Guy Mannering/40

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Guy Mannering, ou l’astrologue
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 6p. 292-299).


CHAPITRE XL.

LA FUITE ET LE RETOUR.


Ne trouverai-je jamais le repos, jamais d’asile pour me protéger ? Mes misères, comme des limiers, me poursuivront-elles toujours ? Jeune homme infortuné, quel chemin suivras-tu, quel chemin pour échapper à la mort ? Le pays s’étend autour de toi.
Les Femmes contentes.


Notre récit doit remonter pour un instant à l’époque où le jeune Hazlewood fut blessé. Cet accident ne fut pas plus tôt arrivé que les suites qu’il pourrait avoir pour miss Mannering et pour lui-même se présentèrent à l’esprit de Brown. Quant à lui, ces conséquences ne pouvaient être dangereuses ; car la direction du fusil au moment où le coup avait parti établissait suffisamment sa non-culpabilité. Mais être arrêté en pays étranger, sans aucun moyen de justifier de son rang et de sa profession, c’était un désagrément auquel il était bon de se soustraire. Il résolut donc de se réfugier sur la côte voisine de l’Angleterre, de s’y tenir caché, s’il était possible, jusqu’à ce qu’il eût reçu des lettres de ses amis du régiment, et des fonds de son agent ; alors il pourrait se donner pour ce qu’il était, et offrir au jeune Hazlewood toutes les explications et satisfactions qu’il pourrait souhaiter. Ayant pris cette résolution, il s’éloigna rapidement du lieu où l’accident était arrivé, et atteignit sans malencontre la petite ville que nous avons nommée Portanferry (mais que le lecteur chercherait vainement sur la carte). Une grande barque découverte allait mettre à la voile pour le port d’Allonby, dans le Cumberland. Brown s’y embarqua, et résolut de faire de ce port son lieu de retraite jusqu’à ce que des lettres et de l’argent lui fussent arrivés d’Angleterre.

Pendant cette courte navigation, il entra en conversation avec le pilote, qui était en même temps le propriétaire de la barque : c’était un petit vieillard encore vert, qui, comme tous les pêcheurs de la côte, avait pris part au commerce de contrebande. Après avoir parlé de choses peu intéressantes, Brown fit tomber la conversation sur la famille de Mannering. Le pilote avait entendu parler de ce qui s’était passé à Woodbourne ; mais il désapprouvait la conduite des contrebandiers.

« Le vilain jeu qu’ils ont joué là ! les maladroits ! ils s’attireront tout le pays sur les bras. Non ! non ! quand j’étais embarqué dans ce commerce-là, je jouais à pair ou non avec les officiers de la douane. Ici une cargaison confisquée, fort bien ; tant mieux pour eux. Là, une autre débarquée tout entière sans mésaventure, tant mieux pour moi. Non, non ! les éperviers ne doivent point se ruer sur les éperviers. — Et le colonel Mannering ? dit Brown. — Il n’a pas été trop sage non plus de se mêler de cela. Non que je le blâme d’avoir sauvé balles aux douaniers ; il a très bien fait. Mais il ne convenait pas à un gentleman de se battre contre de pauvres gens, pour quelques la vie de thé et quelques barils d’eau-de-vie. Du reste, c’est un homme riche, c’est un colonel ; et les gens de cette espèce font tout ce qu’ils veulent avec les malheureux comme nous. — Et sa fille, dit Brown le cœur palpitant, trouve un mari dans une grande famille, à ce qu’on m’a dit ? — Quelle famille ? celle des Hazlewood ? répondit le pilote. Non, non, ce sont des caquets ridicules. Tous les dimanches, régulièrement, ce jeune homme reconduisait chez elle à cheval la fille du feu laird d’Ellangowan ; et ma fille Peggy, qui est en service à Woodbourne, dit que le jeune Hazlewood, pour sûr, ne pense pas plus que vous à miss Mannering. »

Tout en se reprochant avec amertume d’avoir trop légèrement ajouté foi à un faux bruit, Brown apprit avec une joie infinie que ses soupçons sur la fidélité de Julia, soupçons d’après lesquels il s’était imprudemment conduit, étaient dénués de fondement. Mais combien il devait avoir perdu dans son esprit ! Que devait-elle penser d’une conduite d’après laquelle il devait lui paraître ne tenir compte ni de sa tranquillité, ni des intérêts de leur mutuelle affection ? Les relations de ce vieillard avec la famille de Woodbourne semblaient lui offrir un moyen de communication sûr, il résolut d’en profiter.

