Grenade, souvenirs

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GRENADE.

L’étranger qui désire prolonger son séjour dans une ville espagnole ne doit pas rester dans les hôtelleries, où il sera écorché, livré aux bêtes et traité de Turc à Maure. Il faut qu’il se loge dans une casa de pupillos, c’est-à-dire dans une maison particulière où l’on prend des pensionnaires au mois ou à l’année ; il sera beaucoup mieux en dépensant beaucoup moins.

Notre domestique de place se mit aussitôt en quête, car nous étions fort mal à la Fonda del Comercio, qui dispute à la Cruz de Malta l’honneur d’être le premier hôtel de Grenade et justifie très peu sa prétention d’être tenue à la française. Ce domestique était Français et se nommait Louis, de Faremoutiers en Brie. Il avait déserté du temps de l’invasion des Français sous Napoléon, et vivait à Grenade depuis vingt-deux ans. C’était bien le plus drôle de corps qu’on puisse imaginer : sa taille, de cinq pieds huit pouces, faisait le plus singulier contraste avec sa petite tête, ridée comme une pomme et grosse comme le poing. Privé de toute communication avec la France, il avait gardé son ancien jargon briard dans toute sa pureté native, parlait comme un Jeannot d’opéra-comique, et semblait réciter perpétuellement des paroles de M. Étienne. Malgré un si long séjour, sa dure cervelle s’était refusée à se meubler d’un nouvel idiome ; il savait à peine les phrases tout-à-fait indispensables. De l’Espagne, il n’avait adopté que les alpargatas et le petit chapeau andalou à bords retroussés. Cette concession le chagrinait fort, et il s’en vengeait en accablant les indigènes qu’il rencontrait de toutes sortes d’injures burlesques, en briard bien entendu, car maître Louis avait principalement peur des coups, et chérissait sa peau comme si elle eût valu quelque chose.

Il nous conduisit dans une maison fort décente, rue de Paragas, près de la plazuela de Sant-Antonio, à deux pas de la Carrera del Darro. La maîtresse de cette pension avait long-temps habité Marseille et parlait français, raison déterminante pour nous, dont le vocabulaire était encore très borné. On nous établit dans une chambre au rez-de-chaussée, blanchie à la chaux, et meublée seulement d’une rosace de différentes couleurs au plafond, mais qui avait l’agrément de s’ouvrir sur un patio entouré de colonnes de marbre blanc coiffées de chapiteaux moresques provenant sans doute de la démolition de quelque ancien palais arabe. — Un petit bassin à jet d’eau, creusé au milieu de la cour, y entretenait la fraîcheur ; une grande natte de sparterie, formant tendido, tamisait les rayons du jour et semait çà et là d’étoiles de lumière le pavé en cailloutis à compartimens.

C’est là que nous prenions nos repas, que nous lisions, que nous vivions. Nous ne rentrions guère dans la chambre que pour nous habiller et dormir. Sans le patio, disposition architecturale qui rappelle l’ancien cavœdium romain, les maisons d’Andalousie ne seraient pas habitables. L’espèce de vestibule qui le précède est habituellement pavé en petits cailloux de couleurs variées, formant des dessins de mosaïque grossière, tantôt des pots de fleurs, tantôt des soldats, des croix de Malte, ou tout simplement la date de la construction.

Du haut de notre demeure, surmontée d’une espèce de mirador, l’on apercevait sur la crête d’une colline, nettement découpées dans le bleu du ciel, à travers des bouquets d’arbres, les tours massives de la forteresse de l’Alhambra revêtues par le soleil de teintes rousses d’une chaleur et d’une intensité extrêmes. La silhouette était complétée par deux grands cyprès juxtaposés, dont les pointes noires s’allongeaient dans l’azur au-dessus des murailles rouges ; ces cyprès ne se perdent jamais de vue : soit que l’on gravisse les flancs zébrés de neige du Mulhacen, soit que l’on erre à travers la Vega ou dans la sierra d’Elvire, toujours on les retrouve à l’horizon, sombres, immobiles, dans le flot de vapeurs bleuâtres ou dorées dont l’éloignement estompe les toits de la ville.

Grenade est bâtie sur trois collines, au bout de la plaine de la Vega. Les Tours Vermeilles, ainsi nommées à cause de leur couleur (Torres Bermejas), et que l’on prétend d’origine romaine ou même phénicienne, occupent la première et la moins élevée de ces éminences. L’Alhambra, qui est toute une ville, couvre la seconde et la plus haute de ses tours carrées, reliées entre elles par de fortes murailles et d’immenses substructions, qui renferment dans leur enceinte des jardins, des bois, des maisons et des places. L’Albaycin est situé sur la troisième colline, séparée des autres par un ravin profond encombré de végétations, de cactus, de coloquintes, de pistachiers, de grenadiers, de lauriers-roses et de touffes de fleurs, au fond duquel roule le Darro avec la rapidité d’un torrent alpestre. Le Darro, qui charrie de l’or, traverse la ville tantôt à ciel découvert, tantôt sous des ponts si prolongés, qu’ils méritent plutôt le nom de voûtes, et va se réunir dans la Vega, à peu de distance de la promenade, au Genil, qui, plus modeste, se contente de charrier de l’argent. Cette course du torrent à travers la ville s’appelle la Carrera del Darro, et du balcon des maisons qui la bordent on jouit d’une vue magnifique. Le Darro tourmente beaucoup ses rives et cause de fréquens éboulemens ; un ancien couplet chanté par les enfans fait allusion à cette manie d’entraîner tout, et en donne une raison grotesque. Voici la poésie en question :

Darro tiene prometido
El casarse con Genil
Y le ha de llevar en dote
Plaza nueva y Zacatin

Le Darro a promis
De se marier avec le Genil
Et veut lui apporter en dot
La Place-Neuve et le Zacatin.

Les jardins appelés Carmenes del Darro, dont il est fait de si ravissantes descriptions dans les poésies espagnoles et moresques, se trouvent sur les bords de la Carrera, en remontant du côté de la fontaine de los Avellanos.

La ville se trouve divisée en quatre grands quartiers : l’Antequerula, qui occupe les croupes de la colline ou plutôt de la montagne couronnée par l’Alhambra ; l’Alhambra et son appendice le Generalife ; l’Albaycin, autrefois vaste forteresse, aujourd’hui quartier en ruine et dépeuplé ; Grenade proprement dite, qui s’étend dans la plaine autour de la cathédrale et de la place de la Vivarambla, et forme un quartier séparé.

Tel est à peu près l’aspect topographique de Grenade traversée dans toute sa largeur par le Darro, côtoyée par le Genil, qui baigne l’Alameda (promenade), abritée par la Sierra-Nevada, qu’on entrevoit à chaque bout de rue rapprochée si fort par la transparence de l’air, qu’il semble qu’on pourrait la toucher avec la main du haut des balcons et des miradores.

L’aspect général de Grenade trompe beaucoup les prévisions que l’on avait pu se former. Malgré soi, malgré les nombreuses déceptions déjà éprouvées, l’on ne s’avoue pas que trois ou quatre cents ans et des flots de bourgeois ont passé sur le théâtre de tant d’actions romantiques et chevaleresques. On se figure une ville moitié moresque, moitié gothique, où les clochers à jour se mêlent aux minarets, où les pignons alternent avec les toits en terrasse ; on s’attend à voir des maisons sculptées, historiées, avec des blasons et des devises héroïques, des constructions bizarres, aux étages chevauchant l’un sur l’autre, aux poutres saillantes, aux fenêtres ornées de tapis de Perse et de pots bleus et blancs, enfin la réalité d’une décoration d’opéra représentant quelque merveilleuse perspective du moyen-âge.

Les gens que l’on rencontre en costume moderne, coiffés de chapeaux tromblons, vêtus de redingotes à la propriétaire, vous produisent involontairement un effet désagréable et vous semblent plus ridicules qu’ils ne le sont ; car ils ne peuvent réellement pas se promener, pour la plus grande gloire de la couleur locale, avec l’albornoz more du temps de Boabdil ou l’armure de fer du temps de Ferdinand et d’Isabelle-la-Catholique : ils tiennent à honneur, comme presque tous les bourgeois des villes d’Espagne, de montrer qu’ils ne sont pas pittoresques le moins du monde et de faire preuve de civilisation au moyen de pantalons à sous-pieds. Telle est l’idée qui les préoccupe ; ils ont peur de passer pour barbares, pour arriérés, et lorsque l’on vante la beauté sauvage de leur pays, ils s’excusent humblement de n’avoir pas encore de chemins de fer et de manquer d’usines à vapeur. L’un de ces honnêtes citadins, devant qui j’exaltais les agrémens de Grenade, me répondit : C’est la ville la mieux éclairée d’Andalousie. Remarquez quelle quantité de réverbères, mais quel dommage qu’ils ne soient pas alimentés par le gaz !

Grenade est gaie, riante, animée, quoique bien déchue de son ancienne splendeur. Elle ne compte plus guère que cinquante ou soixante mille ames ; mais les habitans se multiplient et jouent à merveille une nombreuse population. Les voitures y sont plus belles et en plus grande quantité qu’à Madrid. La pétulance andalouse répand dans les rues un mouvement et une vie inconnus aux graves promeneurs castillans, qui ne font pas plus de bruit que leur ombre : ce que nous disons là s’applique surtout à la Carrera del Darro, au Zacatin, à la Place-Neuve, à la rue de los Gomeres, qui mène à l’Alhambra, à la place du Théâtre, aux abords de la promenade et aux rues artérielles. Le reste de la ville est sillonné en tous sens d’inextricables ruelles de trois à quatre pieds de large qui ne peuvent admettre de voitures, et rappellent tout-à-fait les rues moresques d’Alger. Le seul bruit qu’on y entende, c’est le sabot d’un âne ou d’un mulet qui arrache une étincelle aux cailloux luisans du pavé, ou le fron-fron monotone d’une guitare qui bourdonne au fond d’une cour intérieure.

Les balcons ombragés de stores, de pots de fleurs et d’arbustes, les brindilles de vigne qui se hasardent d’une fenêtre à l’autre, les lauriers-roses qui lancent leurs bouquets étincelans par-dessus les murs des jardins, les jeux bizarres du soleil et de l’ombre, qui rappellent les tableaux de Decamps représentant des villages turcs, les femmes assises sur le seuil des portes, les enfans à demi nus qui jouent et se culbutent, les ânes qui vont et viennent chargés de plumets et de houppes de laine, donnent à ces ruelles, presque toujours montantes et quelquefois coupées de marches, une physionomie particulière qui n’est pas sans charme et dont l’imprévu compense et au-delà ce qui leur manque comme régularité.

Victor Hugo, dans sa charmante orientale, dit de Grenade :

Grenade peint ses murs de plus vives couleurs.

Ce détail est d’une grande justesse. Les maisons un peu riches sont peintes extérieurement, de la façon la plus bizarre, d’architectures simulées, d’ornemens en grisaille et de faux bas-reliefs. Ce sont des panneaux, des cartouches, des trumeaux, des pots à feu, des volutes, des médaillons fleuris de roses pompons, des oves, des chicorées, des amours ventrus soutenant toutes sortes d’ustensiles allégoriques sur des fonds vert-pomme, cuisse de nymphe, ventre de biche : le genre rococo poussé à sa dernière expression. — L’on a d’abord de la peine à prendre ces enluminures pour des habitations sérieuses. Il vous semble que vous marchez toujours entre des coulisses de théâtre. — Nous avions déjà vu à Tolède des façades de ce genre, mais elles sont bien loin de celles de Grenade pour la folie des ornemens et l’étrangeté des couleurs. Quant à moi, je ne hais pas cette mode, qui égaie les yeux et fait un heureux contraste avec la teinte crayeuse des murailles passées au lait de chaux.

Nous avons parlé tout à l’heure des bourgeois costumés à la française, mais le peuple ne suit heureusement pas les modes de Paris ; il a gardé le chapeau pointu à rebords de velours, orné de touffes de soie, ou de forme tronquée, avec un large retroussis en manière de turban ; la veste enjolivée de broderies et d’applications de drap de toutes sortes de couleurs aux coudes, aux paremens, au collet, qui rappelle vaguement les vestes turques ; la ceinture rouge ou jaune ; le pantalon à revers, retenu par des boutons de filigrane ; les guêtres de cuir, ouvertes sur le côté et laissant voir la jambe ; tout cela plus éclatant, plus fleuri, plus ramagé, plus épanoui, plus chargé de clinquant et de fanfreluches que dans les autres provinces. On voit aussi beaucoup de costumes qu’on désigne sous le nom de vestido de cazador (habit de chasseur), en cuir de Cordoue et en velours bleu ou vert, rehaussé d’aiguillettes. La suprême élégance est de porter à la main une canne (vara) ou bâton blanc, bifurqué à l’extrémité, haut de quatre pieds, sur lequel on s’appuie nonchalamment lorsque l’on s’arrête pour causer. Tout majo qui se respecte un peu n’oserait se produire en public sans vara. Deux foulards, dont les bouts pendent hors des poches de la veste, une longue navaja passée dans la ceinture, non par devant, mais au milieu du dos, sont le comble de la fashion pour ces petits-maîtres populaires.

Ce costume me séduisit tellement, que mon premier soin fut de m’en commander un. L’on me conduisit chez don Juan Zapata, homme d’une grande réputation pour les costumes nationaux, et qui nourrissait pour les habits noirs et les redingotes une haine au moins égale à la mienne. Voyant en moi quelqu’un qui partageait ses antipathies, il donna libre carrière à ses amertumes, et répandit dans mon sein ses élégies sur la décadence de l’art. Il rappela avec une douleur qui trouvait de l’écho chez moi l’heureux temps où un étranger vêtu à la française aurait été hué dans les rues et criblé de pelures d’oranges, où les toreadores portaient des vestes brodées de fin qui valaient plus de cinq cents piécettes, et les jeunes gens, des garnitures et des aiguillettes de jais d’un prix exorbitant. — Hélas ! monsieur, il n’y a plus que les Anglais qui achètent des habits espagnols ! — me dit-il en achevant de me prendre mesure.

