Grundtvig et le relèvement du Danemark au XIXe siècle

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Grundtvig et le relèvement du Danemark au XIXe siècle
I. Paul-Dubois

Revue des Deux Mondes tome 52, 1909


GRUNDTVIG
ET LE
RELÈVEMENT DU DANEMARCK AU XIXe SIÈCLE

La renaissance d’un petit pays, ou plus particulièrement d’une population de paysans, par l’école, et, pour préciser, par l’école supérieure populaire, libre, privée : le cas de nos jours a de quoi surprendre et mérite qu’on s’y arrête un moment ! C’est le cas, c’est l’exemple que nous offre une petite nation chère à la France et à qui chère est la France, une nation qui, comme la France, a subi depuis un siècle les plus cruels revers, et qui, du milieu de ces revers, a su se relever, se régénérer de la façon la plus virile et la plus méritoire : je veux dire le Danemark. Il y a près de cent ans, le Danemark émergeait à peine, meurtri et démembré, d’une terrible crise où son existence politique avait failli sombrer. La conscience de la nation s’était obscurcie ; le pays semblait avoir perdu jusqu’au désir de vivre. Or voici que bientôt, sous l’influence d’une élite de penseurs, de poètes, d’hommes d’Église ou d’école, en tête desquels il faut placer l’éminent évêque et écrivain Grundtvig, le, « prophète du Nord, » la nation se ressaisit, elle retrouve son âme, et, l’organisme national réagissant avec vigueur sous l’influence des idées nouvelles, le peuple danois se redresse de toute son énergie pour reprendre peu à peu par le caractère et le travail, malgré les épreuves nouvelles qui l’attendent au milieu du siècle, l’une des premières places parmi les plus prospères des Etats. Retracer brièvement les lignes générales de ce relèvement, et la physionomie de son principal protagoniste, étudier ensuite ce qui en a été le facteur le plus puissant, l’organe le plus efficace, c’est-à-dire l’école populaire appelée, du nom de son créateur, l’École Grundtvig, tel est l’objet des pages qui suivent. Mais esquissons d’abord, d’après des notes de voyage et des documens récens, quelques traits du caractère national danois au temps présent[1].


I

Petite nature simple, douce et mesurée : telle est l’impression que laissent au passant les paysages danois, îles ou presqu’îles, terres basses coupées de bras de mer, plaines vertes à la surface à peine ondulée, avec, çà et là, de frais vallons de rêve. Rien qui fasse saillie : point de montagnes, de lignes élancées et hardies, point de grandeur ni d’abîme, mais des dunes mouvantes et des tourbières, des landes, comme en Jutland, quelques fjords pittoresques, de grands lacs tristes cernés de hêtres comme le lac de Skerrit en Sélande. De même, point de grands contrastes dans les saisons : le climat est tempéré, peu excitant ; la lumière douce, souvent vaporeuse et mélancolique ; il n’y a pour frapper l’imagination ni soleil de minuit, ni aurores boréales. Partout les horizons sont bornés par la mer, « l’élément libérateur dans la nature comme dans la civilisation, » qui « relie et rattache plus qu’il ne sépare[2]. » Ciel et mer, vagues et vents, sont seuls à changer ici, dans leur variété incessante, l’aspect uniforme des choses.

Cette nature calme et un peu grise a son reflet dans l’âme des paysans, comme elle l’a dans leurs yeux : elle a fait cette âme à son image. Simplicité, douceur, bonhomie, telles sont, avec une saine pondération dans une intelligence d’ailleurs vive et mobile, les qualités typiques du caractère populaire en Danemark. D’instinct, on est bienveillant pour le prochain, prévenant pour l’étranger, sans rien de la rudesse coutumière aux voisins allemands, ni de la roideur, du quant à soi, des frères norvégiens. La vie sociale même est empreinte d’un heureux caractère d’intimité, « qui sent la famille. » L’individu « est beaucoup plus lui-même que citoyen d’un Etat… L’idée de l’Etat joue chez nous un rôle beaucoup moins imposant que chez nos voisins du Sud, et, par compensation, le sentiment de la liberté individuelle est bien plus vif en nous… Nous regardons encore le roi comme le père du pays[3]. » Pierre le Grand se vantait, dit-on, auprès de Frédéric IV : « Je puis ordonner à n’importe lequel de mes gens de se jeter du haut de cette tour, et il le fera. — Et moi, lui répondit le roi Frédéric, je puis me mettre à dormir la tête sur l’épaule du premier venu de mes sujets ! » Du haut en bas de l’échelle sociale, chez l’« alerte » Fionien, chez le « joyeux » Sélandais comme chez le Jutlandais « lourd et sérieux, » on retrouve, avec une façon sereine et facile d’envisager la vie, cette bonhomie et cette bonne humeur qui égaient et allègent la tâche quotidienne. Ecoutez causer deux ouvriers de village, occupés à blanchir une église : « Crois-tu que Dieu ait créé le monde en six jours ? — Oui ; mais aussi le monde est fait en conséquence ! » Dans les tranchées de Dybbel, sous le feu des Prussiens, les soldats du roi Christian IX ne se refusaient pas à des facéties analogues. Laborieux et persévérant, très attaché au sol natal, à son environnement familier, aimant l’intimité, la vie patriarcale, le paysan danois a quelque chose d’heureux dans sa modération calme, et ce n’est pas, paraît-il, sous des couleurs exagérées que le romancier II. Pontoppidan a peint cette jolie petite scène de la vie rurale : « Par un calme soir d’été, alors que le soleil s’efface et jette comme un glacis doré sur chaque petite mare d’eau, que les filles aux joues potelées suivent en chantant les sentiers des prairies, leurs fortes épaules chargées du joug d’où pendent les jarres à lait, que les garçons aux cheveux roux sortent des villages en se dandinant sur de lourds chevaux et laissent leurs sabots pendiller à plaisir au bout du gros orteil, que les marais commencent à bouillonner et les prés à tendre leur voile, c’est alors qu’on peut se croire transporté vraiment au pays de Cocagne où tout respire la paix et un bonheur sans fin[4]. »

