Héroïsme et Trahison/Mademoiselle de Verchères

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Typographie de C. Darveau (p. 1-29).


PREMIÈRE PARTIE



HÉROÏSME



MADEMOISELLE DE VERCHÈRES

1692


La seconde moitié du 17e siècle vit se dérouler au Canada toute une succession d’événements sanglants qui mirent en jeu l’existence de la colonie française, établie avec tant de sollicitude et au prix de tant de sacrifices par Samuel de Champlain. À peine la Nouvelle-France sortait-elle, encore débile, de son berceau, qu’une nuée d’ennemis s’abattit sur elle et l’attaqua de toutes parts avec une furie qui la mit cent fois à deux doigts de sa perte. Mais, grâce au courage de ses habitants, la jeune colonie devait sortir victorieuse de ces luttes terribles, et y puiser même cette puissance de vitalité qui a maintenu intacte jusqu’à nos jours une population française et catholique dans l’Amérique du Nord.

L’ennemi implacable contre lequel les premiers colons du Canada eurent à se défendre avec toute l’énergie du désespoir, c’était les sauvages guerriers de la grande confédération iroquoise des cinq cantons d’Agnier, d’Onnéyout, d’Onontagué, de Goyoguin et de Tsonnontouan, qui habitaient tous au sud du Canada, entre le lac Ontario et la rivière Hudson, Les Iroquois n’avaient pu oublier que Champlain avait pris contre eux fait et cause pour les Hurons, et ils avaient voué une haine mortelle aux Français alliés à leurs vieux ennemis.

Afin de pouvoir résister avec plus d’avantage aux Iroquois, les premiers colons de la Nouvelle-France s’établirent instinctivement par groupes dont chacun formait un petit bourg. Chaque bourg avait son fort, ouvrages palissades et munis de canon, qui entouraient ordinairement le manoir seigneurial et l’église, et derrière lesquels, à la première alerte, toute la population avoisinante courait se réfugier. Entre les plus belles défenses de ces petits forts dont nos annales nous ont conservé le souvenir, la plus héroïque est sans contredit celle que fit une toute jeune fille, mademoiselle de Verchères. Ce fait mémorable eut lieu vers 1692.[1]

La colonie était alors gouvernée par M. de Frontenac, vieillard énergique et vigoureux encore, malgré ses soixante-seize ans, et qui, après avoir repoussé l’invasion anglaise de 1690, venait d’infliger aux colons anglais, nos voisins, et à leurs alliés, les Iroquois, une série de défaites qui devaient finir par assurer bientôt la paix au Canada. Sérieusement châtiés à plusieurs reprises par les expéditions que le gouverneur avait lancées et dirigées lui-même contre eux, les Iroquois n’étaient pas loin de demander merci, lorsqu’un de leurs partis de guerre vint se heurter, le matin du 22 octobre 1692, contre l’établissement de Verchères, situé, comme on sait, sur la rive sud du Saint-Laurent, à huit lieues de Montréal.

Pour le moment le fort était assez mal gardé. Le seigneur du lieu, François Jarret de Verchères, ancien officier du régiment de Carignan, et sa femme Marie Perrot étaient tous deux absents ; celle-ci se trouvant à Montréal, tandis que son mari s’était rendu à Québec, par ordre de M. le Chevalier de Callières, alors gouverneur de Montréal. Il n’y avait dans la place que deux soldats, un vieillard de quatre-vingts ans, avec quelques femmes et des enfants, et deux jeunes fils de M. de Verchères.

Il était huit heures du matin.

La fille cadette du seigneur, Marie-Magdeleine, seulement âgée de quatorze ans, se trouvait à cinq arpents du fort et sur le bord du fleuve. Elle donnait ses ordres à un serviteur nommé Laviolette, lorsque soudain le bruit de plusieurs coups de fusil la fit tressaillir. Ces détonations partaient de l’endroit où les laboureurs étaient à l’ouvrage, à une demi lieue de distance.

— Sauvez vous, mademoiselle ! s’écria Laviolette, sauvez-vous, voilà les Iroquois !

