Han d’Islande/Chapitre X

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Han d’Islande, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 76-80).
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X

Tu ne la croirais pas malheureuse, tout ce qui l’entoure annonce le bonheur. Elle porte des colliers d’or et des robes de pourpre. Lorsqu’elle sort, la foule de ses vassaux se prosterne sur son passage, et des pages obéissants étendent des tapis sous ses pieds. Mais on ne la voit point dans la retraite qui lui est chère : car alors elle pleure, et son mari ne l’entend pas. — Je suis cette malheureuse, l’épouse d’un homme honoré, d’un noble comte, la mère d’un enfant dont les sourires me poignardent.
Maturin, Bertram.


Tu le sais, le cœur d’une mère
Est inépuisable en douleur.

Alex. Soumet.


La comtesse d’Ahlefeld venait de quitter l’insomnie de la nuit pour celle du jour. À demi couchée sur un sopha, elle rêvait aux arrière-goûts amers des jouissances impures, au crime qui use la vie par des joies sans bonheur et des douleurs sans consolation. Elle songeait à ce Musdœmon, que de coupables illusions lui avaient jadis peint si séduisant, si affreux maintenant qu’elle l’avait pénétré et qu’elle avait vu l’âme à travers le corps. La misérable pleurait, non d’avoir été trompée, mais de ne pouvoir plus l’être ; de regret, non de repentir ; aussi ses pleurs ne la soulageaient-ils pas. En ce moment sa porte s’ouvrit ; elle essuya en hâte ses yeux, et se retourna irritée d’être surprise, car elle avait ordonné qu’on la laissât seule. Sa colère se changea à l’aspect de Musdœmon en un effroi qu’elle apaisa pourtant en le voyant accompagné de son fils Frédéric.

— Ma mère ! s’écria le lieutenant, comment donc êtes-vous ici ? Je vous croyais à Bergen. Est-ce que nos belles dames ont repris la mode de courir les champs ?

La comtesse accueillit Frédéric avec des embrassements auxquels, comme tous les enfants gâtés, il répondit assez froidement. C’était peut-être la plus sensible des punitions pour cette malheureuse. Frédéric était son fils chéri, le seul être au monde pour lequel elle conservât une affection désintéressée ; car souvent, dans une femme dégradée, même quand l’épouse a disparu, il reste encore quelque chose de la mère.

— Je vois, mon fils, qu’en apprenant ma présence à Drontheim, vous êtes accouru sur-le-champ pour me voir.

— Oh ! mon Dieu non. Je m’ennuyais au fort, je suis venu dans la ville où j’ai rencontré Musdœmon, qui m’a conduit ici.

La pauvre mère soupira profondément.

— À propos, ma mère, continua Frédéric, je suis bien content de vous voir. Vous me direz si les nœuds de ruban rose au bas du justaucorps sont toujours de mode à Copenhague. Avez-vous songé à m’apporter une fiole de cette huile de Jouvence, qui blanchit la peau ? Vous n’avez pas oublié, n’est-ce pas, le dernier roman traduit, ni les galons d’or vierge que je vous ai demandés pour ma casaque couleur de feu, ni ces petits peignes que l’on place maintenant sous la frisure pour soutenir les boucles, ni…

La malheureuse femme n’avait rien apporté à son fils, que le seul amour qu’elle eût au monde.

— Mon cher fils, j’ai été malade, et mes souffrances m’ont empêchée de songer à vos plaisirs.

— Vous avez été malade, ma mère ? Eh bien, maintenant vous sentez-vous mieux ? — À propos, comment va ma meute de chiens normands ? Je parie qu’on aura négligé de baigner tous les soirs ma guenon dans l’eau de rose. Vous verrez que je trouverai mon perroquet de Bilbao mort à mon retour. — Quand je suis absent, personne ne songe à mes bêtes.

— Votre mère du moins songe à vous, mon fils, dit la mère, d’une voix altérée.

