Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/travailleur, euse s.

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Administration du grand dictionnaire universel (15, part. 2p. 441-442).

TRAVAILLEUR, EUSE s. (tra-va-lleur, euze ; ll mll. — rad. travailler). Personne adonnée au travail : Ce n’est pas un fort habile ouvrier, mais c’est un bon travailleur. Il faut que le travailleur soit fils de ses œuvres. (Corbon.) Dans une société qui a le travail pour base, le travail doit toujours faire vivre le travailleur ; il ne doit jamais le tuer. (E. de Gir.)

— Hist. ecclés. Prêtre qui s’occupait spécialement des enterrements. || Convulsionnaire de Saint-Médard.

— Art milit. Soldat qu’on emploie à des travaux de terrassement : Les assiégés firent une sortie et tombèrent sur les travailleurs. (Acad.)

— s. f. Petit meuble dans lequel les femmes serrent leur ouvrage et leurs objets de travail : Une travailleuse en bois de merisier déteint remplissait l’embrasure de la fenêtre. (Balz.) || On dit plus souvent table à ouvrage.

— Adjectiv. Adonné au travail : Les classes TRAVAILLEUSES. (Proudh.)

Syn. Travailleur, ouvrier. V. OUVRIER.

Travailleurs de la mer (LES), roman de Victor Hugo (1866, 3 vol. in-8o). Victor Hugo a toujours eu le soin de dire au lecteur quelle pensée domine chacun de ses livres, d’expliquer son œuvre, de préparer à sa lecture, presque de la défendre d’avance. La préface d’un volume de poésie ou de prose est toujours pour lui une chose de haute importance ; aussi croyons-nous devoir transcrire, pour l’intelligence de l’ouvrage, les quelques lignes explicatives qu’il a placées en tête des Travailleurs de la mer : « La religion, la société, la nature, telles sont les trois luttes de l’homme. Ces trois luttes sont en même temps ses trois besoins ; il faut qu’il croie, de là le temple ; il faut qu’il crée, de là la cité ; il faut qu’il vive, de là la charrue et le navire. Mais ces trois solutions contiennent trois guerres. La mystérieuse difficulté de la vie sort de toutes les trois. L’homme a affaire à l’obstacle sous la forme superstition, sous la forme préjugé et sous la forme élément. Un triple ananké pèse sur nous, l’ananké des dogmes, l’ananké des lois, l’ananké des choses. Dans Notre-Dame de Paris, l’auteur a dénoncé le premier ; dans les Misérables, il a signalé le second ; dans ce livre, il indique le troisième. À ces trois fatalités qui enveloppent l’homme se mêle la fatalité intérieure, l’ananké suprême, le cœur humain. » Le livre ne répond pas complètement à cette promesse. On s’attend à un grand poëme qui montrera l’homme luttant contre toutes les forces de la nature par un déploiement toujours nouveau des forces physiques et morales ; déployant des merveilles d’intelligence, de courage, de persévérance ; essuyant des chutes douloureuses et des défaites sanglantes ; remportant enfin de solides et éclatantes victoires. V. Hugo était digne d’entreprendre en vers ou en prose cette gigantesque épopée ; il s’est borné à nous montrer un incident de cette lutte, incident auquel sa puissante imagination a prêté des proportions colossales, mais qui n’est toujours qu’un incident. Il prend une histoire, une aventure de simple pêcheur ; il fait ressortir, avec la merveilleuse puissance dont il est doué, la persévérance laborieuse et dévouée de cet homme obscur dans une circonstance romanesque toute personnelle, et il dit : « Voilà la mer, voilà la nature, voilà le travail et la lutte, voilà la victoire sur la fatalité ! Après l’ananké des dogmes et l’ananké des lois, voilà l’ananké des choses ! » On ne trouve pas tout cela dans les Travailleurs de la mer, et l’essence même du livre est peut-être mieux exprimée dans ces simples lignes d’une lettre écrite postérieurement par Victor Hugo : « J’ai voulu glorifier le travail, la volonté, le dévouement, tout ce qui fait l’homme grand. J’ai voulu montrer que le plus implacable des abîmes, c’est le cœur, et que ce qui échappe à la mer n’échappe pas à la femme. J’ai voulu indiquer que, lorsqu’il s’agit d’être aimé, Tout faire est vaincu par Ne rien faire, Gilliat par Ebenezer. J’ai voulu prouver que vouloir et comprendre suffisent, même à l’atome, pour triompher du plus formidable des despotes, l’infini. » Oui, tout cela se trouve dans les Travailleurs de la mer, ce grand tableau de la vie populaire au bord de l’Océan, dans ce cadre majestueux et sauvage qui renferme une idylle doublée d’un drame. L’action est d’ailleurs d’une belle simplicité et les personnages peu nombreux se prêtent facilement à l’analyse.