Quelle ne fut pas la frayeur de la jeune fille, lorsque, en se détournant, elle aperçut à une portée de fusil une quarantaine de sauvages qui fondaient sur elle. Rapide comme la pensée, elle s’élance vers le fort en se recommandant de tout son cœur à la Vierge.

— Mère de mon Dieu, dit-elle, vous que j’ai toujours aimée comme ma mère chérie, ne m’abandonnez pas dans le danger où je me trouve ! Plutôt mourir mille fois que de tomber entre les mains de ces barbares !

Désespérant de la rejoindre ou craignant de trop s’approcher des fortifications, les Iroquois font feu sur elle en s’arrêtant. Quarante balles sifflent à ses oreilles ; mais, grâce à Dieu, elle n’est pas atteinte.

— Aux armes ! aux armes ! crie-t-elle en arrivant aux palissades.

Personne ne se montre pour lui porter secours. Seules, deux femmes dont les maris viennent d’être tués aux champs par les Iroquois, se tiennent près de la porte ouverte et se tordent les bras de désespoir en jetant des cris déchirants. Mademoiselle de Verchères les pousse malgré elles dans l’enceinte de palissades, dont elle referme la porte avec l’aide de Laviolette qui l’a suivie de près.

— LaBonté et Gachet, où sont-ils ?… demande t-elle aux femmes qui l’entourent.

Personne ne lui répond, et les deux soldats qu’elle vient de désigner manquent à l’appel.

— Au nom de Dieu ! poursuit la jeune fille, faisons le tour du fort, et relevons les pieux qui sont tombés. Il y a des brèches par où l’ennemi peut entrer.

Et la voilà qui, sans égard à la faiblesse de son âge et de son sexe, joint l’exemple au commandement. Elle prend un pieu par un bout et le soulève en encourageant ceux qui l’entourent à l’aider. Son sang-froid gagne les autres, qui la secondent de leur mieux.

Les brèches une fois remplies, elle court à la redoute qui sert de corps-de-garde et où se trouvent les munitions de guerre. Ce blockhaus était relié au fort par un chemin couvert. En y entrant quelle ne sont pas sa surprise et son indignation d’y trouver cachés les deux soldats LaBonté et Gachet. L’un d’eux tient une mèche allumée.

— Lâches ! s’écrie t-elle. Et toi, que veux-tu faire de cette mèche ?

— C’est pour mettre le feu aux poudres et nous faire sauter,……… répond l’autre en tremblant.

— Malheureux ! retire-toi !

Elle lui parle d’un ton si ferme et si décidé qu’il lui obéit aussitôt.

Ensuite elle jette sa coiffe, plante crânement un chapeau d’homme sur son oreille, et prend un fusil, en disant à ses jeunes frères qui l’ont suivie :

— Battons-nous jusqu’à la mort. Nous combattons pour la patrie et la religion. Souvenez vous des leçons que notre père vous a si souvent données : que des gentilshommes ne sont nés que pour verser leur sang pour Dieu et le roi.

Honteux de leur lâcheté et ranimés par le calme et le courage admirables de la jeune fille, les deux soldats courent aux palissades avec les deux petits frères de Marie-Magdeleine et font plusieurs décharges de mousqueterie. Pendant ce temps, mademoiselle de Verchères monte sur la plateforme de la redoute, et fait tirer le canon, autant pour tenir les Iroquois à distance et leur faire croire que les gardiens de la place sont en état d’opposer une vigoureuse défense, que pour avertir les soldats qui sont à la chasse d’aller se réfugier dans quelque autre fort.

