Héroïsme et Trahison/Les traitres

La bibliothèque libre.
Typographie de C. Darveau (p. 126-152).


III

les traitres


— Tonnerre de sort ! s’écria Bigot en entrant à l’intendance, le soir de la bataille de Montmorency où nos troupes avaient glorieusement repoussé les Anglais dans leur tentative de descente à Beauport. Il faut que le diable s’en mêle, car depuis quelque temps tout va de mal en pis ! Wolfe arrive avec une armée formidable. Bon ! L’on pouvait croire que nos troupes ne résisteraient pas longtemps aux forces imposantes qu’il commande. Il débarque sans obstacles, d’abord sur l’Île, puis à la Pointe-Lévi et à l’Ange-Gardien. Sur son ordre, le bombardement commence désastreux, terrible.

Les paroisses du bas du fleuve sont ravagées sans merci. Parfait ! Nos damnés Canadiens, effrayés, sans doute, de ces dévastations vont jeter là le drapeau pour voler au secours de leurs familles ? Point. Ces chiens sont là, fermes au poste et regardent d’un œil stupide brûler maisons, granges et récoltes ; tandis que leurs femmes et leurs enfants, s’attellent sur des charriots, comme des bêtes de somme, pour traîner jusqu’au camp quelques provisions arrachées aux maraudeurs anglais[1]. Wolfe veut enfin tenter un grand effort. Il livre bataille aujourd’hui…… et se retire honteusement vaincu ! Il faut que ça change !

Et Bigot, qui arpentait sa chambre solitaire en gesticulant, brisa deux chaises qu’il lança contre la muraille et renversa d’un coup de pied un guéridon chargé de porcelaines d’un grand prix. Sans faire attention au bruit des vases de Saxe qui volaient en éclats, il voulut appeler et tira si fort sur le cordon de la sonnette, qu’il lui resta dans la main.

— Allons ! s’écria t-il, tous les diables d’enfer sont ils donc acharnés contre moi ! Et ouvrant la porte de sa chambre, comme la sonnette carillonnait furieusement au loin :

— Sournois ! cria-t-il. Sournois !! — Sournois !!! Ah ! te voilà enfin ! Arrive donc, butor !

— Hein ! pensa le valet qui s’approchait tout essoufflé, le maître est bien hargneux depuis quelques semaines, et le service est rude !

Bigot rentra dans sa chambre où Sournois le suivit.

— Ferme la porte, lui dit Bigot. Bon. Tu vas faire seller un cheval et courir au poste que M. de Vergor commande au-dessus du Foulon. Tu connais l’endroit.

— Oui, monsieur.

— Tu demanderas à parler au commandant, M. de Vergor, et tu lui diras que je veux le voir immédiatement.

— Mais, monsieur……

— Il n’y a pas de mais qui tienne ! S’il est occupé, qu’il se dérange ! S’il est couché, qu’il se lève et qu’il accoure ! Va. Une heure plus tard, Bigot causait à voix basse, mais d’un air très-animé, avec un homme étranger à nos lecteurs. Tous deux étaient assis auprès d’une vaste cheminée dans laquelle Ilambait un grand feu. Bigot avait eu soin de se placer dans l’ombre, tandis que son interlocuteur se trouvait en pleine lumière, éclairé par la lueur de la flamme qui léchait, en pétillant, les parois de la cheminée. De sorte que l’intendant pouvait suivre sur la figure de cette homme les impressions diverses qui en agitaient les muscles, sans être exposé lui-même à cet inconvénient.

Ils étaient seuls dans cette chambre dont les fenêtres matelassées, dans le but d’arrêter les boulets des assiégeants, empêchaient la lumière du dehors d’y pénétrer. À part les chuchotements de Bigot qui paraissait faire, d’abord à peu près seul, les frais de la conversation, on n’entendait à l’intérieur d’autres bruits que ceux du bois qui craquait sous les étreintes du feu dont les fauves lueurs dansaient sur les murailles de l’appartement.

De temps à autre, quelque forte détonation, qui faisait trembler le palais, éclatait au dehors. C’étaient des bombes lancées par les assiégeants et qui venaient faire explosion dans les environs de l’intendance. Aucune, cependant, n’atteignait le palais, protégé par la muraille naturelle du roc de la haute ville.

