Gustave Flaubert (Brunetière)

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Gustave Flaubert (Brunetière)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 39 (p. 828-857).
GUSTAVE FLAUBERT


On ne doit aux morts que la vérité, dit un commun proverbe. Est-ce donc pour cela qu’à peine entrés dans la tombe, il s’élève autour d’eux un tel concert d’éloges, tellement hardis, tellement outrés, tellement extravagans, que, si leurs prétendus admirateurs avaient juré de les déconsidérer à force d’adjectifs, on ne voit pas qu’ils eussent pu s’y prendre autrement? Amas d’épithètes, mauvaises louanges, on l’a dit, il faut le répéter. L’auteur de Madame Bovary vaut mieux que ces éclats d’admiration banale. S’il n’est pas de ceux qui laissent, en disparaissant, un vide derrière eux, parce qu’après tout ceux-là seuls vraiment laissent un vide qui sont frappés en pleine maturité de leur talent, en plein progrès, en pleines promesses d’avenir, il est de ceux au moins qui laissent dans l’histoire de la littérature d’un siècle une trace profondément empreinte. Il a donc le droit d’être jugé dès à présent sur ses œuvres, sans esprit de flatterie, comme sans intention de dénigrement.


Avant tout et par-dessus tout Flaubert fut un artiste : artiste par ses qualités, artiste aussi par ses défauts. Précisons en effet ce que ce mot, qu’on emploie, comme tant d’autres, un peu au hasard, enferme de sens différens, ou plutôt sachons discerner ce qu’il contient, tout au fond, de restrictions implicites à l’admiration dont il semble, au premier abord, qu’il soit l’expression absolue. Si, comme le dit Flaubert lui-même assez lourdement, si « les accidens du monde, dès qu’ils sont perçus, vous apparaissent comme transposés pour l’emploi d’une illusion à décrire, tellement que toutes les choses, y compris votre existence, ne vous semblent pas avoir d’autre utilité, » c’est-à-dire si vous considérez le monde, la nature, la vie, l’homme enfin comme des choses qui seraient faites pour l’art, et non plus l’art comme une chose qui serait faite pour l’homme, vous êtes artiste, au sens entier du mot, dans la force et dans la profondeur du terme. Alors, tout autour de vous, si large ou si restreint que soit le cercle de votre expérience; que vous ayez confiné votre vie tout bourgeoisement dans un canton de la Basse-Bretagne ou de la Normandie; que vous ayez promené votre observation vagabonde sur les bords du lac Asphaltite ou sur les ruines de Carthage; vous n’apercevez, — c’est encore un mot de Flaubert, — que « ce qui peut profiter à votre consommation personnelle. » Et c’est une raison pour qu’il vous échappe assurément bien des choses. Vainement invoquez-vous les grands mots : « l’amour de la littérature pour elle-même, » le culte de l’art pour l’art, « la religion de l’idéal. » Si vous avez « fortifié » quelque chose dans ce que vous appelez ambitieusement «la contemplation des réalités, » ce n’est pas tant, comme vous croyez, « la justesse de votre coup d’œil, » c’est surtout, c’est peut-être uniquement la sûreté de votre main. Votre idéal reste toujours un peu bas, comme votre culte un peu matériel, comme votre littérature un peu grossière, parce que vous donnez aux questions de forme et de métier plus d’importance qu’elles n’en devraient avoir. Ce ne sont que des moyens, dont il faut certainement avoir la connaissance entière, et vous les traitez comme des fins, au-delà desquelles vous ne concevriez rien d’ultérieur. Bien plus, et tôt ou tard, poussant à bout l’esthétique de vos aptitudes, vous en arrivez à ce renversement du vrai que de placer l’artifice au-dessus de l’émotion; que de professer en propres termes que l’inspiration doit être amenée plutôt que subie; que de mettre enfin tout ce qui s’enseigne, et tout ce qui s’acquiert, et tout ce qui se transmet, au-dessus du don, ainsi nommé parce que c’est la seule chose qui ne se donne ni ne se reçoive. Tel fut le cas de Flaubert, et, pour ne nommer à côté de lui personne de vivant, c’avait été jadis, dans l’école romantique, le cas de Théophile Gautier.

Mais aussi, par une juste compensation, de cette curiosité passionnée de la forme, toujours en éveil, toujours en quête, et de cet approfondissement du métier toujours poussé, toujours creusé plus avant, quels effets ne peut-on pas tirer? On est étonné quelquefois de voir une critique technique s’acharner subitement à de certaines réhabilitations littéraires : ce qui nous étonne, c’est que l’on s’en étonne. Il faut que l’on oublie, à moins qu’on ne l’ignore, l’objet vrai de la critique et les vraies conditions de l’art. Connaître son métier, certes, ce n’est pas tout, mais n’allez pas croire non plus que ce soit peu de chose. Tel écrivain n’aura pas eu cette gloire de léguer un chef-d’œuvre à la postérité ; mais il savait son métier, mais il a renouvelé les procédés de son art, mais ceux qui l’ont dépassé ne l’ont dépassé qu’en commençant eux-mêmes par l’imiter; et voilà le mot de ces réhabilitations! Elles n’ont jamais été plus utiles ni plus bienfaisantes qu’aujourd’hui. Car, il serait facile de le démontrer, ce que la plupart de nos romanciers savent le moins, quoi qu’ils en disent et quoiqu’ils veuillent nous en imposer, ne vous y trompez pas, c’est leur métier. Flaubert savait le sien, et il le savait admirablement. Il ne s’est pas contenté de le savoir, il l’a étendu.

En ce sens, qui est le sens étroit du mot, Flaubert est un maître. Et puisqu’on a si souvent rapproché son nom de celui de Balzac, il est maître à bien plus juste titre que l’auteur de la Comédie humaine. Balzac n’est rien que ce qu’on appelle de nos jours un tempérament, une nature, une force presque inconsciente qui se déploie au hasard, sans règle ni mesure, également capable de produire le Cousin Pons ou Eugénie Grandet et de se dépenser dans des mélodrames judiciaires non moins hideux que puérils, tels que la Dernière Incarnation de Vautrin. Avec cela, l’un des pires écrivains qui jamais aient tourmenté cette pauvre langue française. On prétendit, quand parut Madame Bovary, qu’il y avait là des pages que Balzac eût signées. Certes! s’il avait pu les écrire! Aussi quand Balzac rencontre bien, c’est bien; mais quand il rencontre mal, alors on peut dire vraiment qu’il ne reste rien de Balzac dans Balzac. Le romancier qui se mettrait à l’école de Balzac, je ne vois pas le profit qu’il en pourrait tirer. Ce « maréchal de la littérature » est un triste modèle. Car, là où il est bon, il est inimitable, et là où l’on peut l’imiter, il est franchement détestable. On a voulu imiter de Balzac les Scènes de la vie de province, et cela s’appelle, comme vous savez, les Bourgeois de Molinchart. Mais on a imité sans beaucoup de peine, au hasard des coupures du roman-feuilleton, la Dernière Incarnation de Vautrin, et cela s’appelle, comme vous avez pu le voir un temps sur toutes les murailles de France et de Navarre, le Dernier Mot de Rocambole. Au contraire, on peut se mettre à l’école de Flaubert, parce qu’on peut toujours se mettre à l’école de tout artiste dont l’art est serré, contenu, concentré, maître de soi. Même quand il ne serait pas l’auteur de Madame Bovary, j’ose croire que Flaubert aurait sa place encore dans l’histoire de notre littérature contemporaine. Vous avez entendu vanter l’Éducation sentimentale par-dessus Madame Bovary, et des académiciens ont préféré publiquement le roman de la fille d’Hamilcar à celui de la femme du médecin de Tostes et d’Yonville; ils avaient tort et ils avaient raison. Ils avaient tort, parce que l’Éducation sentimentale et Salammbô, comme romans, sont des livres ennuyeux et par conséquent illisibles ; ils avaient raison, car il n’y a rien dans Madame Bovary qui soit supérieur à quelques narrations épiques de Salammbô, ni rien qui soit égal à deux ou trois parties descriptives de l’Éducation sentimentale. Mais surtout s’ils voulaient dire que ces deux romans joints ensemble forment un arsenal entier des procédés de la rhétorique naturaliste, — et je ne prends ici ni le mot de rhétorique ni celui même de naturalisme dans un sens défavorable, — c’est alors qu’ils avaient raison. Essayons de signaler quelques-uns de ces procédés.

Voici d’abord un procédé de peintre : « Le soleil passant sous l’Arc de Triomphe allongeait à hauteur d’homme une lumière roussâtre qui faisait étinceler les moyeux des roues, les poignées des portières, le bout des timons, les anneaux des sellettes... » Vous vous tromperiez singulièrement de ne voir là qu’une énumération de parties, selon la formule de l’abbé Delille. C’est un rayon de lumière dont on suit le trajet tout le long des objets qu’il rencontre, en n’indiquant de ces objets que les portions que la lumière accroche et fait émerger de la lumière diffuse ou de la masse d’ombre dans laquelle les autres, ou se noient, ou s’enfoncent. « Sur la boiserie sombre du lambris de grands cadres dorés portaient au bas de leur bordure des noms écrits en lettres d’or..., et de tous ces grands carrés noirs sortait çà et là quelque portion plus claire de la peinture, un front pâle, des yeux qui vous regardaient, des perruques se déroulant sur l’épaule poudrée des habits rouges, ou bien la boucle d’une jarretière au haut d’un mollet rebondi. » Voilà le procédé dans tout son détail. Vous le trouverez non plus à l’état d’indication, comme ici, mais à l’état de tableau complet dans plusieurs endroits de Salammbô. La belle description, — car elle est belle quoique fantastique, — du lever du soleil sur Carthage, vue du faubourg de Mégara, au premier chapitre du livre, est conduite par ce procédé. « Mais une barre lumineuse s’éleva du côté de l’Orient...» Nous citons cette première phrase uniquement pour la rapprocher de la phrase qui commence dans Chateaubriand le récit des funérailles d’Atala : « Cependant une barre d’or se forma dans l’Orient... » L’analogie ne laisse pas d’être instructive. Elle prouve, à notre avis, deux choses également vraies : la justesse de l’effet, et que Flaubert avait beaucoup étudié Chateaubriand.