Mess. Lethierry nous représente le vieux marin que l’âge et les infirmités condamnent à la vie patriarcale ; sous une rude écorce il cache un excellent cœur ; il est bon et serviable, et, s’il aime son bateau à vapeur, la Durande, il aime encore mieux sa nièce Déruchette. Sa philosophie est celle des chansons de Béranger, ce qui ne l’empêche pas de subir l’influence des préjugés et des superstitions. On a reproché à l’auteur ses boutades contre les prêtres, les lieux communs qu’il met dans la bouche de Mess. Lethierry. Pourquoi, s’ils sont dans le rôle du personnage et si ce personnage est vrai, vivant, s’il semble pris sur nature ? Or, c’est là un mérite qu’on ne saurait contester à ce caractère. Sa nièce Déruchette répand une douce lumière sur l’ouvrage entier, où les teintes sombres dominent. Ce n’est qu’une silhouette, un portrait ébauché plutôt que dessiné ; mais quelle grâce dans cette charmante physionomie moitié enfant, moitié jeune fille ! Bien qu’elle n’occupe dans le roman qu’une place relativement faible, sa personnalité s’accuse autant que celle de la douce et passive Fantine des Misérables. « Elle avait cette grâce fugitive de l’allure qui marque la plus délicate des transitions, l’adolescence, les deux crépuscules mêlés, la commencement d’une femme dans la fin d’un enfant. Un oiseau qui a la forme d’une jeune fille, quoi de plus exquis ? Figurez-vous que vous l’avez chez vous ; ce sera Déruchette. Le délicieux être ! On serait tenté de lui dire : Bonjour, mademoiselle la bergeronnette. On ne voit pas les ailes, mais on entend le gazouillement. Sa présence éclaire, son approche réchauffe ; elle passe, on est content ; elle s’arrête, on est heureux ; la regarder, c’est vivre. » C’est sous ces traits que passe dans le roman Déruchette, une des plus délicieuses créations de V. Hugo. Nous aimons moins le révérend Joë Ebenezer Caudray, recteur de Saint-Sampson. Le poète a beau le parer de toutes les grâces de la jeunesse et de la beauté, accumuler sur sa personne toutes les vertus, il n’émeut ni n’intéresse. Ce n’est pas un homme, c’est une abstraction ; sous cette enveloppe, on sent le pédantisme anglican ; son langage dogmatique agace. Heureusement qu’il n’est pas longtemps en scène. Un portrait vrai, frappant, c’est celui du sieur Clubin, le type de l’hypocrite. La mise en œuvre de ce personnage est tellement habile que l’auteur paraît être dupe de l’astuce de son héros ; lorsqu’il se démasque, il semble qu’il se révèle à celui même qui l’a créé. Le chapitre intitulé : Un intérieur d’abîme éclairé rappelle Une tempête sous un crâne des Misérables ; c’est un chef-d’œuvre d’observation psychologique. « Clubin, dès sa jeunesse, avait eu une idée, mettre l’honnêteté comme enjeu dans la roulette de la vie, passer pour un homme probe, et partir de là, attendre sa belle, laisser la martingale s’enfler, trouver le joint, deviner le moment, ne pas tâtonner, saisir, faire un coup et n’en faire qu’un, finir par une rafle, laisser derrière lui les imbéciles. Il entendait réussir en une fois ce que les escrocs bêtes manquent vingt fois de suite, et tandis qu’ils aboutissent à la potence, aboutir, lui, à la fortune. »