Mesuré en tout, le Danois apporte dans la vie un extrême bon sens, mais aussi un peu d’étroitesse, de froideur, de terre à terre. Dans l’ordre intellectuel, c’est par la clarté et la sûreté du jugement qu’il brillera plutôt que par une imagination que ne fécondent ni les grands drames de l’histoire ni les grands spectacles de la nature. « Notre poésie, dit un Danois, doit sa force à la finesse de ton de son lyrisme, mais le drame grandiose dépasse notre puissance ; notre musique est riche en sentimens, mais elle n’est ni impétueuse ni sauvage ;… nos savans sont infatigables, mais ils ne bouleversent pas le monde. Nous connaissons nos bornes, et qui cherche à les forcer s’en tire rarement avec avantage[5]. » Adam de Bremen avait déjà signalé l’empire du Danois sur ses sentimens comme un trait caractéristique de la race, et faisait ressortir le contraste frappant qui sépare, en matière sentimentale, la « retenue » danoise de la « superlativité » germanique. L’enthousiasme, l’impétuosité effraient ; on redoute ce qui est puissant et violent, on jalouse ce qui saille ou domine : c’est un peu l’effet de la petitesse du pays et des difficultés de son existence politique et économique… Dans la vie privée, chacun préférera, aux vastes poursuites d’avenir, la sécurité dans la médiocrité. Habile, circonspect, volontiers opportuniste, le Danus astutus des vieux auteurs joint à son bon sens un sens pratique de premier ordre, mais il déploie en toutes choses plus de ténacité que de témérité, plus d’industrie que d’ambition ; son caractère le porte à la défensive plutôt qu’à l’offensive ; il est, par nature, conservateur. L’histoire danoise a comporté peu de révolutions ; le socialisme danois ne fraie pas avec l’anarchie, et rien n’égale le calme avec lequel les travailleurs danois ont dirigé et supporté leurs grandes luttes ouvrières de la fin du XIXe siècle.

« Un peuple qui a assez à faire de s’endiguer contre la mer et de protéger ses champs contre les sables mouvans, voilà le Danois[6] : » il a les qualités qu’il faut pour cette œuvre, et laisse à d’autres les rêves de grandeur et les châteaux en Espagne.


II

Ce n’est pas qu’en d’autres temps il ne se soit laissé tenter par l’ambition d’un rôle à jouer dans le monde, mais la fortune refréna cruellement ses ardeurs aventureuses au cours de ces longues guerres du XVIIe siècle où pâlit l’étoile du Danebrog. A la fin du XVIIIe siècle, après quatre-vingts ans de paix ininterrompue, le Danemark jouissait, à l’intérieur, d’une remarquable prospérité économique, sous un gouvernement absolu, mais « éclairé, » selon la mode du temps, ami des « lumières » et ennemi des « préjugés. » Endormi dans un bien-être insouciant, le peuple avait laissé sa foi religieuse se fondre en un vague rationalisme, et sa foi patriotique se dissoudre en un cosmopolitisme qui, pour le petit voisin de la grande Allemagne, devait naturellement se présenter sous les espèces du germanisme. Après l’extraordinaire aventure du tout-puissant ministre Struensée, Allemand d’origine, contempteur à la fois du danisme et de la religion, et dont la chute tragique ne suivit que de seize mois la coupable élévation, le Danois Guldberg avait bien entamé la lutte contre le germanisme, chassant les fonctionnaires allemands de leurs postes comme les commandemens allemands de l’armée. De même, après 1784, le prince royal Frédéric avait bien inauguré, avec l’aide de Reventlow, de Bernstorff, tout un travail de réformes destinées à affranchir le paysan, à libérer le commerce, à améliorer la justice. Mais l’effort tardif devait échouer et se perdre dans les épreuves terribles qui, soudain, allaient frapper le Danemark, depuis la glorieuse, mais désastreuse bataille navale livrée le 2 avril 1801 contre la flotte de Nelson, jusqu’au bombardement et à la prise de Copenhague par les Anglais en 1807. Avec la paix de Kiel, en 1814, le Danemark sortit de la crise non seulement humilié et démembré, — il perdait la Norvège, — mais moralement et physiquement anéanti : le Trésor était vide, le commerce détruit ; le pays perdait un tiers de sa population, et à la ruine économique s’ajoutait un désastre plus grand encore, l’effondrement de toutes les espérances, le naufrage du patriotisme et la destruction du sens national.

L’épreuve était de celles qui tuent ou qui guérissent un peuple. Le peuple danois allait-il mourir ? N’allait-il pas chercher, au contraire, dans son désastre même, des facteurs de renaissance et de nouvelles raisons de vivre ? Plus grand était le mal, plus difficile le relèvement : il fallait ranimer la conscience publique, restaurer la foi religieuse, refaire l’éducation du pays ; l’âme de la nation était comme morte, il fallait la ressusciter. L’élite des Danois comprit la grandeur et la nécessité de l’œuvre de la régénération intérieure, elle se mit à la besogne, et s’il lui fallut plus d’un demi-siècle pour réussir, on ne-peut nier du moins qu’elle n’ait réussi, sous la conduite d’un leader éminent dont la figure domine et dont le génie semble diriger toute l’histoire psychologique du Danemark au XIXe siècle.

Fils d’un modeste pasteur rural, Nicolas-Frédéric-Séverin Grundtvig naquit à Udby (Sélande) en 1783. D’abord professeur de collège, puis ministre luthérien, décoré sur la fin de sa vie du titre honorifique d’évêque, prédicateur attitré de l’église de Vartou à Copenhague où, jusqu’à sa mort en 1872, une foule d’admirateurs enthousiastes venait l’écouter chaque dimanche, Grundtvig consacra le meilleur de lui-même à sa religion et à son pays. Théologien orthodoxe, et en théologie adversaire ardent du rationalisme à la mode, historien de l’antiquité danoise, admirateur et restaurateur de la vieille littérature nordique où, en fidèle patriote, il cherchait à retrouver l’esprit et la tradition de sa race, poète, orateur, enfin et surtout éducateur, il fut tout à la fois, même homme politique, et fit sentir son action maîtresse dans toutes les directions où s’exerça au cours du siècle le mouvement du relèvement national danois.