Un autre procédé, c’est la transposition systématique du sentiment dans l’ordre de la sensation, ou plutôt la traduction du sentiment par la sensation exactement correspondante. « Si Charles l’avait voulu cependant, il lui semblait qu’une abondance subite se serait détachée de son cœur, comme tombe la récolte d’un espalier quand on y porte la main. » On tire de là des effets très curieux qui précisent, par une comparaison toute particulière, ce qu’il y a d’un peu vague et d’un peu général quelquefois dans le sentiment : « Elle se rappela... toutes les privations de son âme, et ses rêves tombant dans la boue, comme des hirondelles blessées ; » ou encore : « Si bien que leur grand amour, où elle vivait plongée, parut se diminuer sous elle, comme l’eau d’un fleuve qui s’absorberait dans son lit, et elle aperçut la vase[1]. » Vous direz qu’avant Flaubert vingt autres avaient trouvé de ces comparaisons ; je le sais et j’ajouterai même, à l’usage des malintentionnés, qu’il en a trouvé pour sa part quelques-unes de singulièrement déplaisantes, quelques autres de singulièrement prétentieuses, et beaucoup de tout à fait malheureuses. En tant que procédé pur et simple, le procédé vient en droite ligne de Chateaubriand : vous en avez de nombreux exemples dans Atala, dans René, dans les Martyrs, La formule générale en est bien connue de la rhétorique romantique. Il s’agit d’insérer au tissu du récit un élément descriptif et pittoresque, tantôt un fragment de costume, et tantôt un lambeau de paysage. C’est même ce que vers 1830 on appelait de la couleur locale. Mais où je distingue l’originalité de Flaubert, c’est quand, au lieu d’emprunter l’image aux solitudes américaines, comme Chateaubriand, ou à la nature tropicale, comme Bernardin de Saint-Pierre avant Chateaubriand, il l’emprunte à la nature tempérée, moyenne et, si j’ose dire, banale, qui nous environne de toutes parts. Il n’a besoin ni de pitons, ni de palmistes, ni de la rivière des Lataniers; il n’a besoin ni de « serpents verts, » ni de « hérons bleus, » ni de « flamans roses, » ni des rives du Meschacebé : ce sont les espaliers, les hirondelles et les ruisseaux de sa Normandie. Remarquez en passant qu’un jour, infidèle à cette méthode, il ira chercher des paysages et des mœurs que l’éloignement, à travers le temps et l’espace, rende plus poétiques : c’est alors qu’il écrira Salammbô[2]. Mais, dans Madame Bovary, ce que le procédé perd en effets de nouveauté, il le regagne en effets de vérité. Car d’une première différence il en découle aussitôt une seconde. La comparaison n’est plus ici comme ailleurs un ornement du discours, ou à tout le moins une intervention personnelle du narrateur dans son propre récit ; elle devient en quelque sorte un instrument d’expérimentation psychologique. Elle n’est plus amenée comme une explication pour l’esprit, comme une distraction pour l’œil ou pour l’imagination du lecteur; elle n’est pas davantage offerte à la curiosité comme un souvenir des lointains voyages ou comme un témoin des infinies lectures de l’auteur; elle est moins et mieux que cela, elle est l’expression d’une correspondance intime entre les sentimens et les sensations des personnages qui sont en scène. L’auteur est absent de sa comparaison. Il ne me paraît pas qu’aucun, avant Flaubert, se soit ainsi servi, systématiquement, dans une intention que je crois assez nouvelle et rigoureusement définie, d’un procédé d’ailleurs depuis longtemps connu. Nous pouvons donc dire qu’il a tiré d’un procédé connu des effets nouveaux, et inventer, en littérature qu’est-ce autre chose? Condamnerez-vous peut-être le procédé du chef de cette substitution systématique de la sensation au sentiment et de l’image à la pensée ? Faites attention que vous auriez enveloppé dans la sentence de condamnation toute la poésie romantique. Que si d’autre part, dans l’application du procédé, tous les disciples n’ont pas eu le même bonheur que le maître, c’est à quoi je ne regarderai guère. L’avenir, à ce que j’imagine, ne rendra pas plus Victor Hugo responsable de M. Vacquerie que nous n’avons rendu Rodogune responsable de Rhadamiste ou Racine de Campistron. Tout de même, et, bien entendu, toutes distances, qui sont énormes, scrupuleusement observées, j’espère que Madame Bovary vivra en dépit de Germinie Lacerteux.

Vous savez construire la phrase : voici le moyen de construire le paragraphe. Il en est plusieurs, selon le degré de rapidité que l’on veut donner au récit, mais je n’en signale qu’un. C’est celui dont on use, ou pour parler plus franc, dont on abuse le plus dans l’école moderne. «Elle se demandait s’il n’y aurait pas eu moyen, par d’autres combinaisons du hasard, de rencontrer un autre homme... Tous en effet ne ressemblaient pas à celui-là! Il aurait pu être beau, spirituel, distingué, attirant, tels qu’ils étaient sans doute, ceux qu’avaient épousés ses anciennes camarades du couvent. Que faisaient-elles maintenant? A la ville, avec le bruit, le bourdonnement des théâtres et les clartés du bal, elles avaient des existences où le cœur se dilate, où les sens s’épanouissent... Elle se rappelait les jours de distributions de prix, où elle montait sur l’estrade pour aller chercher ses petites couronnes; avec ses cheveux en tresse, sa robe blanche et ses souliers de prunelle découverts, elle avait une façon gentille, et les messieurs, quand elle regagnait sa place se penchaient pour lui faire des complimens ; la cour était pleine de calèches, on lui disait adieu par les portières, le maître de musique passait en saluant, avec sa boîte à violon. Comme c’était loin tout cela! comme c’était loin[3] ! » Ici même, l’année dernière, parlant des Rois en exil, nous avons essayé de montrer ce qu’il y avait d’originalité pittoresque dans cet emploi de l’imparfait. Ce serait l’occasion d’insister et de montrer ce que nous pourrions appeler la valeur poétique aussi de ce temps, — qui n’est plus le présent et qui n’est pas encore le passé. « Elle avait une façon gentille... les messieurs se penchaient.., la cour était pleine de calèches... on lui disait adieu par les portières... le maître de musique passait... » Et elle a raison de dire : « Comme c’était loin, tout cela! » Oui, comme c’était loin! mais non pas à toujours évanoui! comme c’était loin ! mais comme au plus profond de sa mémoire elle en gardait le cher, et vivant, et riant souvenir ! Comme c’était loin ! et pourtant comme c’était encore près d’elle! Avec quelle joie mouillée de tristesse elle évoquait toutes ces images pâlies, mais non pas effacées, flottant elle-même pour ainsi dire entre le regret des bonheurs qui ne reviendront plus et le charme si profondément humain de s’en souvenir ! Nous avons vu tout à l’heure un commencement de psychologie s’introduire dans cette littérature : nierez-vous qu’ici ce soit une veine de poésie qui s’infiltre insensiblement?

Mais le procédé sur lequel je veux attirer l’attention, c’est ce procédé par lequel on immobilise le personnage dans une attitude et par lequel, transportant comme au dedans de lui le mouvement de l’action qui se ralentit, c’est l’histoire de sa vie passée qu’on nous raconte par fragmens successifs, ou bien encore le tumulte et la confusion de ses rêves d’avenir sur lesquels on jette une lueur subite. Vous voyez la portée du moyen. C’est qu’il suffira de quelque finesse des sens pour qu’un rien devienne prétexte à ces sortes d’évocations. Si vous remontiez jusqu’à ses origines, peut-être les retrouveriez-vous dans un passage des Confessions, à l’endroit où Jean-Jacques, après trente ans passés, apercevant, comme jadis, aux jours de sa jeunesse, « quelque chose de bleu dans la haie, » pousse le cri demeuré célèbre : Ah! voilà de la pervenche ! De la pervenche ! c’est-à-dire le cortège de souvenirs et d’émotions oubliées que cette fleurette aperçue ressuscite en sa mémoire, et la source des joies auxquelles un hasard d’autrefois associa ce brin d’herbe qui tout à coup se renouvelle en lui ! Développez le contenu de cette exclamation, prolongez la confession, mettez de l’ordre dans la confusion lointaine de ces réminiscences, vous avez le procédé dont nous parlons.

Il semble qu’il puisse servir à deux choses très utilement. C’est un moyen précieux de noter ces réactions qui vont de la nature à l’homme et de l’homme à la nature ; de fondre et de confondre ensemble l’histoire de l’être humain et l’histoire du milieu où les circonstances l’ont placé. Certains coins de paysage n’éveillent-ils pas plus particulièrement de certaines émotions ? Entre de certains sons et de certains souvenirs n’y a-t-il pas des associations fatales ou, comme disent les Allemands, des affinités électives? « On était au commencement d’avril... la vapeur du soir passait à travers les peupliers sans feuilles... au loin des bestiaux marchaient, on n’entendait ni leurs pas, ni leurs mugissemens, et la cloche, sonnant toujours, continuait dans les airs sa lamentation pacifique... À ce tintement répété, la pensée de la jeune femme s’égarait dans ses vieux souvenirs de jeunesse et de pension. » Ici, vous le voyez, la pensée s’enveloppe et, pour ainsi dire, s’estompe elle-même de cette « vapeur du soir » qui flotte là-bas entre les peupliers; elle se laisse bercer à la «lamentation pacifique» de la cloche de l’église; et c’est ce « tintement répété » de l’Angelus qui la ramène avec obstination vers les images du couvent de sa jeunesse.

En second lieu, le procédé permet au romancier d’entrer dès le début du roman dans le vif du récit, in medias res, notez ceci, selon le précepte classique, et de supprimer, pour peu qu’il soit habile, toutes longueurs d’exposition. L’histoire passée des personnages qu’on met en scène peut ainsi n’être racontée qu’autant qu’elle sert d’explication à leur histoire actuelle. Elle n’est plus comme séparée d’eux et mise tout entière en avant d’une action qui n’est pas encore engagée, mais qui suivra tout à l’heure. Reportez-vous à Balzac et prenez pour exemple l’un de ses bons romans, le Père Goriot, si vous voulez. Balzac aura besoin sans doute, au cours de son récit, de toutes les indications accumulées dans cette longue description par laquelle s’ouvre le livre. Je me plais au moins à le croire, quoique, à dire le vrai, je ne le voie pas très clairement. Mais comme cette forme d’exposition est lourde! et, parce que nous ne soupçonnons pas d’abord à quoi pourront bien être utiles tous les traits de cette description, comme elle nous parait longue et fastidieuse! et comme on est tenté de jeter là le volume avant que d’avoir abordé le roman! Au contraire, grâce à ce procédé, vous pouvez insérer désormais chaque détail, si reculé qu’il soit dans les profondeurs du passé, précisément à la place qu’il occupera le mieux et juste au moment que le lecteur attentif en pressentait l’utilité prochaine.

