Han d’Islande/Chapitre XLI

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Han d’Islande, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 274-277).
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XLI


Un signal lugubre est donné, un ministre abject de la justice vient frapper à sa porte, et l’avertir qu’on a besoin de lui.
Joseph de Maistre.



La nuit venait de tomber ; un vent froid sifflait autour de la Tour-Maudite, et les portes de la ruine de Vygla tremblaient dans leurs gonds, comme si la même main les eût secouées toutes à la fois.

Les farouches habitants de la tour, le bourreau et sa famille, étaient réunis autour du foyer allumé au milieu de la salle du premier étage, qui jetait des rougeurs vacillantes sur leurs visages sombres et sur leurs vêtements d’écarlate. Il y avait dans les traits des enfants quelque chose de féroce comme le rire de leur père, et de hagard comme le regard de leur mère. Leurs yeux, ainsi que ceux de Bechlie, étaient tournés vers Orugix, qui, assis sur une escabelle de bois, paraissait reprendre haleine, et dont les pieds, couverts de poussière, annonçaient qu’il venait d’arriver de quelque lointaine expédition.

— Femme, écoute ; écoutez, enfants. Ce n’est pas pour apporter de mauvaises nouvelles que j’ai été absent deux jours entiers. Si, avant un mois, je ne suis pas exécuteur royal, je veux ne savoir pas serrer un nœud coulant ou manier une hache. Réjouissez-vous, mes petits louveteaux, votre père vous laissera peut-être pour héritage l’échafaud même de Copenhague.

— Nychol, demanda Bechlie, qu’y a-t-il donc ?

— Et toi, ma vieille bohémienne, reprit Nychol avec son rire pesant, réjouis-toi aussi ! tu peux t’acheter des colliers de verre bleu pour orner ton cou de cigogne étranglée. Notre engagement expire bientôt ; mais va, dans un mois, quand tu me verras le premier bourreau des deux royaumes, tu ne refuseras pas de casser une autre cruche avec moi[1].

— Qu’y a-t-il donc, qu’y a-t-il donc, mon père ? demandèrent les enfants, dont l’aîné jouait avec un chevalet tout sanglant, tandis que le plus petit s’amusait à plumer vivant un petit oiseau qu’il avait pris à sa mère dans le nid même.

— Ce qu’il y a, mes enfants ? — Tue donc cet oiseau, Haspar, il crie comme une mauvaise scie ; et d’ailleurs il ne faut pas être cruel. Tue-le. — Ce qu’il y a ? Rien, peu de chose vraiment, sinon, dame Bechlie, qu’avant huit jours d’ici l’ex-chancelier Schumacker, qui est prisonnier à Munckholm, après avoir vu mon visage de si près à Copenhague, et le fameux brigand d’Islande Han de Klipstadur, me passeront peut-être tous deux à la fois par les mains.

L’œil égaré de la femme rouge prit une expression d’étonnement et de curiosité.

— Schumacker ! Han d’Islande ! comment cela, Nychol ?

— Voilà tout. J’ai rencontré hier matin, sur la route de Skongen, au pont de l’Ordals, tout le régiment des arquebusiers de Munckholm, qui s’en retournait à Drontheim d’un air très victorieux. J’ai questionné un des soldats, qui a daigné me répondre, parce qu’il ignorait sans doute pourquoi ma casaque et ma charrette sont rouges ; j’ai appris que les arquebusiers revenaient des gorges du Pilier-Noir, où ils avaient mis en pièces des bandes de brigands, c’est-à-dire de mineurs insurgés. Or, tu sauras, Bechlie la bohémienne, que ces rebelles se révoltaient pour Schumacker, et étaient commandés par Han d’Islande. Tu sauras que cette levée de boucliers constitue pour Han d’Islande un bon crime d’insurrection contre l’autorité royale, et pour Schumacker un bon crime de haute trahison ; ce qui amène tout naturellement ces deux honorables seigneurs à la potence ou au billot. Ajoute à ces deux superbes exécutions, qui ne peuvent manquer de me rapporter au moins quinze ducats d’or chacune, et de me faire le plus grand honneur dans les deux royaumes, celles, moins importantes, à la vérité, de quelques autres…

— Mais quoi ! interrompit Bechlie, Han d’Islande a donc été pris ?

— Pourquoi interrompez-vous votre seigneur et maître, femme de perdition ? dit le bourreau. Oui, sans doute, ce fameux, cet imprenable Han d’Islande a été pris, avec quelques autres chefs de brigands, ses lieutenants, qui me rapporteront bien aussi chacun douze écus par tête, sans compter la vente des cadavres. Il a été pris, vous dis-je, et je l’ai vu, puisqu’il faut satisfaire entièrement votre curiosité, passer entre les rangs des soldats.

La femme et les enfants se rapprochèrent vivement d’Orugix.

— Quoi ! tu l’as vu, père ? demandèrent les enfants.

— Taisez-vous, enfants. Vous criez comme un coquin qui se dit innocent. Je l’ai vu. C’est une espèce de géant ; il marchait les bras croisés, enchaînés derrière le dos, et le front bandé. C’est que, sans doute, il a été blessé à la tête. Mais, qu’il soit tranquille, avant peu je l’aurai guéri de cette blessure.

Après avoir mêlé à ces horribles paroles un horrible geste, le bourreau continua :

— Du reste, ce redoutable géant m’a paru assez abattu. Il y avait derrière lui quatre de ses compagnons, également prisonniers, blessés de même, et qu’on menait comme lui à Drontheim, où ils seront jugés, avec l’ex-grand-chancelier Schumacker, par un tribunal où siégera le haut-syndic, et que présidera le grand-chancelier actuel.