C’est dans le domaine politique, disons-le tout de suite, que son action fut la moins heureuse. On sait que dès 1830, sous l’influence de la Révolution de Juillet, la vie politique s’était ranimée en Danemark, et qu’un mouvement libéral était né qui avait abouti en 1834 à la création de quatre Etats provinciaux, grandes assemblées consultatives où se formèrent les premiers « partis : » le parti conservateur, le parti libéral ou bourgeois (dit national-libéral en raison de ses vues irrédentistes sur la question du Slesvig-Holstein), enfin le premier embryon du grand parti de l’avenir, du parti radical ou paysan. Après une féconde période de réformes législatives (1835-1842), le pays obtint enfin en 1849 une Constitution qui, révisée en 1866, lui donna deux Chambres, un Folkething élu au suffrage quasi universel, et une Chambre haute (ou Landsthing) élue à un suffrage à deux degrés[7], avec un gouvernement constitutionnel, mais non proprement parlementaire, sous la suprématie de la Couronne. Rendre parlementaire ce gouvernement, obliger la Couronne à choisir le ministère dans la majorité de la Chambre basse, tel fut dès lors le but du parti radical ou paysan qui, à partir de 1872, se rendit maître du Folkething, appuyé par une partie de la bourgeoisie intellectuelle et flanqué à gauche d’un petit groupe de socialistes. Et tout le dernier quart du XIXe siècle fut occupé, comme on le sait, par le conflit tantôt aigu, tantôt latent, entre la majorité radicale de la représentation populaire et les gouvernemens conservateurs appuyés sur la minorité de droite, sur le Landsthing et sur la Couronne. Dès l’origine, le mouvement libéral avait trouvé en Grundtvig un champion ardent. Grundtvig prit une part active à l’élaboration de la Constitution de 1849, et siégea jusqu’à sa mort dans la gauche du Folkething. La flamme radicale, si vive fût-elle, était tempérée en lui le plus souvent par son sens patriotique et sa foi religieuse ; ses amis, ses successeurs n’eurent pas, à vrai dire, la même modération, et ne laissèrent pas de pousser le parti paysan, dont Grundtvig ne vit d’ailleurs pas l’apogée, dans des fautes et des excès que le maître eût réprouvés de toutes ses forces. Mais l’aspect politique n’est après tout qu’un aspect secondaire de l’action de Grundtvig, dont le principal effort, et le plus fécond, se porta sur une double œuvre de restauration, la restauration du sentiment national et celle du sentiment religieux.

Le germanisme, nous l’avons dit, dominait encore la pensée danoise à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe. Ce n’est qu’après les désastres de 1807, et sous l’influence de ces désastres mêmes, qu’une réaction « nationale » commença à se dessiner. La littérature, dans le deuil du pays, passe alors au premier plan ; on s’y absorbe, on s’enfonce dans les souvenirs glorieux du passé pour y chercher une consolation et un enseignement ; un souffle d’inspiration proprement danois ranime la poésie qui, jusqu’alors n’était influencée que par le romantisme allemand ou le classicisme français. Déjà le grand poète Œhlenschlæger, qui sous bien des rapports, était encore l’homme du XVIIIe siècle, recherchait par instinct d’artiste les sujets tirés des vieilles légendes du Nord ou de la mythologie Scandinave ; son Hakon Jarl, où il évoque la lutte du paganisme contre le christianisme, marque une date dans l’évolution de la littérature danoise. Grand admirateur d’Œhlenschlæger, Grundtvig fouille avec plus d’ardeur et de méthode les richesses du passé. Dès sa jeunesse, il a été attiré par les recherches historiques, il est allé recueillir en Angleterre les vestiges littéraires des ancêtres de sa race, il a publié plusieurs ouvrages d’érudition, dont le plus important, Nordens Mythologi (1808), lui vaut la célébrité. L’antiquité « s’est emparée de lui, » elle imprègne ses croyances et lui inspire, dans une série de poèmes nationaux[8], les accens du plus noble lyrisme. Il n’est pas un pur artiste ; il n’a ni l’oreille délicate, ni le goût infaillible ; mais il excelle à faire revivre le passé dans ses vers vigoureux et rudes et à en dégager les traditions et l’esprit. Sa poésie est « au service de la religion et de l’éducation nationale. » Moins classique que son prédécesseur, il est plus puissant : « Ses poésies nordiques, dit un Danois, sont de granit auprès du marbre d’Œhlenschlæger ; sa harpe a des cordes d’acier. » L’un et l’autre font école ; à partir de 1825, on voit s’épanouir en Danemark toute une floraison poétique qui, sortie d’Œhlenschlæger et de Grundtvig, prend son inspiration dans le vieux fonds des légendes Scandinaves et prêche au pays, avec l’amour du passé, le sens de l’unité de la race, le respect du patrimoine ancestral et le culte des gloires danoises. L’âme populaire, encore ébranlée des récens désastres de la patrie, vibre avec émotion à la voix enflammée des oracles qui lui montrent le chemin ; les consciences se recueillent, le sentiment national se régénère et avec lui renaît tout ce que ce sentiment comporte de légitime orgueil, d’espérance et d’énergie féconde : et, dès le milieu du siècle, on pourra voir le peuple danois, redevenu lui-même, forcer l’admiration de ses adversaires, dans une lutte inégale, par sa fière hauteur d’âme et son héroïque intrépidité.

