Guy Mannering/30

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Guy Mannering, ou l’astrologue
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 6p. 209-214).


CHAPITRE XXX.

L’ASSAUT.


Je n’accepte pas votre défi ; si vous parlez si rudement, je barricaderai ma porte contre vous. — Voyez-vous cette fenêtre, Storm ? — Je ne crains rien, étant au service du bon duc de Norfolk.
Le joyeux Diable d’Edmongton.


julia mannering à mathilde marchmont.

« J’ai été malade, ma très chère Mathilde, et je quitte le lit pour vous raconter les étranges et effrayantes scènes qui viennent d’avoir lieu. Hélas ! combien l’on a tort de plaisanter sur l’avenir. Je terminais ma dernière lettre fort gaîment par quelques remarques bouffonnes sur votre goût pour les aventures romanesques et extraordinaires, pour les ouvrages d’imagination. Combien j’étais loin de prévoir que j’aurais à vous faire le récit de pareils événements quelques jours plus tard ! Être témoin d’une scène d’horreur, ou en lire une description, sont deux choses aussi différentes, ma chère amie, que d’être suspendue au bord d’un précipice, se tenant à un faible arbrisseau à demi déraciné, ou d’admirer ce même précipice dans un paysage de Salvator. Mais je veux procéder avec ordre dans ma narration, dont la première partie est passablement effrayante, quoiqu’elle n’ait aucun rapport avec mes sentiments secrets.

« Il faut que vous sachiez que ce pays est très avorable au commerce d’une bande d’hommes déterminés de l’île de Man, située en face à peu de distance. Ces contrebandiers sont nombreux, résolus, formidables, et sont devenus, à quelques époques, la terreur du voisinage, quand on a voulu mettre des obstacles à leur trafic. Les autorités locales, par timidité ou par des motifs plus blâmables encore, négligent de les poursuivre, et l’impunité les a rendus plus audacieux et plus entreprenants. Dans cet état de choses, vous croiriez que mon père, étranger au pays, n’y étant revêtu d’aucune autorité, n’avait qu’à se tenir tranquille. Mais il faut reconnaître que, comme il le dit lui-même, il est né quand la planète de Mars était à son apogée, et que le tumulte et le carnage viennent le trouver dans les lieux les plus tranquilles et au milieu même d’une vie toute pacifique.

« Lundi dernier, sur les onze heures du matin, Hazlewood et mon père se disposaient à partir pour un petit lac à trois milles de distance, pour y chasser des canards sauvages ; Lucy et moi nous arrangions nos plans de travail et d’étude pour la journée, quand nous entendîmes un bruit de chevaux qui s’avançaient au grand galop dans l’avenue. La terre était durcie par une gelée très forte, ce qui rendait le bruit de leurs pas plus distinct et plus retentissant. Dans le même instant deux ou trois cavaliers armés, et conduisant en laisse chacun un cheval chargé de bagage, parurent sur l’esplanade de gazon, et sans suivre le chemin qui fait un petit détour, ils se dirigèrent droit vers la porte de la maison. Ils paraissaient extrêmement alarmés, en désordre, et à chaque instant regardaient derrière eux, comme des gens qui craignent une vive et redoutable poursuite. Mon père et Hazlewood coururent à la porte pour leur demander qui ils étaient et ce qu’ils voulaient. Ils répondirent qu’ils étaient des officiers de la douane ; qu’ils avaient saisi ces chevaux chargés de marchandises de contrebande, à trois milles d’ici ; que les contrebandiers, après avoir été chercher du renfort, les poursuivaient dans l’intention déclarée de reprendre les marchandises et de tuer les douaniers qui avaient osé les saisir ; enfin que leurs chevaux étant chargés, et les gens qui étaient à leur poursuite gagnant du terrain sur eux, ils s’étaient réfugiés à Woodbourne, persuadés que mon père, qui avait été au service du roi, ne refuserait pas de protéger des officiers du gouvernement mis en péril d’être massacrés pour avoir rempli leur devoir.