Ce señor Zapata était pour ses habits un peu comme Cardillac pour ses bijoux. Cela le chagrinait beaucoup de les livrer à ses pratiques. Quand il vint m’essayer mon costume, il fut tellement ébloui par l’éclat du pot à fleurs qu’il avait brodé au milieu du dos, sur le fond brun du drap, qu’il entra dans une joie folle et se mit à faire toutes sortes d’extravagances. Puis tout à coup l’idée de laisser ce chef-d’œuvre entre mes mains vint traverser son hilarité et l’assombrit soudainement. Sous je ne sais quel prétexte de corrections à faire, il enveloppa la veste dans son foulard, la remit à son apprenti, car un tailleur espagnol se croirait déshonoré s’il portait lui-même son paquet, et se sauva comme si tous les diables l’emportaient, en me lançant un regard ironique et farouche. Le lendemain, il revint tout seul, et, tirant d’une bourse de cuir l’argent que je lui avais donné, il me dit que cela lui faisait trop de peine de se séparer de sa veste, et qu’il aimait mieux me rendre mes douros. Ce ne fut que sur l’observation que je lui fis que ce costume donnerait une haute idée de son talent et le mettrait en réputation à Paris, qu’il consentit à s’en dessaisir.

Les femmes ont eu le bon goût de ne pas quitter la mantille, la plus délicieuse coiffure qui puisse encadrer un visage d’Espagnole ; elles vont par les rues et à la promenade en cheveux, un œillet rouge à chaque tempe, groupées dans leurs dentelles noires, et filent le long des murs en jouant de l’éventail avec une grace, une prestesse incomparables. Un chapeau de femme est une rareté à Grenade. Les élégantes ont bien dans leur arrière-carton quelque monstruosité jonquille ou ponceau qu’elles réservent pour les occasions suprêmes ; mais ces occasions, grace à Dieu, sont fort rares, et les horribles chapeaux ne voient le jour qu’à la fête de la reine ou aux séances solennelles du lycée. Puissent nos modes ne jamais faire invasion dans la ville des califes, et la terrible menace renfermée dans ces deux mots peints en noir à l’angle d’un carrefour, modista francesa, ne jamais se réaliser ! Les esprits dits sérieux nous trouveront sans doute bien futiles et se moqueront de nos doléances pittoresques, mais nous sommes de ceux qui croient que les bottes vernies et les paletots en caoutchouc contribuent très peu à la civilisation, et qui estiment la civilisation elle-même quelque chose d’assez peu désirable. C’est un spectacle douloureux pour le poète, l’artiste et le philosophe de voir les formes et les couleurs disparaître, les lignes se troubler, les teintes se confondre, et l’uniformité la plus désespérante envahir le monde sous je ne sais quel prétexte de progrès. Quand tout sera pareil, les voyages deviendront complètement inutiles, et c’est précisément alors, heureuse coïncidence, que les chemins de fer seront en pleine activité. À quoi bon aller voir bien loin, à raison de dix lieues à l’heure, des rues éclairées au gaz et garnies d’une population en gants jaunes ? À quel immense ennui nos neveux ne sont-ils pas réservés ! Nous croyons que tels n’ont pas été les desseins de Dieu, qui a modelé chaque pays d’une façon différente, lui a donné des végétaux particuliers, et l’a peuplé de races spéciales, dissemblables de conformation, de teint et de langage. C’est mal comprendre le sens de la création que de vouloir imposer la même livrée aux hommes de tous les climats, et c’est là une des mille erreurs de la civilisation européenne ; avec un habit à queue de morue l’on est beaucoup plus laid, mais tout aussi barbare. Les pauvres Turcs du sultan Mahmoud font effectivement une belle figure depuis la réforme de l’ancien costume asiatique, et les lumières ont fait chez eux des progrès infinis !

Pour aller à la promenade, l’on suit la Carrera del Darro, l’on traverse la place du Théâtre, où se dresse une colonne funèbre élevée à la mémoire d’un camarade mort pour la cause de la liberté par Julian Romea, Matilde Diez et autres artistes dramatiques. Sur cette place, on remarque encore la façade de l’Arsenal, grand bâtiment rococo barbouillé en jaune et garni de statues de grenadiers peintes en gris de souris de l’effet le plus baroque.

L’Alameda de Grenade est assurément l’un des endroits les plus agréables du monde ; elle se nomme le Salon, singulier nom pour une promenade. Figurez-vous une longue allée de plusieurs rangs d’arbres d’une verdure unique en Espagne, terminée à chaque bout par une fontaine monumentale, dont les vasques portent sur les épaules de dieux aquatiques d’une difformité curieuse et d’une barbarie réjouissante. Ces fontaines, contre l’ordinaire de ces sortes de constructions, versent l’eau à larges nappes qui s’évaporent en pluie fine et en brouillard humide, et répandent une fraîcheur délicieuse. Dans les allées latérales courent, encaissés par des lits de cailloux de couleur, des ruisseaux d’une transparence cristalline. Un grand parterre orné de jets d’eau, rempli d’arbustes et de fleurs, myrthes, rosiers, jasmins, toute la corbeille de la flore grenadine, occupe l’espace entre le Salon et le Genil, et s’étend jusqu’au pont élevé par le général Sébastiani du temps de l’invasion des Français. Les souvenirs laissés par le général Sébastiani sont déjà passés à l’état de légende et ressemblent à des contes arabes pour le luxe et la magnificence. On parle encore de bals féeriques donnés à l’Alhambra et de recherches voluptueuses dignes des califes. Le Genil arrive de la Sierra-Nevada dans son lit de marbre à travers des bois de lauriers d’une beauté incomparable. Le verre, le cristal, sont des comparaisons trop opaques, trop épaisses, pour donner une idée de la pureté de cette eau qui était encore la veille étendue en nappes d’argent sur les épaules blanches de la Sierra-Nevada. C’est un torrent de diamant en fusion.

Le soir, au Salon, entre sept et huit heures, se réunissent les petites maîtresses et les élégans de la ville ; les voitures suivent la chaussée, vides la plupart du temps, car les Espagnols aiment beaucoup la marche, et, malgré leur fierté, daignent se promener eux-mêmes. Rien n’est plus charmant que de voir aller et venir par petits groupes les jeunes femmes et les jeunes filles en mantille, nus bras, des fleurs naturelles dans les cheveux, des souliers de satin aux pieds, l’éventail à la main, suivies à quelque distance par leurs amis et leurs attentifs, car en Espagne l’on n’est pas dans l’usage de donner le bras aux femmes. À cette habitude de marcher seules elles doivent une franchise, une élégance et une liberté d’allures que n’ont pas nos Parisiennes, toujours suspendues à quelque bras. Comme disent les peintres, elles portent parfaitement. Cette séparation perpétuelle de l’homme et de la femme, du moins en public, sent déjà l’Orient.

Un spectacle dont les peuples du Nord ne peuvent se faire une idée, c’est l’Alameda de Grenade au coucher du soleil : la Sierra-Nevada, dont la dentelure enveloppe la ville de ce côté, prend des nuances inimaginables. Les escarpemens, les cimes frappées par la lumière, deviennent roses, mais d’un rose éblouissant, idéal, fabuleux, glacé d’argent, traversé d’iris et de reflets d’opale qui feraient paraître boueuses les teintes les plus fraîches de la palette ; des tons de nacre de perle, des transparences de rubis, des veines d’agathe et d’aventurine à défier toute la joaillerie féerique des Mille et Une Nuits ! Les vallons, les crevasses, les anfractuosités, tous les endroits que n’atteignent pas les rayons du couchant, sont d’un bleu qui peut lutter avec l’azur du ciel et de la mer, du lapis lazuli et du saphir. Ce contraste de ton entre la lumière et l’ombre est d’un effet prestigieux ; la montagne semble avoir revêtu une immense robe de soie changeante, pailletée et côtelée d’argent. Peu à peu les couleurs splendides s’effacent et se fondent en demi-teintes violettes, l’ombre envahit les croupes inférieures, la lumière se retire vers les hautes cimes, et la plaine est depuis long-temps dans l’obscurité que le diadème d’argent de la sierra étincelle encore dans la sérénité du ciel sous le baiser d’adieu du soleil.

Les promeneurs font encore quelques tours et se dispersent, les uns pour aller prendre des sorbets ou de l’agraz au café de don Pedro Hurtado, le meilleur glacier de la ville, les autres pour se rendre à la tertulia chez leurs amis et leurs connaissances.

Cette heure est la plus gaie et la plus vivante de Grenade. Les boutiques des aguadores et des glaciers en plein vent sont éclairées par une multitude de lampes et de lanternes ; les réverbères et les fanaux allumés devant les images des madones luttent d’éclat et de nombre avec les étoiles, ce qui n’est pas peu dire ; et, s’il fait clair de lune, l’on peut lire parfaitement les éditions les plus microscopiques. Le jour est bleu au lieu d’être jaune, voilà tout.

Grace à nos lettres de recommandation et à quelques articles de journal au bas desquels on avait lu ma signature, nous fûmes bientôt très répandus dans Grenade, et nous y menâmes une vie charmante. — Il est impossible de recevoir un accueil plus cordial, plus franc et plus aimable ; au bout de cinq ou six jours, nous étions tout-à-fait intimes, et, suivant l’usage espagnol, l’on nous désignait par nos noms de baptême : j’étais à Grenade don Teofilo, mon camarade s’intitulait don Eugenio, et nous avions la liberté d’appeler par leur petit nom, Carmen, Teresa, Gala, etc., les femmes et les filles des maisons où nous étions reçus. Cette familiarité s’accorde très bien avec les manières les plus polies et les attentions les plus respectueuses.

Nous allions donc faire des visites tous les soirs, soit dans une maison, soit dans l’autre, depuis huit heures jusqu’à minuit. La tertulia se tient dans le patio, entouré de colonnes d’albâtre, orné d’un jet d’eau dont le bassin est garni de pots de fleurs et de caisses d’arbustes, sur les feuilles desquels les gouttes retombent en grésillant. Six ou huit quinquets sont accrochés le long des murs ; des canapés et des chaises de paille ou de jonc meublent les galeries ; des guitares traînent çà et là ; le piano occupe un angle ; dans l’autre sont dressées des tables de jeu.

Chacun va saluer, en entrant, la maîtresse et le maître de la maison, qui ne manquent pas, après les civilités ordinaires, de vous offrir une tasse de chocolat, qu’il est de bon goût de refuser, et une cigarette, que l’on accepte quelquefois. Ces devoirs accomplis, vous allez dans un coin du patio vous joindre au groupe qui a le plus d’attrait pour vous. Les parens et les personnes âgées jouent aux cartes ; les jeunes gens causent avec les demoiselles, récitent les octaves et les dixains faits dans la journée, sont grondés et mis en pénitence pour les crimes qu’ils ont pu commettre la veille, comme d’avoir dansé trop souvent avec une jolie cousine ou lancé une œillade trop vive vers un balcon défendu, et autres menues peccadilles. S’ils ont été bien sages, à la place de la rose qu’ils ont apportée, on leur donne l’œillet placé au corsage ou dans les cheveux, et l’on répond par un tour de prunelle et une légère pression de doigts à leur serrement de main, lorsqu’on monte au balcon pour entendre passer la musique de la retraite. L’amour semble être la seule occupation à Grenade. L’on n’a pas parlé plus de deux ou trois fois à une jeune fille, que toute la ville vous déclare novio et novia, c’est-à-dire fiancés, et vous fait sur votre prétendue passion une foule de railleries innocentes, mais qui ne laissent pas de vous inquiéter en vous faisant passer devant les yeux de formidables visions matrimoniales. Cette galanterie est plutôt apparente que réelle ; malgré les œillades langoureuses, les regards brûlans, les conversations tendres ou passionnées, les diminutifs mignards et les querido (chéri) dont on fait précéder votre nom, il ne faut pas prendre pour cela des idées trop avantageuses. Un Français à qui une femme du monde dirait le quart de ce que dit sans conséquence une jeune fille grenadine à l’un de ses nombreux novios, croirait que l’heure du berger va sonner pour lui le soir même, en quoi il se tromperait ; s’il s’émancipait un peu trop, il serait bien vite rappelé à l’ordre et sommé de formuler ses intentions par devers les grands parens. Cette honnête liberté de langage, si éloignée des mœurs guindées et factices des nations du Nord, vaut mieux que notre hypocrisie de paroles, qui cache au fond une grande grossièreté d’action. À Grenade, rendre des soins à une femme mariée semble tout-à-fait extraordinaire, et rien ne paraît plus simple que de faire la cour à une jeune fille. En France, c’est le contraire ; jamais personne n’adresse un mot aux demoiselles ; c’est ce qui rend les mariages si souvent malheureux. En Espagne, un novio voit sa novia deux ou trois fois par jour, parle avec elle sans témoins auriculaires, l’accompagne à la promenade, vient causer la nuit avec elle à travers les grilles du balcon ou de la fenêtre du rez-de-chaussée. Il a eu tout le temps de la connaître, d’étudier son caractère, et n’achète pas, comme on dit, chat en poche.

