de.l’esprit. Si l’esprit sort vainqueur de cet examen, de cette sorte de vérification de pouvoirs, la métaphysique lui est ouverte ; il pourra spéculer en toute liberté sur Dieu et sur le monde ; jusque-là, toutes ses recherches sont vaines, tous ses résultats sont stériles, car il ne peut se prouver à lui-même la légitimité de ses recherches, la valeur de leurs résultats. La critique nous semble donc un préliminaire indispensable à la métaphysique, et les termes du problème posé par Kant ne sont pas contradictoires, si l’on songe à la distinction que lui-même établit entre l’usage purement subjectif et l’usage objectif de la raison, entre la forme et la matière de la connaissance. Le criticisme néglige la matière et ne s’attache qu’à la forme ; il aboutit, comme nous le verrons, à la négation de la métaphysique. Qu’importe ? La raison spéculative ne sera plus exposée à s’égarer dans Le pays des chimères.

Après avoir démontré la légitimité du kantisme, il nous faut maintenant en exposer les grands résultats. Dans ses trois critiques, Kant dresse l’inventaire des vérités a priori qui dirigent l’exercice de nos diverses facultés. Il commence par les facultés théoriques et passe ensuite aux facultés pratiques et à une faculté mixte qu’il appelle le jugement. Nous renvoyons nos lecteurs aux analyses que nous avons données de la Critique de la raison pure, de la Critique de la raison pratique et de la Critique du jugement. Il suffit à l’objet que nous nous proposons ici dé rappeler que, dans la Critique de la raison pure, Kant démontre la présence d’un élément a priori dans la connaissance humaine, qu’il fait l’inventaire des idées à priori, et ne leur accorde qu’une valeur subjective ; de sorte que, selon lui, nous ne pouvons connaître que nos propres facultés, tout en sentant qu’il existe hors de nous un monde réel, mais inaccessible à notre entendement ; tout ce que nous pouvons faire, c’est de fournir, grâce aux principes purs que nous trouvons en nous, un lien aux phénomènes qui nous entourent ; mais quant aux noumènes (ou choses en soi), ils sont relégués dans une sphère où la raison pure ne saurait pénétrer. Voila en deux mots le résultat de la première critique. Elle conclut spéculativement à l’inanité de la métaphysique. Après cette conclusion, on est en droit de s’étonner que la métaphysique idéaliste allemande de Schelling et de Hegel ne soit qu’un prolongement, qu’une émanation du kantisme. Expliquons-nous sur cette apparente contradiction.

La Critique de la raison pure aboutit à la négation de la métaphysique transcendante ; elle nie que l’esprit puisse saisir hors de lui des substances et des causes ; mais elle nous semble un admirable traité de métaphysique immanente, cette science qui, sans dépasser la sphère où l’expérience est possible, prétend trouver dans les lois de la pensée les lois mêmes de l’univers. Du point de vue où il s’était placé pour expliquer le fait de la connaissante, Kant devait être conduit jusqu’aux confins de l’idéalisme pur, Il dit quelque part : « Toutes choses appartiennent au même tout d’expérience ; dès lors, le moi subjectif et le monde qu’il contemple doivent être considérés comme les deux faces, comme la double manifestation et le double produit d’un même principe et d’une même essence. »

