Han d’Islande/Chapitre VI

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Han d’Islande, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 44-49).
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VI

PIRRO.
Jamais !
ANGELO.
Quoi ! je crois que tu veux faire l’homme de bien. Misérable ! si tu dis un seul mot…
PIRRO.
Mais, Angelo, je t’en conjure, pour l’amour de Dieu…
ANGELO.
Laisse faire ce que tu ne peux empêcher.
PIRRO.
Ah ! quand le diable vous tient par un cheveu, il faut lui abandonner toute la tête. Malheureux que je suis !
Lessing, Émilia Galotti.


Une heure environ après que le jeune voyageur à la plume noire était sorti du Spladgest, la nuit étant tout à fait tombée et la foule entièrement écoulée, Oglypiglap avait fermé la porte extérieure de l’édifice funèbre, tandis que son maître Spiagudry arrosait pour la dernière fois les corps qui y étaient déposés. Puis tous deux s’étaient retirés dans leur très peu somptueux appartement, et tandis qu’Oglypiglap dormait sur son petit grabat, comme l’un des cadavres confiés à sa garde, le vénérable Spiagudry, assis devant une table de pierre couverte de vieux livres, de plantes desséchées et d’ossements décharnés, s’était plongé dans les graves études qui, bien que réellement fort innocentes, n’avaient pas peu contribué à lui donner parmi le peuple une réputation de sorcellerie et de diablerie, fâcheux apanage de la science à cette époque.

Il y avait plusieurs heures qu’il était absorbé dans ses méditations ; et, prêt enfin à quitter ses livres pour son lit, il s’était arrêté à ce passage lugubre de Thormodus Torfœus :

« Quand un homme allume sa lampe, la mort est chez lui avant qu’elle soit éteinte… »

— N’en déplaise au savant docteur, se dit-il à demi-voix, il n’en sera point ainsi chez moi ce soir.

Et il prit sa lampe pour la souffler.

— Spiagudry ! cria une voix qui sortait de la salle des cadavres.

Le vieux concierge trembla de tous ses membres. Ce n’est pas qu’il crût, comme tout autre peut-être à sa place, que les tristes hôtes du Spladgest s’insurgeaient contre leur gardien. Il était assez savant pour ne pas éprouver de ces terreurs imaginaires ; et la sienne n’était si réelle que parce qu’il connaissait trop bien la voix qui l’appelait.

— Spiagudry ! répéta violemment la voix, faudra-t-il, pour te faire entendre, que j’aille t’arracher les oreilles ?

— Que saint Hospice ait pitié, non de mon âme, mais de mon corps ! dit l’effrayé vieillard ; et, d’un pas que la peur pressait et ralentissait à la fois, il se dirigea vers la seconde porte latérale, qu’il ouvrit. Nos lecteurs n’ont pas oublié que cette porte communiquait à la salle des morts.

La lampe qu’il portait éclaira alors un tableau bizarrement hideux. D’un côté, le corps maigre, long et légèrement voûté de Spiagudry ; de l’autre, un homme petit, épais et trapu, vêtu de la tête aux pieds de peaux de toutes sortes d’animaux encore teintes, d’un sang desséché, et debout au pied du cadavre de Gill Stadt, qui, avec ceux de la jeune fille et du capitaine, occupait le fond de la scène. Ces trois muets témoins, ensevelis dans une sorte de pénombre, étaient les seuls qui pussent voir, sans fuir d’épouvante, les deux vivants dont l’entretien commençait.

Les traits du petit homme, que la lumière faisait vivement ressortir, avaient quelque chose d’extraordinairement sauvage. Sa barbe était rousse et touffue, et son front, caché sous un bonnet de peau d’élan, paraissait hérissé de cheveux de même couleur ; sa bouche était large, ses lèvres épaisses, ses dents blanches, aiguës et séparées ; son nez, recourbé comme le bec de l’aigle ; et son œil gris bleu, extrêmement mobile, lançait sur Spiagudry un regard oblique, où la férocité du tigre n’était tempérée que par la malice du singe. Ce personnage singulier était armé d’un large sabre, d’un poignard sans fourreau, et d’une hache à tranchants de pierre, sur le long manche de laquelle il était appuyé ; ses mains étaient couvertes de gros gants de peau de renard bleu.

— Ce vieux spectre m’a fait attendre bien longtemps, dit-il, se parlant à lui-même ; et il poussa une espèce de rugissement comme une bête des bois.

Spiagudry aurait certainement pâli d’effroi, s’il eût pu pâlir.