Lorsque la conversation languit, l’un des galans décroche une guitare et se met à chanter, en grattant les cordes de ses ongles et en marquant le rhythme avec la paume de sa main sur le ventre de l’instrument, quelque joyeuse chanson andalouse ou quelques couplets bouffons entremêlés de ay ! et de ola ! modulés bizarrement et d’un effet singulier. Une dame se met au piano, joue un morceau de Bellini, qui paraît être le maëstro favori des Espagnols, ou chante une romance de Breton de los Herreros, le grand parolier de Madrid, la soirée se termine par un petit bal improvisé, où l’on ne danse, hélas ! ni jota, ni fandango, ni bolero, ces danses étant abandonnées aux paysans, aux servantes et aux bohémiens, mais bien la contredanse et le rigodon, et quelquefois la valse. Cependant, à notre requête, un soir, deux demoiselles de la maison voulurent bien exécuter le bolero ; mais auparavant elles firent fermer les fenêtres et la porte du patio, qui ordinairement restent toujours ouvertes, tant elles avaient peur d’être accusées de mauvais goût et de couleur locale. Les Espagnols se fâchent en général quand on leur parle de cachucha, de castagnettes, de majos, de manolas, de moines, de contrebandiers et de combats de taureaux, quoiqu’au fond ils aient un grand penchant pour toutes ces choses vraiment nationales et si caractéristiques. Ils vous demandent d’un air visiblement contrarié si vous pensez qu’ils ne sont pas aussi avancés que vous en civilisation, tant cette déplorable manie d’imitation anglaise ou française a pénétré partout. L’Espagne en est aujourd’hui, dans le pire sens du mot, aux idées libérales constitutionnelles et anti-religieuses, c’est-à-dire hostile à toute couleur et à toute poésie. Il est toujours bien entendu que nous parlons de la classe prétendue éclairée qui habite les villes.

Les contredanses terminées, l’on prend congé des maîtres de la maison en disant à la femme a los pies de usted, au mari beso a usted la mano ; à quoi l’on vous répond buenas noches et beso a usted la suya, et sur le pas de la porte, pour dernier adieu, un hasta mañana (jusqu’à demain) qui vous engage à revenir. Tout en étant familiers, les Espagnols restent polis et cérémonieux. Les gens du peuple eux-mêmes, les paysans, les contrebandiers et les voleurs sont entre eux d’une urbanité exquise bien différente de la grossièreté de notre canaille ; il est vrai qu’un coup de couteau pourrait suivre un mot blessant, ce qui donne beaucoup de circonspection aux interlocuteurs. Il est à remarquer que la politesse française, autrefois proverbiale, a disparu depuis que l’on a cessé de porter l’épée. Les lois contre le duel achèveront de nous rendre le peuple le plus grossier de l’univers.

En rentrant chez soi, l’on rencontre sous les fenêtres et les balcons les jeunes galans embossés dans leur cape et occupés à pelar la paba (plumer la dinde), c’est-à-dire faire la conversation avec leurs novias à travers les grilles. Ces entretiens nocturnes durent souvent jusqu’à deux ou trois heures du matin, ce qui n’a rien d’étonnant, puisque les Espagnols passent une partie de la journée à dormir. Il arrive aussi que l’on tombe dans une sérénade composée de trois ou quatre musiciens, mais le plus ordinairement de l’amoureux tout seul, qui chante des couplets en s’accompagnant de la guitare, le sombrero enfoncé sur les yeux et le pied posé sur une pierre ou sur une borne. Autrefois, deux sérénades dans la même rue ne se seraient pas supportées ; le premier occupant prétendait rester seul et défendait à toute autre guitare que la sienne de bourdonner dans le silence de la nuit. Les prétentions se soutenaient à la pointe de l’épée ou du couteau, à moins cependant qu’une ronde ne vînt à passer. Alors les deux rivaux se réunissaient pour charger la patrouille, sauf à vider ensuite leur querelle particulière. Les susceptibilités de la sérénade se sont beaucoup adoucies, et chacun peut rascar el jamon, gratter le jambon, sous la muraille de sa belle en toute tranquillité d’esprit[1].

Si la nuit est sombre, il faut prendre garde de mettre le pied sur le ventre de quelque honorable hidalgo roulé dans sa mante, qui lui sert de vêtement, de lit et de maison. Pendant les nuits d’été, les marches de granit du théâtre sont couvertes d’un tas de drôles qui n’ont pas d’autre asile. Chacun a son degré qui est comme son appartement, où l’on est toujours sûr de le retrouver. Ils dorment là sous le dôme bleu du ciel avec les étoiles pour veilleuse, à l’abri des punaises, défiant les piqûres des moustiques par la coriacité de leur peau tannée, bronzée aux feux du soleil d’Andalousie, et aussi noire, à coup sûr, que celle des mulâtres les plus foncés.

Voici, sans beaucoup de variantes, la vie que nous menions : le matin était consacré à des courses à travers la ville, à quelque promenade à l’Alhambra ou au Generalife, et ensuite à la visite obligée aux dames chez qui nous avions passé la soirée. Lorsque nous ne venions que deux fois par jour, l’on nous appelait ingrats et l’on nous recevait avec tant de bienveillance, que nous nous trouvions en effet des êtres sauvages, farouches, et d’une négligence extrême.

Nous avions pour l’Alhambra une telle passion, que, non contens d’y aller tous les jours, nous voulûmes y demeurer tout-à-fait, non pas dans les maisons avoisinantes, qu’on loue fort cher aux Anglais, mais dans le palais même, et, grace à la protection de nos amis de Grenade, sans nous donner une permission formelle, on promit de ne pas nous apercevoir. Nous y restâmes quatre jours et quatre nuits qui sont les instans les plus délicieux de ma vie sans aucun doute.

Pour aller à l’Alhambra, nous passerons, s’il vous plaît, par la place de la Vivarambla, où le vaillant More Gazul courait autrefois le taureau, et dont les maisons, avec leurs balcons et leurs miradores de menuiserie, ont une vague apparence de cages à poulet. Le marché aux poissons occupe un angle de la place, dont le milieu forme un terre-plain entouré de bancs de pierre, peuplé de changeurs de monnaie, de marchands d’alcarrazas, de pots de terre, de pastèques, de merceries, de romances, de couteaux, de chapelets et autres menues industries en plein vent. Le Zacatin, qui a conservé son nom moresque, relie la Vivarambla à la Plaza-Nueva. Dans cette rue, côtoyée de ruelles latérales, couverte de tendidos de toile à voile, s’agite et bourdonne tout le commerce de Grenade ; les chapeliers, les tailleurs, les cordonniers, les passementiers et les marchands d’étoffes, occupent presque toutes les boutiques auxquelles sont encore inconnus les raffinemens du luxe moderne, et qui rappellent les anciens piliers des halles de Paris. La foule se presse à toute heure dans le Zacatin. Tantôt c’est un groupe d’étudians de Salamanque en tournée qui jouent de la guitare, du tambour de basque, des castagnettes et du triangle, en chantant des couplets pleins de verve et de bouffonnerie ; tantôt une horde de Bohémiennes avec leur robe bleue à falbalas, semée d’étoiles, leur long châle jaune, leurs cheveux en désordre, leur col entouré de gros colliers d’ambre ou de corail, ou bien une file d’ânes chargés de jarres énormes et poussés par un paysan de la Vega, brûlé comme un Africain.

Le Zacatin débouche sur la Place-Neuve, dont tout un pan est occupé par le superbe palais de la Chancellerie, remarquable par ses colonnes d’ordre rustique et la richesse sévère de son architecture. La place traversée, l’on commence à gravir la rue de los Gomeres, au bout de laquelle l’on se trouve sur la limite de la juridiction de l’Alhambra, face à face avec la porte des Grenades, nommée Bib-Leuxar par les Mores, ayant à sa droite les Tours Vermeilles, bâties, à ce que prétendent les érudits, sur des substructions phéniciennes, et habitées aujourd’hui par des vanniers et des potiers de terre.

Avant d’aller plus loin, nous devons prévenir nos lecteurs, qui pourraient trouver nos descriptions, quoique d’une scrupuleuse exactitude, au-dessous de l’idée qu’ils s’en sont formée, que l’Alhambra, ce palais-forteresse des anciens rois mores, n’a pas le moins du monde l’aspect que lui prête l’imagination. On s’attend à des superpositions de terrasses, à des minarets brodés à jour, à des perspectives de colonnades infinies. Il n’y a rien de tout cela dans la réalité ; au dehors, l’on ne voit que de grosses tours massives couleur de brique ou de pain grillé, bâties à différentes époques par les princes arabes ; au dedans, qu’une suite de salles et de galeries décorées avec une délicatesse extrême, mais sans rien de grandiose. Ces réserves prises, continuons notre route.

Quand on a dépassé la porte des Grenades, l’on se trouve dans l’enceinte de la forteresse et sous la juridiction d’un gouverneur particulier. Deux routes sont tracées dans un bois de haute futaie. Prenons le chemin de gauche, qui conduit à la fontaine de Charles-Quint ; c’est le plus escarpé, mais le plus court et le plus pittoresque. Des ruisseaux roulent avec rapidité dans des rigoles de cailloutis et répandent la fraîcheur au pied des arbres, qui appartiennent presque tous aux espèces du Nord, et dont la verdure a une vivacité bien délicieuse à deux pas de l’Afrique. Le bruit de l’eau qui gazouille se mêle au bourdonnement enroué de cent mille cigales ou grillons dont la musique ne se tait jamais et vous rappelle forcément, malgré la fraîcheur du lieu, aux idées méridionales et torrides. L’eau jaillit de toutes parts, sous le tronc des arbres, à travers les fentes des vieux murs. Plus il fait chaud, plus les sources sont abondantes, car c’est la neige qui les alimente. Ce mélange d’eau, de neige et de feu fait de Grenade un climat sans pareil au monde, un véritable paradis terrestre, et, sans que nous soyons More, l’on peut, lorsque nous avons l’air absorbé dans une mélancolie profonde, nous appliquer le dicton arabe : Il pense à Grenade.

Au bout du chemin, qui ne cesse de monter, on rencontre une grande fontaine monumentale qui forme épaulement, dédiée à l’empereur Charles-Quint, avec force devises, blasons, victoires, aigles impériales, médaillons mythologiques, dans le goût romain allemand, d’une richesse lourde et puissante. Deux écussons aux armes de la maison de Mondejar indiquent que don Luis de Mendoza, marquis de ce titre, a élevé ce monument en l’honneur du César à barbe rousse. Cette fontaine, solidement maçonnée, soutient les terres de la rampe qui conduit à la porte du Jugement, par laquelle on entre dans l’Alhambra proprement dit.

La porte du Jugement a été bâtie par le roi Yusef-Abul-Hagiag, vers l’an 1348 de Jésus-Christ : ce nom lui vient de l’habitude où sont les musulmans de rendre la justice sur le seuil de leurs palais ; ce qui a l’avantage d’être fort majestueux et de ne laisser pénétrer personne dans les cours intérieures, car la maxime de M. Royer-Collard, « la vie privée doit être murée, » avait été inventée depuis bien des siècles par l’Orient, cette terre du soleil d’où vient toute sagesse et toute lumière.

Le nom de tour serait plus justement appliqué que celui de porte à la construction du roi more Yusef-Abul-Hagiag, car c’est réellement une grosse tour carrée, assez haute, et percée d’un grand arc évidé en forme de cœur, à qui les hiéroglyphes de la clé et de la main gravés en creux sur deux pierres séparées donnent un air rébarbatif et cabalistique. La clé est un symbole en grande vénération chez les Arabes, à cause d’un verset du Coran qui commence par ces mots : Il a ouvert, et de plusieurs autres significations hermétiques ; la main est destinée à conjurer le mauvais œil, la jettatura, comme les petites mains de corail que l’on porte à Naples en épingle ou en breloque pour se garantir des regards obliques. Il y avait une ancienne prédiction qui disait que Grenade ne serait prise que lorsque la main aurait saisi la clé ; il faut avouer, à la honte du prophète, que les deux hiéroglyphes sont toujours à la même place, et que Boabdil, el re chico, comme on l’appelait à cause de sa petite taille, a poussé hors de Grenade conquise ce gémissement historique, suspiro del Moro, qui a baptisé un rocher de la Sierra d’Elvire.

Cette tour crénelée, massive, glacée d’orange et de rouge sur un fond de ciel cru, ayant par derrière elle un abîme de végétation, la ville en précipice, et plus loin de longues bandes de montagnes veinées de mille nuances comme des porphyres africains, forme au palais arabe une entrée vraiment majestueuse et splendide. Sous la porte est installé un corps-de-garde, et de pauvres soldats déguenillés font la sieste au même endroit où les califes, assis sur des divans de brocard d’or, leurs yeux noirs immobiles dans leur face de marbre, les doigts noyés dans les flots de leur barbe soyeuse, écoutaient d’un air rêveur et solennel les réclamations des croyans. Un autel surmonté d’une image de Vierge est appliqué à la muraille, comme pour sanctifier dès le premier pas cet ancien séjour des adorateurs de Mahomet.

La porte franchie, l’on débouche sur une vaste place nommée de las Algives, au milieu de laquelle se trouve un puits dont la margelle est entourée d’un espèce de hangar de charpente recouvert de sparterie sous lequel l’on va boire, pour un quarto, de grands verres d’une eau claire comme le diamant, froide comme la glace, et d’un goût exquis. Les tours Quebrada, de l’Homenage, de l’Armeria, celle de la Vela, dont la cloche annonce les heures de la distribution des eaux, des parapets de pierre où l’on peut s’accouder pour admirer le merveilleux spectacle qui se déroule devant vous, entourent la place d’un côté ; l’autre est rempli par le palais de Charles-Quint, grand monument de la renaissance qu’on admirerait partout ailleurs, mais que l’on maudit ici lorsqu’on songe qu’il couvre une égale étendue d’Alhambra renversée exprès pour emboîter sa lourde masse. Cet alcazar a pourtant été dessiné par Alonzo Berruguete ; les trophées, les bas-reliefs, les médaillons de sa façade sont fouillés par un ciseau fier, hardi, patient ; la cour circulaire à colonnes de marbre où devaient se donner les combats de taureaux est assurément un magnifique morceau d’architecture, mais non erat hic locus.

L’on pénètre dans l’Alhambra par un corridor situé dans l’angle du palais de Charles-Quint, et l’on arrive, après quelques détours, à une grande cour désignée indifféremment sous le nom de Patio de los Arrayanes (cour des Myrtes), de l’Alberca (du Réservoir), ou du Mezouar, mot arabe qui signifie bain des femmes.

En débouchant de ces couloirs obscurs dans cette large enceinte inondée de lumière, l’on éprouve un effet analogue à celui du Diorama. Il vous semble que le coup de baguette d’un enchanteur vous a transporté en plein Orient à quatre ou cinq siècles en arrière. Le temps, qui change tout dans sa marche, n’a modifié en rien l’aspect de ces lieux, où l’apparition de la sultane Chaîne-des-Cœurs et du More Tarfé dans son manteau blanc ne causerait pas la moindre surprise.