Il ne faut pas se dissimuler que le danger soit grand. Comme, en effet, au travail ordinaire de concentration et de raccourci, c’est un travail de dispersion des parties que l’on a substitué, il devient très difficile au romancier de se reconnaître lui-même et de se retrouver au milieu de cette diffusion des détails caractéristiques. L’intrigue, à chaque pas, est en danger non-seulement de se ralentir, mais de rompre et de s’égrener tout entière. Entre autres défauts, il n’en est pas qui contribue davantage à rendre la lecture de l’Éducation sentimentale absolument insupportable. Tel quel cependant, le procédé ne laisse pas d’avoir sa valeur et, puisqu’il n’est contradictoire à aucune des grandes lois de l’art, c’est assez. Ajouterai-je qu’il doit répondre à quelque secrète exigence du genre romanesque et qu’il n’est peut-être pas en somme aussi révolutionnaire qu’il en a l’air d’abord? N’était-ce pas pour répondre à cette même exigence que l’on employait autrefois si souvent la forme du roman par lettres, ou du journal? pour pouvoir incorporera l’histoire du présent le souvenir du passé, pour disposer à volonté des formes interrogatives ou personnelles? « Te souviens-tu qu’un jour ?.. Vous rappelez-vous qu’un soir?.. Je n’oublierai jamais qu’il y a vingt ans,., etc.! » Il me paraît que le procédé naturaliste, puisque naturalisme il y a, comporte après tout plus de prestesse et de légèreté de main que l’ancien procédé du roman par lettres ou par fragmens de journal intime. Savez-vous, en effet, le grand inconvénient ou, pour mieux dire, l’infériorité presque inévitable du roman par lettres ? Ce n’est pas seulement qu’il est plus long et plus traînant, c’est qu’on ne voit guère qu’il y ait moyen d’en faire une œuvre impersonnelle, d’où le romancier disparaisse et s’efface complètement derrière ses personnages. Il reste toujours quelque chose de l’auteur et de « l’arrangeur » visiblement engagé dans la disposition de l’intrigue. C’est ce qu’on peut éviter en reprenant, élargissant, et assouplissant la manière de Flaubert. On sait avec quel succès et quels applaudissemens deux fois déjà l’a fait, dans le Nabab et dans les Rois en exil, M. Alphonse Daudet.

Après la phrase et le paragraphe, il reste à construire les grandes scènes et poser les ensembles. Est-ce encore un procédé dont on puisse reporter l’honneur à son habileté de main que l’art avec lequel Flaubert a traité quelquefois les ensembles? Qui n’a conservé dans la mémoire ce dîner, ce bal et ce souper au château de la Vaubeyssard, où les sens déjà si fins d’Emma Bovary s’affinent et s’irritent au contact de la richesse et du luxe aristocratiques? Ou bien encore cet incomparable tableau de la distribution des prix aux comices agricoles d’Yonville-l’Abbaye? Ne sont-ce pas là trouvailles d’artiste et bonnes fortunes d’écrivain, — inspirations certainement « subies, » et non pas « amenées, » quoi qu’en dise Flaubert? et pouvons-nous y signaler quelque secret du métier, un quelque chose toujours qui se définisse et qui se formule?

On peut dire au moins que ce n’est plus ici la description classique. Ce n’est plus cette description par larges traits d’un ensemble posé d’abord en tant qu’ensemble, du fond duquel, à un moment donné, comme par un geste sec et d’une coupure franche, au moyen d’un « cependant, » ou d’un « tandis que, » on détache l’épisode caractéristique, pour refermer bientôt l’espèce de parenthèse et revenir à l’ensemble. Si vous voulez un bon modèle de cette forme de description, — sauf, bien entendu, le détail déjà tout romantique, — lisez dans les Martyrs la description de la bataille des Francs et des Romains. Ce n’est pas, non plus, comme dans l’art romantique, une succession d’épisodes qui se prolongent et s’entassent les uns sur les autres, aussi longtemps que le dictionnaire voudra bien subvenir aux exigences de l’artiste. Un assez curieux modèle en est l’infinie description de la vieille cathédrale dans Notre-Dame de Paris. Flaubert est revenu lui-même, trop souvent, à cette coupe descriptive, en plusieurs endroits de Salammbô. Et comme il se trouve toujours quelque élève maladroit pour détacher inopportunément les procédés du sujet qu’ils servent à traiter, nous aurons rejoint à Flaubert tous ceux qui se réclament de lui, si nous remarquons que cette façon de décrire, — par accumulation des détails, énumération des parties et reprise du tableau sous vingt angles différens, — est l’ordinaire façon, pour ne pas dire la seule, de l’auteur des Rougon-Macquart.

Ici, c’est autre chose. C’est une alternance, c’est un dialogue des élémens de l’action entre eux. Rien n’est véritablement interrompu par rien, et vous ne pouvez pas dire que rien y succède à rien, mais tout y marche ensemble, du même pas, entraîné dans le même mouvement. Tandis qu’au-dessus des têtes le ciel change insensiblement, que vous voyez passer les nuages et que vous sentez courir jusqu’au souffle du vent « soulevant les grands bonnets des paysannes, comme des ailes de papillons blancs qui s’agitent; » en même temps la foule épaisse continue de jouer son rôle de foule, vous la voyez, vous l’entendez, vous étouffez presque au milieu d’elle; et le discours emphatique du conseiller de préfecture, et le discours fleuri du président des comices continuent de se dérouler impitoyablement; et M. Rodolphe Boulanger de la Huchette avec Emma Rouault, femme Bovary, dans la salle des délibérations, sous le buste du monarque, continuent leur conversation d’amour ; — et tout cela si bien joint, si fortement lié par des oppositions qui s’appellent et se complètent, plutôt que par des transitions, si bien fondu, que l’impression de vie et de vérité qu’on en reçoit n’a d’égale que l’impression d’unité du tableau. Flaubert avait le très légitime orgueil de quelques tours de force qu’il a réalisés dans ce genre. « Combien d’écrivains parmi les plus vantés, dit-il lui-même en parlant de Louis Bouilhet, seraient incapables de faire une narration, de joindre bout à bout une analyse, un portrait, un dialogue?» Il élevait Bouilhet trop haut, beaucoup trop haut, mais le mérite qu’il signale, il avait raison de le vanter; il avait raison de croire et de dire qu’il est rare; il avait raison s’il se rendait intérieurement le témoignage, lui, Flaubert, de l’avoir eu.

Nous ne noierons plus qu’un dernier procédé : « Une fois, par un temps de dégel, l’écorce des arbres suintait dans la cour, la neige sur les couvertures des bâtimens se fondait. Elle était sur le seuil, elle alla chercher son ombrelle, elle l’ouvrit. L’ombrelle, de soie gorge de pigeon, que traversait le soleil, éclairait de reflets mobiles la peau blanche de sa figure. Elle souriait là-dessous à la chaleur tiède, et 'on entendait les gouttes d’eau, une à une, tomber sur la moire tendue. » En voici un autre exemple : « Le ciel était devenu bleu, les feuilles ne remuaient pas ; il y avait de grands espaces pleins de bruyères tout en fleurs, et des nappes de violettes s’alternaient avec le fouillis des arbres, qui étaient gris, fauves ou dorés, selon la diversité des feuillages. Souvent on entendait sous les buissons glisser petit battement d’ailes ou bien le cri, rauque et doux, des corbeaux qui s’envolaient dans les chênes. » Permettez-moi d’en citer un troisième : « La nuit douce s’étalait autour d’eux; des nappes d’ombre emplissaient les feuillages. Emma, les yeux à demi clos, aspirait avec de grands soupirs le vent frais qui soufflait. Souvent quelque bête nocturne, hérisson ou belette, se mettant en chasse, dérangeait les feuilles, ou bien on entendait une pêche mûre qui tombait toute seule de l’espalier. » Voilà le procédé visible. Il apparaît clairement dans la disposition même des parties de la phrase et jusque dans la façon d’amener le trait final. Je puis bien le définir. Il s’agit de trouver pour telle saison de l’année, pour telle heure du jour ou de la nuit, l’indication précise qui donne au vague d’une description générale l’accent de la personnalité. Les murmures d’une nuit de mai ne sont pas les bruits d’une nuit d’octobre; le silence d’un midi d’août n’est pas le silence d’un minuit de décembre. Là-dessus vous voyez que c’est comme si nous n’avions rien défini, car vous voyez bien que toute la valeur de la description sera dans le trait final, dans cette touche imperceptible, — ces gouttes d’eau qui tombent sur la moire tendue, le cri des corbeaux qui s’envolent dans les chênes, le bruit de cette pêche qui se détache de l’espalier, — et il n’est pas plus de règles pour trouver ce trait final ou pour rencontrer le bonheur de cette touche qu’il n’en est pour devenir artiste quand on ne l’est pas.

Si je multipliais les citations, vous découvririez ce que vous avez aussi bien peut-être déjà découvert : c’est que ce trait final est toujours habilement choisi pour donner de la rondeur et du nombre à la phrase. C’est encore ici l’un des liens par où Flaubert se rattache à l’école de Chateaubriand. Je ne crois pas qu’il soit bon de pousser à l’excès cette recherche de l’harmonie de la période. La prose musicale n’est pas un genre moins faux, ni par conséquent moins nuisible à la langue que la prose prétendue pittoresque. Il n’est pas bon, sous prétexte de peindre, de disloquer la phrase; il n’est pas bon non plus de l’arrondir pour ainsi dire trop en rond, sous prétexte de charmer l’oreille. Cependant, s’il est difficile de comprendre ce que l’on veut signifier quand on nous parle de la « couleur » des mots, il n’est pas douteux que les mots aient un « son. » De la rencontre de certaines syllabes il résulte parfois d’épouvantables cacophonies; on peut donc se proposer d’en associer certaines autres en vue de produire des effets d’harmonie. Et puis, ce qui tranche la question, c’est qu’il n’est pas dans notre histoire littéraire un grand style qui soit dépourvu de cette qualité, depuis le style de Bossuet, en passant par celui de Buffon, jusqu’au style de Chateaubriand. C’est mieux que de la rhétorique, c’est une partie de l’éloquence, et Flaubert l’avait, incontestablement.