— Sais-tu bien, poursuivit le petit homme en s’adressant à lui directement, que je viens des grèves d’Urchtal ? Avais-tu donc envie, en me retardant, d’échanger ta couche de paille contre une de ces couches de pierre ?

Le tremblement de Spiagudry redoubla ; les deux seules dents qui lui restaient s’entre-choquèrent avec violence.

— Pardonnez, maître, dit-il en courbant l’arc de son grand corps jusqu’au niveau du petit homme, je dormais d’un profond sommeil.

— Veux-tu que je te fasse connaître un sommeil plus profond encore ?

Spiagudry fit une grimace de terreur, qui seule pouvait être plus plaisante que ses grimaces de gaieté.

— Eh bien ! qu’est-ce ? continua le petit homme. Qu’as-tu ? Est-ce que ma présence ne t’est pas agréable ?

— Oh ! mon maître et seigneur, répondit le vieux concierge, il n’est certainement pas pour moi de bon heur plus grand que la vue de votre excellence.

Et l’effort qu’il faisait pour donner à sa physionomie effrayée une expression riante eût déridé tout autre que des morts.

— Vieux renard sans queue, mon excellence t’ordonne de me remettre les vêtements de Gill Stadt.

En prononçant ce nom, le visage farouche et railleur du petit homme devint sombre et triste.

— Oh ! maître, pardonnez, je ne les ai plus, dit Spiagudry ; votre grâce sait que nous sommes obligés de livrer au fisc royal les dépouilles des ouvriers des mines, dont le roi hérite en sa qualité de leur tuteur né.

Le petit homme se tourna vers le cadavre, croisa les bras, et dit d’une voix sourde : — Il a raison. Ces misérables mineurs sont comme l’eider[1] ; on lui fait son nid, on lui prend son duvet.

Puis soulevant le cadavre entre ses bras et l’étreignant fortement, il se mit à pousser des cris sauvages d’amour et de douleur, pareils aux grondements d’un ours qui caresse son petit. À ces sons inarticulés, se mêlaient, par intervalles, quelques mots d’un jargon étrange que Spiagudry ne comprenait pas.

Il laissa retomber le cadavre sur la pierre, et se tourna vers le gardien.

— Sais-tu, sorcier maudit, le nom du soldat né sous un mauvais astre qui a eu le malheur d’être préféré à Gill par cette fille ?

Et il poussa du pied les restes froids de Guth Stersen.

Spiagudry fit un signe négatif.

— Eh bien ! par la hache d’Ingolphe, le chef de ma race, j’exterminerai tous les porteurs de cet uniforme ; et il désignait les vêtements de l’officier. — Celui dont je veux vengeance se trouvera dans le nombre. J’incendierai toute la forêt pour brûler l’arbuste vénéneux qu’elle renferme. Je l’ai juré du jour où Gill est mort ; et je lui ai donné déjà un compagnon qui doit réjouir son cadavre. — Ô Gill ! te voilà donc là sans force et sans vie, toi qui atteignais le phoque à la nage, le chamois à la course ; toi qui étouffais l’ours des monts de Kole à la lutte ; te voilà immobile, toi qui parcourais le Drontheimhus depuis l’Orkel jusqu’au lac de Smiasen, en un jour, toi qui gravissais les pics du Dofre-Field comme l’écureuil gravit le chêne ; te voilà muet, Gill, toi qui, debout sur les sommets orageux de Kongsberg, chantais plus haut que le tonnerre. Ô Gill ! c’est donc en vain que j’ai comblé pour toi les mines de Faroër ; c’est en vain que j’ai incendié l’église cathédrale de Drontheim ; toutes mes peines sont perdues, et je ne verrai pas se perpétuer en toi la race des enfants d’Islande, la descendance d’Ingolphe l’Exterminateur ; tu n’hériteras pas de ma hache de pierre ; et c’est toi au contraire qui me lègues ton crâne pour y boire désormais l’eau des mers et le sang des hommes.

À ces mots, saisissant la tête du cadavre :

— Spiagudry, dit-il, aide-moi. Et arrachant ses gants, il découvrit ses larges mains, armées d’ongles longs, durs et retors comme ceux d’une bête fauve.

Spiagudry, qui le vit prêt à faire sauter avec son sabre le crâne du cadavre, s’écria avec un accent d’horreur qu’il ne put réprimer : — Juste Dieu ! maître !… un mort !

— Eh bien, répliqua tranquillement le petit homme, aimes-tu mieux que cette lame s’aiguise ici sur un vivant ?