Au milieu de la cour est creusé un grand réservoir de trois ou quatre pieds de profondeur, en forme de parallélogramme, bordé de deux plates-bandes de myrtes et d’arbustes, terminé à chaque bout par une espèce de galerie à colonnes fluettes supportant des arcs moresques d’une grande délicatesse. Des bassins à jet d’eau, dont le trop plein se dégorge dans le réservoir par une rigole de marbre, sont placés sous chaque galerie et complètent la symétrie de la décoration. À gauche se trouvent les archives et la pièce où, parmi des débris de toutes sortes, est relégué, il faut le dire à la honte des Grenadins, le magnifique vase de l’Alhambra, haut de près de quatre pieds, tout couvert d’ornemens et d’inscriptions, monument d’une rareté inestimable, qui ferait à lui seul la gloire d’un musée, et que l’incurie espagnole laisse se dégrader dans un recoin ignoble. Une des ailes qui forment les anses a été cassée récemment. De ce côté sont aussi les passages qui conduisent à l’ancienne mosquée, convertie en église, lors de la conquête, sous l’invocation de sainte Marie de l’Alhambra. À droite sont les logemens des gens de service, où la tête de quelque brune servante andalouse, encadrée par une étroite fenêtre moresque, produit un effet oriental assez satisfaisant. Dans le fond, au-dessus du vilain toit de tuiles rondes qui a remplacé les poutres de cèdre et les tuiles dorées de la toiture arabe, s’élève majestueusement la tour de Comares, dont les créneaux découpent leurs dentelures vermeilles dans l’admirable limpidité du ciel. Cette tour renferme la salle des Ambassadeurs, et communique avec le Patio de los Arrayanes par une espèce d’antichambre nommée la barca, à cause de sa forme.

L’antichambre de la salle des Ambassadeurs est digne de sa destination : la hardiesse de ses arcades, la variété, l’enlacement de ses arabesques, les mosaïques de ses murailles, le travail de sa voûte de stuc, fouillée comme un plafond de grotte à stalactites, peinte d’azur, de vert et de rouge, dont les traces sont encore visibles, forment un ensemble d’une originalité et d’une bizarrerie charmantes.

De chaque côté de la porte qui mène à la salle des Ambassadeurs, dans le jambage même de l’arcade, au-dessus du revêtement de carreaux vernissés dont les triangles de couleurs tranchantes garnissent le bas des murs, sont creusées en forme de petites chapelles deux niches de marbre blanc sculptées avec une extrême délicatesse. C’est là que les anciens Mores déposaient leurs babouches avant d’entrer, en signe de déférence, à peu près comme nous ôtons nos chapeaux dans les endroits respectables.

La salle des Ambassadeurs, une des plus grandes de l’Alhambra, remplit tout l’intérieur de la tour de Comares. Le plafond, de bois de cèdre, offre les combinaisons mathémathiques si familières aux architectes arabes : tous les morceaux sont ajustés de façon à ce que leurs angles, sortans ou rentrans, forment une variété infinie de dessins ; les murailles disparaissent sous un réseau d’ornemens si serrés, si inextricablement enlacés, qu’on ne saurait mieux les comparer qu’à plusieurs guipures posées les unes sur les autres. L’architecture gothique, avec ses dentelles de pierre et ses rosaces découpées à jour, n’est rien à côté de cela. Les truelles à poisson, les broderies de papier frappées à l’emporte-pièce dont les confiseurs couvrent leurs dragées, peuvent seules en donner une idée. Un des caractères du style moresque est d’offrir très peu de saillies et très peu de profils. Toute cette ornementation se développe sur des plans unis et ne dépasse guère quatre à cinq pouces de relief ; c’est comme une espèce de tapisserie exécutée dans la muraille même. Un élément particulier la distingue : c’est l’emploi de l’écriture comme motif de décoration ; il est vrai que l’écriture arabe avec ses formes contournées et mystérieuses se prête merveilleusement à cet usage. — Les inscriptions, qui sont presque toujours des suras du Koran ou des éloges aux différens princes qui ont bâti et décoré les salles, se déroulent le long des frises, sur les jambages des portes, autour de l’arc des fenêtres, entremêlées de fleurs, de rinceaux, de lacs et de toutes les richesses de la calligraphie arabe. Celles de la salle des Ambassadeurs signifient : Gloire à Dieu, puissance et richesse aux croyans, ou contiennent les louanges d’Abu-Nazar, qui, s’il eût été transporté tout vif dans le ciel, eût effacé l’éclat des étoiles et des planètes ; — assertion hyperbolique qui nous paraît un peu trop orientale. D’autres bandes sont chargées de l’éloge d’Abi-Ab-Allah, autre sultan qui fit travailler à cette partie du palais. Les fenêtres sont chamarrées de pièces de vers en l’honneur de la limpidité des eaux du réservoir, de la fraîcheur des arbustes et du parfum des fleurs qui ornent la cour du Mezouar, qu’on aperçoit en effet de la salle des Ambassadeurs à travers la porte et les colonnettes de la galerie.

Les meurtrières à balcon intérieur percées à une grande hauteur du sol, le plafond en charpente sans autres décorations que des zigzags et des enlacemens formés par l’ajustement des pièces, donnent à la salle des Ambassadeurs un aspect plus sévère qu’aux autres salles du palais, et plus en harmonie avec sa destination. De la fenêtre du fond, l’on jouit d’une vue merveilleuse sur le ravin du Darro.

Cette description terminée, nous devons encore détruire une illusion ; toutes ces magnificences ne sont ni en marbre, ni en albâtre, ni même en pierre, mais tout bonnement en plâtre ! Ceci contrarie beaucoup les idées de luxe féerique que le nom seul de l’Alhambra éveille dans les imaginations les plus positives ; mais rien n’est plus vrai : à l’exception des colonnes ordinairement tournées d’un seul morceau et dont la hauteur ne dépasse guère six à huit pieds, de quelques dalles dans le pavage, des vasques des bassins, des petites chapelles à déposer les babouches, il n’y a pas un seul morceau de marbre employé dans la construction intérieure de l’Alhambra. Il en est de même du Generalife : nul peuple d’ailleurs n’a poussé plus loin que les Arabes l’art de mouler, de durcir et de ciseler le plâtre, qui acquiert entre leurs mains la dureté du stuc sans en avoir le luisant désagréable.

La plupart de ces ornemens sont donc faits avec des moules, et répétés sans grand travail toutes les fois que la symétrie l’exige. Rien ne serait facile comme de reproduire identiquement une salle de l’Alhambra ; il suffirait pour cela de prendre les empreintes de tous les motifs d’ornement. Deux arcades de la salle du Tribunal, qui s’étaient écroulées, ont été refaites par des ouvriers de Grenade avec une perfection qui ne laisse rien à désirer. Si nous étions un peu millionnaire, une de nos fantaisies serait de faire un duplicata de la cour des Lions dans un de nos parcs.

De la salle des Ambassadeurs, l’on va, par un corridor de construction relativement moderne, au tocador, ou toilette de la reine. C’est un petit pavillon situé sur le haut d’une tour d’où l’on jouit du plus admirable panorama, et qui servait d’oratoire aux sultanes. À l’entrée, l’on remarque une dalle de marbre blanc percée de petits trous pour laisser passer la fumée des parfums que l’on brûlait sous le plancher. Sur les murs, l’on voit encore des fresques fantasques exécutées par Bartolomé de Ragis, Alonzo Perez et Juan de la Fuente. Sur la frise s’entrelacent, avec des groupes d’amours, les chiffres d’Isabelle et de Philippe V. Il est difficile de rêver quelque chose de plus coquet et de plus charmant que ce cabinet aux petites colonnes moresques, aux arceaux surbaissés, suspendu sur un abîme azuré dont le fond est papelonné par les toits de Grenade, où la brise apporte les parfums du Generalife, énorme touffe de lauriers-roses épanouie au front de la colline prochaine, et le miaulement plaintif des paons qui se promènent sur les murs démantelés. Que d’heures j’ai passées là, dans cette mélancolie sereine si différente de la mélancolie du Nord, une jambe pendante sur le gouffre, recommandant à mes yeux de bien saisir chaque forme, chaque contour, de l’admirable tableau qui se déployait devant eux, et qu’ils ne reverront sans doute plus ! Jamais description, jamais peinture ne pourra approcher de cet éclat, de cette lumière, de cette vivacité de nuances. Les tons les plus ordinaires prennent la valeur des pierreries, et tout se soutient dans cette gamme. Vers la fin de la journée, quand le soleil est oblique, il se produit des effets inconcevables : les montagnes étincellent comme des entassemens de rubis, de topazes et d’escarboucles ; une poussière d’or baigne les intervalles, et si, comme cela est fréquent dans l’été, les laboureurs brûlent le chaume dans la plaine, les flocons de fumée qui s’élèvent lentement vers le ciel empruntent aux feux du couchant des reflets magiques. Je suis étonné que les peintres espagnols aient, en général, si fort rembruni leurs tableaux, et se soient jetés presque exclusivement dans l’imitation du Caravage et des maîtres sombres. Les tableaux de Decamps et de Marilhat, qui n’ont peint que des sites d’Asie ou d’Afrique, donnent de l’Espagne une idée bien plus juste que tous les tableaux rapportés à grands frais de la Péninsule.

Nous traverserons sans nous y arrêter le jardin de Lindaraja, qui n’est plus qu’un terrain inculte constellé de décombres, hérissé de broussailles, et nous entrerons un instant dans les bains de la Sultane, revêtus de mosaïque de carreaux de terre vernissée, brodés de filigrane de plâtre à faire honte aux madrépores les plus compliqués. Une fontaine occupe le milieu de la pièce ; deux espèces d’alcôves sont pratiquées dans le mur ; c’était là que Chaîne-des-Cœurs et Zobéide venaient se reposer sur des carreaux de toile d’or après avoir savouré les délices et les raffinemens d’un bain oriental. On voit encore, à une quinzaine de pieds du sol, les tribunes ou balcons où se plaçaient les musiciens et les chanteurs. Les baignoires sont de grandes cuves de marbre blanc d’un seul morceau placées dans de petits cabinets voûtés, éclairés par des rosaces ou étoiles découpées à jour. — Nous ne parlerons pas, de peur de tomber en des répétitions fastidieuses, de la salle des Secrets, où l’on remarque un effet d’acoustique singulier, et dont les angles sont noircis par le nez des curieux qui vont y chuchotter quelque impertinence fidèlement transportée à l’autre coin ; de la salle des Nymphes, où l’on voit au-dessus de la porte un excellent bas-relief de Jupiter changé en cygne et caressant Léda, d’une liberté de composition et d’une audace de ciseau extraordinaires ; des appartemens de Charles-Quint, outrageusement dévastés, qui n’ont plus rien de curieux que leurs plafonds chamarrés de l’ambitieuse devise non plus ultra ; et nous nous transporterons dans la cour des Lions, le morceau le plus curieux et le mieux conservé de l’Alhambra.

Les gravures anglaises et les nombreux dessins que l’on a publiés de la cour des Lions n’en donnent qu’une idée fort incomplète et très fausse ; ils manquent presque tous de proportions, et, par la surcharge que nécessite le rendu des détails infinis de l’architecture arabe, font concevoir un monument d’une bien plus grande importance.

La cour des Lions a cent vingt pieds de long, soixante-treize de large, et les galeries qui l’entourent ne dépassent pas vingt-deux pieds de haut. Elles sont formées par cent vingt-huit colonnes de marbre blanc appareillées dans un désordre symétrique de quatre en quatre et de trois en trois ; ces colonnes, dont les chapiteaux très ouvragés conservent des traces d’or et de couleur, supportent des arcs d’une élégance extrême et d’une coupe toute particulière.

En entrant, vous avez en face de vous, formant le fond du parallélograme, la salle du Tribunal, dont la voûte renferme un monument d’art d’une rareté et d’un prix inestimables. Ce sont des peintures arabes, les seules peut-être qui soient parvenues jusqu’à nous. L’une d’elles représente la cour des Lions même avec la fontaine très reconnaissable, mais dorée ; quelques personnages, que la vétusté de la peinture ne permet pas de distinguer nettement, semblent occupés d’une joute ou d’une passe d’armes. L’autre a pour sujet une espèce de divan où se trouvent rassemblés les rois mores de Grenade, dont on discerne encore fort bien les burnous blancs, les têtes olivâtres, la bouche rouge et les mystérieuses prunelles noires. Ces peintures, à ce que l’on prétend, sont sur cuir préparé, collé à des panneaux de cèdre, et servent à prouver que le précepte du Koran qui défend la représentation des êtres animés n’était pas toujours scrupuleusement observé par les Mores, quand bien même les douze lions de la fontaine ne seraient pas là pour confirmer cette assertion.