« Mon père, que ses sentiments chevaleresques de loyauté militaire porteraient à traiter avec considération un chien s’il se présentait au nom du roi, donna l’ordre de faire entrer les marchandises dans la maison, et fit prendre les armes aux domestiques pour se défendre dans le cas où il serait attaqué. Hazlewood le seconda avec beaucoup de zèle ; cet étrange animal qu’on appelle Sampson sortit lui-même de sa tannière, et se saisit d’un fusil de chasse que mon père avait quitté pour prendre une de ces carabines avec lesquelles on chasse les tigres dans l’Inde. Mais le fusil partit dans la main maladroite du pauvre ministre, et peu s’en fallut qu’il ne tuât un des douaniers. À cette explosion soudaine, Dominie (c’est son sobriquet) s’écria : « Pro-di-gi-eux ! " c’est son exclamation ordinaire quand il éprouve de l’étonnement ; mais rien au monde ne put le décider à déposer son arme : on la lui laissa donc, en ayant soin toutefois de ne pas lui donner de munitions. Rien de tout cela, comme vous pensez bien, ne vint à ma connaissance dans le moment même (sinon que j’entendis le coup de fusil et en fus fort alarmée) ; ce ne fut qu’après la scène dont je vais vous donner les détails, qu’Hazlewood nous fit un récit très amusant du courage que le maladroit Dominie avait déployé dans cette circonstance.

« Quand mon père eut fait toutes ses dispositions pour la défense de la maison, et posté son monde, l’arme au bras, aux fenêtres, il vint nous ordonner de nous mettre à l’abri du danger… dans la cave, je crois… mais rien ne put nous décider à quitter la chambre. Bien que mourante de peur, j’ai trop du caractère de mon père pour ne pas préférer voir en face un danger qui nous menace, plutôt que d’en entendre le bruit autour de moi, sans pouvoir juger de sa nature et de ses progrès. Lucy, pâle comme une statue de marbre, les yeux fixés sur Hazlewood, entendait à peine les instances qu’il lui faisait de se retirer. Il est vrai que, à moins que la porte de la maison ne fût enfoncée, il y avait peu à craindre pour nous. Les fenêtres étaient bien barricadées avec des coussins, des oreillers, et, ce qui affligeait beaucoup Dominie, avec des in-folio qu’on avait apportés à la hâte de la bibliothèque ; si bien qu’il n’y avait que quelques petits jours pour que les assiégés pussent faire feu sur les assaillants.

« Toutes les dispositions de mon père étant faites, nous restâmes assises dans la chambre, où il ne faisait plus clair, attendant avec anxiété ce qui allait arriver, les hommes se tenant silencieux à leur poste, occupés sans doute à réfléchir, non sans inquiétude, au danger qui approchait. Mon père, aussi tranquille qu’à son ordinaire, allait de l’un à l’autre, et réitérait l’ordre que personne ne fît feu avant qu’il en donnât le signal. Hazlewood, qui semblait puiser le courage dans les yeux de mon père, lui servait d’aide-de-camp, et portait avec la plus grande activité ses ordres à droite et à gauche, et les faisait exécuter sous ses yeux. Nos forces, les douaniers compris, pouvaient bien s’élever à douze hommes.

« Enfin, le silence qui régnait pendant cette pénible attente, fut interrompu par un bruit qui, dans l’éloignement, ressemblait au murmure d’un ruisseau, mais que nous reconnûmes pour les pas d’une troupe de chevaux qui s’avançaient au galop. Une ouverture à travers les barricades des fenêtres me permit de voir l’ennemi s’avancer. Plus de trente hommes s’élancèrent sur l’esplanade et se dirigèrent vers la maison. Jamais vous n’avez vu d’aussi horribles figures : malgré la rigueur de la saison, la plupart étaient en chemise et en pantalon de matelot, avec des mouchoirs de soie noués autour de leur tête ; tous armés de carabines, de pistolets ou de coutelas. Moi, fille d’un militaire, accoutumée dès mon enfance au bruit des armes, je ne fus de ma vie autant effrayée qu’à l’aspect de ces brigands. Leurs chevaux étaient couverts d’écume, à cause de la rapidité de leur course. Quand ils virent qu’ils arrivaient trop tard et que leur proie leur échappait, ils exprimèrent leur rage et leur dépit par d’horribles cris. Ils s’arrêtèrent cependant un instant à la vue des préparatifs qu’on avait faits pour les recevoir, et parurent tenir conseil entre eux. Enfin, un des leurs, qui s’était noirci le visage avec de la poudre afin de se rendre méconnaissable, s’avança après avoir attaché un mouchoir blanc au bout de sa carabine, et demanda à parler au colonel Guy Mannering. Mon père, et j’en fus horriblement effrayée, ouvrit la fenêtre près de laquelle il était posté, et lui demanda ce qu’il voulait. « Nous voulons, répondit-il, nos marchandises qui nous ont été enlevées par ces brigands de douaniers. Le lieutenant m’a chargé de vous dire que si elles nous sont rendues, nous nous retirerons sans régler nos comptes avec eux ; sinon, que nous brûlerons la maison, et tous ceux qui s’y trouvent seront massacrés. » Il répéta plus d’une fois cette menace, avec une agréable variété des imprécations les plus horribles que put lui suggérer sa barbare fureur.