On s’étonnera de ce que les Iroquois n’eussent point profité du premier moment de la surprise pour se jeter sur la place et l’emporter d’assaut. Mais il ne faut pas oublier qu’ils ignoraient tout à fait l’état précaire de la garnison et qu’ils avaient raison, au contraire, de croire le fort bien pourvu de défenseurs et à l’abri d’un coup de main. On connaît, du reste, le peu d’ardeur que mettaient les sauvages à attaquer ouvertement une enceinte fortifiée : leur répugnance sur ce point allait si loin, que dans les nombreuses expéditions que les Français entreprirent à cette époque contre les colonies anglaises et les cantons iroquois, les Hurons, nos alliés, se firent souvent prier pour suivre nos soldats à l’assaut. Tout comme celle des Hurons, la grande tactique des Iroquois à la guerre était la surprise et la ruse, et ils n’engageaient une bataille rangée qu’à la dernière extrémité. Aussi s’étaient ils arrêtés à une bonne portée de fusil du fort, lorsque mademoiselle de Verchères leur avait échappé. Les premiers coups de feu qui partirent de la place ayant ensuite fait mordre la poussière à quelques-uns qui, plus hardis que les autres, s’étaient trop avancés, les sauvages se retirèrent hors de l’atteinte des mousquets, afin de se concerter, attendant la nuit sans doute pour surprendre les Français à la faveur des ténèbres.

Le courage de la jeune héroïne, loin de faiblir, grandissait avec les difficultés croissantes de la situation. Pendant que les trois ou quatre hommes et ses deux frères, qui seuls défendaient la place avec elle, se multipliaient sur tous les points pour entretenir un semblant de fusillade, les femmes et les enfants qui venaient de perdre leurs maris et leurs pères, poussaient des cris lamentables qui se taisaient entendre entre les décharges de canon et de mousqueterie. Loin de se laisser énerver par ces lamentations qui eussent ébranlé la valeur de plus d’un soldat aguerri, elle parvint, à force de supplications, à faire taire ces infortunés, en leur représentant l’extrême danger pour eux d’être entendus de l’ennemi.

À peine avait-elle réussi à calmer ces malheureux que l’on aperçut sur le fleuve un canot qui s’approchait. On reconnut ceux qui le montaient. C’étaient un nommé Pierre Fontaine avec sa femme et ses enfants.

— Mon Dieu ! dit mademoiselle de Verchères, ces pauvres gens vont être massacrés si nous n’allons pas à leur secours ! LaBonté, et vous, Gachet, êtes-vous hommes à vous dévouer ?

Ceux-ci baissèrent la tête et ne diront mot.

— Non, c’est bien. Je vais vous montrer ce que peut faire une femme de cœur. J’irai seule. — Laviolette, vous allez faire sentinelle à la porte et la tenir ouverte pendant que je me rendrai au bord de la rivière. Si nous sommes tués là bas, fermez la porte et détendez-vous jusqu’à la mort.

Le chapeau sur la tempe et le fusil au poing, elle sortit seule et fière à la vue des ennemis que l’on voyait rôder aux environs, et s’avança vers le fleuve à la rencontre de la famille Fontaine qui venait de débarquer à l’endroit même où elle avait failli être prise par les Iroquois. Ceux-ci — par la suite ils l’avouèrent à M. de Callières — crurent que c’était une feinte pour les engager à s’approcher du fort d’où l’on aurait fait une sortie pour tomber sur eux en force, et ils restèrent prudemment à distance. Parvenue au lieu du débarquement, la jeune fille mit en deux mots la famille Fontaine au fait des circonstances et la lit marcher devant elle, sous les yeux des ennemis stupéfiés, jusqu’aux palissades, dont la porte fut aussitôt refermée.

— Maintenant que nous avons de nouvelles recrues, s’écria mademoiselle de Verchères, qu’on augmente le feu. Allons ! courage, ajouta-t elle en levant sur sa petite troupe un regard inspiré, ne craignons rien, Dieu est avec nous.

La journée se passa dans ces angoisses et ces alarmes continuelles, sans que le courage de Madeleine de Verchères se démentît un seul instant. Le trait qui suit démontrera mieux que toute réflexion le sangfroid et l’intrépidité incroyables de cette toute jeune fille. Une heure avant le coucher du soleil, elle se rappela qu’elle avait laissé le matin du linge et des couvertures hors du fort, au lieu même où les Iroquois l’avaient manquée.

— Il faut aller chercher ce linge, dit-elle à ses hommes ; voulez-vous venir avec moi ?