Voilà beaucoup de qualités, sans doute, et voilà surtout des procédés qui témoignent d’une rare fécondité d’invention dans la forme. Il ne faut pas dire : C’est peu de chose, ou ce n’est rien; je vous assure que c’est beaucoup. Si vous voulez vous en convaincre, prenez le premier roman qui vous tombera sous la main, négligez un instant tout le reste, n’en lisez qu’une seule page, mais éprouvez-y consciencieusement la qualité de la langue, interrogez la construction de la phrase, examinez un peu comme les mots agissent et réagissent les uns sur les autres, et vous serez étonné de voir dans quel moule banal, dans quelles formes usées, dans quelles matrices vulgaires toute cette matière est coulée confusément, au hasard de la rencontre et selon le caprice de la circonstance. Il ne manque pas, dit-on, parmi nous, de gens habiles! Habiles à l’imitation, si vous y tenez, quoiqu’encore il y eût beaucoup à dire! Mais habiles à la création! capables de renouveler les procédés de leur art ! et qui aient enrichi leur métier ! Ceux-là, comptez-les sur vos doigts; la liste n’en sera pas longue et vous aurez vite fait l’addition.

Ce qui est vrai, c’est que toutes sortes de procédés ne conviennent pas indifféremment à toutes sortes de sujets. Quand on en connaît le maniement, il reste à en trouver l’application. En littérature comme partout les procédés ne rendent ce qu’ils contiennent d’effet qu’à la condition de converger tous ensemble dans un sujet approprié. Ce sujet, qui depuis s’est toujours dérobé aux prises de Flaubert, il l’a rencontré une fois dans Madame Bovary.

On écrira tôt ou tard, à l’occasion de ce livre, un intéressant et curieux chapitre d’histoire littéraire. M. Montégut, ici même, en a tracé le sommaire[4]. C’est une date que Madame Bovary dans l’histoire du roman français. Elle a marqué la fin de quelque chose et le commencement d’autre chose. C’est l’idée que nous reprendrons à notre manière en disant qu’à tous ses autres mérites le roman de Flaubert joignit celui de paraître en son temps. C’en est un, très réel, plus rare qu’on ne pense, comme c’en est un autre que de savoir durer, et un autre encore que de savoir finir à son heure. Il faut seulement s’entendre. Paraître en son temps, c’est quelquefois, c’est trop souvent, profiter en habile homme, — et rien de plus, — d’un caprice de l’opinion, d’une fantaisie de la mode, d’une fougue passagère de la popularité. Tel fut, quelques mois après Madame Bovary, le cas de Fanny, d’Ernest Feydeau. Nous pouvons dès aujourd’hui, nous pourrions, si ce n’était fait, l’enterrer à jamais dans ces hypogées que l’auteur avait fouillés avant que de s’aviser qu’il était né romancier. Mais paraître en son temps, c’est quelquefois aussi reconnaître d’instinct où en est l’art de son temps, quelles en sont les légitimes exigences, ce qu’il peut supporter de nouveautés, et cela, c’est si peu suivre la mode que c’est souvent aller contre elle, c’est si peu s’abandonner au courant, qu’au contraire, c’est le remonter.

Alors, vers 1856, c’en était fait du romantisme. On ne croyait plus « aux courtisanes conseillant les diplomates, aux riches mariages obtenus par des intrigues, au génie des galériens, aux docilités du hasard sous la main des forts. » On n’estimait plus par-dessus tout « la passion, Werther, René, Franck, Lara, Lélia et d’autres plus médiocres. » Signe des temps, bien caractéristique ! elle-même, l’auteur de Lélia, avec cette infinie souplesse de talent qui n’est pas la moindre part de son génie, se préparait à changer de manière. Elle allait devenir l’auteur du Marquis de Villemer ; son chef-d’œuvre peut-être, à côté des grands romans de sa première jeunesse ! Cependant, d’autre part, la question du réalisme se posait dans le roman comme dans la peinture. Ils étaient quelques-uns qui croyaient être en train de partager l’héritage de Balzac, l’auteur des Scènes de la vie de Bohême, l’auteur des Bourgeois de Molinchart, quelques autres encore. Le moyen, toutefois, pour lassé qu’on fût des exagérations romantiques, le moyen d’accepter ce réalisme vulgaire? Non, certes, on ne voulait plus de ces héros trop extraordinaires, suspendus comme entre ciel et terre, en dehors du temps et de l’espace, sous une lumière artificielle, au milieu d’un décor d’opéra, dans un monde où les événemens s’enchaînaient, non plus même, depuis longtemps, sous la loi d’un effet dramatique à produire, mais au gré du libre caprice et de l’extravagante fantaisie de Balzac lui-même, d’Eugène Sue, de Frédéric Soulié. Mais on ne voulait pas non plus de ce réalisme dénué d’invention, de sentiment, de passion même... et de réalité tout particulièrement. « Quoi! s’écriait George Sand, vous voudriez faire passer toutes les individualités sous la toise? vous déclarez qu’on ne peut pas peindre qu’avec un seul ton? vous dressez un vocabulaire, et on est hors du vrai si on n’élague pas des langues tout ce que le génie et la passion des races humaines y ont apporté de nuances fortes et brillantes? » On attendait donc quelque chose : ce fut Madame Bovary qui parut. Nous n’avons pas à rappeler les critiques très vives qui presque de toutes parts accueillirent le livre. Quelques-unes tombaient juste : on peut dire aujourd’hui que la plupart faisaient fausse route. Nous n’avons pas à rappeler non plus l’aventure du procureur ou substitut qui prétendit faire décréter l’auteur d’outrage aux mœurs et d’insulte aux autels. Flaubert en a tiré la plus cruelle vengeance en imprimant ce mémorable réquisitoire à la suite de Madame Bovary. Ce qui est certain, ce dont on peut se rendre compte aujourd’hui très clairement, c’est que Madame Bovary contenait, dans une mesure savante, ce qu’il eût été dommage de laisser perdre du romantisme et ce qu’il eût été dommage aussi de ne pas donner de satisfaction aux exigences du réalisme. On a dit avec raison que ce qu’il y avait de légitime dans le réalisme, en peinture, c’était une « intelligence plus saine des lois du coloris ; » on peut dire également que ce qu’il y avait de légitime dans le réalisme, en littérature, c’était une intelligence plus saine des lois de la représentation de la vie. S’il est vrai qu’il y ait eu, depuis vingt-cinq ans environ, un effort constant de la littérature d’imagination, — et de la poésie même, — pour mouler plus étroitement l’invention littéraire sur le vif de la réalité, c’est à Madame Bovary qu’il faut faire, pour une large part, remonter l’origine de ce mouvement. Il y a peu de choses à dire sur l’ordonnance même et la composition du livre. Il est vrai qu’il commence lourdement. Relisez cette entrée de Charles Bovary dans une étude du lycée de Rouen, ces grosses plaisanteries d’écoliers, la description de cette casquette extraordinaire « où l’on retrouvait des élémens du bonnet à poil, du chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton. » Si l’auteur avait voulu donner au lecteur la sensation d’un homme qui fait un gros effort pour se mettre en haleine, il avait réussi. C’était, avec cela, le plein monde réaliste : vous eussiez dit un chapitre détaché des Souffrances du professeur Deltheil. Pourtant, dès le début, dans cette description même, vous pouviez saluer un écrivain. Quand il appelait cette casquette, « une de ces pauvres choses dont la laideur muette a des profondeurs d’expression, comme le visage d’un imbécile, » vous pouviez affirmer que l’homme qui avait trouvé ces deux lignes entendait le langage des choses et qu’il savait le rendre. Sauf ce point, sauf peut-être aussi qu’on peut trouver trop longue, puisqu’elle n’est pas essentielle à la suite du récit, l’histoire de la jeunesse et du premier mariage de Charles Bovary, — mais ceci serait discutable, — l’œuvre était composée comme une œuvre classique, jetée d’un bloc, ferme en son assiette, une, rapide, admirablement développée.

Brutale d’ailleurs, et pénible à lire, mais non pas immorale. Car même en admettant que, par l’effet d’un propos délibéré de l’auteur ou de quelques défaillances d’exécution peut-être, il se porte sur l’héroïne une espèce d’intérêt dont elle est d’ailleurs absolument indigne, il n’est pas moins vrai qu’il n’existe pas, à bien lire le livre, de plus amère dérision de toutes les extravagances romantiques. Jamais le droit divin de l’amour, l’union prédestinée des âmes qui s’appellent à travers l’espace et qui se rejoignent par-dessus les obstacles, que sais-je encore? la morale de la passion, non plus cette morale « qui s’agite en bas, terre à terre » dans la prose du ménage, mais « l’autre, l’éternelle, comme dit si bien M. Rodolphe Boulanger de la Huchette, celle qui est tout autour et au-dessus, comme le paysage qui nous environne et le ciel qui nous éclaire, » jamais rien de tout cela n’a été, même depuis lors, à la scène ou dans le roman, cinglé des coups d’une ironie plus méprisante. Et chose admirable ! ce sont les moyens eux-mêmes du romantisme qui servent d’instrumens à cette dérision du romantisme. C’est encore ce que voulait dire M. Montégut quand il rappelait Don Quichotte à l’occasion de Madame Bovary, Certainement il ne comparait pas le roman de Flaubert à celui de Cervantes, mais il avançait que, comme Don Quichotte avait à jamais ridiculisé les dernières exagérations de l’esprit chevaleresque et comme les Précieuses avaient ridiculisé pour toujours la folie du phébus, ainsi Madame Bovary, dans son temps, avait ridiculisé les dernières exagérations du délire romantique. Aussi, pour en finir avec cette question d’immoralité, disons-le bien nettement : les femmes qui pleureraient sur Emma Bovary, ne croyez pas trop promptement que ce soit le roman de Flaubert qui les ait perverties. Elles l’étaient. Et puis, ce qui est en matière d’art comme de littérature la justification suprême, f œuvre vivait. Pourquoi vivait-elle?