« Grande parole, dit M. Secrétan, qu’on ne saurait contester, qu’on peut interpréter en sens divers, et qu’on n’approfondira jamais assez. Sans une identité intime du sujet connaissant et de l’objet connu, il n’y a pas de science possible. Kant constate cette vérité avec la philosophie de tous les siècles. Il l’explique par un idéalisme subjectif mitigé, en faisant du monde le produit de l’esprit humain, excité par l’action inconnue d’une cause inconnue, qu’il appelle la chose en soi. Mais de cet idéalisme mitigé à l’idéalisme pur il n’y avait qu’un pas : il n’y avait qu’à effacer cette chose en soi dont nous ne pouvons rien savoir, puisque, pour la connaître, il faudrait se dépouiller précisément de toutes les facultés au moyen desquelles nous connaissons. Et la suppression de la chose en soi n’exigerait pas grand effort de logique. » Ce petit effort de logique fut fait par les métaphysiciens successeurs de Kant, et voilà comment la Critique de la raison pure, qui semblait la condamnation spéculative de la métaphysique, fut le point de départ de la métaphysique la plus audacieuse qui ait jamais paru. Toutefois, n’exagérons rien. Cet idéalisme pur, où la logique rigoureuse le pousse malgré lui, Kant l’a toujours désavoué ; tant qu’il reste dans le domaine de la raison pure, la kantisme maintient l’opposition du phénomène et du noumène, de la connaissance logique, la seule que nous puissions posséder, et de l’intuition intellectuelle, qui, si nous en étions doués, nous permettrait la contemplation directe des choses en soi.

Cette opposition du phénomène et du noumène est-elle irrésoluble ? Oui, si l’on considère la raison dans son usage purement spéculatif ; non, si l’on considère la raison dans son usage pratique. En ’d’autres termes, le monde réel, le monde des noumènes s’ouvre devant nous avec l’intuition de la liberté. Là est la grande découverte du kantisme ; chaque philosophe attache son nom à une théorie propre ; on ne peut parler de Platon sans songer aux idées, d’Aristote sans penser au syllogisme, de Descartes sans se rappeler le Cogito ergo sum, Eh bien ! le nom de Kant doit rester à tout jamais attaché à la vraie théorie de la liberté et de l’obligation morale. Si le philosophe de Kœnigsberg s’était arrêté à la Critique de la raison pure, il aurait sa place à côté des Œnésidème, des Pyrrhon, des Hume, mais il n’eut pas fait accomplir à l’esprit humain un pas décisif ; il eût détruit sans rien édifier. La théorie de l’obligation et de la liberté est un monument éternel, et nous paraît le titre le plus solide du kantisme à l’admiration de la postérité. Les idées que nous exprimons ici sont, nous ne l’ignorons pas, en contradiction avec les opinions généralement reçues et professées ; pour la plupart des philosophes, kantisme et scepticisme sont synonymes. Qu’on nous permette de le dire avec franchise : c’est là une grossière erreur, qui s’est répandue grâce aux analyses superficielles de M. Cousin. En France, on est trop habitué à recevoir le mot d’ordre d’en haut ; il a plu un jour à M. Cousin de déclarer que Kant était sceptique ; et pendant cinquante ans on a répété sur tous les tons : Kant est sceptique. Il n’est pas, au contraire, de philosophe qui ait autant fait pour fermer tout accès au scepticisme. Mais, nous le répétons, il ne faut pas s’en tenir à la Critique de la raison pure. Pour celui qui pénètre le sens profond de la Raison pratique, kantisme est synonyme de philosophie de la liberté. C’est ce que M. Secrétan a fait voir le premier ; c’est ce que nous voudrions marquer encore avec plus de force que lui. Pour nous, tout le kantisme est là.

La question de la liberté a de tout temps préoccupé les philosophes. L’activité humaine est-elle libre d’une liberté d’indifférence, ou est-elle toujours déterminée par des motifs ? Les partisans de la liberté d’indifférence invoquent les arguments suivants : 1o Rien n’est plus clair à nos propres yeux que l’initiative que nous prenons dans nos actions. Le sens commun, le consentement universel en témoignent ; toutes les langues ont des mots qui expriment l’idée de volonté libre. La liberté est donc un fait de conscience. 2o C’est aussi un fait dont le raisonnement démontre la nécessité. Sans liberté, pas de moi : l’action ne peut être dite nôtre. Pour me distinguer de mes inclinations et de mes pensées, il faut bien que je prenne un point d’appui dans un acte particulier, et cet acte ne peut être autre que celui de la volonté. De plus, on peut dire que sans liberté il n’y a pas d’action. En effet, ce qui distingue un mouvement simple d’une action, c’est que le mouvement a une origine en dehors de lui-même, et que l’action est spontanée. L’action est donc la liberté. 3o Si la liberté est clairement établie par l’intuition de la conscience, et par des considérations métaphysiques, elle l’est aussi par des considérations morales. Sans la liberté, nos actions ne peuvent être dites morales ; si mon action n’est pas mienne, si elle est contrainte, je n’ai plus de responsabilité ; il n’y a plus de mérite ni de démérite, ni crime ni vertu.