C’était, disent les mémoires, un homme d’une figure assez déplaisante et d’une intelligence très-bornée que le sieur Duchambon de Vergor, avec qui Bigot se trouvait en ce moment. Ses cheveux d’un blond fade lui descendaient très-bas sur le front. Il ne louchait pas, et pourtant jamais un regard ne tombait d’aplomb de ses yeux inquiets. Ses lèvres pincées semblaient adhérer aux dents, et quand il riait, sa bouche se contractait d’une façon quasi douloureuse et laissait voir de petites dents blanches et aiguës comme celles d’un chat.

— Mon cher Vergor, disait Bigot, ce n’est point que je craigne que vous n’ayez oublié les services que je vous ai rendus, mais laissez-moi vous rappeler un peu ce que j’ai fait pour vous.

— Il n’en est nullement besoin pour que…

— Permettez, mon cher, interrompit Bigot qui prenait plaisir à l’aire peser de tout son poids sur ses complices l’ascendant que son génie lui donnait sur eux tous. Vous n’étiez rien quand je vous ai connu. Votre famille était pauvre et vous vous trouviez sans ressources comme sans protection. Je vous accordai la mienne, un peu par reconnaissance d’un petit service que votre père m’avait autrefois rendu[2], et beaucoup à cause de l’amitié que vous aviez su m’inspirer de prime abord. Avant mon voyage en France, en 1754, je sollicitai de l’emploi pour vous, et de simple capitaine de marine que étiez, vous devîntes aussitôt commandant du fort de Beauséjour.

À ce nom qui réveillait chez Vergor tant de souvenirs honteux et pénibles, Bigot vit passer un nuage sur le front bas de l’ancien commandant de Beauséjour. Mais il fut impitoyable et continua :

— Vous ne fûtes pas longtemps sans profiter du bon avis que je vous donnais dans ma lettre du 20 août 1754.[3] Il était d’usage de donner au commandant un profit de quelques francs sur chaque corde de bois. L’occasion était bonne. Après avoir prétendu que le bois de chauffage acheté par votre prédécesseur, M. de la Martinière — un honnête homme celui-là, entre nous — était pourri, vous réussites à en faire dresser un procès-verbal. Il fallut bien en acheter d’autre et vous réalisâtes, par ce moyen, de fort beaux profits. C’était assez bien débuter, n’est-ce pas ?

Vergor ne répondit pas, mais son œil terne jeta autour de lui un regard inquisiteur, comme pour voir si personne n’était aux écoutes.

— Ne craignez rien, continua Bigot qui prenait plaisir à le martyriser, tout comme le chat qui joue avec sa proie palpitante avant de lui donner le coup de grâce, nous sommes bien seuls. Je ne fais que mentionner, pour la forme, les bons petits bénéfices que vous sûtes faire ensuite avec les marchandises du roi, que vous achetiez à très-bas prix pour les lui revendre deux ou trois fois leur valeur, et je passe à l’affaire de Beauséjour.[4] Ce siège-là ne fut pas bien dur pour vous, cher Vergor ; si peu qu’on l’appela dans le temps, si j’ai bonne mémoire, le siège de velours. Ah ! ah ! savez-vous, vraiment, que ce mot ferait fortune à Paris ! Et Bigot se mit à rire avec d’autant plus d’entrain qu’il voyait combien l’autre en avait peu d’envie.

— Dire en effet que quatre jours de tranchée suffirent pour vous donner la colique et vous forcer à mettre bas les armes, c’est bien drôle ! Vous avouerez, mon cher Vergor, que je ne vous avais pas dit d’aller…… jusque là.

L’intendant fut pris d’un nouvel excès de rire. Vergor, qui ne rougissait jamais, verdissait à vue d’œil. Et pourtant il n’osait rien dire.