Et d’abord parce qu’elle avait une valeur documentaire qu’on ne saurait trop louer. Ce n’est rien que cette valeur documentaire si le reste ne s’y joint pas, mais ici le reste s’y joignait. Ce coin de province et cette vie diminuée d’un chef-lieu de canton, tous ces modèles achevés de niaiserie, de vulgarité, de contentement de soi-même, toutes ces variétés infinies de la sottise humaine, la sottise romanesque d’Emma, la sottise naïve de Charles Bovary, la sottise machinale du percepteur Binet, la sottise paterne du curé Bournisien, la sottise prospère de l’immortel Homais; les comparses eux-mêmes du drame, le sacristain! Lestiboudois, le maire Tuvache, le notaire Guillaumin, avec sa « toque de velours marron » et sa « robe de chambre à palmes, » tous, tant qu’ils sont, Flaubert les a marqués de traits si nets qu’ils vivent, et qu’ils vivent chacun comme le type de son espèce, on pourrait dire, comme la représentation épique du fonctionnaire du village ou du praticien de campagne. Pendant bien des années encore, lorsqu’on voudra savoir ce qu’étaient nos mœurs de province, dans la France de 1850, on relira Madame Bovary, comme on relira Middlemarch lorsqu’on voudra savoir dans quel cercle, vers 1870, s’agitait la vie provinciale d’un comté d’Angleterre. Sans doute, au premier abord, tous ces personnages, vous les prendriez pour de purs grotesques. En effet, vous croyez apercevoir en eux ce grossissement des traits, cette déformation des parties, cette altération des rapports vrais qui sont les moyens de la caricature aussi bien dans le roman que dans les arts du dessin. Mais il faut relire Madame Bovary. Alors, si vous pénétrez un peu plus avant et si vous reprenez le détail des conversations du curé Bournisien par exemple et du pharmacien Homais, vous découvrez qu’après tout la limite étroite qui sépare le vulgaire du caricatural est rarement dépassée. Tant les idées s’enchaînent sous la loi d’une logique intérieure ! tant les paroles qui les traduisent y sont adaptées avec une merveilleuse justesse! tant enfin les moindres reprises du dialogue y sont conformes au secret du caractère et au travail latent de la pensée ! C’est ici l’un des mérites originaux de Madame Bovary, je ne dis pas de Flaubert. Faire vivre la platitude et la vulgarité mêmes, et les faire vivre sans y mettre rien de soi-même, tout au plus, que l’accent de son mépris d’artiste pour le « bourgeois, » c’est ce que Flaubert n’a pas fait deux fois, c’est ce qu’il a fait dans Madame Bovary, c’est ce qu’on n’avait pas fait avant Madame Bovary.

Par surcroît, il s’est trouvé que ce milieu documentaire — nature, bêtes et gens, — était le vrai milieu, disons le seul milieu dans lequel pût vivre ou plutôt se façonner et se laisser comme pétrir aux circonstances une femme telle qu’Emma Bovary. Essayez, en effet, de changer Emma Bovary de son milieu. Modifiez un seul des élémens qui forment son atmosphère physique et morale ; supprimez un seul des menus faits dont elle subit la réaction, sans le savoir elle-même ; transformez un seul des personnages dont l’influence inaperçue domine ses résolutions; — vous avez changé tout le roman. Flaubert se faisait illusion quand il prétendait qu’il n’y avait pas dans Salammbô « une description isolée et gratuite, » qui n’eût sa raison d’être, et qui ne « servît au personnage. « Il pouvait le dire de Madame Bovary. Supposez un instant qu’Emma Rouault ne fût pas née dans la ferme paternelle, que dès la première enfance elle n’eût pas connu la campagne, « le bêlement des troupeaux, les laitages et les charrues; » l’éducation de son couvent n’aurait pas fait naître au dedans d’elle cette soif de l’aventure. Moins habituée aux « aspects calmes, » elle ne se serait pas tournée vers les « accidentés. » Supposez encore qu’elle n’eût pas rencontré pour mari ce lourdaud de Bovary « qui portait un couteau dans sa poche comme un paysan, » ou encore, en tout temps, «de fortes bottes, qui avaient au cou-de-pied deux plis épais, obliquant vers les chevilles, tandis que le reste de l’empeigne se continuait en ligne droite, tendue comme par un pied de bois. » Peut-être ne reconnaissez-vous pas l’utilité de cette description déplaisante ? C’est que vous n’avez pas réfléchi, comme d’une personne que l’on déteste ou que l’on commence à détester, — surtout sans en avoir des raisons qui soient bonnes, — toutes choses nous deviennent odieuses, comme alors notre attention se fixe et revient obstinément sur un détail de sa conversation ou de son costume, comme son chapeau, sa cravate, ou ses bottes, nous deviennent irritans à voir. Supposez toujours qu’à Yonville, elle ait rencontré quelque appui dans ses défaillances, quelque secours dans sa détresse, une autre compagne que cette excellente Mme Homais, « la meilleure épouse de Normandie, douce comme un mouton, chérissant ses enfans, son père, sa mère, ses cousins, pleurant aux maux d’autrui,.. mais si lente à se mouvoir, si ennuyeuse à écouter, d’un aspect si commun et d’une conversation si restreinte,» ou bien encore un autre consolateur, un autre guide que le curé Bournisien, avec « sa face rubiconde, » son « ton paterne, » et son « rire opaque, » elle succombait sans doute, mais elle succombait d’une autre manière, c’était une vie nouvelle que les circonstances lui imposaient, c’était un autre drame, c’était une autre Madame Bovary.

De cette étude patiente, exacte, approfondie des circonstances et du milieu, la personne se dégageait alors vivante, et par un effet de cette espèce d’attraction qu’une vie plus intense exerce autour de soi, Mme Bovary devenait le centre et le pivot du roman. Pourquoi cela ? tandis que, dans l’Éducation sentimentale, au contraire, où cependant la méthode est la même, où la logique des caractères n’est ni moins finement observée, ni moins rigoureusement suivie, l’intérêt s’éparpille et se divise entre tant de scènes et tant de personnages si divers qu’il finit par s’évanouir, ou pour mieux dire qu’il ne parvient même pas à naître ? Parce qu’il y a dans Madame Bovary quelque chose de vraiment romanesque, c’est-à-dire quelque chose de vraiment digne de nous intéresser, et non-seulement une psychologie subtile, une psychologie profonde, mais une psychologie raffinée, la psychologie d’un tempérament qui, comme on dit, sort de l’ordinaire. Car ce n’est pas assez pour nous intéresser que de nous présenter un miroir de la réalité. Plus il sera fidèle, comme dans l’Éducation sentimentale, et moins nous prendrons plaisir à la vue des images qu’il reflétera. Nous les connaissons. Et toutes les fois que nous y prendrons plaisir, c’est qu’au delà de ce que nous connaissons on nous aura montré quelque chose que nous ne connaissions pas. Rien d’étrange, remarquez-le bien, rien d’idéal, si peut-être ce mot vous choquait, rien qu’on doive soustraire aux plus étroites conditions de la réalité, — ce serait là retourner au romantisme, — mais tout simplement quelque province inexplorée de la nature humaine, et quoi que ce soit de plus fort, ou de plus fin, que le vulgaire. C’est ce qu’il y a dans Emma Bovary. Dans cette nature de femme, à tous autres égards moyenne et même commune, il y a quelque chose d’extrême et de rare, par conséquent, qui est la finesse des sens. Elle est sotte, mal élevée, prétentieuse ; ni tête, ni cœur ; elle est fausse, elle est avide, elle est même par instans froidement et bêtement cruelle ; mais comme les moindres sensations retentissent longuement et profondément en elle ! comme au plus léger contact de la plus légère impression vous la sentez qui vibre tout entière ! Suivez-la, par exemple, au château de la Vaubyessard et voyez-la transportée pour quelques heures dans ce monde qui n’a jamais été ni ne sera le sien, comme elle aspire le luxe, pour ainsi dire, par tous les pores ; comme elle absorbe en entrant dans la salle à manger « cet air chaud qui l’enveloppe, mélange du parfum des fleurs et du beau linge, du fumet des viandes et de l’odeur des truffes ; » comme elle se fond en quelque sorte et se dissout tout entière dans cette atmosphère nouvelle et pourtant qu’elle reconnaît si bien; tandis que ses yeux vont et reviennent d’eux-mêmes, au haut bout de la table, sur ce vieillard à lèvres pendantes « qui avait vécu à la cour et couché dans le lit des reines! » Il n’y a rien là sans doute qui rende, comme on dit, le personnage sympathique : il y a quelque chose incontestablement qui le relève de son fond de vulgarité. Cette finesse des sens et cette acuité des impressions ne sont après tout, dans aucun milieu, si communes, et vous êtes en présence de ce que le roman, de quelque nom d’école qu’on le nomme, idéaliste ou naturaliste, vous offre si rarement; vous êtes en présence non pas d’une exception, mais d’une espèce, et d’un cas psychologique.

Ramassons tous ces traits maintenant, et d’ici, de ce centre de perspective, considérons comme en avant, comme en arrière, tout s’unit, tout s’entr’aide et tout conspire pour achever, — je ne veux pas dire la beauté, — mais la perfection de l’œuvre. Le tempérament, le milieu, les circonstances et cette espèce enfin de volonté molle qui n’est que l’indulgence de la rêverie pour ses propres égaremens, l’acquiescement du désir aux moyens de se satisfaire, tout ensemble la pousse vers « ces joies de l’amour » et la jette à plein corps dans cette « fièvre de bonheur » qu’elle avait si longtemps appelée. C’est le point culminant du drame. Voici de quel trait le poète l’a marqué : «Jamais Mme Bovary ne fut plus belle qu’à cette époque ; elle avait cette indéfinissable beauté qui résulte de la joie, de l’enthousiasme, du succès et qui n’est que l’harmonie du tempérament avec les circonstances. Ses convoitises, ses chagrins, l’expérience du plaisir et ses illusions toujours jeunes, comme font aux fleurs le fumier, la pluie, les vents et le soleil, l’avaient par gradations développée et elle s’épanouissait enfin dans la plénitude de sa nature. » Pesez ces deux phrases : elles sont tout le roman, tout Flaubert, tout le système, toute l’école, tout le naturalisme. Les convoitises de Mme Bovary, vous savez quelle en était l’ardeur; ses chagrins, si futile ou même inavouable qu’en pût être la cause, vous savez à quel morne désespoir ils l’avaient insensiblement réduite; l’expérience du plaisir, vous savez de quelle fougue elle s’y était précipitée. Elle est là, devant vous, dans la plénitude de sa nature. Et devant vous aussi vous avez la manière de l’artiste. Il a considéré la plante humaine dans son germe; il l’a vue qui sortait de terre, qui se faisait un aliment, dans la lutte pour la vie, de tout ce que les circonstances mettaient successivement à sa portée, puis qui grandissait et verdissait sous la rosée des chagrins comme la fleur sous la pluie bienfaisante, qui s’assurait de sa force au souffle des orages et qui, battue des vents, se redressait plus forte, plus vigoureuse, plus âpre au combat de l’existence, jusqu’à ce qu’enfin, par une belle et chaude journée de soleil, ouvrant son calice aux brutales caresses du rayon de lumière attendu si longtemps, elle s’épanouissait.

