Grands névropathes (Cabanès)/Tome 3/8

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ALFRED TENNYSON

C’est un aspect peu connu du poète national de l’Angleterre, du poète-lauréat, que nous allons présenter ici.

Si l’on peut a priori accorder à Tennyson une santé mentale normale, il n’est pas douteux, cependant, que sa vie, comme son œuvre, révèlent des aspects morbides, et qu’à ce titre il appartient au pathologiste de le soumettre à son examen.

Ce point de vue a été, pour la première fois, croyons-nous, signalé par l’auteur d’une biographie[1] d’Edgard Poë, qui restera comme un modèle d’érudition et de science ; il n’a pas été omis par celui qui a consacré au « spiritualisme » et à la « personnalité morale » de Tennyson un travail justement remarqué[2].

Bien que l’écrivain anglais se soit efforcé, par une sorte de pudeur exagérée, de dérober sa personnalité à ses lecteurs ; bien qu’un scrupule tardif lui ai fait retrancher de ses œuvres les pièces trop confidentielles, son caractère émerge, néanmoins, du fond de ses poèmes, et les traits qu’on y peut glaner, joints à ceux que nous ont fait connaître des témoins de son existence, pourront nous donner de l’homme une idée, sinon complète, du moins suffisante.

On a souvent répété que l’âme humaine est faite de contrastes, qu’il n’est pas un de nous qui n’ait à la fois de bons et de mauvais sentiments, qui s’opposent, se contrarient, les êtres de toute pièce étant rares, s’ils ne sont même exceptionnels parmi les hommes supérieurs. Tennyson n’a pas forfait à la règle commune.

D’une franchise rude et cinglante parfois, il était, à d’autres moments, plein de délicatesse. D’une distinction parfaite de manières et employant, à l’ordinaire un langage châtié, il se montrait brutalement incorrect par à-coups, comme le prouvent quelques anecdotes typiques.



TENNYSON
(Collection de l’auteur)

Lors d’une visite qu’il faisait au duc d’Argyll, la duchesse cherchait à persuader le poète d’accepter une invitation à déjeuner ; elle lui citait tous les convives distingués qu’elle réunissait ce jour-là à sa table, afin de le mieux décider. Comme elle insistait pour savoir si elle aurait le plaisir de le compter parmi ses invités, Tennyson lui répondit : « J’en aurai l’horreur, duchesse ! »

Mrs Oliphant rapporte que lors d’une visite à Ferringfort, la résidence de Tennyson, elle échangeait avec Mrs Tennyson toute sorte de compliments, quand le poète, qui avait laissé s’écouler sans mot dire ce flot de paroles flatteuses, s’écria brusquement : « Quelles menteuses vous faites, vous autres femmes[3] ! »

Comme on était habitué à ses boutades et à ses incartades, on ne s’en offensait pas ; on mettait sa sauvagerie sur le compte d’une grande timidité et on la lui pardonnait d’autant plus aisément qu’il n’était plus charmant compagnon quand il voulait s’en donner la peine.

« La mauvaise humeur de Tennyson, au dire d’un de ses mémorialistes[4], partait comme une fusée ; quand il avait exhalé son mécontentement, il était tout prêt à reconnaître ses torts et à faire des excuses à ceux qu’il avait blessés. »

On a cité, à ce propos, un poème exquis qu’il adressait à son amie Sophie Rawnsley, et qui le montre repentant après une admonestation dont il avait reconnu l’injustice :

« Que personne ne sache que j’ai été dur pour toi ; toi sur qui reposent mes meilleures affections… Bien que j’ai été dur, ma nature n’est pas ainsi, un nuage momentané s’abattit sur moi : ma froideur fut hors de saison, comme la neige pendant l’été. J’ai prononcé des paroles froides et pourtant je t’aimais bien et chaleureusement. Ai-je donc été si dur ? Ah ! chère, cela ne se peut pas. Avais-je l’air si froid ? Quelle folie poussa mon sang à donner ainsi un démenti à mon cœur ?… »

Cette sensibilité, il en témoigne en maintes occurrences, consolant ses amis dans la peine, visitant les malades, plein de sollicitude pour ses serviteurs et ceux d’autrui.

