Han d’Islande/Chapitre XVII

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Han d’Islande, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 130-131).
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XVII

Toujours seule, un faible espoir la soutenait encore ; et elle attendait de jour en jour un message consolant ; mais hélas !… À force de veiller seule dans la tourelle qui domine sur la mer, tu as laissé ton esprit s’égarer dans les sombres rêveries de la crainte et de la solitude.
Le Prieur.


Seigneur, je peigne mes cheveux, je les peigne en pleurant, parce que vous me laissez seule, et que vous vous en allez dans les montagnes.
La Dame au Comte, romance.



Éthel, cependant, avait déjà compté quatre jours longs et monotones depuis qu’elle errait seule dans le sombre jardin du donjon de Slesvig ; seule dans l’oratoire, témoin de tant de pleurs et confident de tant de vœux ; seule dans la longue galerie où, une fois, elle n’avait pas entendu sonner minuit. Son vieux père l’accompagnait quelquefois, mais elle n’en était pas moins seule, car le véritable compagnon de sa vie était absent.

Malheureuse jeune fille ! Qu’avait fait cette âme jeune et pure pour être déjà livrée à tant d’infortune ? Enlevée au monde, aux honneurs, aux richesses, aux joies de la jeunesse, aux triomphes de la beauté, elle était encore au berceau qu’elle était déjà dans un cachot ; captive près d’un père captif, elle avait grandi en le voyant dépérir ; et pour comble de douleurs, pour qu’elle n’ignorât aucun esclavage, l’amour était venu la trouver dans sa prison.

Encore si elle eût pu avoir son Ordener auprès d’elle, que lui eût fait la liberté ? Eût-elle su seulement s’il existait un monde dont on la séparait ? Et d’ailleurs, son monde, son ciel, n’eussent-ils pas été avec elle dans cet étroit donjon, sous ces noires tours hérissées de soldats, et vers lesquelles le passant n’en aurait pas moins jeté un regard de pitié ?

Mais, hélas ! pour la seconde fois, son Ordener était absent ; et, au lieu de couler près de lui des heures bien courtes, mais toujours renaissantes, dans de saintes caresses et de chastes embrassements, elle passait les nuits et les jours à pleurer son absence et à prier pour ses dangers. Car une vierge n’a que sa prière et ses larmes.

Quelquefois elle enviait ses ailes à l’hirondelle libre qui venait lui demander quelque nourriture à travers les barreaux de sa prison. Quelquefois elle laissait fuir sa pensée sur le nuage qu’un vent rapide enfonçait dans le nord du ciel ; puis tout à coup elle détournait sa tête et voilait ses yeux, comme si elle eût craint de voir apparaître le gigantesque brigand et commencer le combat inégal sur l’une des montagnes lointaines dont le sommet bleuâtre rampait à l’horizon ainsi qu’une nuée immobile.

Oh ! qu’il est cruel d’aimer alors qu’on est séparé de l’être qu’on aime ! Bien peu de cœurs ont connu cette douleur dans toute son étendue, parce que bien peu de cœurs ont connu l’amour dans toute sa profondeur. Alors, étranger en quelque sorte à sa propre existence, on se crée pour soi-même une solitude morne, un vide immense, et, pour l’être absent, je ne sais quel monde effrayant de périls, de monstres et de déceptions ; les diverses facultés qui composaient notre nature se changent et se perdent en un désir infini de l’être qui nous manque ; tout ce qui nous environne est hors de notre vie. Cependant on respire, on marche, on agit, mais sans la pensée. Comme une planète égarée qui aurait perdu son soleil, le corps se meut au hasard ; l’âme est ailleurs.