Ç’aurait été l’heure inexorable où l’ange exterminateur lancera les âmes pécheresses dans les châtiments éternels, qu’il aurait eu pitié des douleurs auxquelles était en ce moment livré le cœur de l’infortunée comtesse.

Musdœmon riait dans un coin de l’appartement.

— Seigneur Frédéric, dit-il, je vois que l’épée d’acier ne veut pas se rouiller dans le fourreau de fer. Vous ne vous souciez pas de perdre dans les tours de Munckholm les saines traditions des salons de Copenhague. Mais pourtant, daignez me le dire, à quoi bon cette huile de Jouvence, ces rubans roses et ces petits peignes ; à quoi bon ces apprêts de siège, si la seule forteresse féminine que renferment les tours de Munckholm est imprenable ?

— En honneur ! elle l’est, répondit Frédéric en riant. Certes, si j’ai échoué, le général Schack y échouerait. Mais comment surprendre un fort où rien n’est à découvert, où tout est gardé sans relâche ? Que faire contre des guimpes qui ne laissent voir que le cou, contre des manches qui cachent tout le bras, en sorte qu’il n’y a que le visage et les mains pour prouver que la jeune damoiselle n’est pas noire comme l’empereur de Mauritanie ? Mon cher précepteur, vous seriez un écolier. Croyez-moi, le fort est inexpugnable quand la Pudeur y tient garnison.

— En vérité ! dit Musdœmon. Mais ne forcerait-on pas la Pudeur à capituler, en lui faisant donner l’assaut par l’Amour, au lieu de se borner au blocus des Petits Soins ?

— Peine perdue, mon cher ; l’Amour s’est bien introduit dans la place, mais il y sert de renfort à la Pudeur.

— Ah ! seigneur Frédéric, voilà du nouveau. Avec l’Amour pour vous…

— Et qui vous dit, Musdœmon, qu’il est pour moi ?

— Et pour qui donc ? s’écrièrent à la fois Musdœmon et la comtesse, qui jusqu’alors avait écouté en silence, mais à qui les paroles du lieutenant venaient de rappeler Ordener.

Frédéric allait répondre et préparait déjà un récit piquant de la scène nocturne de la veille, quand le silence prescrit par la loi courtoise lui revint à l’esprit et changea sa gaieté en embarras.

— Ma foi, dit-il, je ne sais pour qui… mais… quelque rustaud, peut-être… quelque vassal…

— Quelque soldat de la garnison ? dit Musdœmon en éclatant de rire.

— Quoi, mon fils ! s’écriait de son côté la comtesse, vous êtes sûr qu’elle aime un paysan, un vassal ? — Quel bonheur si vous en étiez sûr !

— Eh ! sans doute, j’en suis sûr. Ce n’est point un soldat de la garnison, ajouta le lieutenant d’un air piqué. Mais je suis assez sûr de ce que je dis pour vous prier, ma mère, d’abréger mon très inutile exil dans ce maudit château.

Le visage de la comtesse s’était éclairci en apprenant la chute de la jeune fille. L’empressement d’Ordener Guldenlew à se rendre à Munckholm se présenta alors à son esprit sous des couleurs toutes différentes. Elle en fit les honneurs à son fils.

— Vous nous donnerez tout à l’heure, Frédéric, des détails sur les amours d’Éthel Schumacker ; ils ne m’étonnent pas, fille de rustre ne peut aimer qu’un rustre. En attendant, ne maudissez pas ce château qui vous a procuré hier l’honneur de voir certain personnage faire les premières démarches pour vous connaître.

— Comment ! ma mère, dit le lieutenant ouvrant les yeux, — quel personnage ?

— Trêve de plaisanteries, mon fils. Personne ne vous a-t-il rendu visite hier ? Vous voyez que je suis instruite.

— Ma foi, mieux que moi, ma mère. Du diable si j’ai vu hier autre visage que les mascarons placés sous les corniches de ces vieilles tours !