Et après ? Après, selon l’impitoyable logique des choses de ce monde, il ne lui reste plus qu’à mourir. La gradation qui va mener Emma Bovary du premier amant au second, et du second au suicide n’est pas moins savamment observée ni rendue. Le récit, jusqu’alors analytique et psychologique, devient insensiblement dramatique et, selon le mot à la mode, mouvementé. De toutes les indications jetées dans la première partie sortent des conséquences, des conséquences naturelles et fatales. Vainement elle essaie de se retenir sur la pente, le désir est trop fort, les circonstances trop puissantes, le milieu dans lequel elle s’agite est disproportionné plus que jamais à la violence de ses rêves. Vainement « à la place du bonheur » elle se figure « une félicité plus grande, au-dessus de tous les amours, un amour sans intermittence ni fin, et qui s’accroîtrait éternellement. » Vainement elle se débat contre l’affectueuse et naïve sottise de son mari, qui n’a rien vu, rien su, rien compris, et qui se fait un devoir de lui procurer comme des excitations nouvelles. Elle est prise au piège de ses propres illusions, et elle ira jusqu’au bout. Est-il un récit plus navrant que l’histoire de ses amours avec M. Léon, le clerc de Me Dubocage ? Il est plat, ce clerc, et s’il porte en lui « les débris d’un poète, » c’est de l’un de ces poètes qui furent jadis de l’école « du bon sens. » Il est « incapable d’héroïsme, faible, banal, plus mou qu’une femme, avare d’ailleurs et pusillanime. » Elle le sait, la malheureuse, et elle le sent, et tant d’autres raisons encore qu’elle aurait de « s’en détacher, » mais enfin tel qu’il est, c’est encore une idole qu’elle peut parer de tous les charmes, et si ce n’est pas « l’être fort et beau, » si ce n’est pas « le cœur de poète sous une forme d’ange » qu’elle continue toujours de rêver, — c’est un amant.

Il ne faudrait pas aller plus loin et il ne faudrait pas dire : c’est un homme. On a critiqué dans le temps l’empoisonnement de l’héroïne. On a prétendu qu’elle aurait dû finir dans le désordre galant et dans la débauche nocturne. C’est une erreur, à notre avis. Car c’aurait été ruiner toute la valeur psychologique du roman. Je ne parle pas de sa valeur dramatique. Devant un tribunal correctionnel, un avocat, dont le premier devoir était de laver son client du reproche d’outrage à la morale publique a bien pu soutenir, sans le démontrer d’ailleurs, que cette mort était l’expiation nécessaire et la revanche tragique du devoir trop longtemps insulté. En fait, et mise à part toute considération de ce genre, Emma Bovary ne pouvait pas, ne devait pas finir autrement. L’abaisser plus bas, c’était démonter la logique intérieure de son caractère, et par un dénoûment outré, c’était détruire le personnage tout entier. Alors en effet, comme dans Germinie Lacerteux, le cas devenait pathologique, au sens entier du mot. Mais, du moment qu’il fût devenu pathologique, à quoi bon cette lente et minutieuse étude des conditions et du milieu? Il fallait qu’il restât humain, entièrement humain, et c’est précisément l’art avec lequel Flaubert a su le maintenir humain, sous la loi des conditions moyennes et normales de l’humanité, de la réalité, de la vie, qui est un des grands mérites encore de Madame Bovary, Les circonstances qui la façonnent, si vous les prenez une à une, pouvaient agir, agissent quotidiennement sur tout le monde aussi bien que sur elle. Il n’est pas un de ses rêves qui soit, à proprement parler, le songe d’un malade, — si vous l’isolez de celui qui précède et de celui qui suit. Il n’y a pas un de ses désirs qui ne contienne en soi quelque chose de légitime, — si vous l’épurez en le divisant d’avec les occasions qui lui ont donné naissance et d’avec les conséquences qui l’ont suivi. « Elle cherchait à savoir ce que l’on entendait au juste par les mots de félicité, de passion et d’ivresse qui lui avaient paru si beaux dans les livres. » Faites là-dessus, si vous voulez, le procès au romantisme ; je dis seulement : Qui de nous ne s’est posé les mêmes questions? Tout au lendemain de son mariage, il lui arrivait de songer quelquefois « que c’étaient là pourtant les plus beaux jours de sa vie... Pour en goûter la douceur il eût fallu sans doute s’en aller vers ces pays à noms sonores, où les lendemains de mariage ont de plus suaves caresses. » Ce « sans doute » était-il après tout si coupable? Seulement, à ces questions vagues, une nature moins sensuelle, une intelligence plus ferme, une volonté plus active répondent par l’acceptation du devoir quotidien, dont elles apprennent vite à goûter le charme et la poésie latente. Elle, au contraire, elle écoute chanter dans sa mémoire « la légion lyrique des femmes adultères. » Et elle en vient grossir le nombre, pour aussi longtemps qu’il vivra quelque chose du romantisme. Ce qui fait donc la triste originalité du personnage, si vous parlez morale, et sa rare valeur, si vous parlez esthétique, c’est ce qui fait, notons-le bien, la valeur de toutes les créations qui se perpétuent dans l’histoire de l’art, c’est la convergence de tous les effets, se développant et se composant sous la loi d’un type plus qu’ordinaire, ou, si vous l’aimez mieux, tous dirigés par la main de l’artiste vers la réalisation d’un idéal voulu.

Cet idéal assurément n’est ni très noble ni très élevé. Ce ne sont pas au surplus des satisfactions de ce genre qu’il faut demander à Flaubert et ce n’est pas, après tout, ce qu’il veut donner au lecteur. Il faut faire observer cependant qu’à défaut des autres mérites que nous essayons de signaler, il y aurait encore dans Madame Bovary quelque chose qui relèverait singulièrement la vulgarité des personnes et du milieu : je veux dire cette verve satirique et cette puissance d’ironie, ce redoublement de sarcasmes que Flaubert dirige contre le « bourgeois » avec une violence qui ressemble à de la haine et dont vous diriez parfois l’expression d’une vengeance personnelle du romancier contre ses héros. Ce ne sont pas seulement ces platitudes de langage qui défraient à Yonville, et ailleurs, les conversations courantes, qu’il prend plaisir à souligner au passage : « Charles se traînait à la rampe, les genoux lui rentraient dans le corps ; » ou bien : « Il écrivit à M. Boulard, libraire de Monseigneur, de lui envoyer quelque chose de fameux pour une personne du sexe, qui était pleine d’esprit. » Mais il n’est pas un de ses personnages que sa raillerie n’éclabousse, depuis le pharmacien Homais et le curé Bournisien jusqu’à ceux dont il esquisse à peine la silhouette vers un coin du tableau. C’est Mme Bovary, la mère, négociant le mariage de son fils : « Mme Dubuc ne manquait pas de partis à choisir. Pour arriver à ses fins. Mme Bovary fut obligée de les évincer tous, et elle déjoua même fort habilement les intrigues d’un charcutier qui était soutenu par les prêtres. « C’est encore, à l’autre bout du récit, Mme Homais, l’humble épouse du pharmacien, quand son mari décidément devient le grand homme d’Yonville et autres lieux circonvoisins. « Il s’éprit d’enthousiasme pour les chaînes hydro-électriques Pulvermacher; il en portait une lui-même, et le soir, quand il retirait son gilet de flanelle, Mme Homais était tout éblouie devant la spirale d’or sous laquelle il disparaissait, et sentait redoubler ses ardeurs pour cet homme plus garrotté qu’un Scythe et splendide comme un mage. » Observez comme ici déjà l’auteur se montre à côté de ses personnages. « Plus garrotté qu’un Scythe! » que voulez-vous que Mme Homais comprenne à cette expression? Elle-même enfin, Emma Bovary, ne sera pas plus qu’une autre épargnée : « Que ne pouvait-elle enfermer sa tristesse dans un cottage écossais, avec un mari vêtu d’un habit de velours noir à longues basques, et qui porte des bottes molles, un chapeau pointu et des manchettes? » Et ailleurs encore: « La mère Bovary, les jours suivans, fut très étonnée de la métamorphose de sa bru; en effet, Emma se montra plus docile, et même poussa la déférence jusqu’à lui demander une recette pour faire mariner les cornichons.» On pourrait multiplier les exemples. Dans Madame Bovary, deux ou trois fois, quand il sut par hasard mêler à ces accens d’ironie l’accent aussi d’une sympathie vraie pour les choses qui vraiment en sont dignes, Flaubert a rencontré quelques pages d’une âpre et vigoureuse éloquence. Il faut en citer une. C’est quand, aux comices d’Yonyille, on décerne pour cinquante-quatre ans de services dans la même ferme une médaille de 25 francs à Catherine-Nicaise-Élisabeth Leroux, de Sassetot-la-Guerrière. « Alors on vit s’avancer sur l’estrade une petite vieille femme de maintien craintif et qui paraissait se ratatiner dans ses pauvres vêtemens. Elle avait aux pieds de grosses galoches de bois, et le long des hanches un grand tablier bleu. Son visage maigre, entouré d’un béguin sans bordure, était plus plissé de rides qu’une pomme de reinette flétrie, et des manches de sa camisole rouge dépassaient deux longues mains à articulations noueuses. La poussière des granges, la potasse des lessives et le suint des laines les avaient si bien encroûtées, éraillées, durcies, qu’elles semblaient sales, quoiqu’elles fussent rincées d’eau claire, et à force d’avoir servi, elles restaient entrouvertes comme pour présenter d’elles-mêmes l’humble témoignage de tant de souffrances subies. Quelque chose d’une rigidité monacale relevait sa figure. Rien de triste ou d’attendri n’amollissait son regard pâle. Dans la fréquentation des animaux, elle avait pris leur mutisme et leur placidité. C’était la première fois qu’elle se voyait au milieu d’une compagnie si nombreuse, et, intérieurement effarouchée par les drapeaux, par les tambours, par les messieurs en habit noir et par la croix d’honneur du conseiller, elle demeurait tout immobile, ne sachant s’il fallait avancer ou s’enfuir, ni pourquoi la foule la poussait et pourquoi les examinateurs lui souriaient. Ainsi se tenait, devant ces bourgeois épanouis, ce demi-siècle de servitude. » Vous ne trouverez pas dans la littérature contemporaine beaucoup de pages d’une substance plus forte ou d’un éclat plus solide ou d’une beauté plus classique. C’est dommage qu’on n’en rencontre pas beaucoup non plus, même dans Madame Bovary.

On voit par quel concours de circonstances, par quel accord de qualités et sous l’empire de quelle inspiration «subie» Madame Bovary est devenue ce qu’elle est dans l’œuvre de Flaubert, et ce qu’on peut croire qu’elle demeurera dans l’histoire de la littérature contemporaine, un livre capital. Nous avons tout résumé d’un mot. Les procédés de Flaubert convenaient admirablement au sujet qu’il avait choisi ce jour-là. Il n’est pas inutile d’appuyer sur ce point.