Le silence qui accueillit sa proposition lui en prouva pour le moins l’étrangeté.

— Prenez vos fusils et venez avec moi, dit-elle à ses deux frères. Quant à vous, ajouta-t-elle aux autres, tirez sur l’ennemi sans discontinuer.

La porte s’ouvrit encore une fois devant cette ménagère modèle qui, toujours le fusil à la main, partit et revint saine et sauve, ployant sous le poids de son fardeau, après avoir fait cette seconde sortie glorieuse à la face des Iroquois.

Cependant le jour tombe. À mesure que l’obscurité, montant de l’horizon, envahit le ciel, le vent de nord-est qui a commencé à souffler au coucher du soleil, augmente graduellement de violence. Les eaux du fleuve se soulèvent sous l’effort de la bise, et fouettés bientôt par un vent de tempête, commencent à bondir sur la grève avec une sourde et monotone clameur. Bientôt une neige serrée, mêlée de grêle, se met à tomber, voilant le fond grisâtre du fleuve aux regards anxieux des assiégés vainement fixés sur les eaux sombres, dans l’attente d’un secours. Du côté de terre, à travers le brouillard, on entrevoit de fauves lueurs, qui d’abord rampent sur le sol, et puis se dressent en s’élançant vers les nuages de neige qui vont s’empourprant au loin. Les Iroquois se sont répandus dans les environs, tuant les bestiaux, brûlant les maisons des habitants, saccageant tout. Du fort on peut entendre leurs cris de joie féroce, on voit danser leurs silhouettes qui se détachent en noir sur le fond lumineux des brasiers. Ainsi éclairés de terre et dominés d’en haut par le brouillard empourpré, dont la lueur sanglante grandit, s’éteint et reparaît plus rouge encore à chaque raffale de la tempête, on dirait des démons célébrant une bacchanale sous les voûtes de l’abîme maudit

Quelle nuit affreuse se prépare !

En face de toutes ces horreurs, on peut se figurer la force indomptable de caractère d’une jeune personne qui, loin de se laisser altérer par ces événements terribles, sait les regarder froidement en face, et souffler du courage au cœur des quelques hommes énervés qu’elle commande.

— Aujourd’hui, leur dit-elle, Dieu nous a sauvés des mains de nos ennemis, mais il faut nous garder de tomber cette nuit dans le piège qu’ils pourraient nous tendre. Moi, pour vous prouver que je n’ai point peur, je me charge de la défense du fort avec ce vieillard de quatre-vingts ans, soldat improvisé qui n’a jamais tiré un coup de fusil, et ces deux enfants, mes frères. Vous, Pierre Fontaine, LaBonté et Gachet, restez dans la redoute avec les femmes et les enfants ; c’est l’endroit le plus fort. Si je suis prise, ne vous rendez jamais, quand même je serais brûlée ou hachée en morceaux sous vos yeux. Dans cette redoute vous n'avez rien à craindre, pour peu que vous sachiez vous battre.

Elle place ses deux jeunes frères chacun sur un bastion, le vieillard sur le troisième, et se met elle-même en faction sur le quatrième ; et tout aussitôt de la redoute au fort et du fort à la redoute retentit dans la nuit orageuse le cri de veille des sentinelles :

— Bon quart…… bon quart.

À les entendre les Iroquois restent persuadés que la place est remplie d’hommes de guerre et qu’on y fait une garde vigilante. La tempête sévit toujours, les habitations embrasées se tordent dans les sinistres embrassements de l’incendie, et les hurlements des sauvages traversent les clameurs de l’orage comme les cris lugubres de la Mort passant emportée sur les ailes de la tourmente. Chaque seconde de ces heures, pour les assiégés, s’écoulent avec une désespérante lenteur. Fatigué par une fixité constante, éblouis par la surexcitation du cerveau, leurs yeux se créent de pénibles visions. Tout leur semble se mouvoir au pied du fort qui paraît aussi tournoyer dans les tourbillonnements de la tempête.