— Père, quel visage avaient les autres prisonniers ?

— Les deux premiers étaient deux vieillards, dont l’un portait le feutre de mineur, et l’autre le bonnet de montagnard. Tous deux paraissaient désespérés. Des deux autres, l’un était un jeune mineur, qui marchait la tête haute, en sifflant ; l’autre… — Te souviens-tu, ma damnée Bechlie, de ces voyageurs qui sont entrés dans cette tour, il y a une dizaine de jours, la nuit de ce violent orage ?

— Comme Satan se souvient du jour de sa chute, répondit la femme.

— Avais-tu remarqué parmi ces étrangers un jeune homme qui accompagnait ce vieux docteur fou à grande perruque ? un jeune homme, te dis-je, vêtu d’un grand manteau vert et coiffé d’une toque à plume noire ?

— En vérité, je crois l’avoir encore devant les yeux, me disant : Femme, nous avons de l’or…

— Eh bien ! la vieille, je veux n’avoir jamais étranglé que des coqs de bruyère, si le quatrième prisonnier n’est pas ce jeune homme. Sa figure m’était, à la vérité, entièrement cachée par sa plume, sa toque, ses cheveux et son manteau ; d’ailleurs, il baissait la tête. Mais c’est bien le même vêtement, les mêmes bottines, le même air. Je veux avaler d’une bouchée le gibet de pierre de Skongen, si ce n’est pas le même homme ! Que dis-tu de cela, Bechlie ? Ne serait-il pas plaisant qu’après avoir reçu de moi de quoi soutenir sa vie, cet étranger en reçût également de quoi l’abréger, et qu’il exerçât mon habileté après avoir éprouvé mon hospitalité ?

Le bourreau prolongea quelque temps son gros rire sinistre ; puis il reprit :

— Allons, réjouissez-vous donc tous, et buvons, oui, Bechlie, donne-moi un verre de cette bière qui râpe le gosier comme si l’on buvait des limes, que je le vide à mon avancement futur. — Allons, honneur et santé au seigneur Nychol Orugix, exécuteur royal en perspective ! — Je t’avouerai, vieille pécheresse, que j’ai eu de la peine à me rendre au bourg de Nœs pour y pendre obscurément je ne sais quel ignoble voleur de choux et de chicorée. Cependant, en y réfléchissant, j’ai pensé que trente-deux ascalins n’étaient pas encore à dédaigner, et que mes mains ne se dégraderaient en exécutant de simples voleurs et autres canailles de ce genre que lorsqu’elles auraient décapité le noble comte ex-grand-chancelier et le fameux démon d’Islande. Je me suis donc résigné, en attendant mon diplôme de maître royal des hautes-œuvres, à expédier le pauvre misérable du bourg de Nœs ; et voici, ajouta-t-il en tirant une bourse de cuir de son havresac, voici les trente-deux ascalins que je t’apporte, la vieille.

En ce moment, le bruit du cor se fit entendre à trois reprises différentes, en dehors de la tour.

— Femme, cria Orugix en se levant, ce sont les archers du haut-syndic.

À ces mots, il descendit en toute hâte.

Un instant après il reparut, portant un grand parchemin, dont il avait rompu le sceau.

— Tiens, dit-il à sa femme, voilà ce que le haut-syndic m’envoie. Déchiffre-moi cela, toi qui lirais le grimoire de Satan. Ce sont peut-être déjà mes lettres de promotion ; car, puisque le tribunal aura un grand chancelier pour président et un grand-chancelier pour accusé, il conviendrait que le bourreau qui exécutera son arrêt fût un bourreau royal.

La femme reçut le parchemin, et, après y avoir quelque temps promené ses yeux, elle lut à haute voix, tandis que les enfants jetaient sur elle un regard hébété et stupide :

— « Au nom du haut-syndic du Drontheimhus ! — il est ordonné à Nychol Orugix, bourreau de la province, de se transporter sur-le-champ à Drontheim, et de se munir de la hache d’honneur, du billot et des tentures noires. »

— C’est là tout ? demanda le bourreau d’une voix mécontente.

— C’est là tout, répondit Bechlie.

— Bourreau de la province ! murmura Orugix entre ses dents.

Il resta un moment jetant sur le parchemin syndical des regards d’humeur.

— Allons, dit-il enfin, il faut obéir et partir. Voici pourtant qu’on me demande la hache d’honneur et les tentures noires. — Tu auras soin, Bechlie, d’enlever les gouttes de rouille qui ont délustré ma hache, et de voir si la draperie n’est pas tachée en plusieurs endroits. En somme, il ne faut pas se décourager, ils ne veulent peut-être m’accorder d’avancement que comme salaire de cette belle exécution. Tant pis pour les condamnés, ils n’auront pas la satisfaction d’être mis à mort par un exécuteur royal.


  1. Quand une bohémienne se mariait, elle se bornait, pour toute cérémonie, à briser un pot de terre devant l’homme dont elle voulait devenir la compagne, et elle vivait conjugalement avec lui autant d’années qu’il y avait de fragments du vase. Au bout de ce temps, les époux étaient libres de se quitter, ou de rompre un nouveau pot de terre.
    xxxC’est sans doute à cet usage bizarre que le bourreau du Drontheimhus fait ici allusion.
    (Note de l’édition originale.)