Le véritable héros du roman, celui que l’auteur a mis en scène avec une prédilection marquée, c’est le pêcheur Gilliat, pauvre homme de cœur qu’entoure la malveillance universelle. Le vent des révolutions a jeté sa mère dans l’île de Guernesey ; l’ombre qui enveloppe son origine, sa qualité d’étranger sont autant de titres à la défiance. Il habite une maison à laquelle la légende rattache le souvenir de visions sinistres ; il en partage le mauvais renom ; sa force herculéenne, son habileté à la pêche sont autant de titres à la réprobation superstitieuse de la foule ; il n’est pas jusqu’aux services qu’il rend, aux bons conseils qu’il donne, à sa sympathie pour les animaux, pour tous les êtres faibles, qui ne fournissent des aliments à l’aveugle hostilité du vulgaire. Gilliat accepte ces arrêts sans se plaindre, sans devenir plus mauvais ; sa pensée se replie sur elle-même ; c’est un songeur, qui, dans ce perpétuel tête-à-tête avec la nature et l’immensité, trouve des inspirations qui l’élèvent bien au-dessus de ses détracteurs. Cet être fruste, aux allures farouches, rude d’aspect, candide comme un enfant, présente une physionomie profondément originale ; on l’a beaucoup critiqué. Il est d’une grandeur sauvage sans cependant heurter le goût et froisser la vraisemblance ; c’est une belle création qui n’a pas de précédents dans les œuvres d’imagination.

Nous allons, maintenant que nous les connaissons, voir à l’œuvre ces personnages dans le cadre du roman.

Rien de plus heureux que l’entrée en matière. Le jour de Noël, Déruchette, par un caprice d’enfant, écrit sur la neige le nom de Gilliat qu’elle vient de rencontrer. Gilliat lit les lettres tracées par Déruchette et demeure pensif. L’espoir d’être aimé par l’espiègle jeune fille devient l’idée fixe du pêcheur. Cette idée sommeille en lui, sans qu’il la manifeste en aucune façon, lorsqu’un événement inattendu vient lui fournir l’occasion de conquérir celle qu’il aime. Si Gilliat a la Panse, bateau lourd, primitif, qu’il a gagné dans une joute, Mess. Lethierry a la Durande. La Durande est le premier bateau à vapeur qui ait navigué dans ces parages ; sa machine a été faite avec un soin tout particulier et il serait impossible de la refaire. Mess. Lethierry a surmonté tous les obstacles que lui ont suscités les préjugés, la superstition, l’opposition du clergé anglican ; son bateau fait le service régulier de Saint-Malo à Guernesey ; il lui donne gloire et richesse ; une catastrophe imprévue va détruire tout son bonheur. Confiant comme un enfant, il est trompé et volé par un coquin vulgaire nommé Rantaine ; il l’est encore par Clubin. C’est alors que l’action s’engage. Clubin apprend que Rantaine est arrivé à Saint-Malo ; il se présente à lui au moment où il vient de jeter à la mer un malheureux garde-côte et, aidé de l’éloquence d’un revolver, il lui arrache 75,000 francs, qu’il se propose, dit-il, de restituer à l’honnête Lethierry, mais qu’en réalité il a l’intention de s’approprier. Il est décidé, en outre, à faire naufrager la Durande, à passer pour mort, et à aller jouir à l’étranger d’une opulence aussi habilement acquise. Clubin part donc, malgré les avertissements d’un vieux loup de mer, et s’engage dans ce labyrinthe de récifs qui sillonnent cette partie de la Manche. Ils sont dépeints avec une vérité saisissante : le Pater noster, l’Homme, le rocher Douvres, les Hanois semblent se dresser devant nous, tant l’imagination de V. Hugo excelle à répandre sur ses tableaux des couleurs qui font illusion. La description du brouillard, qui sert de complice à Clubin, est admirable : tout à coup, un épouvantable craquement se fuit entendre ; c’est le navire qui s’ouvre. Clubin, qui a eu soin de faire enivrer le timonier pour laisser peser sur lui toute la responsabilité du sinistre, refuse de quitter le bâtiment et passe pour un héros ! Pendant que la chaloupe s’éloigne, il triomphe ; mais sa joie est bientôt suivie d’une atroce déception : il s’est trompé dans ses calculs et il a sombré à 4 lieues de la côte. « Le paradis rêvé par ce démon avait repris sa vraie figure, le sépulcre. »