La réaction « nationale » s’accompagna d’une réaction religieuse, dirigée contre le rationalisme du XVIIIe siècle comme la première l’avait été contre le cosmopolitisme. Le rationalisme, en effet, régnait presque souverainement dans l’église officielle danoise il y a une centaine d’années ; ce n’est que chez les Piétistes, épars dans le pays, exclus de l’église officielle, en butte à ses vexations comme à celles de l’autorité civile, qu’on pouvait encore trouver des signes d’une vie religieuse ardente : leurs « réunions dévotes » ou collegia pietatis devaient plus tard donner naissance à un mouvement destiné à prendre une influence considérable en Danemark, à ce qu’on appelle aujourd’hui la « Mission intérieure. » Contre le rationalisme dominant, deux hommes surtout luttèrent, représentant deux tendances distinctes. Ce fut d’abord Jacob Peter Mynster (1775-1854), prêtre de la Cour, puis évêque en Sélande, le Pusey danois, qui, par sa belle culture et sa haute piété, contribua d’une façon remarquable à rétablir dans l’Eglise danoise l’orthodoxie, luthérienne, et dont le successeur, Martensen, poussant à l’extrême la réaction conservatrice, devint le chef de ce qu’on nomma en Danemark, par une analogie avec la high church anglaise, « l’école de la haute Eglise. » Ce fut d’autre part Grundtvig, véritable « génie religieux, » non moins croyant, non moins décidé que Mynster dans son luthéranisme, — « vrai brûlot du fanatisme, » disait-on de lui dans sa jeunesse, — mais moins « officiel, » plus libéral, plus polémiste, plus low church, si l’on veut. Religieuse autant que patriotique, sa muse lui inspire des chants sacrés qui font de lui, paraît-il, l’un des premiers « psalmistes » de l’église danoise[9]. Pour combattre l’ennemi commun, le rationalisme, il s’attache non pas tant à la Bible, bien qu’on l’ait appelé le « géant solitaire de la Bible, » qu’au symbole des apôtres, « comme au témoignage primitif du véritable christianisme, à la parole sortie de la bouche même du Seigneur, au verbe vivant, par opposition aux livres qui, comme écrits, sont morts. » Il se sépare de Mynster pour réclamer au sein de l’Église nationale la liberté. « Foi et liberté » est la devise que les grundtvigiens, dans leurs réunions d’amis, s’efforcent de répandre et de pratiquer. Grundtvigiens libéraux, orthodoxes de la haute Église, et piétistes de la « Mission intérieure, » — ces derniers, propagandistes et réformateurs, s’attaquant à toutes les plaies morales de la société, rappelant par certains côtés les méthodistes anglais, mais avec une foi plus positive, plus sacramentelle, — tels sont aujourd’hui encore les trois grands partis religieux qui se partagent le luthéranisme danois. Et en face d’eux, si la pure négation, l’incrédulité, a progressé, là comme ailleurs, le rationalisme religieux, cet hybride de la foi et de la libre pensée, a du moins disparu presque entièrement de la carte morale du Danemark.


III

Patriotique, religieuse, voilà donc la double base sur laquelle devait se faire le relèvement du Danemark au cours du XIXe siècle ; là sont les deux axes de ce relèvement. Mais, de ce relèvement national, quel devait être l’instrument, le facteur pratique, l’organe de pénétration populaire ? L’école, puisqu’il s’agissait de refaire l’éducation de l’individu. L’école publique, l’école d’Etat ? Sans doute ; mais bien plus encore l’école privée, l’école indépendante.

L’école primaire publique, c’est peut-être le Danemark qui, de tous les États modernes, a fait depuis un siècle, pour la développer, les efforts les plus larges et les plus féconds. Grundtvig, que nous retrouvons ici, et qui fut l’un des grands « éducateurs » danois, travailla de toutes ses forces à cette œuvre pédagogique, s’efforçant particulièrement d’associer l’instruction en commun à l’éducation dans la famille, et d’imprimer à l’enseignement une direction locale en vue de rendre essor à la vie populaire. Il n’y a guère moins d’un siècle que la loi danoise a décrété l’obligation scolaire pour les enfans de sept à quatorze ans (1814). Aujourd’hui, on compte en Danemark, dans les campagnes seulement, pour 1 million et demi d’habitans environ, 2936 écoles principales, 300 écoles préparatoires et 200 écoles dites ambulantes ou accessoires, toutes écoles d’Etat[10]. Nulle classe ne doit compter plus de 35 élèves. Le taux de la fréquentation scolaire est particulièrement élevé : 94 pour 100 à la campagne, 98 pour 100 à la ville. L’enseignement religieux, n’en déplaise à M. Homais, est obligatoire : enseignement luthérien bien entendu, avec exemption pour les enfans non luthériens, dont les parens sont astreints à assurer la formation religieuse par ailleurs. Les 4 658 instituteurs publics danois, et les 1 798 institutrices, sont mieux payés que ne le sont les nôtres : en revanche, le croirait-on ? ils ne font pas de politique ! Ajoutons enfin qu’en outre des écoles primaires supérieures ou de « persévérance, » il y avait aux dernières statistiques (1897) 822 écoles du soir avec plus de 8 000 élèves. Ces quelques chiffres, ces brèves indications, témoignent suffisamment et du goût du peuple pour l’instruction et de l’état avancé de l’enseignement public élémentaire en Danemark.

Aussi bien cet enseignement a-t-il pu faire beaucoup, et a-t-il en vérité fait beaucoup, pour le développement national danois. Mais pouvait-il, avec son cadre limité, ses formes nécessairement rigides, son caractère officiel et systématique, servir d’instrument à l’œuvre profonde, immatérielle et tout intérieure de rénovation psychologique entreprise par Grundtvig et ses amis ? L’école publique donne l’instruction, l’éducation lui échappe en grande partie : elle apprend les élémens, elle ne forme pas l’esprit, même lorsque, par les cours du soir et la « persévérance, » elle s’adresse spécialement aux adultes ou aux jeunes gens. Organisme d’État, elle n’est pas faite pour une pareille œuvre, elle n’est pas armée pour un pareil combat.

