Guy Mannering/2

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Guy Mannering, ou l’astrologue
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 6p. 26-33).


CHAPITRE II.

LE CHÂTEAU.


Il vint me ronger et m’enlever la meilleure partie de mon domaine, une grande demi-lune, un monstrueux morcellement.
Shakspeare. Henri IV.


La compagnie réunie dans le parloir d’Ellangowan se composait du laird et d’une sorte de personnage qui pouvait être le maître d’école ou peut-être le clerc du ministre ; son extérieur était trop mince pour indiquer le ministre lui-même, en supposant qu’il fût en visite chez le laird.

Celui-ci était un de ces personnages de second rang que l’on rencontre souvent dans les campagnes. Fielding décrit une classe comme feras consumere nati[1] ; mais l’amour de la chasse indique une certaine activité d’esprit qui avait abandonné M. Bertram, si jamais il l’avait possédée. Une insouciante bonne humeur formait la seule remarquable expression de ses traits, qu’il avait plutôt beaux que communs. En effet, sa physionomie indiquait la faiblesse de caractère qui perçait à travers les actions de sa vie. Je donnerai au lecteur quelque aperçu sur la position sociale et les habitudes de sir Bertram, avant de lui retracer une longue leçon qu’il fit à Mannering sur l’avantage et l’utilité d’envelopper ses bottes avec des bouchons de paille, lorsqu’on est forcé d’aller à cheval par une soirée froide.

Comme beaucoup de lairds de cette époque, Godefroy Bertram d’Ellangowan avait une longue généalogie et de petits revenus. La liste de ses ancêtres remontait si haut qu’ils se perdaient dans les siècles barbares de l’indépendance galwégienne. Ainsi son arbre généalogique, outre la série interminable de croisés, comme Godefroy, Gilbert, Denis et Roland, portait des fruits païens d’âges encore plus reculés, comme Arths, Knarths, Donagilts et Hanlon. Ils avaient été primitivement possesseurs turbulents d’un domaine désert mais immense, et chefs d’une nombreuse tribu nommée Mac[2] Dingawaie, quoique dans la suite ils eussent adopté le surnom normand de Bertram. Ils avaient fait des guerres, excité des révoltes ; ils avaient été défaits, décapités, pendus, comme il convenait à une famille illustre il y a des siècles. Mais par degrés leur importance avait diminué, et au lieu d’être eux-mêmes chefs de complots et de conspirations, les Bertram ou les Mac Dingawaie d’Ellangowan étaient descendus au rôle subalterne de complices. L’affaire la plus fatale où ils figurèrent comme acteurs, eut lieu dans le xviie siècle, quand une fougue insensée les remplit d’un esprit de contradiction qui les mit en opposition formelle avec le gouvernement vainqueur établi. Ils eurent une conduite entièrement différente de celle du célèbre vicaire de Bray, et se rangèrent avec autant d’opiniâtreté du côté du parti le plus faible, que le digne prélat du côté le plus fort ; et néanmoins, comme lui, ils eurent leur récompense.

Allan Bertram d’Ellangowan, qui florissait tempore Caroli primi, était, dit mon autorité, sir Robert Douglas dans son Histoire des Barons écossais (voyez l’article Ellangowan), un fidèle royaliste et plein de zèle pour la cause de Sa Majesté sacrée, pour laquelle il s’unit avec le célèbre marquis de Montrose et d’autres dévoués et honorables patriotes, et pour laquelle il fit de grandes pertes. Il obtint l’honneur de la chevalerie, qui lui fut conféré par Sa très sacrée Majesté, et ses biens furent mis en séquestre, comme malintentionné, par le parlement en 1642, et après comme révolutionnaire, en 1648. Ces deux fâcheuses épithètes de malintentionné et de révolutionnaire coûtèrent au pauvre sir Allan la moitié du patrimoine de sa famille. Son fils, Denis Bertram, épousa la fille d’un fanatique enragé qui avait un siège au conseil d’état, et par cette union sauva le reste de son patrimoine. Mais, comme si le malheur l’eût voulu, il s’éprit des principes de sa dame aussi bien que de ses charmes, et mon auteur lui donne ce caractère : — C’était un homme de résolution et à parti violent, ce qui le fit choisir par les comtés de l’ouest comme un des membres du comité des nobles et des gentilshommes pour porter leurs plaintes au conseil privé de Charles II, lors de la revue de l’armée dans les Highlands en 1678. Pour s’être chargé de cette mission patriotique, il fut condamné à une amende, et pour la payer il fut obligé d’engager la moitié de ce qui lui restait de l’héritage paternel. Il pouvait réparer cette perte par une sévère économie ; mais aussitôt qu’Argyle eut levé l’étendard de la révolte, Denis Bertram, de nouveau suspect au gouvernement, fut arrêté et envoyé au château de Dunnotar, sur la côte de Mearns, et là il se rompit le cou en cherchant à s’échapper d’un souterrain nommé la voûte du Whig, dans lequel il était renfermé avec environ quatre-vingts partisans de ses opinions. L’apprizer[3] cependant (ainsi se nommait alors l’appréciateur de l’hypothèque) entra en possession, et, selon le langage d’Hotspur, il vint gaillardement enlever à la famille une autre énorme partie de ce qui restait de l’héritage.