Le domestique d’une personne de ses relations qu’il avait pris en affection, étant devenu malade de la poitrine, Tennyson allait presque tous les jours lui faire la lecture et prier avec lui.

On a rapporté maints témoignages de sa bonté, de sa tendresse pour les humbles, de son amour des enfants[5], voire des animaux.

Au cours d’un voyage en Suisse, on lui offrit, dans un restaurant, de choisir vivant le poisson qu’il désirait ; il ne put se décider à laisser tuer et manger un animal qu’il avait vu en vie !

Cette « zoophilie », il la tenait de sa mère, qui ne pouvait supporter de voir martyriser les bêtes ; quelquefois, les gamins du village s’amusaient à poursuivre un chien et à le maltraiter : la bonne dame leur donnait de l’argent pour faire cesser ces mauvais traitements, et les méchants garnements ne manquaient pas d’abuser de sa bonté.

Le père de Tennyson, « rector » d’un petit hameau, était autrement redouté que sa digne épouse de cette bruyante marmaille ; à sa seule apparition, c’était la débandade ; sa haute et sévère silhouette suffisait à mettre en fuite tout ce petit monde.

« Mon pauvre père, disait de lui un de ses fils, fut toute sa vie un homme de douleur ». Entendez par là qu’il était mélancolique, hypocondriaque, sujet à des crises d’humeur noire. Le poète hérita de ce tempérament.

Dès l’âge de dix-huit ans, Alfred Tennyson pose pour le désabusé, fatigué de la vie avant de l’avoir vécue, et qui se fige dans une attitude de fière mélancolie. Écoutez-le parler :

« J’erre dans les ténèbres et dans la douleur, sans amis et solitaire, tandis que tristement murmure autour de moi la plainte désolée de la froide rivière. Le bruit du tonnerre éclatant, les échos déserts de la montagne répètent : le rugissement du vent est autour de moi, les feuilles de l’année gisent à mes pieds[6]. »

Ces accès de mélancolie le prenaient en plein bal.

« Je me souviens, raconte-t-il, que, quelquefois, au milieu d’une danse, une grande et soudaine tristesse m’accablait ; alors, je quittais la danse et allais errer au loin sous les étoiles ; ou bien, je m’asseyais au pied des escaliers, l’esprit assombri et distrait. »

À sa sortie de l’école et avant d’entrer à l’Université, le jeune Alfred avait été placé sous la direction de son père ; malgré les terreurs que celui-ci lui inspirait, le genre de vie qu’il mena, dans cette période, ne fut pas tout à fait sans agrément, et les heures de bonheur qu’il goûta firent compensation aux crises de mélancolie. Mais celle-ci ne tarda pas à le reprendre, quand il lui fallut quitter l’existence de famille, pour entrer, avec son frère, au collège de Cambridge.

La ville universitaire produisit sur lui la plus fâcheuse impression.

« Quelle pitié que ce bel âge d’or soit fini, écrivait-il à sa tante ; quelle misère de ne pouvoir donner à nos songes aériens la consistance de la réalité ?… Je ne sais comment cela se fait, mais je me sens seul ici, au milieu de la société. Ah ! que ce pays est plat, que les divertissements sont monotones, les études de l’Université peu intéressantes et positives !… Il faut être un petit monsieur à l’esprit bien sec, calculateur et anguleux, pour se délecter aux A + V B, etc. »

Ce milieu était bien fait pour développer sa mélancolie native. Les accès de dépression et d’abattement, comme il s’en observe dans la neurasthénie, étaient fréquents chez cet adolescent soustrait à l’atmosphère familiale[7]. Le jeune Tennyson avait cette réserve des timides qui, craignant de n’être pas compris, préfèrent se replier sur eux-mêmes et s’enfermer dans leurs propres pensées.