— Aussi, votre capitulation précipitée eut-elle un immense retentissement qui se prolongea jusqu’à la cour. Et dès l’année suivante, ordre fut donné à M. de Vaudreuil d’instruire votre procès. Gagné par moi, si vous daignez vous en souvenir, le gouverneur évita d’obéir. Mais enfin la cour le lui enjoignit si fortement qu’il lui fallut se rendre à ses injonctions en 1757. L’affaire était sérieuse. Outre que M. Moncton n’avait poussé le bombardement qu’avec la plus grande lenteur, on vous accusait de n’avoir pas tiré un seul coup de canon et de n’avoir fait aucune sortie. Vous aviez tellement ménagé la poudre et les vivres que les malins allaient jusqu’à dire que vous aviez vendu le tout à l’ennemi. Enfin, les assiégeants eux-mêmes en avaient été témoins en prenant possession du fort, vous aviez mis, vous et vos domestiques, tout au pillage avant votre départ. Il y en avait plus qu’il ne faut pour faire condamner dix hommes. Ce fut alors que, sons peine de me compromettre, je résolus de vous sauver. Le gouverneur, qui est honnête, mais mou comme cire, m’était aveuglement dévoué. Je le travaillai si bien, que je pouvais compter sur le bon vouloir de tous les officiers que je lui fis nommer pour composer le conseil de guerre qui vous devait juger. Rappelez-vous, maintenant, la bonne farce qui se passa au château Saint-Louis. Vous étiez si troublé, d’abord, que vos paroles témoignaient souvent contre vous. Il fallait y mettre ordre et je chargeai quelqu’un d’ajuster vos réponses. Quant aux témoins, tous ceux qui voulaient déposer contre vous étaient infailliblement renvoyés. On n’entendait que ceux qui vous étaient favorables. Enfin, je gagnai quelques acadiens, qui firent des mémoires dictés par moi et déposèrent comme je le leur avait prescrit d’avance. Une vraie comédie, quoi ! et bien plus drôle encore que celle des Plaideurs du défunt Racine.[5] Enfin, l’on vous acquitta et je me chargeai de faire passer en France la sentence avec les lettres que M. de Vaudreuil, toujours à mon instigation, écrivit en votre faveur à la cour. Vous étiez sauvé ; mais avouez que sans moi, c’en était fait de vous.

— C’est vrai, répondit Vergor.

— Vous voyez donc, reprit Bigot, en lui lançant un regard pénétrant, que vous dépendez entièrement de moi. Il serait facile de réveiller cette affaire et bien d’autres qui se sont passées depuis. Je peux vous perdre d’un seul mot. Eh bien ! le moment est venu de me rendre en partie ce service, tout en veillant vous-même à vos intérêts. Nos malversations ont éveillé l’attention de la cour, qui est grandement irritée contre nous. À l’heure qu’il est, il nous est déjà difficile de conjurer l’orage, même au moyen des influences que nous pouvons mettre enjeu auprès du roi. Les dépenses causées par la dernière phase de cette guerre dans laquelle nous sommes entrés depuis quatre ans, s’accroissent de jour en jour. Elle sont énormes, et pour peu que cela continue, la dette deviendra tellement exhorbitante qu’il nous deviendra impossible de subir un rendement de compte sans risquer et la fortune que nous avons tous acquise, et peut-être même la vie qui nous est si chère maintenant, puisque nous sommes assez riches pour en extraire toutes les jouissances que l’on en peut tirer à l’aide du plus puissant pressoir qui soit au monde, l’argent. Or les circonstances présentes rendent chimérique toute idée de notre retour immédiat en France. Il est impossible de nous remplacer, nous vieux fonctionnaires, par des hommes nouveaux qui n’auraient aucune expérience des affaires du Canada, et qui, arrivant ici au milieu de difficultés insurmontables, perdraient complètement la tête. Donc, il nous faut rester ici. Et c’est notre condamnation certaine que d’y demeurer encore un an. Car calculez un peu les dépenses effrayantes que douze autres mois de campagnes vont coûter au trésor. Et les Anglais ont tellement l’air décidés d’en finir avec nous, qu’ils passeront certainement l’hiver en Canada. Reconnaissez-vous la justesse de ces arguments ?

— Oui, certes ! répondit Vergor.

— Et voyez-vous un expédient qui peut nous sauver ?

— Ma foi, non !

— Alors, nous sommes perdus ; car vous savez qu’en tombant, moi, je vous entraînerai tous dans ma chute.

— Tonnerre !

Et Vergor ouvrit bien grands ses petits yeux, comme pour sonder l’abîme effroyable qu’il voyait s’entr’ouvrir à ses pieds.

— Oui, nous sommes perdus ! reprit Bigot ; à moins, toutefois, que vous ne vouliez me donner un coup d’épaule.

— Moi !

— Oui. Vous et moi, Vergor, nous pouvons sauver tous les autres et surtout nous-mêmes, ce qui vaut infiniment mieux.