Sur le minuit, heure où le crime rampe dans l’ombre, un cri d’alerte partit du bastion de la porte.

— Mademoiselle… cria la sentinelle, j’entends quelque chose !…

Mademoiselle de Verchères se glisse le long des palissades, rejoint la sentinelle, et d’un regard fébrile scrute les ténèbres.

— Oui, quelqu’un se meut ici, tout près, … dit-elle en armant son fusil.

Des ombres mobiles, se montrant entre deux tourbillons de neige pour disparaître l’instant d’après, s’approchaient lentement.

— Préparez-vous… dit-elle à l’oreille du soldat, qui épaule son arme.

Il y eut un moment d’angoisse extrême.

Les ombres se rapprochaient avec un mouvement régulier.

— Ne tirez qu’à coup sûr, et sur mon ordre… murmure la jeune fille.

Mais elle abat son arme en riant.

— Qu’est-ce donc ?… lui crient les autres gardiens du fort mis aux abois par le premier cri de la sentinelle.

— Quelques-unes de nos pauvres bêtes à cornes échappées à ces bandits.

— Mais, lui dit-on, il faut ouvrir la porte pour les faire entrer.

— À Dieu ne plaise ! Vous ne connaissez donc pas toutes les ruses des Iroquois. Couverts de peaux de bête ils marchent sans doute après les bestiaux pour se glisser dans la place, si nous sommes assez stupides pour leur y donner accès.

Cependant, après bien des pourparlers, après s’être assurée que ces peaux ambulantes ne cachaient point d’autres animaux plus féroces que ceux qu’elles recouvrent habituellement, mademoiselle de Verchères se décida d’ouvrir la porte, à l’entrée de laquelle elle plaça ses deux frères avec leurs fusils armés en cas de surprise.

« Enfin, le jour parut, dit l’héroïne dans son mémoire, et le soleil, en dispersant les ténèbres de la nuit, sembla dissiper aussi notre chagrin et nos inquiétudes. Je parus au milieu de mes soldats avec un visage rassuré, en leur disant que puisqu’avec le secours du ciel nous avions bien passé la nuit, toute affreuse qu’elle eût été, nous en pourrions bien voir s’écouler d’autres en continuant de faire bonne garde et en tirant le canon d’heure en heure pour avoir des secours de Montréal. »

Ces paroles, dites avec une contenance ferme, et le courage dont elle avait fait preuve, produisirent la meilleure impression. Il n’y eut que la femme de Fontaine — « extrêmement peureuse, comme il est naturel à toutes les parisiennes de naissance, » remarque la narratrice — qui supplia son mari de la conduire dans un autre fort. Elle lui représenta que puisqu’ils avaient été assez heureux d’échapper la première nuit à la fureur des sauvages, il ne fallait pas s’attendre au même bonheur la nuit suivante ; que le fort de Verchères ne valait rien, puisqu’il n’y avait point d’hommes pour le garder et que d’y demeurer c’était s’exposer au plus grand danger.

Mais le brave homme, secouant la tête, lui répondit :

— Je n’abandonnerai jamais le fort de Verchères, tant que mademoiselle Madelon y sera.

— Merci, Fontaine, lui dit mademoiselle de Verchères en lui tendant la main ; et, soyez convaincu que je ne déserterai pas non plus mon poste et que je saurai mourir plutôt que de le livrer à l’ennemi. N’est-il pas de la plus grande conséquence que ces barbares n’entrent pas dans un fort français ? S’ils allaient s’emparer de celui-ci ne jugeraient-ils pas des autres comme du nôtre, et leur insolence ne s’en accroîtrait-elle pas démesurément ? Tenons ferme jusqu’à la fin !

La sublime enfant resta deux fois vingt-quatre heures sans dormir ni manger. Elle n’entra pas une fois dans la maison de son père, se tenant constamment sur le rempart et, avec un visage serein, se portant d’un bastion à l’autre pour encourager son monde et voir à ce qu’on fît partout bonne garde.