Par malheur, le déterminisme s’empare des mêmes arguments, et les retourne contre la liberté d’indifférence : 1o C’est un fait de conscience que nous n’agissons jamais sans pouvoir rendre compte des raisons qui nous ont déterminés à agir. Tout le monde méprise l’homme qui ne saurait donner des motifs de sa conduite, et il est si vrai que nous ne pouvons concevoir l’action d’un homme raisonnable sans motif, que, si un homme prétend qu’il a agi sans raison, nous le regardons comme fou, ou nous lui supposons des raisons honteuses ou frivoles qu’il n’ose avouer. 2o Si la liberté d’indifférence existe, il n’y a pas de moi. Qu’est-ce en effet que notre moi ? Ce n’est pas un être indéterminé, sans manière d’être. Ce qui fait l’individualité du moi, ce sont ses déterminations ; ce qui fait son identité, c’est l’enchaînement de ses états successifs ; un acte de liberté d’indifférence serait sans lien avec les états antérieurs et détruirait par conséquent l’identité du moi. De même aussi la liberté d’indifférence est la négation de l’action. Nous ne pouvons concevoir l’action que si elle est déterminée ; or, elle est déterminée seulement si elle est en liaison avec des actions précédentes. Une action absolument spontanée serait illimitée, infinie ; elle n’aurait donc aucun caractère propre à la faire reconnaître, elle n’appartiendrait pas à ce monde, qui est le domaine de notre connaissance. Rompre tout lien entre une action et les circonstances dans lesquelles elle se produit, c’est lui enlever précisément ce qui en fait à nos yeux toute la réalité. 3o Enfin, l’appréciation morale, qui a paru favorable à la liberté d’indifférence, ne l’est pas moins au déterminisme. Une action sans motif ne serait ni bonne ni mauvaise, elle ne serait rien ; ce qui fait la moralité d’une action, c’est la moralité des motifs qui la déterminent, c’est la moralité de sa fin.

Voilà donc deux thèses contraires qui semblent se détruire l’une l’autre ; les arguments qui établissent l’une établissent aussi l’autre. Deux vérités contradictoires peuvent-elles donc coexister ? Le soutenir serait absurde ; les rejeter toutes deux ne le serait pas moins. Reste à les concilier ; c’est ce qu’a fait Kant.