Une nature aussi affinée ne pouvait que malaisément s’accommoder de la vie en commun ; aussi, peu habitués qu’ils étaient à la société de jeunes gens de leur âge, les deux frères Tennyson se montrèrent-ils, au début, d’une timidité confinant à la maladie[8]. Lorsqu’ils arrivaient dans le vaste hall où se prenaient les repas, leur nervosité était telle qu’ils s’arrêtaient derrière la porte, paralysés par la crainte, quitte à retourner dans leurs lodgings l’estomac vide[9].

Peu à peu ils s’acclimatèrent, et Alfred surtout ne fut pas longtemps à conquérir des sympathies et des admirations, mitigées, d’ailleurs, de critiques à l’occasion. Le poète se montrait fort sensible à ces dernières et ne supportait pas toujours les observations avec sérénité. Elles le blessaient au vif et le souvenir ne s’en effaçait que lentement de son âme ulcérée.

Certain jour, après la lecture d’un de ses poèmes, un de ses camarades avait murmuré dans son coin quelques paroles, entre lesquelles Tennyson crut distinguer cette injure : « Tête de morue bouillie… » Il ne dit rien sur l’instant, mais il composa en secret une réplique à l’adresse des critiques en général qu’il accablait de sa méprisante ironie :

« Ne blesse pas, s’écriait-il dans une sorte d’invocation, l’âme du poète avec ton esprit superficiel, ne la blesse pas, car tu ne peux la sonder… Sophiste au front obscur, ne t’approche pas, car le lieu est sacré ; le sourire vide et la raillerie glacée n’entrent pas ici… Vous n’entendrez jamais la voix du poète, vos oreilles sont si épaisses, restez donc où vous êtes ; vous êtes tout souillés de péchés ; la source de l’inspiration rentrerait sous terre, si vous paraissiez[10]. »



UNIVERSITÉ DE CAMBRIDGE
Vue du King’s College et de la chapelle (1837)
(Biblioth. Nationale — Cabinet des Estampes)

Toute sa vie Tennyson a été torturé par sa crainte des critiques ; les articles plus ou moins indulgents des « reviewers » avaient le don d’exciter en lui une irritation sourde et d’autant plus pénible qu’elle était impuissante. Il oubliait tous les éloges pour ne retenir que les remarques désagréables : cela tournait à l’idée fixe.

On lui rapporta un jour le jugement d’un clergyman sur un de ses drames ; l’ecclésiastique n’avait pas caché son admiration pour la pièce, mais il ne la trouvait pas adaptée pour la scène. Tennyson ne s’attacha qu’à ce seul point ; il en fut tellement obsédé que le lendemain quand l’ami qui lui avait rapporté le propos prit congé de lui, il ne put s’empêcher de lui dire : « Dites à votre Chanoine qu’il ne connaît rien à l’art dramatique[11]. »

C’est surtout quand il avait le spleen qu’il était d’une humeur intraitable et qu’on fût mal venu à critiquer ses productions. Dans ces moments, il se montrait mécontent autant de soi-même que des autres. Dans une des pièces qui reflètent le mieux ce côté misanthropique de sa nature, il s’abandonne à sa colère et déverse son amertume sur la société.