À gauche, au milieu de la galerie, dans le sens de la longueur, se trouve la salle des deux Sœurs, qui fait pendant à la salle des Abencerrages. Ce nom de las dos Hermanas lui vient de deux immenses dalles de marbre blanc de Machaël, de grandeur égale et parfaitement semblables, que l’on remarque à son pavé. La voûte ou coupole, que les Espagnols appellent fort expressivement media-naranja (demi-orange), est un miracle de travail et de patience. C’est quelque chose comme les gâteaux d’une ruche, comme les stalactites d’une grotte, comme les grappes de globules savonneux que les enfans soufflent au moyen d’une paille. Ces myriades de petites voûtes, de dômes de trois ou quatre pieds qui naissent les uns des autres, entrecroisant et brisant à chaque instant leurs arêtes, semblent plutôt le produit d’une cristallisation fortuite que l’œuvre d’une main humaine : le bleu, le rouge et le vert brillent encore dans le creux des moulures d’un éclat presque aussi vif que s’ils venaient d’être posés. — Les murailles, comme celles de la salle des Ambassadeurs, sont couvertes, depuis la frise jusqu’à hauteur d’homme, de broderies de stuc d’une délicatesse et d’une complication incroyables. Le bas est revêtu de ces carreaux de terre vernie où des angles noirs, verts et jaunes, forment mosaïque avec le fond blanc. Le milieu de la pièce, selon l’invariable usage des Arabes, dont les habitations ne semblent être que de grandes fontaines enjolivées, est occupé par un bassin et un jet d’eau, il y en a quatre sous le portique du tribunal, autant sous le portique de l’entrée, un autre dans la salle des Abencerrages, sans compter la Taza de los Leones, qui, non contente de verser l’eau par les gueules de ses douze monstres, lance encore vers le ciel un torrent par le champignon qui la surmonte. Toutes ces eaux viennent se rendre, par des rigoles creusées dans le dallage des salles et le pavé de la cour, au pied de la fontaine des Lions, où elles s’engloutissent dans un conduit souterrain. — Voilà à coup sûr un genre d’habitation où l’on ne sera pas incommodé par la poussière, et l’on se demande comment ces salles pouvaient êtres habitables l’hiver. Sans doute l’on fermait alors les grandes portes de cèdre, on recouvrait le pavé de marbre d’épais tapis, on allumait dans les braseros des feux de noyaux et de bois odoriférant, et l’on attendait ainsi le retour de la belle saison, qui ne se fait jamais beaucoup attendre à Grenade.

Nous ne décrivons pas la salle des Abencerrages, qui est presque semblable à celle des deux Sœurs, et n’a rien de particulier que son ancienne porte de bois assemblé en losanges, qui date du temps des Mores. À l’Alcazar de Séville, on en remarque une autre tout-à-fait du même style.

La Taza de los Leones jouit, dans les poésies arabes, d’une réputation merveilleuse ; il n’est pas d’éloges dont on ne comble ces superbes animaux : je dois avouer qu’il est difficile de trouver quelque chose qui ressemble moins à des lions que ces produits de la fantaisie moresque ; les pattes sont de simples piquets pareils à ces morceaux de bois à peine dégrossis qu’on enfonce dans le ventre des chiens de carton pour les faire tenir en équilibre ; les muffles, rayés de barres transversales sans doute pour figurer les moustaches, ressemblent parfaitement à des museaux d’hippopotame. Les yeux sont d’un dessin par trop primitif qui rappelle les informes essais des enfans. Cependant ces douze monstres, en les acceptant non pas comme lions, mais comme chimères, comme caprice d’ornement, font, avec la vasque qu’ils supportent, un effet pittoresque et plein d’élégance, qui aide à comprendre leur réputation et les éloges contenus dans cette inscription arabe de vingt-quatre vers de vingt-deux syllabes gravés sur les parois de la coupe où retombent les eaux de la coupe supérieure. Nous demandons pardon à nos lecteurs pour la fidélité un peu barbare de la traduction :

« Ô toi qui regardes les lions fixés à leur place ! remarque qu’il ne leur manque que la vie pour être parfaits. — Et toi à qui écheoit en héritage cet Alcazar et ce royaume, prends-le des nobles mains qui l’ont gouverné sans déplaisir et sans résistance. Que Dieu te sauve pour l’œuvre que tu viens d’achever, et te préserve à jamais des vengeances de ton ennemi ! Honneur et gloire à toi, ô Mahomad ! notre roi, orné de hautes vertus à l’aide desquelles tu as tout conquis. Puisse Dieu ne jamais permettre que ce beau jardin, image de tes vertus, ait un rival qui le surpasse ! La matière qui nuance le bassin de la fontaine est comme de la nacre de perle sous l’eau claire qui scintille ; la nappe ressemble à de l’argent en fusion, car la limpidité de l’eau et la blancheur de la pierre sont sans pareilles ; on dirait une goutte d’essence transparente sur un visage d’albâtre. Il serait difficile de suivre son cours. Regarde l’eau et regarde la vasque, et tu ne pourras distinguer si c’est l’eau qui est immobile ou le marbre qui ruisselle. Comme le prisonnier d’amour, dont le visage se baigne d’ennui et de crainte sous le regard de l’envieux, ainsi l’eau jalouse s’indigne contre la pierre, et la pierre porte envie à l’eau. À ce flot inépuisable peut se comparer la main de notre roi, qui est aussi libéral et généreux que le lion est fort et vaillant. »

C’est dans le bassin de la fontaine des lions que tombèrent les têtes de trente-six Abencerrages, attirés dans un piége par les Zégris. Les autres Abencerrages auraient tous éprouvé le même sort sans le dévouement d’un petit page qui courut prévenir, au risque de sa vie, les survivans et les empêcher d’entrer dans la fatale cour. On vous fait remarquer au fond du bassin de larges taches rougeâtres, accusations indélébiles laissées par les victimes contre la cruauté de leurs bourreaux. Malheureusement les érudits prétendent que les Abencerrages et les Zégris n’ont jamais existé. Je m’en rapporte complètement là-dessus aux romances, aux traditions populaires et à la nouvelle de M. de Châteaubriand, et je crois fermement que les empreintes empourprées sont du sang et non de la rouille.

Nous avions établi notre quartier-général dans la cour des Lions ; notre ameublement consistait en deux matelas qu’on roulait le jour dans quelque coin, en une lampe de cuivre, quelques bouteilles de vin de Jérés que nous mettions rafraîchir dans la fontaine, et une jarre de terre. Nous couchions tantôt dans la salle des deux Sœurs, tantôt dans celle des Abencerrages, et ce n’était pas sans quelque légère appréhension qu’étendu sur mon manteau, je regardais tomber, par les ouvertures de la voûte, dans l’eau du bassin et sur le pavé luisant, les rayons blancs de la lune, tout étonnés de se croiser avec la flamme jaune et tremblottante d’une lampe.

Les traditions populaires réunies par Washington Irving dans ses Contes de l’Alhambra me revenaient en mémoire ; les histoires du Cheval sans tête et du Fantôme velu, rapportées gravement par le père Etcheverria, me paraissaient extrêmement probables, surtout quand la lumière était soufflée. La vraisemblance des légendes paraît beaucoup plus grande la nuit, dans ces ténèbres traversées de reflets incertains qui prêtent à tous les objets vaguement ébauchés des apparences fantastiques : le doute est fils du jour, la foi est fille de la nuit, et ce qui m’étonne, moi, c’est que saint Thomas ait cru au Christ, après avoir mis le doigt dans sa plaie. — Je ne suis pas sûr de n’avoir pas vu les Abencerrages se promener le long des galeries au clair de lune avec leur tête sous le bras : toujours est-il que les ombres des colonnes prenaient des formes diablement suspectes, et que la brise, en passant dans les arcades, ressemblait à s’y méprendre à une respiration humaine.

Un matin, c’était un dimanche, vers quatre ou cinq heures, nous nous sentîmes, tout en dormant, inondés sur nos matelas d’une pluie fine et pénétrante. On avait ouvert les conduits des jets d’eau plus tôt qu’à l’ordinaire, en l’honneur d’un prince de Saxe-Cobourg qui venait visiter l’Alhambra, et qui, dit-on, devait épouser la jeune reine quand elle serait majeure.

À peine étions-nous levés et habillés que le prince arriva avec deux ou trois personnes de sa suite. Il était furieux. Les gardiens, pour le fêter plus dignement, avaient ajusté à toutes les fontaines des mécanismes et des jeux hydrauliques les plus ridicules du monde. L’une de ces inventions avait la prétention de figurer le voyage de la reine à Valence au moyen d’un petit carrosse de fer-blanc et de soldats de plomb que la force de l’eau faisait tourner. Jugez de la satisfaction du prince à ce raffinement ingénieux et constitutionnel. Le Fray-Gerundio, journal satirique de Madrid, persécutait ce pauvre prince avec un acharnement particulier. Il lui reprochait, entre autres crimes, de débattre trop vivement ses comptes de dépense dans les auberges, et d’avoir paru au théâtre en habit de majo, un chapeau pointu sur la tête.

Une compagnie de Grenadins et de Grenadines vint passer la journée à l’Alhambra ; il y avait sept ou huit femmes jeunes et jolies et cinq ou six cavaliers. Ils dansèrent au son de la guitare, jouèrent aux petits jeux et chantèrent en chœur, sur un air délicieux, la chanson de Fray-Luis de Léon, qui a obtenu un succès populaire en Andalousie. Comme les jets d’eau étaient épuisés pour avoir commencé trop matin à darder leur fusée d’argent, et que les vasques se trouvaient à sec, les jeunes folles s’assirent en rond sur le rebord d’albâtre du bassin de la salle des deux Sœurs, de manière à former corbeille, et, renversant en arrière leurs jolies têtes, elles reprenaient toutes ensemble le refrain de la chanson.

Le Generalife est situé à peu de distance de l’Alhambra, sur un mamelon de la même montagne. L’on y va par une espèce de chemin creux qui croise le ravin de los Molinos, et qui est tout bordé de figuiers aux énormes feuilles luisantes, de chênes verts, de pistachiers, de lauriers, de cistes d’une incroyable puissance de végétation. Le sol sur lequel on marche se compose d’un sable jaune tout pénétré d’eau, et d’une fécondité extraordinaire. Rien n’est plus ravissant à suivre que ce chemin, qui a l’air d’être tracé à travers une forêt vierge d’Amérique, tant il est obstrué de feuillages et de fleurs, tant on y respire un vertigineux parfum de plantes aromatiques. La vigne jaillit par les fentes des murs lézardés et suspend à toutes les branches ses vrilles fantasques et ses pampres découpés comme un ornement arabe ; l’aloès ouvre son éventail de lames azurées, l’oranger contourne son bois noueux et s’accroche de ses doigts de racines aux déchirures des escarpemens. Tout fleurit, tout s’épanouit dans un désordre touffu et plein de charmans hasards. Une branche de jasmin qui s’égare mêle une étoile blanche aux fleurs écarlates du grenadier ; un laurier, d’un bord du chemin à l’autre, va embrasser un cactus, malgré ses épines. La nature, abandonnée à elle-même, semble se piquer de coquetterie, et vouloir montrer combien l’art, même le plus exquis et le plus savant, reste toujours loin d’elle.

Au bout d’un quart d’heure de marche, on arrive au Generalife, qui n’est en quelque sorte que la casa de campo, le pavillon champêtre de l’Alhambra. L’extérieur, comme celui de toutes les constructions moresques, en est fort simple : de grandes murailles sans fenêtres et surmontées d’une terrasse avec une galerie en arcades, le tout coiffé d’un petit belvédère moderne. Il ne reste du Generalife que des arcs moresques et de grands panneaux d’arabesques malheureusement empâtées par des couches de lait de chaux renouvelées avec une obstination de propreté désespérante. Petit à petit, les délicates sculptures, les guillochis merveilleux de cette architecture de fée s’oblitèrent, se bouchent et disparaissent. Ce qui n’est plus aujourd’hui qu’une muraille vaguement vermiculée était autrefois une dentelle découpée à jour aussi fine que ces feuilles d’ivoire que la patience des Chinois cisèle pour les éventails. La brosse du badigeonneur a fait disparaître plus de chefs-d’œuvre que la faux du temps, s’il nous est permis de nous servir de cette expression mythologique et surannée. — Dans une salle assez bien conservée, on remarque une suite de portraits enfumés des rois d’Espagne, qui n’ont qu’un mérite chronologique.

Le véritable charme du Generalife, ce sont ses jardins et ses eaux. Un canal revêtu de marbre occupe toute la longueur de l’enclos, et roule ses flots abondans et rapides sous une suite d’arcades de feuillages formées par des ifs contournés et taillés bizarrement. Des orangers, des cyprès, sont plantés sur chaque bord ; au pied de l’un de ces cyprès d’une monstrueuse grosseur, et qui remonte au temps des Maures, la favorite de Boabdil, s’il faut en croire la légende, prouva souvent que les verroux et les grilles sont de minces garans de la vertu des sultanes. Ce qu’il y a de certain, c’est que l’if est très gros et fort vieux.

La perspective est terminée par une galerie-portique à jets d’eau, à colonnes de marbre, comme le patio des Myrtes de l’Alhambra. — Le canal fait un coude, et vous pénétrez dans d’autres enceintes ornées de pièces d’eau et dont les murs conservent des traces de fresques du xvie siècle, représentant des architectures rustiques et des points de vue. — Au milieu d’un de ces bassins s’épanouit comme une immense corbeille un gigantesque laurier-rose d’un éclat et d’une beauté incomparables. Au moment où je le vis, c’était comme une explosion de fleurs, comme le bouquet d’un feu d’artifice végétal ; une fraîcheur splendide et vigoureuse, presque bruyante, si ce mot peut s’appliquer à des couleurs, à faire paraître blafard le teint de la rose la plus vermeille ! Ses belles fleurs jaillissaient avec toute l’ardeur du désir vers la pure lumière du ciel ; ses nobles feuilles, taillées tout exprès par la nature pour couronner la gloire, lavées par la bruine des jets d’eau, étincelaient comme des émeraudes au soleil. Jamais rien ne m’a fait éprouver un sentiment plus vif de la beauté que ce laurier-rose du Generalife.

Les eaux arrivent aux jardins par une espèce de rampe fort rapide, côtoyée de petits murs en manière de garde-fous, supportant des canaux de grandes tuiles creuses par où les ruisseaux se précipitent à ciel ouvert avec un gazouillement le plus gai et le plus vivant du monde. À chaque palier, des jets abondans partent du milieu de petits bassins et poussent leur aigrette de cristal jusque dans l’épais feuillage du bois de lauriers, dont les branches se croisent au-dessus d’eux. La montagne ruisselle de toutes parts ; à chaque pas jaillit une source, et toujours l’on entend murmurer à côté de soi quelque onde détournée de son cours qui va alimenter une fontaine ou porter la fraîcheur au pied d’un arbre. Les Arabes ont poussé au plus haut degré l’art de l’irrigation ; leurs travaux hydrauliques attestent une civilisation des plus avancées ; ils subsistent encore aujourd’hui, et c’est à eux que Grenade doit d’être le paradis de l’Espagne, et de jouir d’un printemps éternel sous une température africaine. Un bras du Darro a été détourné par les Arabes et amené de plus de deux lieues sur la colline de l’Alhambra.