D’abord, on ne peut nier la délibération, qui est un fait de conscience, dans laquelle se manifeste le pouvoir de choisir entre les motifs, et c’est aussi un fait de conscience que la délibération n’est qu’une lutte de raisons et de motifs, dans laquelle certains motifs, en vertu de nos habitudes antérieures, l’emportent infailliblement. La liberté est le consentement que nous accordons aux actes qui résultent des motifs qui nous déterminent. En effet, remarque Kant, dans le monde fini, la liberté ne peut s’exercer que conformément aux lois du monde et aux intérêts qui nous lient aux objets finis qui nous entourent. Vouloir exercer sa liberté en dehors de ces lois et de ces intérêts, c’est vouloir vivre dans un autre monde. La liberté absolue s’exercera seulement dans un monde où tout sera simple et absolu, où il n’y aura pas deux façons d’agir possibles à la fois ; alors tout motif déterminant deviendra inutile. La liberté sera l’acte pur, indépendant, dans lequel se concentrera toute notre existence. Sur le terrain métaphysique, il est très-vrai que le réel d’une action est l’initiative absolue ; mais il est très-vrai aussi qu’une action sans forme déterminée se perd dans le vide. Notre action prend corps dans les déterminations dont elle résulte ; c’est par là seulement qu’elle est du monde où nous vivons. Nos manifestations sont donc des actes, en tant que produites par une liberté ; mais ce sont des actes individuels, des actes humains en tant que déterminés par certains motifs. Pour expliquer nos actes, il faut donc admettre la coexistence de la liberté et de l’influence déterminante des motifs. L’homme a conscience de ses tendances et, de plus, d’une liberté absolue, essentiellement indépendante de toute détermination, bien que cette liberté pure ne puisse s’exercer en ce monde que par des actes déterminés ; l’homme sent en lui cette liberté substantielle qui donne à ses actes leur réalité ; l’homme est la liberté absolue qui se connaît et se possède, sans s’isoler des tendances finies. Sur le terrain moral, la conciliation est encore possible. Si un homme agit arbitrairement, ou si son action est exclusivement déterminée par son état antérieur, dans les deux cas il n’y a pas de moralité. Seulement, il faut distinguer dans l’homme deux espèces de déterminations : 1o des déterminations résultant des états précédents, déterminations dont l’action exclusive rendrait impossible la moralité ; 2o une détermination d’un autre ordre, qui donne à l’action sa réalité, et qui n’a rien de commun avec les circonstances finies dans lesquelles nous sommes placés, détermination en quelque sorte suprasensible, qui, par l’influence plus ou moins grande qu’elle a sur nos actes, fait leur plus ou moins de moralité. Aucune action n’est étrangère à ces deux principes de détermination. C’est pourquoi, dans le jugement que les hommes portent sur leurs semblables, ils tiennent toujours compte de la fatalité qui résulte de l’état antérieur et de la liberté, à laquelle l’action est pleinement imputable, par cela seul qu’elle a été voulue. Donc, en même temps que nos actions sont déterminées par notre histoire, elles sont déterminées par notre liberté, par notre participation à l’être absolu et éternel.

Kant distingue dans l’homme deux hommes : l’homme qui vit dans le temps, l’homme phénomène, et l’homme qui est liberté, l’homme noumène. La qualification morale résulte de l’influence que l’homme noumène doit exercer sur l’homme phénomène. Et cette liberté absolue n’est autre que celle d’une volonté bonne, c’est-à-dire identique à la loi morale. Voici sur ce point important la démonstration même de Kant.

« Supposé que la simple forme législative des maximes soit le seul principe de détermination suffisant pour une volonté, trouver la nature de la volonté qui ne peut être déterminée que par ce principe : puisque la simple forme de la loi ne peut être représentée que par la raison, et que, par conséquent, elle n’est pas un objet des sens, et, par conséquent aussi, ne fait pas partie des phénomènes, la représentation de cette forme est, pour la volonté, un principe de détermination distinct de tous ceux qui viennent des circonstances arrivant dans la nature suivant la loi de causalité, car ici les causes déterminantes doivent être elles-mêmes des phénomènes. Mais si nul autre principe de détermination ne peut servir de loi à la volonté, que cette forme de loi universelle, il faut concevoir la volonté comme entièrement indépendante de la loi naturelle des phénomènes, c’est-à-dire de la loi de causalité. Or, cette indépendance s’appelle liberté dans le sens le plus étroit, c’est-à-dire dans le sens transcendantal. Donc une volonté, à laquelle la forme législative des maximes peut seule servir de loi, est une volonté libre. » (Critique de la raison pratique.)

Avoir ainsi trouvé que l’acte vraiment libre est l’acte conforme à la loi morale est la plus grande découverte dont puisse s’honorer la philosophie moderne, et le plus grand titre de gloire du kantisme. Spinoza avait dit que cet être seul est libre qui agit conformément aux lois de sa nature ; mais, pour lui, Dieu seul était libre, car Dieu seul était l’être substantiel ; pour Kant, tout être raisonnable est libre ; car, étant raisonnable, il trouve dans sa raison la loi de son être, et peut se déterminer conformément à cette loi.