Donohoe Bertram, avec quelque chose d’irlandais dans son nom et dans son caractère, succéda à la propriété diminuée d’Ellangowan. Il chassa de chez lui le chevalier Aaron Macbriar, le chapelain de sa mère. (On dit qu’ils s’étaient querellés pour les bonnes grâces d’une vachère.) Il buvait chaque jour à la santé du roi, du conseil et des évêques, faisait des orgies avec le laird de Lagg, Théophile Oglethorpe et sir James Turner ; et enfin il monta son cheval gris hongre et joignit Claverhouse à Killiecrankie. À l’escarmouche de Dunkeld, en 1689, il fut tué d’un coup de fusil par un caméronien qui y avait mis un bouton d’argent (car on supposait que d’après un pacte avec le diable il était à l’épreuve du plomb et de l’acier), et son tombeau est encore appelé le tombeau du mauvais laird.

Son fils Lewis avait plus de prudence qu’il semblait n’en appartenir à cette famille. Il prit soin du patrimoine qui lui restait encore, car les excès de Donohoe, aussi bien que ses amendes et ses crimes, avaient fait une autre brèche à l’héritage. Cependant il ne put éviter la fatalité qui poussait les lairds d’Ellangowan à se mêler des affaires publiques ; il eut du moins la prudence, avant de partir avec lord Kenmore, en 1715, de mettre ses revenus en fidéicommis pour échapper aux châtiments et aux confiscations, si le comte de Mar ne parvenait à renverser la succession protestante. Mais il voguait entre Scylla et Carybde ; un mot suffit au juge… Il ne sauva son bien qu’aux dépens d’un procès qui diminua encore l’héritage paternel. C’était cependant un homme de résolution. Il vendit une partie des terres, évacua le vieux château, où sa famille vivait, dans sa décadence, comme une souris (dit un vieux fermier) sous un boisseau de grain. Abattant une partie de ces vénérables ruines, il en fit bâtir une petite maison haute de trois étages, avec une façade ressemblant à un bonnet de grenadier ou à l’œil d’un cyclope, deux fenêtres de chaque côté, et une porte au milieu conduisant à un parloir et à une antichambre offrant des points de vue pris de tous les côtés.

C’était la nouvelle Place d’Ellangowan dans laquelle nous avons laissé notre héros s’amusant peut-être plus que nos lecteurs. Ce fut là que Lewis Bertram se retira plein de projets pour rétablir la prospérité de sa famille. Il engagea ses propriétés, en loua quelques-unes à des propriétaires voisins, acheta et vendit du bétail des Highlands et des moutons de Chenols, courut à cheval les foires et les marchés, fit de bons bénéfices, et tint la nécessité aussi loin de lui qu’il put. Mais ce qu’il gagna en argent il le perdit en considération, car ces occupations rustiques et commerciales étaient très mal vues par les lairds ses confrères, qui ne songeaient qu’aux combats de coqs, à la chasse, aux courses, et à élever des chevaux de race. Les occupations d’Ellangowan nuisaient, dans leur opinion, à sa noblesse, et peu à peu il se trouva forcé de se retirer de leur société et de se réduire à jouer un rôle qui était alors très équivoque, celui d’un gentilhomme fermier. Au milieu de ses projets il paya le tribut à la mort, et les faibles restes d’un domaine autrefois très vaste tombèrent entre les mains de Godefroy Bertram, le possesseur actuel, son fils unique.