« Votre fille est servante à Woodbourne ? J’ai connu miss Mannering dans l’Inde, et, bien qu’en ce moment je sois dans une position bien inférieure à la sienne, j’ai de grandes raisons d’espérer qu’elle ne refuserait pas de s’intéresser en ma faveur. J’ai eu le malheur de me quereller avec son père, qui commandait le régiment où je servais, et je suis sûr que la jeune dame ferait son possible pour me réconcilier avec lui. Peut-être votre fille pourrait-elle lui remettre une lettre sur ce sujet, sans exposer miss Mannering aux reproches de son père ? »

Le vieillard, partisan de toute espèce de fraude, s’empressa de répondre que la lettre serait remise fidèlement et secrètement. Sitôt donc qu’ils furent arrivés à Allonby, Brown écrivit à miss Mannering : il lui exprimait le repentir le plus profond de ce qui était arrivé par son imprudence, la conjurait de lui accorder la permission de plaider sa cause en personne, et d’obtenir son pardon. Il lui sembla trop périlleux de lui donner aucun détail sur les événements auxquels il s’était depuis peu de temps trouvé mêlé, et s’étudia à s’exprimer avec une telle ambiguïté, que si sa lettre tombait en des mains mal intentionnées, il fût difficile d’en pénétrer le véritable sens et d’en découvrir l’auteur. Le vieillard se chargea de remettre fidèlement cette lettre à sa fille, à Woodbourne ; et comme son commerce devait incessamment rappeler lui ou sa barque à Allonby, il promit même de se charger de la réponse, si la jeune dame voulait lui en confier une.

Notre voyageur persécuté s’établit à Allonby, et aussi modestement que l’exigeaient sa pauvreté momentanée et son désir d’être aussi peu remarqué que possible. Dans cette intention il prit le nom et la profession de son ami Dudley, étant assez habile à manier le pinceau pour ne pas éveiller de soupçons dans l’esprit de son hôte. Il annonça que son bagage allait arriver de Wigton, et se tenant, autant qu’il le pouvait, renfermé dans son appartement, il attendit les réponses aux lettres qu’il écrivit à son agent, à Delaserre, et à son lieutenant-colonel. Il ordonnait au premier de lui envoyer de l’argent ; il conjurait le second de le venir rejoindre en Écosse, et demandait au troisième un certificat de son grade et de sa conduite dans le régiment, afin de pouvoir établir, d’une manière incontestable, son titre comme officier, et sa moralité comme homme. Frappé vivement aussi des inconvénients que peut entraîner le manque d’argent, il écrivit à Dinmont pour lui demander le prêt d’une petite somme, durant quelques jours seulement. La résidence de Dinmont n’étant qu’à soixante ou soixante-dix milles de distance, il ne doutait pas qu’il ne reçût bientôt cette somme. Il ne s’adressait ainsi à son ami, lui disait-il, que parce qu’il avait été volé par des brigands peu après l’avoir quitté. Il attendit donc impatiemment, mais sans inquiétudes sérieuses, la réponse à ses diverses lettres.

Pour la justification des correspondants de Brown, nous devons faire observer qu’à cette époque le service des postes ne se faisait point avec la même célérité que depuis les ingénieuses inventions de M. Palmer. En ce qui concerne particulièrement l’honnête Dinmont, comme il ne recevait guère plus d’une lettre par trimestre (hormis quand il était en procès, auquel cas il envoyait régulièrement à la poste), il arrivait souvent que sa correspondance demeurait un mois ou deux sur le comptoir du maître de poste, parmi les pamphlets, le pain d’épices, les petits pains, les chansons, suivant le commerce que faisait ledit maître de poste. D’ailleurs, à cette époque, l’usage (non encore tout-à-fait aboli aujourd’hui) était de faire voyager les lettres d’une ville à l’autre : si bien qu’au lieu de parcourir, par exemple, trente milles avant d’arriver à leur adresse, elles en faisaient deux cents : ce qui avait le triple avantage de faire prendre l’air amplement aux lettres, d’ajouter quelques pences aux revenus de la poste, et d’exercer la patience des correspondants. Grâce à toutes ces circonstances, Brown resta plusieurs jours à Allonby sans recevoir de réponse, et quoique ménagée avec la plus sévère économie, sa bourse commençait à devenir bien légère, quand il reçut par l’entremise d’un jeune pêcheur la lettre suivante : « Vous avez agi avec la plus cruelle indiscrétion ; vous avez montré combien peu je puis me fier à vos assurances, quand vous attestez que ma tranquillité et mon honneur vous sont chers. Voire imprudence a failli coûter la vie à un jeune homme honorable et du plus grand mérite. En dirai-je davantage ? ajouterai-je que moi-même j’ai été fort malade, par suite de votre violence ? Ai-je besoin de vous dire que les conséquences qu’elle pouvait avoir pour vous augmentaient ma pénible perplexité, malgré le peu de motifs que vous me donniez vous-même de me tourmenter ainsi ? Le C… est absent pour quelques jours ; M. H… est entièrement rétabli ; et j’ai des raisons de croire que les soupçons se portent d’un côté fort différent de celui où ils devraient se diriger. Néanmoins, ne vous hasardez pas à venir ici. Nous avons été en butte à des accidents trop violents et trop terribles pour penser à continuer une correspondance qui a failli amener la plus affreuse catastrophe. Adieu. Croyez que personne ne désire votre bonheur plus vivement que J. M. »