Du belvédère du Generalife, l’on aperçoit bien nettement la configuration de l’Alhambra avec son enceinte de tours rougeâtres à demi ruinées, et ses pans de murs qui montent et descendent, en suivant les ondulations de la montagne. Le palais de Charles-Quint, que l’on ne découvre pas du côté de la ville, dessine sur les flancs damassés de la Sierra-Nevada, dont l’échine blanche entaille bizarrement le ciel, sa masse robuste et carrée, que le soleil dore d’un reflet blond. Le clocher de Sainte-Marie profile sa silhouette chrétienne au-dessus des créneaux mauresques. Quelques cyprès poussent à travers les crevasses des murailles leurs noirs soupirs de feuillage au milieu de toute cette lumière et de tout cet azur, comme une pensée triste dans la joie d’une fête. Les pentes de la colline qui descendent vers le Darro et le ravin de los Molinos disparaissent sous un océan de verdure. C’est un des plus beaux points de vue que l’on puisse imaginer.

De l’autre côté, comme pour faire contraste à tant de fraîcheur, s’élève une montagne inculte, brûlée, fauve, plaquée de tons d’ocre et de terre de Sienne, qu’on appelle la silla del Moro à cause de quelques restes de constructions qu’elle porte à son sommet. C’est de là que le roi Boabdil regardait les cavaliers arabes jouter dans la Vega contre les chevaliers chrétiens. Le souvenir des Mores est toujours vivant à Grenade. On dirait que c’est d’hier qu’ils ont quitté la ville, et, si l’on en juge par ce qui reste d’eux, c’est vraiment dommage. Ce qu’il faut à l’Espagne du midi, c’est la civilisation africaine et non la civilisation européenne, qui n’est pas en rapport avec l’ardeur du climat et des passions qu’il inspire. Le mécanisme constitutionnel ne peut convenir qu’aux zones tempérées ; au-delà de 30 degrés de chaleur, les chartes fondent ou éclatent.

Maintenant que nous en avons fini avec l’Alhambra et le Generalife, traversons le ravin du Darro et allons visiter, le long du chemin qui mène au Monte-Sagrado, les tanières des gitanos, assez nombreux à Grenade. Ce chemin est pratiqué dans le flanc de la colline de l’Albaycin, qui surplombe d’un côté. Des raquettes gigantesques, des nopals monstrueux hérissent ces pentes décharnées et blanchâtres de leurs palettes et de leurs lances couleur de vert-de-gris ; sous les racines de ces grandes plantes grasses qui semblent leur servir de chevaux de frise et d’artichauts, sont creusées dans le roc vif les habitations des bohémiens. L’entrée de ces cavernes est blanchie à la chaux ; une corde tendue, sur laquelle glisse un morceau de tapisserie éraillée, leur tient lieu de porte. C’est là-dedans que grouille et pullule la sauvage famille ; les enfans, plus fauves de peau que des cigares de la Havane, jouent tout nus devant le seuil, sans distinction de sexe, et se roulent dans la poussière en poussant des cris aigus et gutturaux. Les gitanos sont ordinairement forgerons, tondeurs de mules, vétérinaires, et surtout maquignons. Ils ont mille recettes pour donner du feu et de la vigueur aux bêtes les plus poussives et les plus fourbues ; un gitano eût fait galoper Rossinante et caracoler le grison de Sancho. Leur vrai métier au fond est celui de voleur.

Les gitanas vendent des amulettes, disent la bonne aventure et pratiquent les industries suspectes habituelles aux femmes de leur race : j’en ai peu vu de jolies, bien que leurs figures fussent remarquables de type et de caractère. Leur teint basané fait ressortir la limpidité de leurs yeux orientaux dont l’ardeur est tempérée par je ne sais quelle tristesse mystérieuse, comme le souvenir d’une patrie absente et d’une grandeur déchue. Leur bouche un peu épaisse, fortement colorée, rappelle l’épanouissement des bouches africaines ; la petitesse du front, la forme busquée du nez, accusent leur origine commune avec les tsiganes de Valachie et de Bohême, et tous les enfans de ce peuple bizarre qui a traversé, sous le nom générique d’Égypte, la société du moyen-âge, et dont tant de siècles n’ont pu interrompre la filiation énigmatique. Presque toutes ont dans le port une telle majesté naturelle, une telle franchise d’allure, elles sont si bien assises sur leurs hanches, que, malgré leurs haillons, leur saleté et leur misère, elles semblent avoir la conscience de l’antiquité et de la pureté de leur race vierge de tout mélange, car les bohémiens ne se marient qu’entre eux, et les enfans qui proviendraient d’unions passagères seraient rejetés de la tribu impitoyablement. — Une des prétentions des gitanos est d’être bons Castillans et bons catholiques, mais je crois qu’au fond ils sont quelque peu Arabes et mahométans, ce dont ils se défendent tant qu’ils peuvent, par un reste de terreur de l’inquisition disparue. — Quelques rues désertes et à moitié en ruines de l’Albaycin sont aussi habitées par des gitanos plus riches ou moins nomades. Dans une de ces ruelles, nous aperçûmes une petite fille de huit ans, entièrement nue, qui s’exerçait à danser le zorongo sur un pavé pointu. Sa sœur, hâve, décharnée, avec des yeux de braise dans une figure de citron, était accroupie à terre à côté d’elle, une guitare sur les genoux, dont elle faisait ronfler les cordes avec le pouce, musique assez semblable au grincement enroué des cigales. La mère, richement habillée et le col chargé de verroteries, battait la mesure du bout d’une pantoufle de velours bleu que son œil caressait complaisamment. La sauvagerie d’attitudes, l’accoutrement étrange et la couleur extraordinaire de ce groupe, en eussent fait un excellent motif de tableau pour Callot ou Salvator Rosa.

Le Monte-Sagrado, qui renferme les grottes des martyrs retrouvés miraculeusement, n’offre rien de bien curieux. C’est un couvent avec une église assez ordinaire, sous laquelle sont creusées les cryptes. Ces cryptes n’ont rien qui puisse produire une vive impression. Elles se composent d’une complication de petits corridors étroits, hauts de sept ou huit pieds et blanchis à la chaux. Dans des enfoncemens ménagés à cet effet, l’on a élevé des autels parés avec plus de dévotion que de goût. C’est là que sont enfermés, derrière des grillages, les châsses et les ossemens des saints personnages. — Je m’attendais à une église souterraine obscure, mystérieuse, presqu’effrayante, à piliers trapus, à voûte surbaissée, éclairée par le reflet incertain d’une lampe lointaine, à quelque chose comme les anciennes catacombes, et je ne fus pas peu surpris de l’aspect propre et coquet de cette crypte badigeonnée, éclairée par des soupiraux comme une cave. Nous autres catholiques un peu superficiels, nous avons besoin du pittoresque pour arriver aux sentimens religieux. Le dévot ne pense guère aux jeux de l’ombre et de la lumière, aux proportions plus ou moins savantes de l’architecture ; il sait que sous cet autel de forme médiocre sont cachés les os des saints morts pour la foi qu’il professe : cela lui suffit.

La Chartreuse, maintenant veuve de ses moines, comme tous les couvens d’Espagne, est un admirable édifice, et l’on ne saurait trop regretter qu’il ait été détourné de sa destination primitive. Nous n’avons jamais bien compris quel mal pouvaient faire des cénobites cloîtrés dans une prison volontaire et vivant d’austérités et de prières, surtout dans un pays comme l’Espagne, où ce n’est certes pas le terrain qui manque.

On monte par un double perron au portail de l’église, surmonté d’une statue de saint Bruno en marbre blanc, d’un assez bel effet. La décoration de cette église est singulière et consiste en arabesques de plâtre moulé d’une variété et d’une fécondité de motifs vraiment prodigieuses, il semble que l’intention de l’architecte ait été de lutter, dans un goût tout différent, de légèreté et de complication avec les dentelles de l’Alhambra. Il n’y a pas un endroit large comme la main, dans cet immense vaisseau, qui ne soit fleuri, damassé, feuillé, guilloché, touffu comme un cœur de chou ; il y aurait de quoi faire perdre la tête à qui voudrait en tirer un crayon exact. Le chœur est revêtu de porphyres et de marbres précieux. Quelques tableaux médiocres sont accrochés çà et là le long des murs et font regretter la place qu’ils cachent. Le cimetière est auprès de l’église ; selon l’usage des chartreux, aucune tombe, aucune croix n’y désigne l’endroit où dorment les frères décédés ; les cellules entourent le cimetière et sont pourvues chacune d’un petit jardin. Dans un terrain planté d’arbres, qui servait sans doute de promenade aux religieux, l’on me fit remarquer une espèce de vivier à marges de pierres inclinées, où se traînaient gauchement quelques douzaines de tortues humant le soleil et tout heureuses d’être désormais à l’abri de la marmite. La règle des chartreux leur impose de ne jamais manger de viande, et la tortue est considérée comme poisson par les casuistes. Celles-ci devaient servir à la nourriture des moines. La révolution les a sauvées.

Pendant que nous sommes en train de visiter les couvens, entrons, s’il vous plaît, dans le monastère de Saint-Jean-de-Dieu. Le cloître en est des plus bizarres et d’un mauvais goût tout-à-fait prodigieux ; les murailles, peintes à fresque, représentent différentes belles actions de la vie de saint Jean-de-Dieu, encadrées dans des grotesques et des fantaisies d’ornement qui dépassent ce que les monstres du Japon et les magots de la Chine ont de plus extravagant et de plus curieusement difforme. Ce sont des syrènes qui jouent du violon, des guenuches à leur toilette, des poissons chimériques dans des flots impossibles, des fleurs qui ont l’air d’oiseaux, des oiseaux qui ont l’air de fleurs, des losanges de miroirs, des carreaux de fayence, des lacs d’amour, un fouillis inextricable ! L’église, heureusement d’une autre époque, est presque toute dorée. Le retable, soutenu par des colonnes d’ordre salomonique, produit un effet riche et majestueux. Le sacristain, qui nous servait de guide, voyant que nous étions Français, nous questionna sur notre pays, et nous demanda s’il était vrai, comme on le disait à Grenade, que l’empereur de Russie, Nicolas, eût envahi la France et se fût rendu maître de Paris ; telles étaient les nouvelles les plus fraîches. Ces grossières absurdités étaient répandues dans le peuple par les partisans de don Carlos pour faire croire à une réaction absolutiste de la part des puissances de l’Europe, et ranimer par l’espoir d’un prochain secours le courage défaillant des bandes désorganisées.

Dans cette église, je vis un spectacle qui me frappa, c’était une vieille femme qui rampait sur les genoux, de la porte vers l’autel ; elle avait les bras étendus en croix, raides comme des pieux, la tête renversée en arrière, les yeux retournés et ne laissant voir que le blanc, les lèvres bridées sur les dents, la face luisante et plombée ; c’était de l’extase poussée jusqu’à la catalepsie. Jamais Zurbaran n’a rien fait de plus ascétique et d’une ardeur plus fiévreuse. Elle accomplissait une pénitence ordonnée par son confesseur, et en avait encore pour quatre jours.

Le couvent de San-Geronimo, maintenant transformé en caserne, renferme un cloître gothique à deux étages d’arcades d’un caractère et d’une beauté rares. Les chapiteaux des colonnes sont enjolivés de feuillages et d’animaux fantastiques d’un caprice et d’un travail charmans. L’église, profanée et déserte, offre cette particularité, que tous les ornemens et les reliefs d’architecture y sont peints, comme la voûte de la Bourse, en grisaille, au lieu d’être exécutés réellement ; c’est là qu’est enterré Gonzalve de Cordoue, surnommé le grand capitaine. On y conservait son épée, qui a été enlevée dernièrement et vendue deux ou trois douros, valeur de l’argent qui garnissait la poignée. C’est ainsi que beaucoup d’objets précieux comme art ou comme souvenir ont disparu sans profit autre pour les voleurs que le plaisir même de mal faire. Il semble que l’on pouvait imiter notre révolution par un autre côté que par son stupide vandalisme. C’est le sentiment que l’on éprouve toutes les fois que l’on visite un couvent dépeuplé, à l’aspect de tant de ruines et de dévastations inutiles, de tant de chefs-d’œuvre de tous genres perdus sans retour, de ce long travail de plusieurs siècles emporté et balayé en un instant. Il n’est donné à personne de préjuger l’avenir ; mais je doute qu’il nous rende ce que le passé nous avait légué, et que l’on détruit comme si l’on avait quelque chose à mettre à la place. Encore pourrait-on mettre ce quelque chose à côté, car la terre n’est pas tellement couverte de monumens, qu’on soit forcé d’élever les nouveaux édifices sur les décombres des anciens. Ces réflexions me préoccupaient en parcourant, dans l’Antequeruîa, l’ancien couvent de San-Domingo. La chapelle est décorée avec une surcharge de colifichets, de fanfreluches et de dorures inimaginable. Ce ne sont que colonnes torses, volutes, chicorées, incrustations de brèches de couleur, mosaïques de verre, marqueterie de nacre et de burgau, cristaux taillés, miroirs à bizeaux, soleils à rayons, transparens, etc., tout ce que le goût tourmenté du xviiie siècle et l’horreur de la ligne droite peuvent inspirer de plus désordonné, de plus contrefait, de plus bossu et de plus baroque. La bibliothèque, qui a été préservée, se compose presqu’exclusivement d’in-folios et d’in-quartos reliés en vélin blanc, avec le titre écrit à la main en encre noire ou rouge. Ce sont en général des traités de théologie, des dissertations de casuistes et autres productions scolastiques, peu intéressantes pour de simples littérateurs. L’on a formé au couvent de San-Domingo une collection de tableaux provenant des monastères abolis ou ruinés, qui, à l’exception de quelques belles têtes ascétiques, de quelques scènes de martyrs, qui semblent peintes par des bourreaux, tant il y brille une vaste érudition de supplices, n’offre rien de remarquablement supérieur, et prouve que les dévastateurs sont d’excellens experts en fait de peinture, car ils savent fort bien garder pour eux tout ce qu’il y a de bon. Les cours et les cloîtres sont d’une admirable beauté, ornés de fontaines, d’orangers et de fleurs. Comme tout est là merveilleusement disposé pour la rêverie, la méditation et l’étude ! et quel dommage que les couvens aient été habités par des moines, et non par des poètes ! Les jardins, abandonnés à eux-mêmes, ont pris un caractère agreste et sauvage. Une végétation luxuriante envahit les allées ; la nature rentre partout en possession de ses droits ; à la place de chaque pierre qui tombe, elle met une touffe d’herbe ou de fleurs. Ce qu’il y a de plus remarquable dans ces jardins, c’est une allée de lauriers énormes, faisant berceau, pavée de marbre blanc et garnie de chaque côté d’un long banc de même matière à dossier renversé. Des jets d’eau espacés entretiennent la fraîcheur sous cette épaisse voûte verte, au bout de laquelle on jouit d’un point de vue magnifique sur la Sierra-Nevada, à travers un charmant mirador moresque, faisant partie d’un reste d’ancien palais arabe enclavé dans le couvent. Ce pavillon communiquait, dit-on, avec l’Alhambra, dont il est assez éloigné, par de longues galeries souterraines. Cette idée est, du reste, fort enracinée à Grenade, où la moindre ruine moresque est toujours gratifiée de cinq ou six lieues de souterrains et d’un trésor caché gardé par un enchantement quelconque.