Le danger des spéculations de son père se fit bientôt sentir. Privé de cette active et personnelle surveillance, toutes ses entreprises échouèrent ou devinrent dangereuses et impraticables. Dénué de l’énergie nécessaire pour supporter ou repousser ces calamités, Godefroy se confia en l’activité d’un autre. Il ne prit ni chevaux ni chiens de chasse, ni ce qui devient préliminaire de ruine. Mais, comme c’était la coutume de ses compatriotes, il prit un homme d’affaires, ce qui le conduisit au même résultat. Sous l’administration de cet homme, de petites dettes devinrent fortes, les intérêts s’accumulèrent avec les capitaux, des rentes à terme devinrent perpétuelles, et les frais de procès furent ajoutés à cela, quoique Ellangowan eût l’esprit si peu litigieux que deux fois il fut obligé de payer les dépens d’un long procès dont il n’avait jamais entendu parler. Cependant ses voisins prédisaient sa ruine totale ; ceux d’un rang plus élevé, avec quelque malignité, le regardaient déjà comme un frère dégradé. Les basses classes, qui n’avaient rien à lui envier, avaient plus de compassion pour ses malheurs. Il était en quelque sorte leur favori. Quand on partageait un bien communal, quand on saisissait un pêcheur ou un chasseur en contravention contre les lois, ou dans toutes autres semblables occasions où ils se croyaient opprimés par les nobles, ils avaient l’habitude de se dire l’un à l’autre : « Ah ! si le brave homme d’Ellangowan avait tout ce qui appartenait à ses ancêtres, il ne voudrait pas voir de pauvres gens vexés de la sorte. » Cependant cette bonne opinion ne les empêchait pas de prendre leur avantage à son détriment dans toutes les occasions, en faisant paître leurs troupeaux dans son parc, en volant son bois, en tuant son gibier ; aussi disaient-ils : « Le laird n’en saura jamais rien ; il ne s’inquiète pas de ce que font les pauvres gens. » Les colporteurs, les Égyptiens, les chaudronniers et les vagabonds de toute espèce rôdaient autour de sa maison ou s’encombraient dans sa cuisine ; et le laird, qui n’était pas un garçon fier, mais une parfaite commère comme la plupart des hommes faibles, se trouvait payé de son hospitalité par le plaisir de les questionner sur les nouvelles du pays voisin.

Une circonstance arrêta Ellangowan sur le penchant de sa ruine. Ce fut son mariage avec une lady qui lui apporta en dot environ 4 000 livres sterling. Personne dans le voisinage ne pouvait concevoir pourquoi elle l’épousait et lui apportait cette fortune, si ce n’est qu’Ellangovvan avait une belle et grande taille, des traits agréables, une tournure prévenante et une humeur joviale. On peut ajouter aussi, comme une autre considération, qu’elle était sur le retour, qu’elle avait vingt-huit ans, et qu’elle n’avait pas de proches parents pour contrôler ses actions et son choix.

C’était pour cette dame, grosse alors de son premier enfant, que l’actif et vigilant exprès dont avait parlé la vieille femme de la cabane, avait été dépêché à Kippletringan la nuit de l’arrivée de Mannering.

Quoique nous ayons suffisamment parlé du laird lui-même, il nous reste encore à faire un peu connaître au lecteur son compagnon. C’était Abel Sampson, communément appelé, à cause de ses fonctions de pédagogue, Dominie Sampson. Il était d’une basse naissance ; mais ayant montré même dès son berceau un caractère sérieux, ses pauvres parents furent encouragés par l’espoir que leur bairn[4], comme ils disaient, pourrait montrer sa tête dans une chaire. Dans ces vues ambitieuses et pour un tel projet, ils augmentèrent donc leurs épargnes, se levèrent de bonne heure, se couchèrent tard, mangèrent du pain dur, burent de l’eau claire, pour donner à leur Abel les moyens de s’instruire. Cependant sa grande et triste figure, ses manières graves et taciturnes, et une certaine habitude grotesque de balancer ses jambes et de grimacer en récitant ses leçons, rendaient le pauvre Sampson le jouet de ses camarades d’école. Les mêmes qualités lui assurèrent au collège une égale portion du même ridicule. La foule de ses condisciples s’assemblait régulièrement pour voir Dominie Sampson (car on lui avait déjà conféré cet honorable titre) descendre l’escalier de la classe de grec, son Lexicon sous son bras, perché sur deux longues jambes mal proportionnées, courbées en dehors, et faisant maladroitement jouer deux omoplates qui élevaient et abaissaient un long habit noir montrant la corde, et qui était son seul et unique habillement. Lorsqu’il parlait, les efforts du professeur étaient impuissants pour arrêter le rire inextinguible des écoliers, et quelquefois même pour s’empêcher d’éclater lui-même. Ce long et pâle visage, ces yeux de bœuf ; cette énorme mâchoire inférieure qui ne paraissait pas s’ouvrir et se fermer par un acte de sa volonté, mais bien par un mécanisme compliqué et caché dans son intérieur ; sa voix aigre et discordante qui ressemblait au cri de l’orfraie, lorsqu’on l’engageait à prononcer plus distinctement : tout cela l’exposait à la risée, indépendamment de l’habit déchiré et des souliers percés qui ont toujours fourni de légitimes sujets de raillerie contre le pauvre écolier, depuis le temps de Juvénal jusqu’à ce jour. Jamais Sampson ne montra de colère de ces mauvaises plaisanteries, et ne fit aucun effort pour les rendre à ceux qui le tourmentaient. Il s’échappait du collège par le chemin le plus secret qu’il pouvait découvrir, et allait s’ensevelir dans une misérable chambre où, pour 18 pences[5] par semaine, il jouissait de la faveur d’un grabat de paille, et, si son hôtesse était de bonne humeur, de la permission d’étudier sa leçon auprès de son feu. Malgré tous ces désavantages, il acquit une connaissance parfaite du grec et du latin et quelque teinture des sciences.