L’œil de Flaubert ne va guère plus loin que la surface des choses, et s’il lui manque un don, c’est assurément le don de voir au-delà du visible. C’est un psychologue, mais dont l’observation ne démêle que ce qui se laisse lire sur les visages, dans la structure de la face, dans le relief des traits, dans les jeux de la physionomie. Lui qui débrouille si bien les effets successifs et accumulés du milieu extérieur sur la direction des appétits et des passions du personnage, ce qu’il ignore, ou ce qu’il ne comprend pas, ou ce qu’il n’admet pas, c’est l’existence d’un milieu intérieur. Il ne conçoit pas qu’il y ait au dedans de l’homme quelque chose qui fasse équilibre à la poussée, pour ainsi dire, des forces du dehors. Toute une psychologie subtile, bien autrement complexe que sa physiologie psychologique, la psychologie des forces intellectuelles et volontaires qui soutiennent le bon combat contre le choc de la sensation et qui font échec aux assauts du désir, lui échappe entièrement. Ne lui parlez pas d’une liberté qui se détacherait en quelque façon du corps, qui le dominerait et qui l’asservirait à des fins plus hautes que la satisfaction des désirs corporels, il ne vous entendrait pas. Il a laissé plusieurs fois échapper des mots bien singuliers : « Son spiritualisme, dit-il d’une de ses héroïnes, — Mme Dambreuse croyait à la transmigration des âmes, — ne l’empêchait pas de tenir sa caisse admirablement. » Et pourquoi, bon Dieu ! l’aurait-il empêchée de tenir « admirablement sa caisse ? » Il a dit encore, dans sa lettre à Sainte-Beuve, comparant à l’eunuque SchaHabarim les « bonshommes de Port-Royal, » qu’après tout « Schahabarim lui semblait moins antihumain, moins spécial, moins cocasse que des gens vivant en commun et qui s’appellent jusqu’à la mort : Monsieur. » C’est comme s’il avait dit : quoi de plus antihumain qu’une amitié qui ne dégénère pas en compagnonnage et quoi de plus « spécial » que la dignité de la tenue ? Il y a une lacune dans sa connaissance de l’homme. Je n’en veux d’autre preuve que la surprenante impuissance de sa langue, partout ailleurs si ferme et si riche d’expressions créées, toutes les fois que Flaubert essaie de pénétrer dans le domaine psychologique, a il lui découvrait enfin une beauté toute nouvelle, qui n’était peut-être que le reflet des choses ambiantes, à moins que leurs virtualités secrètes ne l’eussent fait épanouir. » Qu’est-ce que cela veut dire ? Et ceci : « Au milieu des confidences les plus intimes… on découvre chez l’autre ou dans soi-même des précipices ou des fanges qui empêchent de poursuivre. » Ces deux exemples sont tirés de l’Éducation sentimentale. On en trouvera d’aussi remarquables pour le moins dans Madame Bovary. « Vous est-il arrivé quelquefois de rencontrer dans un livre une idée vague que l’on a eue, quelque image obscurcie qui revient de loin, et comme l’exposition entière de votre sentiment le plus délié ? » C’est du pur galimatias. Et encore : « Elle ne croyait pas que les choses pussent se représenter les mêmes à deux places différentes, et puisque la portion vécue avait été mauvaise, sans doute ce qui restait à consommer serait meilleur. » La cause est entendue. Quand un écrivain tel que Flaubert balbutie de telles pauvretés, c’est qu’il ne conçoit pas très clairement lui-même ce qu’il veut dire. Évidemment ses procédés sont matérialistes. Ils ne peuvent pas le conduire au-delà de cette région vague où le sentiment est encore engagé dans la sensation, où la volonté se confond avec le désir. Tout un monde lui demeure fermé.

Mais justement, par une de ces bonnes fortunes assez fréquentes dans l’histoire de la littérature et de l’art, il se trouvait que, pour écrire Madame Bovary, toutes les qualités qui lui manquaient, eussent été de surcroît. Son héroïne était tout embarrassée dans les liens de la chair, et tous ses sentimens se résolvaient en sensations. Elle-même ne voyait clair en elle qu’autant qu’elle pouvait ramener ses rêves à des impressions antérieurement reçues. « Au galop de quatre chevaux, elle était emportée depuis huit jours vers un pays nouveau, d’où ils ne reviendraient plus. Ils allaient, ils allaient les bras enlacés, sans parler. Souvent du haut d’une montagne, ils apercevaient quelque cité splendide, avec des dômes, des ponts, des navires… » Ce n’est pas Flaubert qui compose le tableau, mais ce n’est pas non plus Mme Bovary. Cet attelage qui l’emporte, c’est un ressouvenir des romans qu’elle a lus, où les héros « crevaient des chevaux à toutes les pages ; » ces amans enlacés, ils lui reviennent aux yeux du fond des keepsakes qu’elle feuilletait au couvent, où l’on voyait « un jeune homme en court manteau qui serrait dans ses bras une jeune fille ; » et ces cités splendides, n’est-ce pas encore dans quelque album d’images ou dans quelque romanesque description qu’elle en a eu la vision première ? Elle a la mémoire des sens. Ce sont ses yeux qui se souviennent, et les parties du tableau ne s’associent ensemble qu’autant qu’elles lui rappellent quelque chose de matériellement éprouvé. Vous pouvez maintenant ne pas aimer le personnage : vous ne pouvez pas contester que les procédés de Flaubert conviennent admirablement à le peindre. Allons plus loin : on ne pouvait le peindre qu’avec ses procédés.

Il nous reste à montrer pourquoi Flaubert n’a rencontré qu’une Mme Bovary. On nous a raconté qu’il n’aimait guère à s’entendre appeler toujours l’auteur de Madame Bovary. Aurait-il voulu par hasard qu’on le saluât l’auteur de la Tentation de saint Antoine, ou peut-être du Candidat ? Ce n’est pas qu’on ne conçoive aisément l’espèce d’impatience et d’irritation. Cependant il demeurera l’auteur de Madame Bovary, comme d’autres avant lui sont demeurés pour nous l’auteur de Manon Lescaut ou l’auteur de Paul et Virginie. Qui de nous s’inquiète aujourd’hui, même de la Chaumière indienne, ou de… je voudrais nommer ici quelque roman de l’abbé Prévost et voilà qu’il ne m’en revient même pas le titre sous la plume. Ainsi de Flaubert. On en est quitte ordinairement pour dire que la même inspiration n’a pas deux fois visité l’écrivain ; en toute occurrence, c’est peut-être cavalièrement décliner le plus difficile de sa tâche; ici certainement ce n’est pas assez dire, — ici, quand il advient par hasard que l’exécution soit partout à peu près égale. Il faut chercher alors et trouver quelque vice intérieur dans la manière de l’artiste ou dans la conception de l’écrivain.

Nous avons eu occasion chemin faisant, de signaler dans Madame Bovary telles ou telles qualités dont les unes, comme par exemple l’intensité de vie, font défaut dans Salammbô et les autres, comme la sévérité de l’ordonnance ou l’unité de la composition, dans l’Éducation sentimentale. Ce n’est rien que cela. La vérité, c’est que dans Salammbô Flaubert a voulu faire ce qu’ici même on a très ingénieusement appelé du « réalisme épique[5]. » Il a soutenu cette ambitieuse gageure d’appliquer à la restitution de l’antique, — et de quel antique ! le plus inconnu, le plus mystérieux, le plus complètement évanoui, dont il ne reste pas pierre sur pierre, dont il ne nous est pas parvenu deux inscriptions seulement ! — les mêmes moyens qu’il venait d’appliquer avec tant de bonheur à la peinture d’un chef-lieu de canton et d’une paysanne pervertie. Il a perdu, comme on sait, et si le livre à certains égards est un tour de force, il n’est guère au total qu’une mystification. J’ajoute aussitôt que de cette mystification, Flaubert lui-même a commencé par être la victime. Il y a d’ailleurs de fort belles parties dans Salammbô, des parties qui séduisent par leur air d’étrangeté phénicienne et des parties qui désarment la critique par leur beauté, leur solidité, leur largeur d’exécution. Même il y en a qui sont véritablement humaines. Quand Flaubert nous raconte les terreurs de Carthage assiégée par les mercenaires et qu’il nous peint le bout de tableau que voici : « Les Riches, dès le chant des coqs, s’alignaient le long des Mappales et, retroussant leurs robes, ils s’exerçaient à manier la pique. Mais faute d’instructeur, on se disputait. Ils s’asseyaient essoufflés sur des tombes, puis recommençaient. Plusieurs mêmes s’imposèrent un régime. Les uns, s’imaginant qu’il fallait beaucoup manger pour acquérir des forces, se gorgeaient, et d’autres, incommodés par leur corpulence, s’exténuaient de jeûnes pour se faire maigrir. » Est-ce que vous ne reconnaissez pas à ces traits la « garde nationale, » les « soldats citoyens, » les baïonnettes ou les piques intelligentes, de tous les temps et de tous les pays? Je recommande encore aux curieux de cet art dont nous avons parlé, — qui consiste à lier étroitement les détails descriptifs au tissu de l’action en faisant marcher du même pas la gradation des sentimens, — Je fantastique et beau chapitre qui porte le titre de : Hamilcar Barca. Malgré tout, Salammbô n’en est pas moins dans son ensemble une œuvre manquée. Nous avons vu dans Madame Bovary ce que peut dans une œuvre la rencontre heureuse d’un sujet et des meilleurs moyens qui peuvent servira le traiter. Salammbô nous est un remarquable exemple de ce que peut, au contraire, la disproportion ou plus exactement la disconvenance du sujet et des moyens.

Nous en dirons autant de l’Éducation sentimentale. Ici non plus Flaubert n’a pas trouvé la forme qui convenait à son sujet. Mais il y a autre chose encore, et quelque chose de plus grave, ce qu’il y a de plus grave peut-être pour un romancier, parce qu’il n’y a rien qui stérilise plus sûrement l’imagination. Nous avons noté, de ci, de là, cette haine du « bourgeois, » qui caractérise Flaubert. « Les uns voient bleu, dit-il quelque part, les autres voient noir; la multitude voit bête. » C’est sa devise. Je n’ai pas besoin d’en faire longuement ressortir la fausseté. La multitude ne voit pas « bête, » elle voit « banal, » ce qui ne vaut pas mieux si vous voulez, mais ce qui n’est pas moins très différent. Quand le mauvais destin du romancier misanthrope l’oblige à traverser la rue, « il se sent écœuré par la bassesse des figures, la niaiserie des propos, la satisfaction imbécile transpirant sur les fronts en sueur. » Il est curieux seulement qu’il ne s’aperçoive pas qu’il a contracté lui-même quelques-uns des ridicules ou tout au moins quelques-unes des façons de parler bourgeoises qui semblent l’exaspérer si vivement chez les autres. Quand il esquisse le portrait du percepteur Binet « qui possédait » une si belle écriture, ne vous semble-t-il pas entendre ce début d’un roman de Balzac : «En 1792, la bourgeoisie d’Issoudun jouissait d’un médecin nommé Rouget? » Et quand il nous peint ailleurs ces gentilshommes habitués au maniement des chevaux de race et à ce qu’il appelle la société des femmes perdues, est-ce que cette expression banale ne trahit pas le bourgeois qui persiste, en dépit qu’il en ait, chez cet artiste farouche? Mais lorsque, — parlant toujours en son nom personnel, — il nous dit que « le sieur Arnoux se livrait à des espiègleries côtoyant la turpitude, » ô Muse du naturalisme! est-ce Flaubert qui parle ou si c’est M. Prudhomme?