Nous allions souvent à San-Domingo nous asseoir à l’ombre des lauriers et nous baigner dans une piscine où les moines, s’il faut en croire les chansons satiriques, s’ébattaient joyeusement avec les jolies filles qu’ils attiraient ou faisaient enlever. Il est à remarquer que c’est dans les pays les plus catholiques que les choses saintes, les prêtres et les moines sont traités le plus légèrement ; les couplets et les contes espagnols sur les religieux n’ont rien à envier, pour la licence, aux facéties de Marot et de Beroalde de Verville, et, à voir la manière dont sont parodiées dans les vieilles pièces de théâtre les cérémonies de la religion, on ne se douterait guère que l’inquisition ait existé.

À propos de bain, plaçons ici un petit détail qui prouvera que l’art thermal, porté à un si haut degré par les Arabes, est bien déchu à Grenade de son antique splendeur. Notre guide nous conduisit à un établissement de bains assez joliment arrangé, avec des cabinets disposés autour d’un patio ombragé d’un plafond de pampres, et occupé en grande partie par un réservoir d’une eau fort limpide. Jusque-là tout allait bien, mais en quoi pensez-vous que pouvaient être faites les baignoires ? En cuivre, en zinc, en pierre, en bois ? Pas du tout, vous n’y êtes pas ; — nous allons vous le dire, car vous ne le devineriez jamais. C’étaient d’énormes jarres d’argile comme celles où l’on conserve l’huile ; ces baignoires d’un nouveau genre étaient enterrées jusqu’aux deux tiers à peu près de leur hauteur. Avant de nous empoter dans ces cruches, nous les fîmes garnir d’un drap blanc, précaution de propreté qui parut extrêmement bizarre au baigneur, et que nous eûmes besoin de lui recommander plusieurs fois pour nous faire obéir, tant elle l’étonnait. Il s’expliqua ce caprice à lui-même en faisant un geste commisératif des épaules et de la tête, et en disant à demi-voix ce seul mot : — Ingleses ! — Nous nous tenions accroupis dans nos pots, la tête passant en dehors, à peu près comme des perdrix en terrine, et faisant une mine assez grotesque. C’est seulement alors que je compris l’histoire d’Ali-Baba ou les Quarante voleurs, qui m’avait toujours paru un peu difficile à croire, et fait douter un instant de la véracité des Mille et une Nuits.

Il y a bien dans l’Albaycin d’anciens bains moresques, une piscine recouverte d’une voûte trouée de petits soupiraux étoilés, mais ils ne sont pas installés, et l’on n’y aurait que de l’eau froide.


Voici à peu près ce que l’on peut remarquer à Grenade, dans un séjour de quelques semaines. Les distractions y sont rares : le théâtre est fermé pendant l’été ; il n’y a pas de casinos ni d’établissemens publics, et l’on ne trouve de journaux français et étrangers qu’au Lycée, dont les membres donnent à certains jours des séances où l’on lit des discours, des vers, où l’on chante, où l’on joue des comédies composées ordinairement par quelque jeune poète de la société.

Chacun est occupé consciencieusement à ne rien faire : la galanterie, la cigarette, la fabrication des quatrains et des octaves, et surtout les cartes, suffisent à remplir agréablement l’existence. On ne voit pas là cette inquiétude furieuse, ce besoin d’agir et de changer de place, qui tourmentent les gens du Nord. Les Espagnols m’ont paru très philosophes : ils n’attachent presque aucune importance à la vie matérielle, et le comfort leur est tout-à-fait indifférent. Les mille besoins factices créés par les civilisations septentrionales leur semblent des recherches puériles et gênantes. En effet, n’ayant pas à se défendre continuellement contre le climat, les jouissances du home anglais ne leur inspirent aucune envie. Qu’importe que les fenêtres joignent exactement à des gens qui paieraient un courant d’air, un vent coulis, s’ils pouvaient se le procurer ? Favorisés par un beau ciel, ils ont réduit l’existence à sa plus simple expression ; cette sobriété et cette modération en toutes choses leur procurent une grande liberté, une extrême indépendance ; ils ont le temps de vivre, et nous ne pouvons guère en dire autant. Les Espagnols ne conçoivent pas que l’on travaille d’abord pour se reposer ensuite ; ils aiment beaucoup mieux faire l’inverse, ce qui me paraît effectivement plus sage. Un ouvrier qui a gagné quelques réaux laisse là son ouvrage, met sa belle veste brodée sur son épaule, prend sa guitare, et va danser ou faire l’amour avec les majas de sa connaissance jusqu’à ce qu’il ne lui reste plus un seul quarto ; alors il reprend la besogne. Avec trois ou quatre sous par jour, un Andalou peut vivre splendidement ; pour cette somme, il aura du pain très blanc, une énorme tranche de pastèque et un petit verre d’anisette ; son logement ne lui coûtera que la peine d’étendre son manteau par terre sous quelque portique ou quelque arche de pont. En général, le travail paraît aux Espagnols une chose humiliante et indigne d’un homme libre, idée très naturelle et très raisonnable à mon avis, puisque Dieu, voulant punir l’homme de sa désobéissance, n’a pas su trouver de plus grand supplice à lui infliger que de gagner son pain à la sueur de son front. Des plaisirs conquis comme les nôtres à force de peines, de fatigues, de tension d’esprit et d’assiduité, leur sembleraient payés beaucoup trop cher. Comme les peuples simples et rapprochés de l’état de nature, ils ont une rectitude de jugement qui leur fait mépriser les jouissances de convention. Pour quelqu’un qui arrive de Paris ou de Londres, ces deux tourbillons d’activité dévorante, d’existences fiévreuses et surexcitées, c’est un spectacle singulier que la vie que l’on mène à Grenade, vie toute de loisir, remplie par la conversation, la sieste, la promenade, la musique et la danse. On est surpris de voir le calme heureux de ces figures, la dignité tranquille de ces physionomies. Personne n’a cet air affairé qu’on remarque aux passans dans les rues de Paris. Chacun va tout à son aise, choisissant le côté de l’ombre, s’arrêtant pour causer avec ses amis et ne trahissant aucune hâte d’arriver. La certitude de ne pouvoir gagner d’argent éteint toute ambition ; aucune carrière n’est ouverte aux jeunes gens. Les plus aventureux s’en vont à Manille, à la Havane, ou prennent du service dans l’armée ; mais, vu le piteux état des finances, ils restent quelquefois des années entières sans entendre parler de solde. Convaincus de l’inutilité de leurs efforts, ils ne cherchent pas à tenter des fortunes impossibles et passent leur temps dans une oisiveté charmante que favorisent la beauté du pays et l’ardeur du climat.

Je ne me suis guère aperçu de la morgue des Espagnols : rien n’est trompeur comme les réputations qu’on fait aux individus et aux peuples. Je les ai trouvés, au contraire, d’une simplicité et d’une bonhomie extrêmes ; l’Espagne est le vrai pays de l’égalité, sinon dans les mots, du moins dans les faits. Le dernier mendiant allume son papelito au euro du grand seigneur, qui le laisse faire sans la moindre affectation de condescendance ; la marquise enjambe en souriant les corps déguenillés des vauriens endormis en travers de sa porte, et en voyage elle ne fait pas la grimace pour boire au même verre que le majoral, le vagal et l’escopetero qui la conduisent. Les étrangers ont beaucoup de peine à s’accommoder de cette familiarité, les Anglais surtout, qui se font servir sur des plats des lettres qu’ils prennent avec des pincettes. Un de ces estimables insulaires, allant de Séville à Jérès, envoya dîner son calesero à la cuisine. Celui-ci, qui dans son ame pensait faire beaucoup d’honneur à un hérétique en s’accoudant à la même table que lui, ne fit pas une observation, et dissimula son courroux aussi soigneusement qu’un traître de mélodrame ; mais, au milieu de la route, à trois ou quatre lieues de Jérès, dans un désert effroyable, plein de fondrières et de broussailles, notre homme jeta fort proprement l’Anglais à bas de la voiture et lui cria, en fouettant son cheval : « Mylord, vous ne m’avez pas trouvé digne de prendre place à votre table ; je vous trouve, moi, don Balbino Bustamente y Orozco, de trop mauvaise compagnie pour être assis sur cette banquette dans ma calessine. — Bonsoir ! »

Les servantes et les domestiques sont traités avec une douceur familière bien différente de notre politesse affectée, qui semble à chaque mot leur rappeler l’infériorité de leur position. Un petit exemple prouvera notre assertion. Nous étions allés en partie à la maison de campagne de la señora *** ; le soir, on voulut danser, mais il y avait beaucoup plus de femmes que de cavaliers : la señora *** fit monter le jardinier et un autre domestique, qui dansèrent toute la soirée, sans embarras, sans fausse honte, sans empressement servile, comme s’ils eussent réellement fait partie de la société. Ils invitèrent tour à tour les plus jolies et les plus titrées, qui se rendirent à leur demande avec toute la bonne grace possible. Nos démocrates sont encore loin de cette égalité pratique, et nos plus farouches républicains se révolteraient à l’idée de figurer, dans un quadrille, en face d’un paysan ou d’un laquais.

Ces remarques souffrent, comme toutes les règles, une infinité d’exceptions. Il y a sans doute beaucoup d’Espagnols actifs, laborieux, sensibles à toutes les recherches de la vie ; mais telle est l’impression générale que reçoit un voyageur après quelque séjour, impression souvent plus juste que celle d’un observateur indigène, moins frappé et moins saisi par la nouveauté des objets.

Notre curiosité satisfaite à l’endroit de Grenade et de ses monumens, à force de rencontrer à chaque bout de rue la perspective de la Sierra-Nevada, nous résolûmes de faire plus intime connaissance avec elle et de tenter une ascension sur le Mulhacen, le pic le plus élevé de la chaîne. Nos amis essayèrent d’abord de nous détourner de ce projet, qui ne laissait pas d’offrir quelque danger ; mais, lorsqu’on nous vit bien résolus, l’on nous indiqua un chasseur, nommé Alexandre Romero, comme connaissant la montagne à fond et capable de nous servir de guide. Il vint nous voir à notre casa de pupilles, et sa physionomie mâle et franche nous prévint tout de suite en sa faveur : il portait un vieux gilet de velours, une ceinture de laine rouge, des grègues de toile blanche comme celles des Valençais, qui laissaient voir ses jambes sèches, nerveuses, tannées comme du cuir de Cordoue. Des alpargatas de corde tressée lui servaient de chaussure ; un petit chapeau andalou, roussi à force de coups de soleil, une carabine, une poire à poudre en sautoir, complétaient cet ajustement. Il se chargea des préparatifs de l’expédition, et promit de nous amener le lendemain à trois heures les quatre chevaux dont nous avions besoin, un pour mon compagnon de voyage, un autre pour moi, le troisième pour un jeune Allemand qui s’était joint à notre caravane, le quatrième pour notre domestique, préposé à la partie culinaire de l’expédition. Quant à Romero, il devait aller à pied. Nos provisions consistaient en jambon, poulets rôtis, chocolat, pain, citrons, sucre, et principalement en une grande bourse de cuir qu’on appelle nota, remplie d’excellent vin de val de Peñas.