Le vrai facteur du relèvement, c’est Grundtvig lui-même qui l’inventa et le créa de toutes pièces, en dehors de l’intervention de l’Etat et par les seuls moyens de l’initiative privée. Ce fut l’« Ecole supérieure populaire, » la Folkehœjskole, que les Danois eux-mêmes caractérisent aujourd’hui encore comme « la partie la plus originale de la civilisation danoise : » école « populaire, » et surtout paysanne, puisque le Danemark est avant tout un pays rural ; école « supérieure, » qui s’adresse non plus aux enfans, mais aux jeunes gens et aux jeunes filles, car, selon Grundtvig, « le temps de la jeunesse proprement dite (de dix-huit à vingt-cinq ans) est la période de la vie où l’individu est le plus impressionnable et le plus instruisable (sic). » Par cette école, Grundtvig visait à un but non d’instruction, mais d’éducation populaire, il voulait travailler non pas, — ou non pas seulement, — le cerveau, mais l’esprit et le caractère de chacun, il voulait donner à la classe rurale un certain degré de culture mentale et morale sans la déclasser (nous verrons plus loin comment il y a réussi). L’école Grundtvig devait avoir, comme avait la vie de Grundtvig lui-même, une base tout ensemble religieuse et nationale. Elle devait susciter « un esprit d’héroïsme chrétien, » selon le mot du maître ; elle devait, par l’étude du passé, de la langue maternelle et des trésors littéraires de la race, nourrir le plus pur sentiment patriotique, elle devait « tourner le cœur des enfans vers leurs pères et celui des pères vers leurs enfans, » pour aider les uns et les autres à « préparer, sur la base des expériences accumulées par les générations passées, l’avenir des générations futures. » Grundtvig ne cherchait pas à remplir d’un vain savoir les têtes paysannes, mais à « éveiller » les esprits (rappelez-vous la « maïeutique » de Socrate), à développer dans l’âme de chacun l’imagination et le jugement en même temps que la conscience et l’effort : le caractère national étant un peu étroit et terre à terre, il voulait fortifier à la fois « le cœur, l’esprit et la volonté. » Donc, point d’enseignement pratique ou technique, en vue d’un but utilitaire (notez que c’est exactement l’opposé de notre enseignement professionnel ou primaire supérieur) ; c’est en cultivant les caractères, en faisant « de ces jeunes hommes et de ces jeunes filles d’honnêtes et fidèles Danois, » qu’on les préparera le mieux à la lutte pour la vie. L’essentiel n’est-il pas de former, selon l’expression du poète Frederik Paludan Müller, « une génération d’hommes au cœur ferme et de femmes fortes et pieuses ? »

La première école supérieure populaire fut créée en 1844, sous les auspices de Grundtvig, sur contributions privées, à Rœdding, dans le Slesvig, par Christian Flor, professeur à l’Université de Kiel, qui abandonna à cet effet sa chaire officielle ; peu d’années après, on vit surgir, en Jutland, les écoles d’Uldum (1848) et d’Oddensée (1851), et, en Sélande, celle de Hindholm (1852). Les débuts furent des plus pénibles. L’argent manquait. Mais les critiques abondaient. La « Haute Eglise » accusait Grundtvig d’ébranler l’ordre social. Les esprits « supérieurs » raillaient l’idée de faire goûter les vieilles Sagas aux oreilles populaires. Les gens « pratiques » blâmaient cette « folie » d’enseigner à des paysans à se cultiver eux-mêmes au lieu de leur apprendre à mieux cultiver leur lopin de terre. Notons qu’aujourd’hui encore il est de mode, dans certains milieux « intellectuels » avancés du Danemark, de blâmer le caractère « nationaliste » de l’enseignement dans les Folkehœjskoler, l’abus qui y est fait du sentiment patriotique, l’orgueil développé par un étroit amour du pays… : nous-même avons surpris un jour avec tristesse ce reproche sortant des lèvres de l’éminent critique danois, M. Georg Brandès. Quoi qu’il en soit, le succès eut raison des objections, et, à partir de 1865, le nombre des écoles grundtvigiennes s’accrut avec rapidité. Il y en a actuellement près de 80, réparties sur tout le territoire, avec plus de 6 000 élèves ; on calcule que 10 pour 100 de la population totale passe effectivement sur leurs bancs. Des établissemens analogues, basés sur les mêmes principes avec quelques variantes dans l’application, ont été créés par la « Mission intérieure, » et plus anciennement par Kristen Kold (1816-1870), par Bjœrnbak. La Suède et surtout la Norvège ont dans une certaine mesure suivi le mouvement. Enfin l’Etat danois a officiellement consacré l’utilité sociale des écoles supérieures populaires en accordant, depuis 1851, à un certain nombre d’entre elles une subvention annuelle en argent (au total 168 000 francs par an) ; depuis 1869, il donne aussi des allocations à leurs élèves pauvres (au total 256 000 francs annuellement). Ces écoles, bien que placées sous la surveillance de l’Etat, restent d’ailleurs absolument indépendantes et libres.

Le régime de rigueur est l’internat, et dans une certaine mesure, la vie commune entre les élèves et les maîtres. Pourquoi cette règle stricte ? C’est que l’un des buts et des moyens à la fois de l’école Grundtvig est de placer l’élève sous l’influence personnelle du maître, sous l’influence directe d’un milieu cultivé ; c’est encore que, pour profiter de la formation méthodique, de la discipline intellectuelle et morale de l’école, il faut que l’élève s’y donne tout entier pendant le temps voulu ; c’est enfin que, la plupart des élèves appartenant à la classe rurale, il n’y a pratiquement, en raison des distances, d’autre régime possible que celui de l’internat. — Qui sont les maîtres ? de jeunes gens, engagés souvent dans les ordres, de jeunes femmes, toujours d’une culture sérieuse, et qui, séduits par l’idéal grundtvigien, consacrent leur carrière et leur vie à cet apostolat, encadrés par un état-major de directeurs et directrices et aidés par des auxiliaires. Beaucoup d’entre eux ont été formés à l’école supérieure d’Askov en Jutland, laquelle occupe dans la liste des écoles Grundtvig une place à part, servant de modèle aux autres. Les hommes éminens n’ont pas manqué parmi eux, tels autrefois Kristen Kold et Ernest Trier, tels aujourd’hui la littérateur L. Schrœder, directeur de l’école d’Askov, le physicien Poul La Cour, le docteur Nœrregaard. Quant aux élèves, la grande majorité sort des familles paysannes ou villageoises, métayers, petits propriétaires, artisans ou commerçans, etc. ; il n’y en a guère plus de cinq pour cent qui soient originaires des villes. Dans l’idée du fondateur des écoles, les diverses classes de la société devaient y être représentées ; en réalité, ce résultat n’est obtenu, et encore imparfaitement obtenu, que dans un très petit nombre d’écoles, par exemple à l’école supérieure d’Askov (jeunes filles), où l’on trouve bon nombre de filles de commerçans et de bourgeois de Copenhague mêlées à celles du petit peuple rural. Mais cela changera peut-être : l’école Grundtvig serait, dit-on, en passe de devenir à la mode dans la bourgeoisie danoise.

