Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/pragmatique adj.

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Administration du grand dictionnaire universel (13, part. 1p. 27-28).

PRAGMATIQUE adj. (pra-gma-ti-ke — lat. pragmaticus, gr, pragmatikos ; de pragma, action, affaire). Néol. Qui est fondé, qui fonde ses théories sur l’étude des faits en eux-mêmes : +Histoire pragmatique. Historien pragmatique.

— Hist. Pragmatique sanction, Règlement d’un souverain touchant des matières ecclésiastiques : La PRAGMATIQUE SANCTION de saint Louis, La PRAGMATIQUE SANCTION de Charles VII. De grandes raisons d’intérêt, et peut-être de bonne discipline, ont été cause que la PRAGMATIQUE SANCTION a été abrogée par le concordat. (Guizot.)

— Substantiv. Pragmatique sanction : La PRAGMATIQUE de saint Louis. La PRAGMATIQUE de Charles VII. Hist.

— Décret impérial réglant les intérêts des villes et des provinces.

— Encycl. Hist. Pragmatique sanction. Cette expression est empruntée au code romain et signifie « ordonnance sur les affaires. » On l’employait, en général, pour désigner les ordonnances des rois de France et les décisions de la diète germanique. Deux pragmatiques sont surtout célèbres dans l’histoire du droit français, celle de saint Louis et celle de Charles VII. La première porte la date de 1268 ; elle règle et précise les relations de la France avec le saint-siége, assure la liberté des élections canoniques, confirme les libertés, privilèges et franchises de l’Église gallicane, modère les taxes et les exactions de la cour de Rome, et Louis IX y déclare que la couronne de France relève de Dieu seul. Quelques exemplaires ne renferment point l’article contre les taxes de Rome, et l’authenticité de l’ordonnance elle-même a été révoquée en doute par plusieurs critiques. La pragmatique sanction de Bourges, rendue par Charles VII (1438) sur les plaintes du concile de Bâle et en conformité avec les décisions prises par une assemblée du clergé français, proclame la supériorité des conciles œcuméniques sur les papes, supprime les réserves, les annates, les grâces expectatives, restreint les effets de l’excommunication et de l’interdit, limite les appels en cour de Rome, assure la liberté d’élection des évêques, abbés, etc. Mais Rome ne voulut jamais l’approuver ; elle voulait même la faire considérer comme une sorte d’hérésie. Louis XI, dans l’intérêt de ses rapports avec le saint-siége, la supprima en 1461, tout en continuant de la laisser exécuter quand les besoins de sa politique l’exigeaient. Il en rétablit même les dispositions principales, en 1479, dans un décret qui fut confirmé par ses successeurs ; ce qui n’empêchait pas qu’on n’y dérogeât de temps à autre, surtout quand la cour de France était en bonne intelligence avec celle de Rome. Enfin, après bien des débats, Léon X et François Ier, dans leur entrevue à Boulogne, conçurent l’idée du concordat (v. ce mot), qui régla depuis la discipline de l’Église gallicane (1516).

— Hist. relig. La pragmatique sanction de Charles VII ayant été un des principaux incidents du grand schisme qui déchira l’Église d’Occident pendant tout le cours du XIVe et du XVe siècle, appelle ici une étude spéciale au point de vue de l’histoire ecclésiastique. La société religieuse était livrée à la même anarchie que la société civile. Si, d’une part, les droits des souverains et des peuples étaient très-mal définis, de l’autre, le pouvoir des papes dans l’Église ne l’était pas mieux. À la monarchie absolue de Grégoire VII, que se disputaient jusqu’à trois papes, tous reconnus par quelques nations chrétiennes, le concile de Pise (1409) avait substitué une sorte de république gouvernée par des conciles généraux. Cinq ans après, une nouvelle assemblée générale, tenue à Constance, décrétait également la suprématie des conciles généraux sur l’autorité pontificale. Mais toutes ces décisions restaient illusoires, parce que les papes, à qui l’exécution en était confiée, n’y voyaient qu’une atteinte à leur pouvoir. Martin V ne s’était résigné que de très-mauvaise grâce à convoquer, en 1423, le concile de Sienne qui fut transféré à Bâle. Son successeur Eugène IV entreprit de le dissoudre ; mais, conformément à la doctrine professée à Constance, les Pères réunis à Bâle déclarèrent le concile supérieur au pape, et, à son refus de concours, ils répondirent en essayant d’opérer eux-mêmes la réforme de l’Église. C’est ainsi que, d’accord avec le roi de France Charles VII et l’empereur d’Allemagne Sigismond, qui les protégeaient, ils abolirent les décrétales, fausses et vraies, les annates, les mandats, les réserves, les droits de scel et d’investiture, etc., qui constituaient au profit de la papauté d’énormes impôts sur la chrétienté. Sur quoi, Eugène IV excommunia les Pères, et ceux-ci le déposèrent, en lui donnant un successeur.

Cependant, dans l’assemblée de Bâle, il était resté au pape une minorité fidèle qui fut par lui transportée à Florence, de telle sorte qu’on eut, non-seulement deux papes, mais deux conciles à la fois, qui, en se lançant des anathèmes réciproques, achevèrent de troubler les consciences et préparèrent l’avénement de la Réforme. Les princes chrétiens prirent parti, qui pour, qui contre, selon leurs intérêts. Depuis plusieurs siècles, l’autorité royale en France avait vivement résisté aux empiétements de la papauté, et le clergé français, plus national qu’orthodoxe, ne paraissait pas disposé à s’y soumettre. Les décrets du concile de Bâle étant très-favorables à l’indépendance des Églises nationales, presque tous les États chrétiens les adoptèrent. Plus qu’aucun autre prince, Charles VII avait pris à cœur la réforme de l’Église ; il y voyait, entre autres profits, l’affermissement de son propre pouvoir. Il se hâta donc de convoquer à Bourges une assemblée du clergé français et de présenter à sa ratification les décrets du concile de Bâle. Fidèle à ses traditions, le clergé fit un choix parmi les décisions prises, et, de ses propres résolutions confirmées par l’autorité royale, sortit l’ordonnance connue sous le nom de Pragmatique sanction. Voici les principaux articles de cette loi d’État :

Article 1er. L’autorité du concile général est supérieure à celle du pape.