« Les hommes sont tous des canailles et ne songent qu’à leurs intérêts, ils violent la vérité pour un chèque et se calomnient les uns les autres ; les besoins de l’âme sont écrasés sous le poids de l’or ; le seul sage est celui qui endurcit son cœur et poursuit égoïstement son gain. Tous s’affolent dans cette poursuite de la richesse : le boulanger vend au pauvre du plâtre, de l’alun et de la craie en guise de pain ; le pharmacien fabrique des poisons derrière ses bocaux écarlates ; ce n’est partout que mensonges et menaces ; la paix apparente offre plus de dangers qu’une guerre ouverte ; la misère hideuse ronge les classes inférieures, tandis que les riches se livrent à toutes leurs convoitises[12]. »

À ces périodes d’exaltation succédait une véritable prostration. Un jour un de ses amis ne l’ayant pas trouvé chez lui se mit à sa recherche ; il finit par l’apercevoir de loin, assis au bord de la falaise, en contemplation devant la mer. Arrivé près de lui, il l’interpelle, lui tape familièrement sur l’épaule ; le poète de bouge pas ! Puis au bout d’un instant et sans se retourner il exhale d’une voix caverneuse ces mots qui sonnent comme un glas : Fatigué de la vie !

Son pessimisme ne fut pas toujours aussi amer, mais reconnaissant le néant de toutes choses, il s’était laissé envahir par une morne désespérance :

« Je me tenais, dit-il dans une de ses pièces, sur une tour, par un temps de pluie ; la vieille et la nouvelle année se rencontrèrent, et les vents rugissaient et soufflaient, et je dis : « Ô années, qui vous rencontrez dans les larmes, avez-vous quoi que ce soit qui vaille la peine d’être connu ? Assez de sciences et d’explorations, de voyageurs allant et venant, assez de causes pour pleurer ! Avez-vous quelque chose qui vaille la peine d’être connu ? Les mers s’écoulaient à mes pieds, les vagues se déversaient sur les galets, la vieille année rugissait et soufflait, et la nouvelle année soufflait et rugissait. »

Le problème de l’au-delà le préoccupait, le mystère d’outre-tombe l’angoissait.

« À quoi bon tant d’agitations, tant de luttes ? À quoi bon les philosophies, les sciences, la poésie, la religion ? Que signifient ces formes multiples, ces mille apparences diverses que prend la vie : joies, douleurs, aspirations, luttes politiques, réformes sociales, courage, bonté, méchanceté, foi, désastres ? Où tout cela mène-t-il ? Où allons-nous ? Nous sommes plongés dans le mystère. »

Et ailleurs :

« À quoi bon méditer ? Cette vie, mêlée de peines et de joies, en dépit de toute foi et de toute croyance, reste un mystère. »

Mais il se reprenait et de tels découragements étaient passagers. L’amour de la vérité le poussait à la méditation, et à l’examen des différentes doctrines proposées pour expliquer l’insoluble énigme ; et s’il éprouvait dans cette recherche une véritable torture morale, s’il restait plongé, en fin d’analyse, dans « les gouffres ténébreux du doute », du moins se reprenait-il à goûter, sinon la joie, l’utilité de vivre. Il cherchait, selon l’expression de son biographe, à secouer le joug du doute et s’entraînait à la confiance.

« Patience et espoir, se répétait-il à soi-même ; par delà l’obscurité actuelle, nous pressentons la lumière à venir ; la terre est une scène assombrie par la douleur, mais soyons patients : le cinquième acte nous révélera la signification de ce drame sauvage. »

« L’incrédulité, disait-il encore, est une muraille crénelée, une prison dans laquelle nous respirons un air malsain et où nos mouvements sont entravés ; ne la prenons pas pour une forteresse et cherchons à en sortir à l’aide de la prière. »

Tennyson a toujours espéré en un Dieu consolateur ; dès l’enfance il avait été sujet à des extases, qui ont, il faut le reconnaître, un caractère nettement anormal. Voici ce qu’il confesse à ce propos :

« Depuis mon enfance, j’ai fréquemment éprouvé une sorte d’extase à l’état de veille, quand j’étais tout seul. Cet état s’est produit généralement en me répétant mon propre nom à moi-même, silencieusement, deux ou trois fois, jusqu’à ce que, tout d’un coup, comme si c’était par l’intense conscience de mon individualité, cette individualité même semblait se dissoudre et s’évanouir dans un être illimité. Et cela n’était pas un état confus, mais le plus net parmi les plus nets, le plus certain parmi les plus certains, le plus merveilleux parmi les plus merveilleux…, la mort paraissait une impossibilité presque ridicule et la perte de la personnalité semblait non pas une extinction, mais la seule vraie vie[13]. »