Avec le temps, Abel Sampson, probationer[6] en théologie, fut admis au privilège de prêcher. Mais, hélas ! sa propre timidité, et une forte et visible envie de rire qui s’empara de l’auditoire au premier mot qu’il prononça, le rendirent totalement incapable d’achever le discours qu’il avait préparé. Il poussa fortement son haleine, fit la grimace, roula ses yeux d’une manière si affreuse, que l’auditoire crut qu’ils allaient lui sortir de la tête, ferma sa bible, descendit en trébuchant l’escalier de la chaire, renversant les vieilles femmes qui s’y placent ordinairement : cette affaire lui valut le nom du « ministre arrêté[7] ». Il fut obligé de retourner dans son pays, ses espérances et ses projets étant renversés, et de partager la pauvreté de ses parents. Comme il n’avait ni ami ni confident, à peine même une connaissance, personne ne put bien remarquer comment Dominie Sampson supportait un désappointement qui avait fourni une semaine de gaîté à toute la ville. On ne finirait point s’il fallait mentionner les nombreux bons mots auxquels il donna naissance, depuis la ballade intitulée l’Énigme de Sampson, composée sur ce sujet par un jeune humaniste très satirique, jusqu’à la plaisanterie du principal qui espérait que le fugitif n’avait pas, comme son vigoureux homonyme, emporté les portes du collège avec lui en se sauvant[8].

D’après toutes les apparences, l’égalité d’esprit de Sampson ne pouvait être ébranlée. Il chercha à secourir ses parents en ouvrant une école ; il eut bientôt de nombreux écoliers, mais très peu le payaient. En effet, il donnait des leçons aux fils des fermiers pour ce qu’ils voulaient lui payer, et aux pauvres pour rien ; et à la honte des premiers, il faut dire que les gages du précepteur n’égalaient jamais ceux d’un garçon de charrue. Cependant il avait une belle main, et il ajoutait quelque chose à son gain en copiant des comptes et en écrivant des lettres pour Ellangowan. Par degrés, le laird, qui ne voyait pas la société, devint désireux de celle de Dominie Sampson. Sa conversation, cependant, n’était pas très attrayante, mais Dominie savait bien écouter, et attisait le feu avec assez d’adresse. Il essaya même un jour de moucher la chandelle mais il ne réussit point, et il abandonna cette charge ambitieuse de politesse après avoir plongé deux fois le parloir dans une obscurité complète. Ainsi donc sa politesse se réduisit, après cette malheureuse tentative, à prendre son verre d’ale exactement dans le même temps et dans la même mesure que le laird, et à faire entendre certains murmures étouffés d’approbation à la fin des longues histoires embrouillées que racontait Ellangowan.

Ce fut dans une de ces occasions qu’il présenta pour la première fois à Mannering sa figure haute, maigre, lourde et décharnée ; il était vêtu d’un habit noir qui montrait la corde ; un mouchoir de couleur, jadis propre, entourait son cou maigre et nerveux ; ses membres inférieurs étaient couverts de culottes grises, de bas bleus, et de souliers ferrés garnis de petites boucles de cuivre.

Telle est l’esquisse abrégée de la vie et de la fortune des deux personnes dans la société desquelles Mannering se trouvait alors assis bien à l’aise.

  1. Nés pour tuer les bêtes sauvages. a. m.
  2. Mac veut dire fils. a. m.
  3. Celui qui s’informe, prend des renseignements. a. m.
  4. Bairn, mot écossais pour child, enfant. a. m.
  5. Un franc quatre-vingt centimes de France. a. m.
  6. Probationer ; prêtre qui est pour ainsi dire à l’épreuve, qui peut prêcher, mais non administrer les sacrements. a. m.
  7. On dirait trivialement le ministre collé ou capot ; et d’après le langage des romantiques, le ministre enfoncé. a. m.
  8. Walter Scott a voulu jouer ici sur les mots Samson et Sampson. a. m.