L’enseignement, dans chaque école, comporte deux sessions : la session d’hiver (cinq à six mois) est réservée aux jeunes gens, la session d’été (trois mois) aux jeunes filles ; quelques écoles font l’expérience de sessions mixtes, tandis que d’autres sont exclusivement réservées aux élèves de l’un ou de l’autre sexe ; on voit d’ailleurs souvent des élèves suivre deux années de cours. L’école est payante, ne serait-ce que par application du principe que l’homme n’attache de prix qu’à ce qui lui coûte : neuf kroner (douze francs soixante) par semaine et par élève ; l’Etat, nous l’avons dit, et aussi les conseils de comté, accordent des bourses aux sujets méritans. En fin d’études, il n’est ni délivré de diplôme, ni décerné de titre ouvrant droit à un privilège quelconque : l’utilité de l’école Grundtvig n’est autre que morale, aucun bénéfice matériel n’y est recherché, du moins directement ; c’est ce qui ressort d’ailleurs des méthodes d’instruction comme des programmes. L’histoire générale, et particulièrement l’histoire Scandinave, la langue et la littérature danoise, voilà ce qui fait le fond de l’enseignement ; quelques élémens de sciences (mathématiques, physique, chimie), un peu de géographie, parfois une langue vivante (anglais ou allemand), voilà l’accessoire ; une place assez large est faite au dessin, à la lecture à haute voix, au chant, et, ce qui n’étonnera pas chez des [Scandinaves, à la gymnastique d’ensemble, considérée comme entraînement physique et école de discipline. L’enseignement, méthodique et progressif, est surtout oral ; la parole vivante, l’échange direct d’idées entre maître et élève, l’action immédiate et personnelle d’un individu sur un autre, sont ici considérés comme les moyens essentiels d’éducation, les plus propres à éveiller les esprits en formant les caractères, ce qui était le but de Grundtvig. Dans ces conditions, il est évident que la personnalité propre du maître constitue l’élément primordial de succès des Folkehœjskoler : « Toute la difficulté, disait naguère un directeur d’école, se concentre en ce point précis où la capacité du professeur doit coïncider avec les besoins de l’élève. » Ajoutons enfin que chaque leçon s’ouvre et se clôt par le chant de vieux airs nationaux ou patriotiques, et qu’un profond sentiment religieux pénètre l’enseignement tout entier : nous aurons ainsi un aperçu du fonctionnement de l’école Grundtvig.

Faut-il insister maintenant sur les différences fondamentales qui séparent l’école supérieure paysanne du Danemark de cette autre institution qu’on a pu essayer de lui comparer, l’université populaire, telle qu’elle existe en France ? D’un côté, un enseignement systématique, portant sur des matières fondamentales, les plus aptes à former les esprits et à élever les cœurs ; de l’autre, une succession d’aperçus rapides sur des questions disparates et dépassant le plus souvent la mentalité des assistans. Ici, un corps de doctrines homogènes, un esprit commun, et une culture des âmes en même temps que des intelligences ; là, un kaléidoscope littéraire ou scientifique, qui éblouit sans éclairer. Ici encore, un groupe d’étudians vivant au contact et sous l’influence de maîtres de carrière ; là, un personnel de conférenciers amateurs et d’auditeurs de passage. Si l’école Grundtvig a réussi, c’est qu’elle ne prétend pas donner à des « primaires » un enseignement « supérieur, » c’est qu’elle ne cherche pas à amuser au risque de griser des cerveaux sans culture, mais qu’elle s’efforce et qu’elle parvient à faire, ou à compléter, au vrai sens du mot, des « éducations. » Et c’est pourquoi, — résultat essentiel entre tous, — elle ne fait pas de déclassés : la session finie, le paysan retournera au champ, l’artisan à l’atelier, sans regret ni dépaysement, mais il y retournera l’âme fortifiée, l’esprit élargi, mieux armé pour la lutte et la vie. Il gardera toujours, pour son « école, » affection et reconnaissance. « Emmanuel, — on nous permettra de citer ici ce passage d’une nouvelle de Pontoppidan, — comprenait maintenant ce qui faisait briller les yeux des jeunes gens quand on leur parlait de l’école de Sandinge. Il était frappé de tout ce qu’il avait vu comme d’un rêve : ces jolies maisons de brique rouge, couvertes de lierre et de chèvrefeuille ; la grande salle de cours, du vieux style norvégien, avec sa voûte de bois et ses solives à têtes sculptées ; les élèves, ces quatre-vingts jeunes filles aux fraîches joues colorées ; cet enseignement si singulier, fait de leçons, de lectures, de conversations et de chants ; et puis ces réunions du soir où tout le monde se presse, la journée finie, les paysans en blouses et les ouvriers en manches de chemise : du premier coup, tout l’avait enchanté… »


IV

Il nous reste à savoir quelle a été l’influence effectivement exercée par l’école Grundtvig. Au dire des juges compétens, on ne saurait l’estimer trop haut, ni rendre assez justice à ses résultats psychologiques, sociaux et économiques. C’est une opinion générale en Danemark[11]que « l’échelon intellectuel du paysan danois est supérieur pour la portée, la profondeur, à celui du citadin. » Or ce sont les écoles supérieures populaires qui ont ouvert à la vie mentale cette classe paysanne que Bjornson, l’illustre poète norvégien, caractérise comme « la plus cultivée de toutes les campagnes d’Europe ; » ce sont elles qui « éveillent l’intérêt dans le pays et y soufflent la vie ; elles élargissent le cercle des idées de la population, cultivent son esprit et lui inspirent un sentiment plus ardent pour l’idéal, un enthousiasme actif pour l’instruction[12]. » Vivifiée par ce ferment, le sentiment national joint au sentiment religieux, fécondée par le contact avec un milieu cultivé, l’intelligence paysanne trouve ensuite aisément l’aliment à s’assimiler et la carrière où s’exercer. La preuve en est qu’il n’y a pas en Europe un paysan qui ait, au même degré que le paysan danois, l’habitude de la lecture, avec les moyens de la satisfaire. Les livres sont nombreux dans les fermes de Laland, de Fionie, de Sélande, et parfois même les véritables petites bibliothèques. Tel métayer de Fionie, adepte ardent de Holberg, en possède les ouvrages complets, et débite par cœur de longues tirades des comédies ou satires, Peder Paars et Niels Klim ; un métayer, son voisin, possède quatre-vingts volumes de la période littéraire d’Œhlenschlæger, avec bon nombre d’ouvrages concernant la mythologie grecque et Scandinave, la flore danoise et les sciences. Dans le Jutland, les collections de 40 à 50 volumes ne manquent pas : comédies de Holberg et de Hostrup, œuvres d’Œhlenschlæger, d’Ingemann, de Bjornson, d’Ibsen, etc., parfois de Walter Scott et de Dickens, sans parler des ouvrages d’histoire[13]. Et toujours ces paysans liseurs sont d’anciens tenans des Folkehœjskoler.