— Mais diable ! comment cela ? demanda Vergor de l’air d’un homme qui ne se serait jamais supposé une pareille importance.

— Écoutez, fit Bigot en se rapprochant de lui : d’abord, si jamais votre bouche laisse échapper un seul des mots que je vais vous dire, je vous jure que l’on vous trouvera, une heure après, les reins cassés sur une borne comme un chien enragé sur qui l’on a tiré à bout portant.

Vergor sentit un frisson lui courir dans le dos. Il connaissait Bigot et le savait homme à tenir une parole de ce genre.

— Ne craignez rien, dit-il en étendant la main, tandis que son regard faux essayait de monter jusqu’à celui de l’intendant.

— Bon ! Dites-moi, maintenant, mon cher Vergor, ne vous semble-t-il pas que si le pays passait immédiatement entre les mains des Anglais, il nous serait assez aisé de cacher une grande partie de nos méfaits sous les ruines de cette colonie ? Ne croyez-vous pas qu’il fût bien difficile à messieurs nos juges, si toutefois il nous fallait comparaître devant un tribunal, de nous forcer à rendre un compte très-exact de notre administration ? La belle occasion pour rejeter presque toutes les dépenses sur les frais de guerre !

— Pardié, c’est vrai ça !

— Maintenant, au train que vont les choses, pensez-vous que les Anglais soient bien près de réussir à nous soumettre ?

— Diable non ! La perte de la dernière bataille ne les avance pas beaucoup.

— De sorte que la guerre court de grands risques de se prolonger longtemps ?

— Oui.

— À moins d’un hasard ?

— À moins d’un hasard.

— Vous y fiez vous beaucoup, Vergor, à cet imbécile de hasard ?

— Ma foi, non.

— Ni moi. Il m’a toujours semblé qu’un peu de prévoyance et d’habileté valait mieux.

— C’est vrai.

— Dites donc, si nous faisions le hasard, nous ?

— Dame…

— Oui, si nous le forcions de nous servir en esclave ?

— Hein ! fit Vergor d’un air ahuri.

L’histoire nous dit que l’intelligence de cet homme n’était pas très-développée.

— Enfin, si nous aidions l’Anglais à nous battre ?

— Comment ! mais il s’agit donc de trahir ?

— Oui, mon ami, dit l’intendant d’une voix parfaitement calme.

Vergor le regarda avec épouvante.

Bigot poursuivit sans paraître remarquer la surprise de son interlocuteur :

— Pouvez-vous me dire à qui vous devez le commandement de ce poste important du Foulon, que l’on vous a confié depuis quelques jours ?

— Je n’en sais rien.

— Je le crois bien ; car on n’a plus grande confiance en vous depuis la capitulation de Beauséjour. Et il m’a fallu mettre bien des influences en jeu pour vous faire nommer à ce poste de confiance. Je ne voulais pas me compromettre en le demandant moi-même pour vous. Vous comprendrez pourquoi quand je vous dirai qu’il entre dans mon plan que vous… n’empêchiez pas trop les Anglais de forcer le passage du Foulon aux plaines d’Abraham.

— C’est-à-dire que… qu’il me faudra… les laisser faire !

— Oui.

— Mais, je risque ma tête ?

— Je le sais pardié bien.

— Et vous croyez que… ?

— Je crois que vous exécuterez mes ordres.

— Si je refusais ?

— Si tu refuses, mon petit Vergor, je te fais pendre haut et court comme traître et voleur.

— Je vous en défie.

— Même si je prouve devant une cour martiale que tu étais d’intelligence avec Monckton pour lui livrer Beauséjour, et pour partager le butin avec lui ?

— Comment prouver cela ? demanda Vergor qui se redressa tel qu’une couleuvre.

— Par la production d’une lettre que tu écrivis à Monckton ; lettre que je me suis procurée lors de ton procès et qui, mon cher, est en lieu sûr.

— Ah ! vous êtes le diable ! s’écria Vergor qui s’affaissa sur son siège. Mais je la croyais détruite cette maudite lettre ! Monckton m’avait promis de le faire.

— Sais-tu le latin, cher ?

— Non, balbutia Vergor abruti.