Cette loi de tout être raisonnable n’est autre que l’autonomie de la volonté. Expliquons-nous. Nous savons d’une certitude immédiate qu’il existe un devoir, mais nous ne savons pas aussi clairement en quoi ce devoir consiste. Cette loi, il faut donc la développer, en partant du simple fait que notre volonté se sent obligée. La question revient à celle-ci : quel est le devoir compris dans l’idée même d’une obligation imposée à la volonté ? Pour Kant, ce devoir est d’être une volonté, et d’être une volonté absolue, puisque l’obligation elle-même est absolue. La loi morale nous ordonne donc de vouloir ce que nous voulons, pour tous les hommes et pour toutes les circonstances, de n’avoir, en un mot, d’autres volontés particulières que celles que nous pouvons, sans contradiction, élever à la hauteur de lois universelles. De là ce précepte d’une sublimité incomparable : « Agis toujours de telle sorte que les maximes de ta conduite puissent être érigées sans contradiction en règles universelles. » En d’autres termes, la volonté doit être considérée comme législatrice universelle. « Cette idée, dit M. Secrétan, résume la philosophie pratique de Kant. Ainsi, dans tout vouloir opposé à la règle, la pensée démêle une contradiction. Ce que nous voulons pour nous, nous ne le voulons pas en général. Les milieux où nous vivons, le temps et l’espace rendent, cette contradiction possible. Nous voulons ici, dans cet instant, ce que nous ne voulons pas partout et toujours, et c’est ainsi que nous devenons coupables. La volonté ne pourrait donc pas dévier de sa route, l’infraction au devoir ne se concevrait pas, dès lors le devoir lui-même, ou l’impératif, ne se concevrait pas non plus si le temps et l’espace n’étaient pas. Le temps et l’espace sont du phénomène ; par conséquent, le devoir lui-même appartient au monde phénoménal ; mais l’empire absolu qu’il réclame avec autorité nous prouve que le vrai fond de l’être se révèle en lui. Il n’y a d’absolument bon qu’une bonne volonté, disons-nous ; mais le bon, c’est le vrai, et l’axiome que je rappelle nous ouvre un jour inattendu sur la vérité. La volonté est notre essence objective ; la volonté bonne est celle qui, dans le milieu phénoménal, suit encore les lois intemporelles, inconditionnelles du monde objectif. » Ainsi la liberté nous fait entrer dans ce monde nouménal que nous avait fermé la raison pure. C’est là, à notre avis, la grande découverte du kantisme ; c’est par là que cette doctrine peut recevoir des développements nouveaux et féconds. La critique de la raison pratique est, en effet, une tentative de philosophie prenant son point de départ et son point d’appui dans la conscience morale de l’humanité. Kant, le premier, ainsi que le prouvent sa Critique de la raison pratique, sa Critique du jugement, et surtout sa Religion dans les limites de la raison, a voulu faire reposer la religion sur la morale. C’est là le côté original de son spiritualisme, c’est là ce qui l’empêche de tomber dans l’idéalisme pur où devaient se jeter ceux de ses successeurs qui bornèrent son œuvre à la Critique de la raison pure. Aux subtilités contradictoires de la pensée purement spéculative, il substitua la preuve morale fondée sur la nécessité de la pensée morale ; il reconnut, par la force même de toute sa méthode, une activité morale dans le premier principe de toutes choses. Après lui, il n’est plus permis de faire une métaphysique sans se conformer aux exigences de la pensée morale. On ne peut plus chercher le caractère essentiel de l’être ni dans la perception, ni dans la pensée, mais dans la volonté ; on ne peut plus davantage considérer le monde comme un pur phénomène, quoique la raison pure semble aboutir à ce résultat négatif ; le principe moral a fait éruption, pour ainsi dire ; c’est à lui de tout gouverner désormais.