" Et quel est votre lieutenant ? demanda mon père. — Le gentleman qui monte un cheval gris, dit le drôle, et qui a un mouchoir rouge noué autour de la tête. — Faites-nous donc le plaisir de dire à ce gentleman que, si lui et les misérables qui sont avec lui ne se retirent de devant la maison à l’instant même, je ferai feu sur eux sans cérémonie. » À ces mots mon père ferma la fenêtre et rompit la conférence.

« L’ambassadeur n’eut pas plus tôt rejoint ses camarades, qu’en poussant un bruyant houra, ou plutôt un hurlement sauvage, ils firent une décharge contre la maison. Les vitres des fenêtres furent toutes brisées, mais les précautions que j’ai décrites plus haut protégèrent nos gens : personne ne fut atteint. Trois décharges semblables eurent lieu, sans qu’on y ripostât par un seul coup de fusil. Mon père remarquant alors qu’ils prenaient des haches et des leviers, probablement pour enfoncer la porte, s’écria d’une voix forte : « Que personne ne tire, excepté Hazlewood et moi. Hazlewood, visez le parlementaire. » Lui-même ajusta l’homme au cheval gris, qui tomba sous le coup. Hazlewood ne fut pas moins adroit. Il renversa à terre le parlementaire qui était descendu de cheval et s’avançait une hache à la main. Leur chute découragea le reste de la bande : ils coururent à leurs chevaux ; et quelques coups de fusil lâchés sur eux les mirent en fuite : ils emportèrent avec eux leurs compagnons tués ou blessés. Nous ne pûmes reconnaître s’ils avaient fait quelque autre perte. Un moment après leur départ, nous vîmes arriver une troupe de soldats, à mon grand contentement. Cantonnés à quelques milles de là, ils s’étaient mis en marche au premier bruit du combat. Quelques-uns accompagnèrent les douaniers et leur capture jusqu’à un port de mer dans le voisinage, pour les y mettre en sûreté, et les autres, à ma très instante prière, restèrent avec nous ce jour-là et le lendemain, afin de mettre la maison à l’abri de la vengeance de ces bandits.

« Telle fut, ma très chère Mathilde, ma première alarme. Je ne dois pas oublier de vous dire que ces misérables laissèrent dans une chaumière, sur le bord de la grande route, l’homme dont le visage était noirci avec de la poudre, sans doute parce qu’il était hors d’état d’être transporté : il mourut une demi-heure après. En examinant le corps, on le reconnut pour celui d’un mauvais sujet du voisinage, notoirement connu pour un braconnier et un contrebandier. Nous reçûmes plusieurs messages de félicitations de la part des familles des environs, et il fut généralement reconnu que quelques exemples d’une résistance aussi énergique rabattraient beaucoup de la présomption de ces hommes sans loi. Mon père distribua des récompenses à ses domestiques et éleva jusqu’aux nues le courage et le sang-froid d’Hazlewood. Lucy et moi eûmes part à ses éloges, parce que nous avions soutenu le feu avec fermeté, et ne l’avions pas troublé par nos cris et nos plaintes. Quant à Dominie, mon père profita de cette occasion pour lui proposer de changer de tabatière avec lui : l’honnête Sampson en fut très flatté et s’extasia grandement sur la beauté de sa nouvelle tabatière, qui, dit-il, paraissait être de véritable or d’Ophir. En vérité, il serait bien singulier qu’il n’en fût pas ainsi, puisque véritablement elle est de ce métal. Mais, pour rendre justice à cette honnête créature, elle connaîtrait la valeur réelle de cet objet qu’elle n’aurait pas plus de reconnaissance pour la preuve d’amitié que venait de lui donner mon père, lors même que cette boîte ne serait qu’en similor comme le pauvre Dominie se l’imagine. Il a eu une rude besogne à replacer les in-folio qui avaient été employés aux barricades, à effacer les plis et les oreilles, et à réparer les autres dommages qu’ils ont soufferts dans cette mémorable circonstance. Il nous a rapporté des morceaux de plomb et des balles que les pesants volumes avaient interceptés pendant l’action, et qu’il en avait extraits avec un soin infini. Si j’étais en gaîté, je vous ferais un tableau comique de son étonnement en voyant l’indifférence avec laquelle nous écoutions le récit des blessures et des mutilations souffertes par Thomas d’Aquin, ou le vénérable Chrysostome ; mais je ne suis pas disposée à rire, et j’ai encore un incident plus intéressant à vous raconter : mais je me sens si fatiguée en ce moment, que je dépose la plume jusqu’à demain. Je vais cependant faire partir cette lettre ; elle vous empêchera de concevoir des inquiétudes au sujet de votre

« Julia Mannering. »