La nouvelle du sinistre arrive à Mess. Lethierry. C’est sa ruine. La perte du bâtiment n’est rien ; celle de la machine est irréparable. Il est vrai qu’elle est intacte, scellée en quelque sorte entre deux rochers qui la maintiennent. Tenter de la dégager serait folie. « Où trouver un homme capable de l’essayer ? — S’il existait, » dit un marin. Déruchette tourna la tête : « Je l’épouserais, » dit-elle. Il y eut un long silence. Un homme très-pâle sortit du milieu des groupes et dit : « Vous l’épouseriez, miss Déruchette ? » C’était Gilliat. « Déruchette l’épouserait, j’en donne ma parole d’honneur au bon Dieu ! » s’écria Mess. Lethierry. Le lendemain, par une nuit brumeuse, Gilliat, sur ce mot de Déruchette, va aventurer sa vie, affronter la colère de l’Océan. Voulez-vous voir un homme héroïque, seul, aimé de sa volonté, aux prises avec toute la puissance des éléments, avec les forces combinées de la nature ? Regardez Gilliat au milieu des rochers de Douvres. Tous les obstacles semblent accumulés à l’envi pour rendre la tâche impossible ; les rocs, la mer, le vent, la pluie, la tempête, tout est du complot contre lui. N’importe, il n’aura pas un instant de défaillance. Cette lutte contre l’infini et l’impossible est pleine d’une grandeur sublime. Toutefois, Gilliat est trop silencieux, trop concentré en lui-même. Sur les rochers de Douvres, son mutisme est plus frappant encore. Gilliat est seul ; pas un mot ne lui échappe qui puisse faire soupçonner ses craintes ou ses espérances. Cette grandeur silencieuse fatigue et opprime ; il s’en dégage une impression morne et lugubre. Les éléments ont une voix, Gilliat n’en pas. La scène n’en est pas moins terrible. Les obstacles succèdent aux obstacles ; rien n’a prise sur sa volonté. La récit de ses efforts est un hymne magnifique à la puissance de cette volonté, puissance qui s’accroît de toutes celles qui l’entourent et menacent de l’écraser.

V. Hugo, en peintre merveilleux, a trouvé des tons éblouissants pour retracer les merveilles de la mer, pour peindre ces voûtes souterraines où le regard de l’homme n’a jamais pénétré ; il a même parfois des touches gracieuses ; mais le sombre et le terrible dominent. Le choc des vents est en quelque sorte palpable sous son pinceau ; le chapitre intitulé le Combat est un véritable chant de poëme épique. L’homme lutte contre l’avalanche des forces brutales de la nature. Les éléments sont personnifiés par V. Hugo ; ce ne sont pas des êtres aveugles, ce ne sont pas non plus de froides abstractions ; le poëte a prêté à ces objets matériels la passion et les sentiments des êtres animés ; il leur attribue la colère, l’hypocrisie, la haine et l’amour. « Le vent est un fou furieux. » Sans autre témoin que le ciel dans cette lutte engagée contre la nature entière, Gilliat reste maître du champ de bataille. Il va pouvoir ramener en triomphe la Durande, qu’il a arrachée à tous ses ennemis conjurés, lorsqu’un nouveau péril se présente et menace de lui enlever la fruit de son héroïsme. C’est ici que se place l’épisode de la pieuvre, qui a eu un si grand retentissement, qui a presque fait la popularité de l’ouvrage. La description de la pieuvre, quoique empreinte d’exagération, atteint les dernières limites du réalisme, et celle du combat entre l’homme et le poulpe monstrueux épouvante. « Pas de saisissement pareil à celui de ce céphalopode. C’est la machine pneumatique qui vous attaque. Vous avez affaire au vide ayant des pattes. Ni coups d’ongles, ni coups de dents ; une scarification indicible. Une morsure est redoutable moins qu’une succion. La griffe n’est rien près de la ventouse. La griffe, c’est la bête qui entre dans votre chair ; la ventouse, c’est vous-même qui entrez dans la bête ; vos muscles s’enflent, vos fibres se tordent, votre peau éclate sous une pesée immonde, votre sang jaillit et se mêle affreusement à la lymphe du mollusque. La bête se superpose à vous par mille bouches infâmes, l’hydre s’incorpore à l’homme, l’homme s’amalgame à l’hydre. Vous ne faites qu’un. Ce rêve est sur vous. Le tigre ne peut que vous dévorer ; le poulpe, horreur ! vous aspire. Il vous tire à lui et en lui, et là, englué, impuissant, vous vous sentez lentement vidé dans cet épouvantable sac qui est un monstre. Au delà du terrible, être mangé vivant, il y a l’inexprimable, être bu vivant ! » C’est d’un tel adversaire que Gilliat est victorieux ; après l’avoir tué, il découvre dans sa caverne le squelette de Clubin et une fourmilière de coquilles de crabes, qui, après avoir mangé l’homme, ont à leur tour été dévorés par la pieuvre. « Ces carapaces semblaient manger cette carcasse. » Gilliat détourne avec horreur les yeux de ce spectacle, et, après quelques heures d’une anxiété terrible, pendant lesquelles la mer est encore sur le point de ressaisir sa proie, il s’éloigne de l’écueil sinistre en chantant à demi-voix l’air naïf qu’il savait être aimé de Déruchette. C’est la première fois, depuis qu’il a commencé sa tâche, qu’il permet à sa passion de se manifester.