Art. 2. Le saint-siége est obligé d’assembler tous les ans un concile général.

Art. 3. La liberté des élections, telle qu’elle avait existé jusqu’au XIIIe siècle, est rendue aux Églises et aux abbayes.

Art. 4. La régale est confirmée, et le revenu des bénéfices vacants dans les provinces du royaume appartient aux rois de France, conformément à l’ordonnance de Charles V.

Art. 5. Les annates, réserves, expectatives et mandats que s’arrogeaient les papes sont supprimés.

Art. 6. Le droit d’appel au pape est limité à quelques cas extraordinaires et exceptionnels.

Art. 7. Les bulles du pape ne sont publiées en France et n’y deviennent exécutoires qu’après l’approbation du roi.

La pragmatique était une œuvre sage et mûrement délibérée. Elle fut bien accueillie de l’Université, du parlement et de l’opinion publique, malgré l’opposition d’Eugène IV et de ses successeurs ; elle reçut en France toute l’exécution que le pouvoir royal pouvait lui donner. Ainsi, la doctrine qui faisait de l’Église une sorte de démocratie spirituelle resta l’opinion dominante. À la vérité, l’article 2 de la pragmatique, qui en était la sanction, ne fut jamais appliqué parce qu’il n’était pas au pouvoir d’un prince quelconque d’obliger le pape à réunir tous les ans un concile général, mais il était bon que le principe en fut déposé dans un acte public et solennel qui tînt en respect l’ambition des chefs de l’Église. Quant à l’article 3, il valait au moins comme protestation contre le despotisme des papes et l’abus des choix dans la dispensation des dignités ecclésiastiques. Dans l’ensemble enfin, la pragmatique garantissait l’indépendance de l’Église nationale, précieuse sauvegarde de sa dignité.

Mais cette sage loi de l’État ne fut en vigueur que pendant quatre-vingts ans. Au commencement du règne de François Ier elle fut abolie par le traité de Bologne, négocié et conclu avec le pape Léon X par le chancelier Duprat, l’un des hommes les plus pernicieux qui aient gouverné la France. Par ce traité, connu sous le nom de Concordat de 1516, le roi renonça à la convocation périodique des conciles et rendit au pape les annates, source impure de spoliations qui fut largement exploitée par le plus avide des pontifes. En échange, celui-ci renonça aux appels en cour de Rome qui ne lui valaient que des embarras, et conféra au roi de France le droit de pourvoir aux dignités ecclésiastiques : scandaleux marché qui mettait à la disposition d’un seul homme tous les biens ecclésiastiques, c’est-à-dire près d’un tiers des propriétés du royaume. Les conséquences ne s’en firent pas attendre. Les bénéfices furent livrés en pâture aux courtisans, qui s’en adjugèrent les revenus et firent desservir les paroisses par des prêtres vendus et indignes. « Il n’y eut plus, dit le cardinal Bellarmin, ni sévérité dans les tribunaux ecclésiastiques, ni discipline dans les mœurs du clergé, ni connaissance des choses sacrées, ni respect des choses divines. Il ne resta enfin presque plus de religion. « 

Mais la pragmatique de Charles VII ne fut pas abolie sans protestation et sans résistance. Il n’y eut qu’un cri contre le pacte simoniaque qui livrait aux caprices d’un monarque l’Église nationale. Clergé, parlement, Université, tout s’unit pour faire des remontrances. Après douze séances orageuses, le parlement déclara qu’il ne pouvait consentir à l’abolition de la pragmatique. L’Université ordonna des prières publiques. Mais la cour emprisonna les uns, intimida les autres, et le concordat finit par être, sous le coup de la violence, subi et enregistré.

En cédant, le parlement protesta contre la force et en appela au prochain concile général. Sa voix se perdit dans la tempête religieuse qui suivit la Réforme. D’ailleurs, l’esprit d’indépendance qui inspirait le concile de Bâle avait disparu. Ce n’est plus l’illustre et digne Gerson qui dirige le concile de Trente : c’est Loyola. Il n’y est plus question ni de pragmatique ni de libertés quelconques. Pour résister au protestantisme, l’Église catholique abdique et se donne un maître absolu. Mais la pensée de Gerson persiste dans l’Église française. On la retrouve encore dans Bossuet. La pragmatique revit en partie dans la déclaration de 1682. Là, on affirme encore que le pouvoir temporel est indépendant du pouvoir spirituel ; que le concile général est au-dessus du pape ; que l’autorité du saint-siége est impuissante contre la constitution de l’Église gallicane ; que ses jugements enfin peuvent être réformés par le consentement universel de l’Église. Ainsi raisonnait-on encore en pleine monarchie absolue. Mais que ces temps sont loin de nous ! Qu’est devenue la pragmatique ? Un souvenir historique. Que sont devenues les assemblées solennelles de L’Église ? Où est Gerson, et Bossuet lui-même ? En résumé, et ce n’est pas le trait le moins caractéristique de l’époque, les peuples marchent vers la liberté et, l’œil fixé sur le moyen âge, l’Église tourne le dos à la liberté. Comment se rencontrer et s’entendre ? Et quel est le souverain, roi ou peuple, qui édictera une nouvelle pragmatique ?