Pendant la nuit du huitième jour — car tout une semaine s’écoula dans de continuelles alarmes — mademoiselle de Verchères, épuisée de fatigue, s’était assoupie et reposait la tête sur une table, son fusil dans les bras, lorsque le qui-vive sonore d’une sentinelle la tira brusquement du sommeil.

D’un bond elle fut sur pied et s’élança sur la plateforme du bastion.

Un bruit de voix s’élevait des noires profondeurs du fleuve.

— Qui va-là ? cria la jeune fille, en faisant un porte-voix de ses deux mains.

— France ! lui répondent joyeusement des voix amies.

— Enfin ! dit-elle avec joie.

Elle lit ouvrir la porte de l’enceinte, et se rendit sur la grève. C’était M. de La Monnerie, lieutenant, que M. de Callières envoyait au secours du fort de Verchères avec quarante hommes de troupes.

La place était sauvée.

Dès que mademoiselle de Verchères les reconnut :

— Soyez les bien venus, dit-elle, et vous, monsieur, je vous rends les armes.

— Mademoiselle, fit de La Monnerie avec galanterie, elles sont entre bonnes mains.

— Meilleures que vous ne croyez peut-être, monsieur ! répondit fièrement l’héroïne de Verchères.

Marie-Magdeleine tenait de race ; car deux ans auparavant sa mère, madame de Verchères, avait aussi défendu le même fort, que M. Parkman appelle avec raison le Château-Dangereux du Canada, contre les Iroquois pendant deux jours, et avec trois ou quatre hommes seulement, jusqu’à ce que le marquis de Crisasy fût venu à son secours.

Dans son mémoire, Magdeleine de Verchères rapporte encore un curieux épisode de sa vie, où elle fît preuve du plus grand courage.

C’était en 1722. Elle portait alors le nom de M. de la Pérade à qui elle avait donné sa main en 1706.

Deux Abénakis étant entrés chez M. de la Pérade, lui cherchèrent querelle sous un futile prétexte. C’étaient des hommes de haute taille et des plus forts. Impatienté par leur insolence, M. de la Pérade leur signifia de sortir, ce qu’ils firent avec des menaces qui indiquaient à quel point leur colère était montée. On avait cependant raison de croire qu’ils avaient pris le parti de s’en aller, lorsque soudain un grand bruit se fait entendre dans le tambour, près de la porte d’entrée qui vole en éclats en livrant passage aux deux furieux.

— Tu es mort ! s’écrie l’un d’eux en courant, une hache à la main, sur M. de la Pérade.

Celui-ci, d’un bond, évite le coup et saute à la gorge du sauvage. Mais il n’est pas de force à lutter contre ce dernier qui va bientôt le renverser sous lui, lorsqu’un passant, attiré par le vacarme, entre dans la maison et se précipite au secours du maître de céans.

L’autre Abénakis voit que son compagnon est serré de près, et s’avance pour lui porter aide en brandissant son casse-tête. Madame de la Pérade qui a surveillé ses mouvements se jette par derrière sur le sauvage et lui arrache son tomahahk dont elle le menace à son tour. L’Abénakis saute sur un coffre pour éviter d’être atteint. Mais, d’un second coup bien appliqué, madame de la Pérade lui casse les reins et le jette sanglant à ses pieds.

On pouvait croire que la bagarre allait finir, lorsque d’autres ennemis apparaissent sur le terrain. Quatre sauvagesses pénètrent dans la maison et tombent comme des furies sur madame de la Pérade. Celle-ci veut lutter, mais en vain. Saisie aux cheveux, à la gorge et aux jambes, elle se sent enlevée de terre, et ces quatre diablesses hurlent d’une voix rauque : — Nous allons te jeter dans le feu.

La pauvre femme perd pied et se voit entraînée du côté de la cheminée où flambe un grand feu, lorsqu’elle sent que ses ennemies lâchent prise l’une après l’autre en poussant des hurlements de douleur et de rage. C’est le jeune Tarieu, enfant de douze ans qui, s’armant de tout ce qui lui tombe sous la main, vient au secours de sa mère. Ses coups pleuvent si fermes et dru sur la tête et les bras des quatre mégères, qu’elles sont forcées de lâcher prise.