Kant lui-même sentit les contradictions de la raison pratique et de la raison pure ; aussi essaya-t-il de les faire disparaître au moyen d’une conciliation dans la Critique du jugement. Cette conciliation, il croit la trouver dans l’idée de la cause finale. La cause finale ne peut être que le meilleur ; mais la question est de savoir si le meilleur est au commencement ou à la fin. Les philosophies nées du kantisme le placent à la fin. « Elles avaient compris, dit l’éminent philosophe que nous avons déjà cité, que la science véritable doit imiter dans son mouvement le mouvement réel des choses et reproduire l’enchaînement du monde dans l’enchaînement de ses propositions, axiome du cartésianisme qui n’avait pas encore reçu d’application complète, et que l’on avait singulièrement oublié. Les successeurs de Kant rajeunirent ce principe avec assez d’éclat pour qu’il ne soit plus permis d’en méconnaître l’évidence. Ainsi, comme la pensée s’avance nécessairement des idées les moins parfaites aux plus parfaites, on imagina que le mouvement de la réalité doit aller, de même, du moins parfait au plus parfait. Dès lors, si nous continuons à appeler du nom de Dieu la perfection existante, il fallait dire que Dieu ne peut exister qu’à la fin, après le monde et par le monde, tout au rebours de la croyance populaire qui met Dieu au commencement, avant le monde, et fait exister le monde par lui. Ce point de vue est commun aux trois grandes philosophies allemandes de Fichte, de Schelling et de Hegel, qui, du reste, diffèrent sensiblement les unes des autres, et par leur marche et par leur conception suprême. La pensée dominante de tous ces systèmes se trouve chez Kant ; c’est à Kant que l’école spéculative l’a empruntée, comme l’examen du système de Fichte le prouve surabondamment. » (Philosophie de la liberté.)

Il y a donc dans chaque Critique une pensée nouvelle, pouvant servir de point de départ à une philosophie différente. La Critique de la pure raison établit la distinction du phénomène et du noumène, ou de la chose en soi ; elle nous donne d’abord le temps et l’espace, formes pures de l’intuition sensible ou de la perception, formes subjectives comme l’intuition elle-même ; puis les catégories, formes subjectives de la pensée, lois de l’expérience dont nous sommes forcés de concevoir l’application dans le temps. À l’aide de ces formes, nous pouvons penser les phénomènes, c’est-à-dire en ramener la diversité à l’unité de la pensée. Quant au noumène, il est au fond de nos représentations, mais nous ne pouvons le saisir.

Dans la Critique du jugement, nous trouvons l’idée de but. Alors naît dans notre esprit l’idée d’une intelligence agissant dans le monde, et nous sommes conduits à penser que le noumène est un être spirituel. Mais cette présomption n’est pas une certitude, cette hypothèse n’est pas une vérité positive, car le monde dont l’étude nous l’inspire n’est, en définitive, que le monde de nos représentations.

La Critique de la raison pratique aboutit à l’idée positive du devoir, à la certitude de la liberté, et à la foi dans l’existence d’un ordre de choses qui réalisera le but dont le devoir nous commande la poursuite. « Le livre de la Critique de la raison pratique, dit M. Secrétan, attire surtout l’attention par son résultat positif : l’autonomie de l’idée morale, l’élévation presque involontaire de la certitude morale au rang d’un critère de la vérité métaphysique ; d’où résulte pour les penseurs à venir la nécessité d’organiser le travail de la pensée de telle façon que les résultats en répondent aux besoins de la conscience morale. Dans ces deux points, il y a deux systèmes, deux sciences. La philosophie allemande a tiré la conséquence de la Critique de la raison pure dans le sens plus ou moins distinctement marqué par la Critique du jugement. Armée de nouvelles catégories et d’une dialectique nouvelle, elle a poursuivi l’idée d’une nécessité intelligente qui domine dans ce dernier ouvrage, en la dégageant peu à peu du rapport avec l’idée morale qui en fait chez Kant la grandeur et l’obscurité. Il appartient à la philosophie contemporaine de féconder la meilleure moitié du kantisme, en construisant cette philosophie dont Kant a donné le principe et le critère dans la Critique de la raison pratique. »


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