Cette lettre contenait un de ces avis qu’on donne souvent avec l’intention de porter à faire précisément le contraire de ce que l’on conseille. C’est au moins ainsi que Brown l’interpréta. Il demanda sur-le-champ au jeune pêcheur s’il venait de Portanferry.

« Oui, répondit-il ; je suis fils du vieux John Willie Stone, et j’ai reçu cette lettre de ma sœur Peggy, qui est employée à laver le linge à Woodbourne. — Mon bon ami, quand repartez-vous ? — Ce soir, à la marée. — Je partirai avec vous ; mais comme je ne désire pas aller à Portanferry, je voudrais que vous me débarquassiez quelque part sur la côte. — Rien de plus facile, » répondit le pêcheur.

Bien qu’à cette époque le prix des denrées fût très modéré, quand il eut payé son logement et sa nourriture, ainsi qu’un nouvel habit dont il avait besoin autant pour être moins aisément reconnu que pour être dans un état plus présentable, Brown s’aperçut que sa bourse était presque vide. Il recommanda au directeur du bureau de la poste de lui renvoyer ses lettres à Kippletringan ; car c’est là qu’il avait dessein de se rendre et de réclamer le trésor qu’il avait déposé dans les mains de mistress Mac-Candlish. Il se sentait aussi obligé à reprendre son nom et son caractère véritables sitôt qu’il aurait les moyens de les faire reconnaître, et alors il irait offrir au jeune Hazlewood toutes les satisfactions qu’il pouvait exiger d’un officier au service du roi. « Pour peu qu’il soit raisonnable, pensait-il, il reconnaîtra que ma conduite a été provoquée par sa brusquerie et son arrogance. »

Le voilà donc une seconde fois embarqué sur le détroit de Solway. Le vent était contraire et accompagné d’un peu de pluie ; la marée ne les aidait que faiblement. La barque était pesamment chargée de marchandises (une partie sans doute était de contrebande), et tirait beaucoup d’eau. Brown, à moitié marin, et habitué aux plus pénibles exercices, fut du plus grand secours au patron de la barque, soit en ramant avec lui, soit en tenant le gouvernail, soit en donnant son avis pour la manœuvre, laquelle devenait d’autant plus difficile que le vent soufflait avec violence et dans une direction opposée aux courants rapides de la côte. Enfin, après être restés toute la nuit dans le détroit, le matin ils se trouvèrent en face d’une baie superbe, sur la côte d’Écosse. Le temps s’était adouci. La neige, qui depuis plusieurs jours commençait à fondre, avait disparu entièrement sous la brise tempérée de la nuit précédente. Les montagnes, dans le lointain, conservaient bien encore leur manteau de neige, mais toute la plaine avait dépouillé le sien, à l’exception de quelques champs où elle avait été fort épaisse, et le rivage, quoiqu’il portât encore la livrée de l’hiver, offrait un spectacle intéressant. La ligne de la côte, avec ses coupes variées à l’infini, ses promontoires et ses baies, fuyait devant l’œil, à droite et à gauche, en décrivant ces contours divers, irréguliers, et pourtant gracieux et faciles, que l’œil a tant de plaisir à suivre. Les formes fantastiques des rochers ajoutaient encore à l’agrément et à la variété du tableau : ici le rivage était bordé de rochers à pic qui s’avançaient jusque dans la mer, là il s’abaissait jusqu’à la grève, en pente douce. Des bâtiments de diverses formes, dispersés çà et là, recevaient et réfléchissaient les rayons du soleil d’une matinée de décembre. Brown éprouva cette sensation vive et attachante qu’un homme de goût et de sentiment ne manque jamais d’éprouver à la vue des beautés de la nature, quand elles s’offrent tout-à-coup à ses yeux après l’obscurité et l’ennui d’une nuit de voyage. Peut-être… car qui entreprendrait d’analyser les sentiments inexplicables qui font qu’une personne née dans les montagnes ne peut oublier les lieux où s’est passée son enfance ? peut-être quelques-uns de ces souvenirs, qui conservent leur effet long-temps après que la cause en a été oubliée, se mêlaient-ils à l’émotion agréable avec laquelle il contemplait la scène qui se déployait devant lui ?