Les cheveux épars, ses vêtements en lambeaux, l’œil en feu, madame de la Pérade se dégage et court à son mari sur lequel les quatre tigresses se sont jetées en poussant des cris épouvantables. Elles s’efforcent d’enlever à M. de la Pérade la hache qu’il vient d’arracher à son ennemi.

Madame de la Pérade saisit ce dernier par les cheveux en lui criant :

— Tu vas mourir !

Le passant qui leur était venu en aide intervint alors.

— Madame, dit-il, ce sauvage vous demande la vie, faites-lui donc quartier.

En même temps les quatre sauvagesses qui jugent la partie perdue, se jettent à genoux et demandent grâce.

Les maîtres de la maison restaient vainqueurs.

Et voilà comment cette forte femme, faisant encore une fois preuve d’une énergie peu commune à son sexe, eut l’honneur de sauver les siens.

Grâce à l’intervention de madame de Pontchartrain, femme d’un ministre du temps, la belle action de l’héroïne de Verchères était depuis longtemps parvenue aux oreilles du roi qui lui avait accordé une pension à vie. C’est en vue de conserver le souvenir exact du rare héroïsme qu’elle avait su déployer, que le marquis de Beauharnois, homme très-éclairé, lui demanda de rédiger le mémoire dont nous venons d’extraire la narration qui précède. Les temps sont changés : les jeunes Canadiennes ne trouveront pas dans les exploits de Marie-Magdeleine de Verchères des exemples à imiter ; mais ils y trouveront un sujet d’admiration et de sérieuses réflexions. La vie n’est pas toujours rose, ce n’est pas toujours la saison des bals, et lorsque la patrie verse des larmes, c’est à la femme forte de les étancher et de souiller le courage au cœur du soldat abattu par la fatigue des combats et démoralisé par les revers.

Oui, apprenons-le à nos filles ce noble nom de Verchères et racontons-leur les belles actions qui l’ont illustré, afin que si par malheur un jour, nos fils tombaient sanglants sur un champ de bataille, leurs sœurs ne craignissent point d’affronter aussi les balles pour panser de nobles blessures, et arrêter l’effusion du plus pur sang de la patrie ![2]


  1. Quoique la relation que notre héroïne a faite elle-même de la défense du fort de Verchères reporte cette action en 1606, nous croyons cependant, avec d’autres écrivains, que le fait eut lieu en 1692. Ne dit-elle pas, en effet, dans sa narration, qu’elle avait quatorze ans lors de cet événement. Or, en consultant les registres de Sorel, on voit qu’elle y fut baptisée le 17 avril 1678 ; ce qui lui donne juste quatorze ans en 1692. Elle fait encore mention de son frère Louis, qui, dit-elle, avait douze ans lorsqu’il prit part avec elle à la défense du fort. Comme il était né en 1680, il se trouvait donc avoir douze ans en 1692.
     Il est assez facile de s’expliquer cette erreur de date de la part de mademoiselle de Verchères qui écrivit sa relation de mémoire et nombre d’années plus tard, à la demande et sous l’administration du marquis de Beauharnais qui fut nommé gouverneur du Canada en 1726.
     M. Parkman, dans l’ouvrage qu’il vient de publier sur Frontenac place aussi la défense de Verchères en 1692. Mais il est singulier que l’habile historien, habituellement si exact, donne deux maris à Marie-Magdeleine de Verchères et qu’il la fasse convoler en secondes noces en 1722. Thomas Tarieu de la Naudière qui épousa mademoiselle de Verchères en 1706 portail aussi le nom de sieur de la Pérade. Ce sieur de la Pérade, que M. Parkman paraît avoir pris pour un second mari de l’héroïne de Verchères ne formait qu’une seule et même personne avec Thomas Tarieu de la Naudière.
  2. Nous avons cru devoir reproduire à la fin de ce volume, le mémoire de Mlle de Verchères, que nous citons textuellement pour ne lui rien ôter de sa couleur.