Il y a plus et il y a pis. Si vous détachez en effet ces plaisanteries elles-mêmes des personnages auxquels elles ne sont pas toujours très habilement incorporées, je pense que vous les avez trouvées pour la plupart assez lourdes. Il n’est pas de journaliste ou de vaudevilliste qui n’en rencontre d’aussi bonnes ou de meilleures. L’inoffensif bonhomme par exemple « qui se fait habiller par le tailleur de l’École polytechnique, » ou tout autre du même acabit; c’est la pâture quotidienne des nouvellistes à la main Et l’on aura beau dire, il est d’un esprit presque aussi a bourgeois » de prendre plaisir à relever de certaines sottises que de les laisser échapper. On en peut sourire, mais les recueillir, comme fait évidemment Flaubert, et les souligner d’un ricanement de triomphe et s’enorgueillir visiblement d’en reconnaître l’énormité, ce n’est faire preuve, au total, ni de tant d’esprit ni de tant de force de satire. Flaubert ne laisse pas de ressembler parfois à son curé Bournisien : il avait comme lui «la stature athlétique, » il a comme lui souvent « le rire opaque. » Au fond, la bêtise humaine, quand on essaie d’en donner la plus large définition, est un je ne sais quoi qui oscille de l’idiotie à la prétention. Pourquoi le pharmacien Homais est-il bête ? Uniquement parce qu’il est prétentieux, c’est-à-dire uniquement parce qu’à chaque fois qu’il ouvre la bouche, il affirme la conscience entière qu’il a de sa supériorité. Est-on bien sûr que Flaubert n’ait jamais donné dans cette prétention? Je crois au moins qu’il n’était pas fâché de s’entendre dire qu’il était « dur pour l’humanité. »

Par malheur, en travaillant depuis lors à se perfectionner dans le mépris de l’homme en même temps que dans le maniement du matériel de son art, il a oublié que l’ironie était fatalement inféconde. « La désillusion est le propre des faibles. Méfiez-vous des dégoûtés, ce sont presque toujours des impuissans[6]. » C’est lui-même qui l’a dit, et très bien dit. Il y a plus d’une raison de cette impuissance et de cette infécondité de la désillusion. D’abord, c’est qu’il se dissimule souvent et des idées saines, et des sentimens vrais, et des intentions délicates sous des apparences de sottise et de naïveté prudhommesque. Il le savait sans doute, puisqu’il a dit encore lui-même, « comme si la plénitude de l’âme ne débordait pas quelquefois par les métaphores les plus vides. Oui! par les métaphores les plus vides, et par les gestes les plus étranges, et par les actes les plus imprévus. » Mieux encore, il avait su voir et il avait su rendre, dans Madame Bovary, — toujours Madame Bovary, — ce qu’il y avait de digne de respect dans l’humble témoignage de ces pauvres mains entr’ouvertes ; — ce qu’il y avait de profondeur d’affection paternelle sous l’écorce rugueuse du père Rouault; — ce qu’il y avait de silencieusement dévoué dans l’amour timide et discret de ce pauvre petit Justin pour Emma Bovary; — ce qu’il y avait de réelle grandeur enfin dans la placidité un peu hautaine du docteur Larivière, « plein, de cette majesté débonnaire que donne la conscience d’un grand talent, de la fortune, et quarante ans d’une existence laborieuse et irréprochable. » En deux mots, dans Madame Bovary, tandis qu’il avait copié la réalité sur le vif et qu’il l’avait transportée dans son roman, telle quelle, tout entière ; ici, dans l’Éducation sentimentale, ayant commencé par éliminer de la réalité tout ce qu’elle peut contenir de généreux et de franc, il n’est pas étonnant qu’il ne nous en ait rendu que ce qu’elle a de plat, de vulgaire et de laid. « Le sieur Arnoux » n’est pas le seul dans ce prétendu roman « qui côtoie la turpitude. » Hommes et femmes, ils en sont tous là.

Ajoutez que nul de nous ne fait bien que ce qu’il fait avec amour. La première vertu du poète comme du romancier, celle sans qui toutes les autres aussitôt diminuent de prix et risquent de tomber à rien, c’est l’universelle sympathie pour les misères et les souffrances de l’humanité. Peut-être n’y a-t-il d’œuvres vraiment maîtresses que celles où le poète et le romancier mettent quelque chose d’eux-mêmes et dépensent un peu de leur cœur. Il faut savoir être dupe en ce monde; non-seulement pour être heureux, mais encore pour être juste. Détester les hommes, s’enfoncer dans le mépris d’eux et de leurs actes, chercher avec une obstination maniaque l’envers, — je ne dis pas des beaux, je dis des bons sentimens, — ce n’est peut-être pas la meilleure manière de se préparer à les représenter au vrai, ce n’est pas non plus la meilleure manière de réussir à les intéresser. Vous vous moquiez du bourgeois ! le bourgeois vous l’a rendu cruellement le jour qu’il vous inspira l’Éducation sentimentale. Il est un art cependant de laisser briller une lueur de sensibilité jusque dans la plus méprisante ironie. C’est quand l’ironie n’est qu’une forme de l’indignation généreuse. Elle ne blesse pas alors, elle venge et elle console, parce que, au travers du mépris déversé sur tout ce que l’on hait d’une juste haine, elle laisse entrevoir ce qu’on aime ou ce qu’on aimerait. « Le tissu de notre vie, dit le poète, est composé d’un fil mêlé, bien et mal unis ensemble; nos vertus deviendraient orgueilleuses si nos fautes ne les fouettaient pas; mais nos vices désespéreraient s’ils n’étaient pas consolés par nos vertus. » Et c’est alors que l’ironie, bien loin d’étrécir et de rapetisser les choses, les élargit au contraire et les grandit. C’est de quoi je pense qu’on chercherait vainement un exemple dans l’œuvre entière de Flaubert. Quand la mort, il y a cinq ou six semaines, est venue le surprendre brusquement, il achevait de publier cette lourde féerie du Château des cœurs, où, dans les plaisanteries du plus mauvais goût s’épanouissait encore cette même haine inexpiable du « bourgeois, » sans qu’on puisse deviner, — non pas même les raisons que pouvait avoir Flaubert de haïr ainsi l’humanité, car ceci ne regardait que lui, — mais un idéal quelconque dont il eût le culte et l’amour. Il aimait l’art, dira-t-on, et je répète : Qu’est-ce qu’aimer l’art sans aimer l’homme?


Là-bas, à Yonville, dans sa mansarde, Binet, le percepteur, tourne encore, tourne toujours, tourne avec rage. De son outil s’échappe une poussière blonde qui s’envole dans un rayon de soleil. Il y en a qui aiment autour de lui, il y en a qui viennent, il y en a qui disparaissent, il y en a qui pleurent, il y en a qui meurent. Lui, Binet, tourne toujours, et fabrique « des ronds de serviette, dont il encombre sa maison avec la jalousie d’un artiste et l’égoïsme d’un bourgeois. » Il y eut de cet artiste et de ce bourgeois dans Flaubert. L’artiste a fait Salammbô, la Tentation de saint Antoine, Hérodias, — autant d’œuvres manquées. Le bourgeois a écrit un Cœur simple, l’Éducation sentimentale, le Candidat et le Château des cœurs, — autant d’œuvres manquées encore. Pourtant, comme l’artiste était très habile et même consommé dans la pratique de son art, on trouve profit encore à lire Salammbô. Comme le bourgeois était très consciencieux et qu’il savait bien son métier, on peut trouver plaisir à lire l’Éducation sentimentale. Disons-le sans marchander : c’est là déjà quelque chose et c’est même beaucoup. Il est d’ailleurs un troisième Flaubert, le seul et le vrai Flaubert : c’est l’auteur de Madame Bovary, et il restera l’auteur de Madame Bovary.

J’en connais de plus misérables.


FERDINAND BRUNETIERE.

  1. Voyez quelques exemples relevés au courant de la plume : Madame Bovary, éd. Charpentier). p. 9, 16, 33, 36, 43, 44, 46, 47, 48, 62, 66, 71, 96, 97, 111, 114, 117, etc. — Salammbô (éd. Charpentier), p. 6, 124. 129, 189, 197, 202, 204, 220, 224, 225, 257, 265, 286, 334, etc. — L’Éducation sentimentale (éd. Charpentier), p. 103 133, 135, 152, 156, 174, 200, 219, 226, 245, etc. L’abondance de ces indications prouve bien qu’il s’agit là d’un procédé, dans la force du terme, d’une méthode, d’un système.
  2. Rapprochez des oiseaux de Chateaubriand les oiseaux de Flaubert : « On leur servit des oiseaux à la sauce verte, dans des assiettes d’argile rouge, rehaussée de dessins noirs, »
  3. Voyez les exemples : Madame Bovary, p. 9, 12, 18, 32, 35, 36, 40, 43, 48, 56, 62, 105, 121, 155, 174, 190, 216, 217, 220, 246, 248, 249, 279, 290, 296, 313, 321, etc.; l’Education sentimentale, p. 29, 84, 85, 105, 119, 148, 236, 310, 385, 388, 395, 400, 483, 496. On en trouverait plusieurs aussi dans Salammbô. S’ils y sont moins nombreux, c’est un exemple de la réaction des sujets sur les moyens qui peuvent servir à les traiter. Un sujet comme Salammbô permet une intervention de l’auteur beaucoup plus active et plus constante. On y peut user de la description pour son compte, il n’y a pas intérêt à la faire faire par les personnages eux-mêmes.
  4. Voir la Revue du 1er décembre 1876.
  5. Voir dans la Revue du 15 février 1863, l’étude de Saint-René Taillandier sur Salammbô.
  6. Dans la curieuse préface qu’il a mise aux Dernières Chansons de Louis Bouilhet et d’où nous avons tiré toutes les citations qui ne viennent pas de ses romans.