— C’est bien dommage, va ; c’est une fort-belle langue ! Elle renferme entre autres choses admirables cet axiome si vrai que voici : Verba volant, scripia manent ; c’est-à-dire, en langue vulgaire, que tu aurais bien mieux fait de ne pas écrire à M. Monckton, mais de lui parler de vive voix.

Vergor était vaincu, et à partir de ce moment-là Bigot était son maître.

— Écoute, Vergor, poursuivit l’intendant d’un ton plus sérieux. Tu sais d’abord qu’à la moindre chose que tu t’avises de divulguer sur ce sujet, tu es un homme mort ! Alors, en supposant que tu réussisses à me compromettre, ce qui n’est pas probable, tu n’en seras guère plus avancé. Mieux vaut donc pour toi servir à mes desseins, vu que je t’assure une impunité d’autant plus certaine que mon plan est ourdi de manière à ne compromettre personne. Tu sais que mon cerveau est assez inventif quand je prends la peine de le consulter.

— Ah ! quant à ça !

— Eh bien ! alors, laisse-moi faire, et non-seulement il ne tombera pas un seul cheveu de ta tête, mais tu pourras bientôt jouir en France, avec moi, de toutes les douceurs de l’opulence. Car tu t’imagines bien que ce service te sera largement payé. Dis, maintenant, puis je compter sur toi ?

— Aveuglement, je vous le jure !

— C’est bon. Tiens toi prêt, alors, à recevoir mes ordres et à les exécuter au moment voulu.

Quand Vergor eut pris congé de lui, l’intendant appela Sournois pour l’aider à se mettre au lit.

— Ferme soigneusement la porte, mon cher Sournois lui dit-il. J’ai à te parler confidentiellement.

— Tiens ! où veut-il en venir ? songea le valet de chambre, qui poussa les verrous.

Et il revint vers le lit où son maître était mollement étendu.

— Assieds-toi, mon ami. Ce que j’ai à te dire est un peu long.

Le domestique s’installa dans un grand fauteuil, placé près du chevet de l’intendant.

— Ce n’est pas un service de valet que je vais te demander, Sournois, commença Bigot, c’est un service d’ami, et dans lequel il entre plus de confiance et d’estime de ma part, que de commandement.

— Employez-moi sans crainte, monsieur l’intendant ; vous savez combien je vous suis dévoué.

— Oui, mon ami, et je suis décidé de t’en récompenser royalement. Je sais que tu as déjà réalisé de fort jolies économies, pas encore autant sur tes gages que sur certaines transactions, où tu partageais avec Clavery les gains qu’il prélevait sur plusieurs fournisseurs que tu lui adressais par mon entremise. Entre nous, Sournois, si tu n’étais pas plutôt mon ami que mon domestique, j’appellerais coquinerie ce genre d’affaires où tu as trempé, et qui suffit souvent pour conduire un homme à la potence.

En frappant doucement ce coup qui, sans avoir l’air d’y toucher, tranchait profondément dans le vif, Bigot décocha un regard de feu au valet.

Celui-ci se mordit les lèvres et devint violet.

— Mais pour revenir à nos moutons, continua Bigot, si tu me sers fidèlement dans l’affaire que je vais te confier, je double du coup la somme de tes épargnes, que je sais se monter à peu près à vingt-cinq mille francs. Si tu réussis, je t’en donne cinquante mille.

Sournois ouvrit démesurément les yeux, tant par suite de cette offre magnifique, que par la surprise de voir le maître au fait des petites affaires de son valet de chambre.

Tout ivrogne qu’il était, Sournois aimait aussi beaucoup l’argent ; la preuve, c’est que sa passion pour le vin lui avait permis de faire des économies. Aussi s’écria-t-il avec un empressement quelque peu outré :

— C’est trop, cher maître ! c’est bien trop !

— Non, mon ami, et quand tu sauras que tu vas avoir une double mission à remplir, tu avoueras toi-même que tes services ne sont que justement payés à ce prix. Écoute, mais que chacun des mots que je vais te dire s’enfouisse si profondément en toi, que jamais un seul ne t’échappe pour frapper l’oreille d’un autre homme que celui vers lequel je vais t’envoyer. Car, si par malheur tu me trahis, Sournois, outre que j’ai assez de preuves en mains pour te faire jeter, quand je voudrai, dans un cachot, je te jure que tu périras de mort violente dans les vingt-quatre heures !