Au point de vue moral et social, l’effet de l’école Grundtvig mérite également d’être signalé : elle est à la fois une « discipline » et un « foyer d’idéal, » et, comme telle, elle a relevé le niveau moral non moins que le niveau intellectuel du peuple rural, tandis que le sentiment national ressuscité réveillait dans l’âme individuelle ces fortes qualités d’énergie, de dignité, de respect et de maîtrise de soi qui sont la marque des races vigoureuses. De fait, le niveau et l’état des classes rurales sont sans conteste supérieurs en Danemark à ce qu’ils sont dans les pays voisins, notamment en Allemagne. Le passant est frappé, dans chaque village, de l’apparence confortable des maisons, de la tenue des habitans, de la propreté des enfans ; l’ordre, la diligence, le soin, se sentent partout. Très peu de cabarets, l’ivrognerie est presque inconnue ; la police, pour tout le pays, ne compte pas 300 hommes. Rares sont les pays où, comme en Danemark, la natalité n’a pas baissé au cours du dernier siècle. Non moins rares ceux où, encore comme en Danemark, les campagnes ne se dépeuplent pas : la population rurale danoise a doublé de 1800 à 1900. La pauvreté, enfin, ne se voit guère à la campagne : « l’instruction populaire supérieure, écrit un enquêteur étranger, a affranchi le Danemark de l’existence de ce qu’on peut appeler une « basse classe, » j’entends une classe d’individus sans intérêt dans l’existence et coupés de la vie morale du pays[14]. » Ajoutons que nulle part en Europe il n’y a moins de fossé entre les classes, nulle part la démocratie n’a pénétré plus effectivement dans les mœurs : les classes, pour mieux dire, n’existent plus.

Les résultats économiques de l’école Grundtvig, pour n’être pas directement recherchés dans les programmes, ne sont pas enfin les moins remarquables. Pays agricole avant tout, où la grande industrie n’occupe que peu de place, pays de petite propriété, pays de liberté douanière (depuis 1863) en ce qui concerne les produits du sol, le Danemark devait souffrir, — et a souffert en effet de la façon la plus aiguë, — de la crise qui, dans la seconde moitié du XIXe siècle, a atteint l’agriculture en Europe. La culture principale du pays, celle des céréales, qui rapportait hon an mal an une somme nette de 50 millions de francs, dut être abandonnée et remplacée par l’exploitation des produits animaux. L’industrie du lait et des œufs se développa bientôt de façon intensive ; l’élevage progressa dans des proportions considérables, en quantité et, ce qui est plus important encore, en qualité. A la suite de l’interdiction de l’entrée des porcs danois en Allemagne (1887), on vit se créer ces grands abattoirs coopératifs qui font aujourd’hui l’admiration des techniciens, dépassant de bien loin la comparaison avec les packing houses de Chicago, et qui, au nombre de 27[15], avec 65 000 membres coopérateurs, font chaque année pour plus de 63 millions d’affaires. En Angleterre seulement, le Danemark exporte aujourd’hui pour 100 millions de francs de jambons et viande de porc, pour 225 millions de beurres et pour 40 millions d’œufs ; il exporte pour 85 à 90 millions d’animaux de ferme en Allemagne[16]. S’il importe actuellement pour 70 millions de francs de céréales de plus qu’il n’en exporte, il exporte pour 246 millions de francs de produits animaux de plus qu’il n’en importe. « Il y a cent ans, lit-on dans un récent rapport d’enquête officiel, le Danemark était l’un des pays les plus pauvres de l’Europe ; il est aujourd’hui l’un des plus riches, et ce progrès en richesse a consisté presque exclusivement en un progrès dans l’agriculture danoise[17]. »