Le temps des épreuves est passé ; celui de la récompense est venu. La Panse, chargée de la machine de la Durande, est entrée dans le port de Saint-Sampson ; les habitants émerveillés la contemplent. La reconnaissance de Mess. Lethierry s’épanche en transports passionnés pour Gilliat, son sauveur. Rien de plus amusant et de plus vrai que ce débordement de paroles incohérentes qui s’échappent de sa bouche. La conclusion de tout ce bavardage, c’est que Déruchette appartient à l’homme héroïque qui a ramené la joie et la prospérité sous le toit du vieux marin. Mais, à son grand étonnement, Gilliat refuse le prix pour lequel il a si vaillamment joué sa vie. Que s’est-il donc passé ? Quelques heures auparavant, à la faveur des ombres de la nuit, il a surpris une conversation. Déruchette a reçu les aveux d’un jeune homme ; Gilliat a entendu des serments d’amour qui ne lui étaient pas adressés. C’est entre deux scènes du drame, à côté même du drame, une idylle d’une grande fraîcheur, que ce chapitre où le rude marin apprend l’amour mutuel de Déruchette et d’Ebénezer. « Une voix sortit du massif, plus douce qu’une voix de femme, une voix d’homme pourtant, et cette voix dit à Déruchette : « Mademoiselle, je vous aime. » Déruchette tressaillit. La voix continua : « Hélas ! j’attends. — Qu’attendez-vous ? — Votre réponse. — Dieu l’a entendue, » dit Déruchette. Gilliat aussi l’avait entendue, et jamais, même sous la grotte du rocher de Douvres, enlacé par la pieuvre, il n’éprouva une pareille souffrance. Gilliat, dont le cœur n’a été éclairé par un rayon d’espoir que pour retomber tout à coup dans une nuit plus profonde, renonce à Déruchette avec une simplicité qui rend son sacrifice plus sublime ; il ne s’en tient pas là ; avec une abnégation qui l’élève au niveau des plus grands caractères, il veut assurer le bonheur de ceux qui, avec l’insouciance égoïste de la jeunesse et de l’amour, n’ont pas un souvenir, pas une pensée de sympathie pour ce cœur sublime qui souffre en silence, brisé par eux. Déruchette et Ebénezer sont en présence, l’une qu’il a enrichie, l’autre auquel jadis il a sauvé la vie. Ebénezer va partir, et Déruchette tenir, en épousant Gilliat, la promesse qui lui est échappée dans un jour de folie. Tous deux sont" dans le désespoir. Au milieu de cette scène d’adieux déchirants, intervient Gilliat ; il est calme ; il n’est pas l’homme des demi-sacrifices ; il ne marchande pas avec la destinée. « Pourquoi ne vous mariez-vous pas ? » dit-il tranquillement aux deux jeunes gens. Il leur indique les moyens de se marier, d’éluder les formalités ; il a poussé la sollicitude jusqu’à apporter l’anneau d’or nécessaire aux épousailles. Le froid égoïsme des deux jeunes gens serre le cœur ; ils acceptent ce dévouement sans autre émotion que celle de l’enivrement que leur donne le bonheur. De ce héros de la vie privée qui s’immole pour eux, ils n’ont nul souci. Pour eux, le monde entier est circonscrit dans leur rêve d’amour. Cet égoïsme naïf, qui n’a même pas conscience de lui-même, ne fait que mieux ressortir la sombre grandeur du rôle de Gilliat. Il a tout prévu ; grâce à lui, le mariage s’accomplit sans difficulté ; le pauvre marin conduit les nouveaux époux au bord de la mer et fait à la jeune fille de touchants adieux. « Madame, dit-il, vous ne vous attendiez pas à partir ; j’ai pensé que vous auriez peut-être besoin de robes et de linge ; vous trouverez sur le vaisseau un coffre qui contient des objets pour femme. Ce coffre me vient de ma mère ; il était destiné à la femme que j’épouserais. Permettez-moi de vous l’offrir. » Déruchette se réveille à demi de son rêve. Elle se tourne vers Gilliat : « Pourquoi ne pas le garder pour votre femme quand vous vous marierez ? — Madame, je ne me marierai probablement pas. — Ce sera dommage, car vous êtes bon. » Déruchette sourit ; Gilliat lui rendit ce sourire ; puis il l’aida à entrer dans le canot. Tels sont les derniers adieux, Il y a là une simplicité touchante qui va au cœur ; point d’expressions ambitieuses ; l’effet est obtenu par les moyens les moins cherchés ; il n’en est que plus sûr.