Sournois, qui connaissait son terrible maître mieux que personne, ne put s’empêcher de frémir ; et ce fut avec sincérité qu’il jura, pour le moment du moins, discrétion à son maître.

Je vais offrir au général anglais de lui faciliter le débarquement au Foulon et l’accès de la rampe qui conduit sur la hauteur des Plaines-d’Abraham. Tu conçois que là s’arrêtera ma complaisance et que rien n’assure les Anglais de nous vaincre ensuite.

— Mais comment vous y prendrez-vous, monsieur l’intendant.

— Vergor est à moi. Le traître apparent sera lui, s’il ne sait pas bien jouer ses cartes. Quant à toi, mon cher Sournois, tu ne te compromettras nullement en allant porter un message verbal au général Wolfe.

— Quel scélérat ! pensa Sournois.

— Eh bien ! continua Bigot, crains tu d’accepter ?

— Non certes ! monsieur l’intendant. Car du moment que vous m’assurez qu’il n’y a pas plus de danger à courir, je m’en rapporte à votre génie inventif et suis prêt à marcher les yeux fermés.

— Bien, mon ami, je n’attendais rien moins de ton dévouement…… et de ton bon sens. Mais il se fait tard et j’ai trop besoin de sommeil pour te donner ce soir les instructions que tu auras à suivre. Prépare-toi, et silence !

— Je serai muet comme une carpe ! Monsieur l’intendant n’a besoin de rien ?

— Non, mon ami, si ce n’est de dormir un peu. Bonsoir.

— Bien bonne nuit, monsieur.

— Il faudra te surveiller, toi aussi, mon gros Sournois, pensa Bigot en fermant les yeux. Si tu bronches, hum……

Et sa dernière menace s’éteignit dans un premier ronflement.

Les scélérats au caractère fortement trempé, comme Bigot, acquièrent à la longue une sécurité insouciante dans le crime. Ils s’accoutument à risquer si souvent leur vie !

Quant à Sournois, il se tourna et se retourna dans son lit en songeant au terrible secret dont il était le dépositaire.

Bigot avait des espions dans le camp des Anglais. Aussi apprit-il, quelques jours après la bataille de Montmorency, que Wolfe était malade. Il lui fallut alors attendre le rétablissement du général pour s’aboucher avec lui.

Il eut donc tout le loisir de méditer ses projets coupables et de se concerter avec Vergor pour que personne ne fût compromis dans la lâche trahison qu’ils allaient accomplir.


  1. « Depuis que les Anglais étaient maîtres du fleuve au-dessus de la capitale, l’approvisionnement de l’armée était devenu presqu’impossible par eau. Il fallait faire venir les vivres des magasins de Batiscan et des Trois-Rivières par terres, et comme il n’était resté dans les campagnes que les petits enfants, les femmes et les vieillards auxquels leurs infirmités n’avaient pas permis de prendre les armes, c’était avec le secours de bras si faibles qu’il fallait opérer le transport. On charria ainsi sur 271 charrettes de Batiscan à l’armée, l’espace de 18 lieues, 700 quarts de lard et de farine, la subsistance de 15 jours. » M. Garneau, Histoire du Canada.
     De semblables faits n’ont pas besoin de commentaires. Ils portent leur héroïsme avec eux.
  2. Le fait est que, Lorsque Bigot était commissaire à Louisbourg, le père de Vergor avait chaleureusement défendu le futur intendant, inquiété dès lors à cause des premières exactions qu’il avait commises.
  3. Bien que citée par tous nos historiens, cette lettre mérite de prendre place en ce récit : « Profitez, mon cher Vergor, de votre place, lui écrivait Bigot ; taillez, rognez, vous en avez tout le pouvoir, afin que vous puissiez bientôt venir me joindre en France et acheter un bien à portée de moi. »
  4. Le siège de Beauséjour eut lien en 1755.
  5. Ceci est incroyable ; pourtant, je ne fais que suivre mot à mot, tout en l’appropriant au dialogue le Mémoire sur les affaires du Canada. On s’étonne que Bigot ait pu imposer aussi longtemps ses volontés aux honnêtes gens qui l’entouraient à Québec. Et ce n’est que lorsqu’on étudie bien cette époque si relâchée dans l’honnêteté et les mœurs et qui vit la Pompadour régner sur la France, que l’on se rend un peu compte de la coupable indulgence de la cour à l’égard de pareils coquins.