Dans l’Ancien Sage[14], nous retrouvons la même pensée mais exprimée sous une forme plus poétique :

« Plus d’une fois, quand j’étais assis tout seul, méditant en moi-même le mot qui est le symbole de ma personne, les limites mortelles du MOI se détendirent et passèrent dans l’Innommable, comme un nuage fond dans le ciel. Je touchais mes membres et mes membres m’étaient étrangers, ne m’appartenaient plus ; et cependant, aucune ombre de doute, mais une clarté absolue ; et par la perte du Moi, le gain d’une vie si large, qu’auprès de la nôtre elle était le soleil comparé à l’étincelle ; une telle chose ne peut s’exprimer par des paroles, qui ne sont elles-mêmes qu’ombre dans le monde des ombres. »

Un de ses personnages, en qui le poète a peut-être voulu s’incarner, éprouve des impressions pareilles :

« Souvent les visions viennent de telle sorte que cette terre sur laquelle il marche cesse d’être la terre, cette lumière qui frappe ses yeux n’est plus la lumière, cet air qui effleure son front n’est plus l’air, mais une vision ; oui, sa propre main et son pied aussi ; en ces moments, il sent qu’il ne peut pas mourir… »

Le jeune héros de la Princesse a éprouvé ces « saisissements étranges » : tout à coup, « en plein jour et au milieu des hommes », tandis qu’il marchait et parlait comme à l’ordinaire, il lui a semblé s’avancer dans un monde de fantômes et il s’est senti lui-même « l’ombre d’un rêve ».

On comprend que Tennyson ait cultivé cet état extatique si propice à l’inspiration lyrique ; il aimait s’abandonner à ces rêveries qui le transportaient loin du terre à terre quotidien et où il goûtait d’ineffables jouissances, car cette émotion extatique n’allait pas sans une sorte de mélancolie voluptueuse[15].

À ces moments il perdait tout contact avec le monde matériel. On conte qu’un jour d’hiver où la neige couvrait le sol d’un épais manteau il n’entendit pas venir la diligence. Brusquement, le Ho ! Ho ! du cocher le réveilla, et levant les yeux de sur le livre qui absorbait sa pensée, il vit une tête de cheval qui paraissait lire par-dessus son épaule.

Quand il errait à travers champs, perdu dans ses rêves, son chapeau à larges bords sur la tête, il donnait aux gens du pays qui le rencontraient l’impression « d’un être mystérieux élevé au-dessus des autres mortels et capable d’entretenir des rapports avec le monde des esprits[16] ». Cette absorption n’était cependant pas telle qu’il ne s’intéressât à tout ce qui lui tombait sous les yeux.

Dans la nature, tout, on peut dire, excitait son enthousiasme ; il ne se lassait pas de ce spectacle incessamment renouvelé. Une anecdote assez plaisante témoigne de cet amour pour les moindres productions du Créateur.

Il se promenait avec un ami dans la campagne, quand il vint à heurter contre une barrière et à s’étaler lourdement de tout son long. Ne voulant pas l’humilier dans son amour-propre (n’oublions pas qu’il s’agit ici de deux Anglais), son compagnon affecta de n’avoir rien vu ; au bout d’un moment, ne le voyant pas se relever, il s’approcha de plus près et surprit notre poète, toujours la figure contre terre, en train d’examiner, avec l’attention la plus soutenue, une flaque d’eau qui bordait la haie. Supposant qu’il cherchait quelque chose qu’il avait perdu, l’ami offrit ses services. Alors Tennyson se relevant lentement sur ses mains et sur les genoux, et tournant vers son interlocuteur son visage rayonnant : « Quelle imagination, s’écria-t-il, a le Dieu Tout-Puissant ! » Cette exclamation lui était arrachée par la vue des infusoires innombrables qu’il venait de regarder s’agiter sous ses yeux.