Le roman a débuté par une entrée en matière gracieuse comme une idylle ; il finit par une scène majestueuse comme le dénoûment d’un drame antique. Pendant que le navire emporte loin de Guernesey les nouveaux mariés, Gilliat fuit la foule, tout occupée du fabuleux sauvetage qu’il vient d’opérer aux rochers de Douvres ; la nature est en fleur, les oiseaux gazouillent dans le feuillage, une douce brise agite la riante végétation du printemps ; tout autour de lui est joie et bonheur. Lui, calme et sombre, il gagne le rocher de Gild-Holm-Ur, où le caprice de la nature a creusé une espèce de fauteuil que, deux fois par jour, couvre et découvre la mer. C’est là qu’il a arraché à la mort Ebénezer ; c’est la qu’il a résolu de mourir. Il court s’asseoir sur ce rocher que la marée montante va couvrir, et il attend paisiblement la mort, pendant que le vaisseau qui emporte Déruchette s’éloigne à l’horizon. Il suit des yeux la masse flottante, qui change de forme, pâlit, s’amoindrit et disparaît enfin dans la brume. Et cependant le flot monte, monte toujours. « À l’instant où le navire s’effaça à l’horizon, la tête disparut sous l’eau ; il n’y eut plus rien que la mer ! » Tel est le dernier mot du livre. Tel est le double dénoûment de l’idylle et du drame.

Ce dénoûment est lugubre ; cette morne résignation, à laquelle pas un cri n’échappe, qui accepte le sacrifice sans se plaindre des hommes et de la destinée, laisse l’esprit dans un accablement douloureux ; on se sent oppressé et cependant on ne proteste pas trop, car il est conforme au caractère de Gilliat, caractère tout d’une pièce. Néanmoins, après avoir dépensé tant de force pour arracher la Durande aux écueils et tant d’adresse pour marier la jeune fille qu’il aime à un rival préféré, il se supprime lui-même, non pas pour ne point faire obstacle au bonheur qu’il a assuré, mais pour n’en pas être le témoin. Son suicide n’est qu’une faiblesse vulgaire mal déguisée par le pittoresque des accessoires et l’immensité du théâtre. On pouvait désirer une autre solution que Gilliat renonçant à la vie au moment de sa victoire morale.

Ce livre saisissant ne répond pas au titre, qui semblait promettre un grand nombre de personnages, tandis que l’action se passe entre un petit nombre. Mais ceux-ci sont tous de main de maître, et, après les avoir vus à l’œuvre, il est impossible de les oublier. Mess. Lethierry, Déruchette, Gilliat, Clubin resteront comme de puissantes créations du génie. Que de pages, dans ces trois volumes, qu’on admire davantage à mesure qu’on les étudie ! Que de descriptions qui se détachent comme des bas-reliefs exécutés par un artiste incomparable ! On peut reprocher à l’auteur l’abus de la force, des effets trop cherchés et qui manquent le but en le dépassant ; le poète abuse aussi de l’antithèse, des expressions forcées, des jeux de mots, des substantifs soudés entre eux. Mais ces défauts ne sont que l’exubérance du talent.