— Oh ! permettez-moi de supplier votre courtoisie… Comment votre excellence peut-elle profaner ?… Votre grâce… Seigneur, votre sérénité ne voudra pas…

— Finiras-tu ? ai-je besoin de tous ces titres, squelette vivant, pour croire à ton profond respect pour mon sabre ?

— Par saint Waldemar, par saint Usuph, au nom de saint Hospice, épargnez un mort !…

— Aide-moi, et ne parle pas des saints au diable.

— Seigneur, poursuivit le suppliant Spiagudry, par votre illustre aïeul saint Ingolphe !…

— Ingolphe l’Exterminateur était un réprouvé comme moi.

— Au nom du ciel, dit le vieillard en se prosternant, c’est cette réprobation que je veux vous éviter.

L’impatience transporta le petit homme. Ses yeux gris et ternes brillèrent comme deux charbons ardents.

— Aide-moi ! répéta-t-il en agitant son sabre.

Ces deux mots furent prononcés de la voix dont les prononcerait un lion, s’il parlait. Le concierge, tremblant et à demi mort, s’assit sur la pierre noire, et soutint de ses mains la tête froide et humide de Gill, tandis que le petit homme, à l’aide de son poignard et de son sabre, enlevait le crâne avec une dextérité singulière.

Quand cette opération fut terminée, il considéra quelque temps le crâne sanglant, en proférant des paroles étranges ; puis il le remit à Spiagudry pour qu’il le dépouillât et le lavât, et dit en poussant une espèce de hurlement :

— Et moi, je n’aurai pas en mourant la consolation de penser qu’un héritier de l’âme d’Ingolphe boira dans mon crâne le sang des hommes et l’eau des mers.

Après une sinistre rêverie, il continua :

— L’ouragan est suivi de l’ouragan, l’avalanche entraîne l’avalanche, et moi je serai le dernier de ma race. Pourquoi Gill n’a-t-il pas haï comme moi tout ce qui porte la face humaine ? Quel démon ennemi du démon d’Ingolphe l’a poussé sous ces fatales mines à la recherche d’un peu d’or ?

Spiagudry, qui lui rapportait le crâne de Gill, l’interrompit. — L’excellence a raison ; l’or lui-même, dit Snorro Sturleson, s’achète souvent trop cher.

— Tu me rappelles, dit le petit homme, une commission dont il faut que je te charge ; voici une boîte de fer que j’ai trouvée sur cet officier, dont tu n’as pas, comme tu le vois, toutes les dépouilles ; elle est si solidement fermée, qu’elle doit renfermer de l’or, seule chose précieuse aux yeux des hommes ; tu la remettras à la veuve Stadt, au hameau de Thoctree, pour lui payer son fils.

Il tira alors de son havresac de peau de renne un très petit coffre de fer. Spiagudry le reçut, et s’inclina.

— Remplis fidèlement mon ordre, dit le petit homme en lui lançant un regard perçant ; songe que rien n’empêche deux démons de se revoir ; je te crois encore plus lâche qu’avare, et tu me réponds de ce coffre.

— Oh ! maître, sur mon âme…

— Non pas ! sur tes os et sur ta chair.

En ce moment, la porte extérieure du Spladgest retentit d’un coup violent. Le petit homme s’étonna, Spiagudry chancela, et couvrit sa lampe de sa main.

— Qu’est-ce ? s’écria le petit homme en grondant. — Et toi, vieux misérable, comment trembleras-tu donc quand tu entendras la trompette du jugement dernier ?

Un second coup plus fort se fit entendre.

— C’est quelque mort pressé d’entrer, dit le petit homme.

— Non, maître, murmura Spiagudry, on n’amène point de morts passé minuit.

— Mort ou vivant, il me chasse. — Toi, Spiagudry sois fidèle et muet. Je te jure, par l’esprit d’Ingolphe et le crâne de Gill, que tu passeras dans ton auberge de cadavres tout le régiment de Munckholm en revue.

Et le petit homme, attachant le crâne de Gill à sa ceinture et remettant ses gants, s’élança avec l’agilité d’un chamois, et à l’aide des épaules de Spiagudry, par l’ouverture supérieure, où il disparut.

Un troisième coup ébranla le Spladgest, et une voix du dehors ordonna d’ouvrir aux noms du roi et du vice-roi. Alors le vieux concierge, à la fois agité par deux terreurs différentes, dont on pourrait nommer l’une de souvenir, et l’autre d’espérance, s’achemina vers la porte carrée, et l’ouvrit.



  1. Oiseau qui donne l’édredon. Les paysans norvégiens lui construisent des nids, où ils le surprennent et le plument