Avec la promenade, la « fumerie » était sa grande distraction, son délassement ; il était persuadé que le tabac favorisait ses dispositions rêveuses, facilitait le travail de sa pensée. Il trouvait plaisir, assis dans un fauteuil, à suivre les méandres bleuâtres de la fumée. Au dire de Carlyle, grand fumeur lui-même, Tennyson faisait une « énorme » consommation de l’herbe à Nicot. Son fils parle avec un pieux respect de ces « pipes sacrées », que son père fumait du matin au soir ; car le matin il ne travaillait point sans sa pipe, et le soir, à sa pipe, il ajoutait un verre de Porto. Cela ne l’empêcha point de poursuivre une longue carrière, puisqu’il devint plus qu’octogénaire.

À part quelques incommodités légères — il souffrait, chaque été, de la fièvre des foins et avait eu une crise hépatique à la mort d’un frère qu’il adorait — Tennyson jouit d’une santé corporelle à peu près constante.

Il ne fut véritablement malade qu’en 1844, au plus fort de sa neurasthénie. L’hydrothérapie et une cure de repos dans une maison de santé aidèrent à son rétablissement. De tout temps, par contre, il eut ce qu’on est convenu d’appeler, d’un terme vague, « des maux nerveux » : des obsessions, des phobies ; il était hanté, par exemple, par la crainte de perdre la vue. Pendant plusieurs années, il se laissa aller au découragement et ne tenta rien pour réagir : sa volonté était comme paralysée. Très ombrageux, très jaloux de sa solitude et de sa liberté, il fuyait les touristes qui reconnaissaient son feutre à larges bords et sa vareuse bleue au col de velours[17].

Cette réserve, cette passion de l’isolement, il les conserva jusqu’à la fin de ses jours.

On pourrait presque dire que la maladie qui l’emporta fut sa première vraie maladie.

À soixante-dix-neuf ans il avait eu une attaque de goutte, mais sa robuste constitution lui avait permis d’en triompher, et il put célébrer son quatre-vingtième anniversaire sans que la cruelle infirmité se rappelât à lui.

Trois ans plus tard, les symptômes de faiblesse commençaient à se manifester ; l’ombre de la mort planait et, peu à peu, devenait plus proche. Le poète éprouvait une difficulté de plus en plus grande à manger ; il se plaignait de douleurs dans la mâchoire qui le gênaient pour mastiquer. Il eut à plusieurs reprises des syncopes ; l’affaiblissement progressait.

Le matin de sa mort, se sentant très faible, il dit au docteur : « La fin ? » Celui-ci ayant baissé la tête en signe d’assentiment, il répondit simplement : « C’est bien. » Après quoi, il fit ses adieux à sa famille.

« Pendant les heures qui suivirent, a relaté son fils, la pleine lune inondait de lumière la chambre et le paysage au dehors, et nous veillions dans un silence solennel. Sa patience et sa force calme exerçaient leur pouvoir sur ceux qui lui étaient les plus proches et les plus attachés : nous nous sentions reconnaissants pour la tendresse et la paix absolue de ces moments… Il était tout à fait paisible, tenant la main de ma femme, et quand il passa, je prononçai sur lui sa propre prière : « Dieu l’accepte, Christ le reçoive ! »

Peu d’instants avant sa mort le poète avait demandé un Shakespeare qu’il conserva dans sa main jusqu’au bout.

Ce qui offre surtout de l’intérêt dans le cas de Tennyson, c’est que, comme l’a bien pénétré M. Émile Lauvrière, en sa nature morbidement sensible, l’inspiration poétique fut essentiellement une intuition extatique, comme elle le fut pour Wordsworth, Coleridge, Shelley et Keats, en Angleterre ; pour Edgard Poë, en Amérique ; et aussi, du moins en partie, pour Lamartine et Alfred de Vigny, en France.