— Et quel est, dit Brown au patron de la barque, ce beau promontoire qui s’avance dans la mer avec ses côtes en pente, ses hauteurs garnies de bois, et qui forme le côté droit de la baie ? — C’est la pointe de Warroch, répondit celui-ci. — Et ce vieux château, mon ami, avec la maison moderne située tout au bas ? Vu d’ici, ce bâtiment paraît considérable. — C’est le vieux château, monsieur ; et au bas, le château neuf. Nous vous débarquerons à cet endroit, si vous le voulez. — J’en serai charmé ! je visiterai ces ruines avant de continuer mon voyage. — Oui, dit le pêcheur, c’est un morceau très curieux à voir ; et cette grande tour s’aperçoit d’aussi loin en mer que Ramsay dans l’île de Man, ou la pointe d’Ayr… On s’est beaucoup battu en cet endroit, il y a bien longtemps. »

Brown aurait demandé d’autres détails, mais un pêcheur n’est pas ordinairement un antiquaire. Ses connaissances locales ne s’étendaient pas plus loin que ce qu’il venait de dire : « que c’était un point qui s’apercevait de fort loin en mer, et qu’on s’était beaucoup battu en cet endroit, il y avait bien long-temps. »

« J’en apprendrai davantage, se dit Brown, quand je serai à terre. »

La barque vogua vers le point où était situé le château. Du haut du rocher où il était bâti, il dominait les ondes toujours agitées de la baie. « Je crois, dit le pêcheur, que vous débarquerez ici les pieds aussi secs que sur un quai. Il y a là une place où autrefois ils attachaient leurs berlines[1] et leurs galères, comme ils les appelaient ; vous y trouverez un petit escalier étroit qui conduit au sommet du rocher. Plus d’une fois, au clair de la lune, j’ai débarqué là mes marchandises. »

Pendant qu’il parlait ainsi, ils doublèrent une pointe de rocher, et trouvèrent un petit port formé en partie par la nature, et en partie par le travail infatigable des anciens propriétaires du château ; car, comme l’avait remarqué le pêcheur, ils avaient cru nécessaire de creuser un petit port pour protéger leurs barques et leurs petits bateaux : celui-là ne pouvait recevoir aucun bâtiment de quelque importance. Les deux pointes de rocher qui en formaient l’entrée étaient si rapprochées l’une de l’autre, qu’une seule barque pouvait y pénétrer à la fois. De chaque côté on voyait encore deux énormes anneaux de fer profondément scellés dans le roc. À travers ces deux anneaux, s’il faut en croire la tradition, on passait tous les soirs une chaîne fermée par un énorme cadenas, pour la sûreté du port et celle de l’Armada qu’il contenait. À l’aide du ciseau et de la pioche, un banc de rocher avait été transformé en une sorte de quai. Le roc était extrêmement dur, et ce travail par conséquent si difficile, qu’un ouvrier, après y avoir été employé toute la journée, pouvait le soir, dit le pêcheur, rapporter dans son bonnet tout ce qu’il en avait détaché. Ce petit quai communiquait à un escalier extrêmement roide, dont il a déjà été parlé, et qui montait au vieux château. On pouvait même aller du rivage au quai, en gravissant par dessus ces rochers.

« Vous ne pouvez trouver un meilleur endroit pour débarquer, car la côte est haute et à pic à Stellicoat-Stone ; et si nous avons un câble sec dans notre bateau, c’est là que nous débarquerons notre cargaison… Non… non, ajouta-t-il en voyant que Brown voulait lui donner de l’argent, vous avez gagné votre passage ; vous avez mieux travaillé que pas un de nous. Bonjour ; je vous souhaite un bon voyage ! »

En même temps il prit le large, pour aller débarquer ses marchandises de l’autre côté de la baie, et Brown resta seul sur le rocher, au-dessous des ruines, son petit paquet à la main : c’était le nouvel habit qu’il avait été obligé d’acheter à Allonby.

C’est ainsi que s’ignorant lui-même, et tel qu’un étranger qui n’aurait jamais vu ces lieux ; dans une situation sinon désespérée, au moins fort embarrassante ; n’ayant pas, à plusieurs centaines de milles à la ronde, un ami dont il pût se réclamer ; sous le poids d’une accusation capitale, et, ce qui était aussi alarmant que tout le reste, presque aussi pauvre qu’un mendiant : c’est ainsi que, pour la première fois après tant d’années d’absence, le jeune aventurier, accablé de fatigues, approchait des ruines d’un château où ses ancêtres avaient exercé un pouvoir presque royal.

  1. Berlins and galleys.