À l’heure dite, les chevaux étaient devant notre maison, et Romero faisait bélier à notre porte avec la crosse de sa carabine. Nous nous mîmes en selle encore mal éveillés, et le cortége partit : notre guide nous précédait en coureur et nous indiquait le chemin. Quoiqu’il fît déjà jour, le soleil n’avait pas encore paru, et les ondulations des collines inférieures, que nous avions dépassées, s’étendaient autour de nous, fraîches, limpides et bleues comme les vagues d’un océan immobile. Grenade s’effaçait au loin dans l’atmosphère vaporeuse. Quand le globe de flamme parut à l’horizon, toutes les cimes devinrent roses comme de jeunes filles à l’aspect d’un amant, et semblèrent témoigner un embarras pudique d’être vues dans leur déshabillé du matin. — Jusque-là nous n’avions gravi que des pentes assez douces s’enveloppant les unes dans les autres et n’offrant aucune difficulté réelle. Les croupes de la montagne s’unissent à la plaine par des courbes habilement ménagées qui forment un premier plateau toujours aisément accessible. Nous étions arrivés sur ce premier plateau. Le guide décida qu’il fallait laisser souffler nos montures, leur donner à manger et déjeuner nous-mêmes. Nous nous établîmes au pied d’une roche, près d’une petite source dont l’eau diamantée scintillait sous une herbe d’émeraude. Romero, aussi adroit qu’un sauvage d’Amérique, improvisa un feu au moyen d’une poignée de broussailles, et Louis nous fit du chocolat qui, soutenu d’une tranche de jambon et d’une gorgée de vin, composa notre premier repas dans la montagne. Pendant que cuisait notre déjeuner, une superbe vipère passa à côté de nous et parut surprise et mécontente de notre installation sur ses propriétés, ce qu’elle témoigna par un sifflement impoli qui lui valut un bon coup de canne à dard dans le ventre. Un petit oiseau, qui avait observé cette scène d’un air très attentif, ne vit pas plus tôt la vipère hors de combat, qu’il accourut les plumes de la gorge hérissées, battant des ailes, l’œil en feu, criant et pépiant dans un état d’exaltation bizarre, reculant toutes les fois qu’un des tronçons de la bête venimeuse se tordait convulsivement, puis revenant bientôt à la charge et lui donnant quelques coups de bec, après lesquels il s’élevait en l’air de trois ou quatre pieds. Je ne sais pas ce que ce serpent pouvait avoir fait pendant sa vie à cet oiseau, et quelle rancune nous avions servie en le tuant, mais jamais je n’ai vu joie plus grande.

L’on se remit en marche. — De temps en temps nous rencontrions des files de petits ânes qui descendaient des régions supérieures, chargés de neige qu’ils portaient à Grenade pour la consommation de la journée. Les conducteurs nous saluaient, en passant, du sacramentel vayan ustedes con dios, et notre guide leur lançait quelque bouffonnerie sur leur marchandise qui ne les accompagnerait pas à la ville, et qu’ils seraient forcés de vendre au préposé de l’arrosement.

Romero nous précédait toujours, sautant de pierre en pierre avec la légèreté d’un chamois, en criant : Bueno camino (bon chemin). Je serais bien curieux de savoir ce que ce brave homme entendait par mauvais chemin, car il n’y avait aucune apparence de route. À droite et à gauche se creusaient à perte de vue de charmans précipices, très bleus, très azurés, très vaporeux, variant de quinze cents à deux mille pieds de profondeur, différence qui, du reste, nous inquiétait fort peu, quelques douzaines de toises de plus ou de moins ne changeant rien à l’affaire. — Je me rappelle en frissonnant un certain passage long de trois ou quatre portées de fusil, large de deux pieds, planche naturelle jetée entre deux gouffres. Comme mon cheval tenait la tête de la file, je dus passer le premier sur cette espèce de corde tendue qui eût donné à réfléchir aux acrobates les plus déterminés. À certains endroits, le sentier était si étroit, que ma monture n’avait que bien juste la place de poser son sabot, et que chacune de mes jambes surplombait sur un abîme différent : je me tenais immobile en selle, droit comme si j’eusse porté une chaise en équilibre au bout du nez. — Ce trajet de quelques minutes me parut fort long.

Quand je réfléchis de sang-froid à cette ascension incroyable, je m’étonne comme au souvenir d’un rêve incohérent. Nous avons passé par des chemins où les chèvres auraient hésité à poser le pied, gravi des pentes tellement escarpées, que les oreilles de nos chevaux nous touchaient le menton, à travers des rochers, des pierres qui s’écroulaient, le long de précipices effroyables, décrivant des zigzags, profitant du moindre accident de terrain, avançant peu, mais toujours, et montant par degrés vers le sommet, but de notre ambition, et que nous avions perdu de vue depuis que nous étions engagés dans la montagne, parce que chaque plateau dérobe aux yeux le plateau supérieur. Chaque fois que nos bêtes s’arrêtaient pour reprendre haleine, nous nous retournions sur nos selles pour contempler l’immense panorama formé par la toile circulaire de l’horizon. Les crêtes surmontées se dessinaient comme dans une grande carte géographique. La Vega de Grenade et toute l’Andalousie se déployaient sous l’aspect d’une mer azurée où quelques points blancs, frappés par le soleil, figuraient les voiles. Les cimes voisines, chauves, pelées, fendillées et lézardées de haut en bas, avaient dans l’ombre des teintes de cendre verte, de bleu d’Égypte, de lilas et de gris de perle, et dans la lumière des tons d’écorce d’orange, de peau de lion, d’or bruni, les plus chaudes et les plus admirables du monde. Rien ne donne l’idée d’un chaos, d’un univers encore aux mains du créateur, comme une chaîne de montagnes vue de haut. On dirait qu’un peuple de titans a essayé de bâtir là une de ces tours d’énormités, une de ces prodigieuses Lylacqs qui alarment Dieu ; qu’ils en ont entassé les matériaux, commencé les terrasses gigantesques, et qu’un souffle inconnu a renversé et agité comme une tempête leurs ébauches de temples et de palais. On se croirait au milieu des décombres d’une Babylone antédiluvienne, dans les ruines d’une ville préadamite. Ces blocs énormes, ces entassemens pharaoniens réveillent l’idée d’une race de géans disparus, tant la vieillesse du monde est visiblement écrite en rides profondes sur le front chenu et la face rechignée de ces montagnes millénaires.

Nous avions atteint la région des aigles. De loin en loin, nous apercevions un de ces nobles oiseaux perché sur une roche solitaire, l’œil tourné vers le soleil, et dans cet état d’extase contemplative qui remplace la pensée chez les animaux. L’un d’eux planait à une grande hauteur et semblait immobile au milieu d’un océan de lumière. Romero ne put résister au plaisir de lui envoyer une balle en manière de carte de visite. Le plomb emporta une des grandes plumes de l’aile, et l’aigle continua sa route comme s’il ne lui était rien arrivé, avec une majesté indicible. La plume tournoya long-temps avant d’arriver à terre, où elle fut recueillie par Romero, qui en orna son feutre.

Les neiges commençaient à se montrer par minces filets, par plaques disséminées, à l’ombre des roches ; l’air se raréfiait, les escarpemens devenaient de plus en plus abruptes ; bientôt ce fut par nappes immenses, par tas énormes, que la neige s’offrit à nous, et les rayons du soleil n’avaient plus la force de la fondre. Nous étions au-dessus des sources du Genil, que nous apercevions, sous la forme d’un ruban bleu glacé d’argent, se précipiter en toute hâte du côté de sa ville bien-aimée. Le plateau sur lequel nous nous trouvions s’élève environ à neuf mille pieds au-dessus du niveau de la mer, et n’est dominé que par le pic de Veleta et le Mulhacen, qui se haussent encore d’un millier de pieds vers l’abîme insondable du ciel. Ce fut là que Romero décida qu’on passerait la nuit. On ôta les harnais des chevaux, qui n’en pouvaient plus ; Louis et le guide arrachèrent des broussailles, des racines et des genêts pour entretenir notre feu, car, bien que la chaleur fût dans la plaine de trente à trente-cinq degrés, il faisait sur ces hauteurs un frais que le coucher du soleil devait nécessairement changer en froid piquant. Il pouvait être environ cinq heures ; mon compagnon et le jeune Allemand voulurent profiter de la fin du jour pour gravir à pied et tout seuls le dernier mamelon. Quant à moi, je préférai rester, et, l’esprit ému de ce spectacle grandiose et sublime, je me mis à griffonner sur mon carnet quelques vers, sinon bien tournés, ayant du moins le mérite d’être les seuls alexandrins composés à une pareille élévation. Mes strophes terminées, je fabriquai pour notre dessert d’excellens sorbets avec de la neige, du sucre, du citron et de l’eau-de-vie. Notre campement était assez pittoresque ; les selles de nos chevaux nous servaient de siéges, nos manteaux de tapis, un grand tas de neige nous abritait contre le vent. Au centre brillait un feu de genêts que nous alimentions en y jetant de temps à autre une branche qui se tordait et sifflait en dardant sa sève en jets de toutes couleurs. Par-dessus nous, les chevaux étendaient leur tête maigre à l’œil doux et morne, et attrapaient ainsi quelques bouffées de chaleur.

La nuit approchait à grands pas. Les montagnes les moins élevées s’étaient d’abord successivement éteintes, et, comme un pêcheur qui fuit devant la marée montante, la lumière sautillait de cime en cime en rétrogradant vers les plus hautes pour échapper à l’ombre qui venait du fond des vallées, noyant tout de ses lames bleuâtres. Le dernier rayon qui s’arrêta sur le pic du Mulhacen hésita un instant, puis, ouvrant ses ailes d’or, s’envola comme un oiseau de flamme dans les profondeurs du ciel et disparut. L’obscurité était complète, et la réverbération agrandie de notre foyer envoyait danser des ombres grimaçantes sur les parois des rochers. Eugène et l’Allemand ne reparaissaient pas, et je commençais à m’inquiéter : ils pouvaient être tombés dans un précipice, engloutis dans un tas de neige. Romero et Louis me demandaient déjà de leur signer des attestations comme quoi ils n’avaient ni égorgé ni volé ces deux honnêtes gentilshommes, et que, s’ils étaient morts, c’était bien leur faute.

En attendant, nous nous rompions la poitrine à pousser les hurlemens les plus aigus et les plus sauvages pour leur indiquer la direction de notre wigwam, au cas qu’ils n’en pussent apercevoir la flamme. Enfin un coup de fusil, répercuté par tous les échos de la montagne, nous apprit que nous avions été entendus, et que nos compagnons n’étaient plus qu’à une faible distance. Ils reparurent en effet au bout de quelques minutes, harassés de fatigue, et prétendant avoir vu l’Afrique distinctement de l’autre côté de la mer, ce qui est fort possible ; car la pureté de l’air est telle dans ce climat, que la vue peut s’étendre jusqu’à trente ou quarante lieues. L’on soupa fort joyeusement, et, à force de jouer des airs de cornemuse avec l’outre de vin, on la rendit presque aussi plate que le bissac d’un mendiant de Castille. Il fut convenu que chacun veillerait à son tour pour entretenir le feu, ce qui fut fidèlement exécuté. Seulement le cercle, qui avait d’abord une assez grande circonférence, se rétrécissait de plus en plus. D’heure en heure, le froid augmentait d’intensité, et nous finîmes par nous mettre littéralement dans le feu, au point de brûler nos souliers et nos pantalons. Louis éclatait en lamentations ; il regrettait son gaspacho (soupe froide à l’ail), sa maison, son lit, et jusqu’à sa femme ; il se promettait à lui-même sur ses grands dieux de ne jamais retomber dans un second guet-apens d’ascension, prétendant que les montagnes sont plus curieuses d’en bas que d’en haut, et qu’il fallait être enragé pour s’exposer à se rompre les os cent mille fois et se faire geler le nez et les oreilles en plein mois d’août, en Andalousie, en vue de l’Afrique. Toute la nuit, il ne fit que grogner et gémir de la sorte, et nous ne pûmes venir à bout de lui imposer silence. Romero, qui ne disait rien, n’était pourtant habillé que de toile, et n’avait pour s’envelopper qu’une étroite bande d’étoffe.

Enfin l’aurore parut ; nous étions encapuchonnés d’un nuage, et Romero nous conseilla de commencer notre descente si nous voulions être rentrés avant la nuit à Grenade. Quand il fit assez jour pour distinguer les objets, je remarquai qu’Eugène était rouge comme un homard cuit à point, et simultanément il fit sur moi une observation analogue qu’il ne crut pas devoir me cacher. Le jeune Allemand et Louis s’étaient également cardinalisés : Romero seul avait gardé son teint de revers de botte, et ses jambes de bronze, quoique nues, n’avaient pas éprouvé la plus petite altération. C’était l’âpreté du froid et la raréfaction de l’air qui nous avaient rougis de cette façon. Monter ce n’est rien, parce que l’on voit au-dessus de soi, mais descendre avec le gouffre en perspective est une tout autre affaire. Au premier abord, cela nous parut impraticable, et Louis se mit à glapir comme un geai qu’on plume vif. Cependant nous ne pouvions rester perpétuellement sur le Mulhacen, endroit peu comfortable s’il en fut, et, Romero en tête, nous commençâmes à descendre. Dépeindre les chemins ou plutôt l’absence de chemins où ce diable d’homme nous fit passer est impossible sans nous faire accuser de hâblerie ; jamais on n’a disposé pour un steeple-chase une pareille suite de casse-cous, et je doute que les plus hardis gentlemen riders aient dépassé nos exploits sur le Mulhacen. Les montagnes russes sont des pentes douces en comparaison. Nous étions presque toujours debout sur les étriers et renversés sur la croupe de nos chevaux pour ne pas décrire d’incessantes paraboles par-dessus leur tête. Toutes les lignes de la perspective étaient brouillées à nos yeux ; les ruisseaux nous paraissaient remonter vers leurs sources, les rochers vacillaient et chancelaient sur leurs bases, les objets les plus éloignés nous paraissaient à deux pas, et nous avions perdu tout sentiment de proportion, effet qui se produit dans les montagnes, où l’énormité des masses et la verticalité des plans ne permettent plus d’apprécier les distances par les moyens ordinaires.

Malgré tous ces obstacles, nous arrivâmes à Grenade sans que nos montures eussent fait le moindre faux pas ; seulement, elles ne possédaient plus à elles toutes qu’un seul fer. Les chevaux andaloux, et ceux-ci étaient cependant des rosses authentiques, n’ont pas leurs pareils pour la montagne. Ils sont si dociles, si patiens, si intelligens, que ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de leur laisser la bride sur le col.

L’on attendait notre retour avec impatience, car l’on avait aperçu de la ville notre feu allumé comme un phare sur le plateau du Mulhacen. Je voulais aller raconter notre périlleuse expédition aux charmantes señoras B***, mais j’étais si fatigué, que je m’endormis sur une chaise, et ne me réveillai que le lendemain à dix heures, dans la même position. Quelques jours après, nous quittâmes Grenade en poussant un soupir au moins aussi profond que celui du roi Boabdil.


Théophile Gautier.
  1. Jambon, appellation ironique de la guitare.