Tout comme l’auteur d’Éloa, en sa mystique exaltation, Tennyson s’attribuait une mission divine, « le rôle sacerdotal de l’élu ». Il restait persuadé que « le don de la poésie lui avait été conféré par son père céleste, comme un grand témoignage de confiance, afin qu’il pût devenir un instrument qui transmît à ses semblables le message reçu du Maître… Le sentiment de l’origine divine de ce don lui semblait presque écrasant, car il sentait que chacune de ses paroles devrait être consacrée au service de Celui qui avait touché ses lèvres avec le feu du ciel ».

Ainsi l’auteur de Maud se rattache à la grande famille de ces « extasiés » qui se sont voués dans le domaine de la philosophie et des lettres à sublimiser, si l’on peut dire, la pensée humaine.


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  1. L’étude de M. É. Lauvrière, à laquelle nous faisons allusion, est de 1910 ; elle porte pour titre : Repetition and Parallelism in Tennyson ; in-12 de 107 pages, Paris, Boyveau et Chevillet.
  2. Alfred Tennyson, son spiritualisme, sa personnalité morale, par Louis-Frédéric Choisy, docteur ès lettres. Genève, Kundig ; et Paris, Champion, 1912.
  3. A.-C. Benson, Alfred Tennyson, 89.
  4. Rawnsley, Memories of the Tennysons, 65.
  5. Il connaissait à merveille le langage qui leur convenait. Sur un fait qui lui avait été rapporté par miss Gladstone, la fille de l’homme d’État, il composa ce touchant petit poème : « La petite Emmie, sur son lit d’hôpital, a entendu le vieux docteur dire à l’infirmière qu’il l’opérerait le lendemain, mais que, sans doute, hélas ! elle n’en réchapperait pas. Que faire alors ? Elle le demande à sa voisine Annie. Annie lui conseille d’appeler à son aide le Seigneur Jésus, car c’est écrit en toutes lettres sur l’image, là : Laissez venir à moi les petits enfants ! — « Oui, dit Emmie, mais si je l’appelle, comment saura-t-il que c’est moi ? Il y a tant de lits dans cette salle. » C’était un problème. Annie réfléchit et dit enfin : « Emmie, vous laisserez vos bras hors du lit, sur la couverture. » Le lendemain, quand le docteur arriva avec ses instruments de torture, le Seigneur des petits enfants l’avait entendue et elle était morte. » In the Children’s Hospital : Emmie. (Trad. F. Roz.)
  6. Poems by two Brothers.
  7. Cette dépression se manifesta parfois de façon assez étrange, comme quand le jeune Alfred, sorti par une nuit noire, alla se jeter sur une tombe du cimetière, implorant une place pour lui-même, sous le tertre gazonné !
  8. Il suffisait d’une circonstance futile pour le décontenancer, au dire de quelqu’un qui fut témoin de son embarras ; les yeux innocents d’une jeune fille de quinze ans pouvaient le geler complètement. De là cet air « timide et déprimé » qui frappa tant Hawthorne en 1857.
  9. Arth. Waugh, Alfred Tennyson, 21.
  10. The poet’s mind, 14. (Traduction de M. Choisy, comme les citations précédentes.)
  11. Benson, op. cit., 93.
  12. Cf. Maud, 287 ; Locksley Hall sixty years after, 563 ; The Dawn, 890. (Traduc. L.-F. Choisy, op. cit., 209-10.)
  13. Memoir, 268 ; cf. 551 et 815.
  14. P. 551.
  15. Cf. Lauvrière, La morbidité de Tennyson. (Revue germanique, novembre-décembre 1913, note 1, in fine de la page 562.)
  16. Memoir, 66.
  17. Tennyson, par Firmin Roz. Paris, 1911, 171.