— Comment, Frédéric, vous n’avez vu personne ?

— Personne, ma mère, en vérité !

Frédéric, en omettant son antagoniste du donjon, obéissait à la loi du silence ; et d’ailleurs ce manant pouvait-il compter pour quelqu’un ?

— Quoi ! dit la mère, le fils du vice-roi n’est pas allé hier soir à Munckholm ?

Le lieutenant éclata de rire.

— Le fils du vice-roi ! En vérité, ma mère, vous rêvez ou vous raillez.

— Ni l’un ni l’autre, mon fils. Qui donc était hier de garde ?

— Moi-même, ma mère.

— Et vous n’avez point vu le baron Ordener ?

— Eh non, répéta le lieutenant.

— Mais songez, mon fils, qu’il a pu entrer incognito, que vous ne l’avez jamais vu, ayant été élevé à Copenhague tandis qu’on relevait à Drontheim ; songez à ce qu’on dit de ses caprices, du vagabondage de ses idées. Êtes-vous sûr, mon fils, de n’avoir vu personne ?

Frédéric hésita un instant.

— Non, s’écria-t-il, personne ! je ne puis dire autre chose.

— En ce cas, reprit la comtesse, le baron n’est sans doute pas allé à Munckholm.

Musdœmon, d’abord surpris comme Frédéric, avait tout écouté attentivement. Il interrompit la comtesse.

— Noble dame, permettez. — Seigneur Frédéric, quel est, de grâce, le nom du vassal aimé de la fille de Schumacker ?

Il répéta sa question ; car Frédéric, qui depuis quelques moments était devenu pensif, ne l’avait pas entendue.

— Je l’ignore… ou plutôt… Oui, je l’ignore.

— Et comment, seigneur, savez-vous qu’elle aime un vassal ?

— L’ai-je dit ? un vassal ? Eh bien ! oui, un vassal…

L’embarras de la position du lieutenant s’accroissait. Cet interrogatoire, les idées qu’il faisait naître en lui, l’obligation de se taire, le jetaient dans un trouble dont il craignait de n’être plus maître.

— Par ma foi, sire Musdœmon, et vous, ma noble mère, si la manie d’interroger est à la mode, amusez-vous à vous interroger tous deux. Pour moi, je n’ai rien de plus à vous dire.

Et, ouvrant brusquement la porte, il disparut, les laissant plongés dans un abîme de conjectures. Il descendit précipitamment dans la cour, car il entendait la voix de Musdœmon qui le rappelait.

Il remonta à cheval, et se dirigea vers le port, d’où il voulait se rembarquer pour Munckholm, pensant y trouver peut-être encore l’étranger qui jetait dans de profondes réflexions l’un des plus frivoles cerveaux d’une des plus frivoles capitales.

— Si c’était Ordener Guldenlew ! se disait-il ; en ce cas ma pauvre Ulrique… Mais non ; il est impossible qu’on soit assez fou pour préférer la fille indigente d’un prisonnier d’état à la fille opulente d’un ministre tout-puissant. En tout cas, la fille de Schumacker pourrait n’être qu’une fantaisie, et rien n’empêche, quand on a une femme, d’avoir en même temps une maîtresse ; cela même est de bon ton. Mais non, ce n’est pas Ordener. Le fils du vice-roi ne se vêtirait pas d’un justaucorps usé ; et cette vieille plume noire sans boucle, battue du vent et de la pluie ! et ce grand manteau dont on pourrait faire une tente ! et ces cheveux en désordre, sans peignes et sans frisure ! et ces bottines à éperons de fer, souillées de boue et de poussière ! Vraiment ce ne peut être lui. Le baron de Thorvick est chevalier de Dannebrog ; cet étranger ne porte aucune décoration d’honneur. Si j’étais chevalier de Dannebrog, il me semble que je coucherais avec le collier de l’ordre. Oh non ! il ne connaît seulement pas la Clélie. Non, ce n’est pas le fils du vice roi.