Or à quoi faut-il attribuer ce progrès si remarquable ? Pour une part, à l’action efficace de l’Etat qui a savamment organisé l’enseignement agricole tant pratique que scientifique, qui assiste utilement les agriculteurs par l’intermédiaire de ses experts et au moyen de ses stations d’essai, de ses services d’analyse, de contrôle, de renseignemens, de ses informations à l’étranger et de ses encouragemens pécuniaires, tous services supérieurement organisés et où l’étranger trouverait beaucoup à imiter[18]. Pour une autre part, le développement de l’agriculture en Danemark est lié à celui de l’association et de l’organisation agricole. Nulle part la coopération rurale n’est, on le sait, plus avancée qu’en Danemark. Sans parler des abattoirs coopératifs, la terre danoise compte 1 050 laiteries coopératives qui emploient 5 000 personnes, groupent 150 000 cultivateurs et fabriquent 140 millions de livres de beurre, plus un nombre considérable d’associations agricoles diverses, syndicats de vente ou d’achat, sociétés d’élevage, etc., avec vingt et une « fédérations »[19]. L’union fait ainsi la force commerciale des paysans danois, tandis que l’assistance de l’Etat a pourvu à leur compétence technique. — Mais l’aide de l’État, fonctionnant à vide, fût restée inopérante, et la force même de l’association, d’avance paralysée, n’eût pu seulement parvenir à s’organiser, si, à la base du système, ne s’étaient trouvées réunies, en solides fondations, les fortes qualités mentales et morales du paysan danois, son intelligence ouverte, consciente, cultivée, son esprit de ressources et d’adaptabilité, son bon sens et son jugement, son énergie et sa ténacité, et ces qualités primordiales, les juges les plus éclairés du Danemark comme les critiques les plus perspicaces de l’étranger n’hésitent pas à les attribuer à l’influence des écoles Grundtvig. Interrogez un Danois instruit, dit un enquêteur officiel irlandais[20], « il affirmera tout de suite que c’est à ces institutions que sont dus en grande partie les beaux résultats économiques obtenus par la nation. » Un témoin écossais écrit : « C’est l’opinion des Danois de toute classe que l’école Grundtvig, avec son effet général sur l’esprit et sur le caractère, exerce en réalité plus d’influence dans la sphère de la pratique que toutes les écoles d’enseignement technique[21]. » Ecoutons le professeur H. Olrik[22] : « Tout en élevant l’intelligence de l’individu et en donnant plus de liberté à ses conceptions, à sa manière d’envisager la vie, elle a préparé les jeunes agriculteurs aux problèmes pratiques… Sans elle, l’agriculteur danois n’aurait pas pu modifier le genre d’exploitation qu’il avait hérité de ses ancêtres… et arriver à marcher à la tête du développement de l’agriculture dans le monde entier. » Le résultat matériel, utilitaire, bien qu’il ne soit pas visé directement par l’Ecole supérieure populaire, n’en est donc que plus sûrement atteint, car c’est en cultivant l’individu, en développant sa vigueur morale et intellectuelle, en élevant en un mot la valeur de sa personne, qu’on élèvera le plus sûrement celle de son œuvre. Quand on demandait à Grundtvig ce qu’il voulait faire, il répondait : « des serviteurs de Dieu et des maîtres de leur tâche ! » C’est une pensée du même ordre qu’exprimait par ailleurs un Danois sous cette forme typique[23] : « Nous apprenons à nos enfans nos vieilles Sagas à l’école ; nous faisons d’eux de bons Danois, et ils deviennent ensuite de bons agriculteurs. »


Faut-il à ces courtes pages une conclusion ? Nous aurions scrupule à insister trop lourdement sur la comparaison qui s’établit d’elle-même entre les résultats de l’école Grundtvig et ceux de l’école publique « neutre, » telle qu’elle fonctionne chez nous, avec ses tendances a-patriotiques et a-religieuses, pour ne pas dire davantage. Remarquons seulement que si les petits pays, qui souvent sont ceux dont l’organisme est le plus sain et le plus vigoureusement constitué, nous offrent de nos jours les enseignemens les plus précieux dans l’ordre du progrès individuel ou social, leurs exemples ou leurs modèles ne sont pas toujours aisément imitables ou adaptables dans les grands États, dans les sociétés plus larges, dont les mœurs et les lois sont trop différentes, et où l’initiative privée, même localisée par provinces, rencontre trop d’obstacles du fait même de l’étendue du territoire et de l’administration centralisée. C’est l’esprit d’une institution qui importe plus que ne le fait l’institution elle-même. Et c’est sous cette réserve que nous laissons à nos lecteurs de tirer la leçon que nous paraît comporter l’étude des Folkehœjskoler danoises, de leur organisation, de leur méthode, de leur influence, et de la place qu’elles ont occupée dans le relèvement matériel et moral du Danemark au cours du XIXe siècle.


L. PAUL-DUBOIS.


  1. Le Danemark, État actuel de sa civilisation et de son organisation sociale, par J. Carlsen, H. Olrick et C. U. Starcke, Copenhague, 1900. — Le Danemark, histoire et géographie, situation sociale et économique, par H. Weitemeyer, Copenhague, 1889. — Rapports consulaires et enquêtes étrangères diverses.
  2. Le Danemark, p. XXVII et XXVIII.
  3. Le Danemark, p. LXII.
  4. H. Pontoppidan, Illum Galgebakke. — Cf. Le Danemark, p. LXI.
  5. Le Danemark, p. LXI. — Cf. p. II.
  6. Ibid., p. LXV.
  7. Douze membres, sur soixante-six, sont nommés à vie par la Couronne.
  8. Le plus connu a pour titre : Les derniers exploits des héros du Nord (Optrin af kæmpelivets Undergang i Nord), 1809.
  9. Il publia tout un recueil de psaumes : Sangvaerk til den danske kirke.
  10. À ces chiffres il faut ajouter environ 200 écoles élémentaires privées, avec 6 ou 7 000 enfans (Privatskoler). — Voyez pour tout ceci Le Danemark, p. 119 et suivantes.
  11. Le Danemark, p. 251.
  12. Ibid., p. 125.
  13. Ibid., p. 246, 247.
  14. Report on cooperative agriculture and rural conditions in Denmark (Department of agriculture and technical instruction for Ireland), Dublin, 1903, p. 115.
  15. Chiffres extraits du Report on cooperative agriculture and rural conditions in Denmark. Il y a en outre vingt-quatre abattoirs appartenant à des particuliers.
  16. Report of the Recess Committee, new edition, Dublin, 1907, p. 141.
  17. Ibid., p. 141. — Le statisticien Mulhall évaluait, il y a peu d’années, de la façon suivante la richesse par tête d’habitant dans les grands pays d’Europe : Angleterre 241 livres sterling ; Danemark, 230 ; France, 224 ; Hollande, 216 ; Belgique, 215 ; Suisse, 165 ; Espagne, 148 ; Allemagne, 140 ; Italie, 100 ; Autriche, 99 ; Russie, 55.
  18. Une enquête des plus pénétrantes sur tous ces points a été publiée dans le Report of the Recess Committee sous la signature de M. T. P. Gill, ancien membre irlandais au Parlement de Westminster, aujourd’hui secrétaire du Département de l’Agriculture et de l’Instruction technique à Dublin.
  19. Report on cooperative agriculture and rural conditions in Denmark, p. 47 et suiv.
  20. Ibid., p. 115.
  21. Farming in Denmark, A report by the scottish agricultural commission of 1904, Edinburgh and London, 1905.
  22. Le Danemark, p. 125.
  23. Mot cité par le Dr Douglas Hyde dans Ideals in Ireland, Londres, 1891, p. 57.