Han d’Islande/Chapitre XXXVIII

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Han d’Islande, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 255-257).
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XXXVIII


Aux armes ! aux armes ! capitaines !
E. H., Le captif d’Ochali.



Qu’on veuille bien recommencer avec nous la journée qui vient de s’écouler, et se transporter à Skongen, où, tandis que les insurgés sortaient de la mine de plomb d’Apsyl-Corh, est entré le régiment des arquebusiers, que nous avons vu en marche au trentième chapitre de cette très véridique narration.

Après avoir donné quelques ordres pour le logement des soldats qu’il commandait, le baron Vœthaün, colonel des arquebusiers, allait franchir le seuil de l’hôtel qui lui était destiné près de la porte de la ville, quand il sentit une main lourde se poser familièrement sur son épaule. Il se retourna.

C’était un homme de petite taille, dont un grand chapeau d’osier, qui couvrait ses traits, ne laissait apercevoir que la barbe rousse et touffue. Il était soigneusement enveloppé des plis d’une espèce de manteau de bure grise, qui, à un reste de capuchon qu’on y voyait pendre, paraissait avoir été une robe d’ermite, et ne laissait apercevoir que ses mains, cachées sous de gros gants.

— Brave homme, demanda brusquement le colonel, que diable me voulez-vous ?

— Colonel des arquebusiers de Munckholm, répondit l’homme avec une expression bizarre, suis-moi un instant, j’ai un avis à te donner.

À cette étrange invitation, le baron resta un moment surpris et muet.

— Un avis important, colonel, répéta l’homme aux gros gants.

Cette insistance détermina le baron Vœthaün. Dans le moment de crise où se trouvait la province, et avec la mission qu’il remplissait, aucun renseignement n’était à dédaigner. — Allons, dit-il.

Le petit homme marcha devant lui, et dès qu’ils furent hors de la ville il s’arrêta : — Colonel, as-tu bonne envie d’exterminer d’un seul coup tous les révoltés ?

Le colonel se prit à rire :

— Mais ce ne serait point mal commencer la campagne.

— Eh bien ! fais placer dès aujourd’hui en embuscade tous tes soldats dans les gorges du Pilier-Noir, à deux milles de cette ville ; les bandes y camperont cette nuit. Au premier feu que tu verras briller, fonds sur eux avec les tiens. La victoire sera aisée.

— Brave homme, l’avis est bon, et je vous en remercie. Mais comment savez-vous ce que vous me dites ?

— Si tu me connaissais, colonel, tu me demanderais plutôt comment il se pourrait faire que je ne le susse point.

— Qui donc êtes-vous ?

L’homme frappa du pied.

— Je ne suis point venu ici pour te dire cela.

— Ne craignez rien. Qui que vous soyez, le service que vous rendez sera votre sauvegarde. Peut-être étiez-vous du nombre des rebelles ?

— J’ai refusé d’en être.

— Alors pourquoi taire votre nom, puisque vous êtes un fidèle sujet du roi ?

— Que t’importe ?

Le colonel voulut tirer encore quelques éclaircissements de ce singulier donneur d’avis.

— Dites-moi, est-il vrai que les brigands soient commandés par le fameux Han d’Islande ?

— Han d’Islande ! répéta le petit homme avec une inflexion de voix extraordinaire.

Le baron recommença sa question. Un éclat de rire, qui eût pu passer pour un rugissement, fut toute la réponse qu’il put obtenir. Il essaya plusieurs autres questions sur le nombre et les chefs des mineurs, le petit homme lui ferma la bouche.

— Colonel des arquebusiers de Munckholm, je t’ai dit tout ce que j’avais à te dire. Embusque-toi dès aujourd’hui dans le défilé du Pilier-Noir avec ton régiment entier, et tu pourras écraser tout ce troupeau d’hommes.

— Vous ne voulez pas me dévoiler qui vous êtes, ainsi vous vous privez de la reconnaissance du roi ; mais il n’en est pas moins juste que le baron Vœthaün vous témoigne sa gratitude du service que vous lui rendez.

Le colonel jeta sa bourse aux pieds du petit homme.

— Garde ton or, colonel, dit celui-ci. Je n’en ai pas besoin ; et, ajouta-t-il, en montrant un gros sac suspendu à sa ceinture de corde, s’il te fallait un salaire pour tuer ces hommes, j’aurais encore, colonel, de l’or à te donner en paiement de leur sang.

Avant que le colonel fut revenu de l’étonnement où l’avaient jeté les inexplicables paroles de cet être mystérieux, il avait disparu.

Le baron Vœthaün retourna lentement sur ses pas, en se demandant ce qu’on devait ajouter de foi aux avis de cet homme. Au moment où il rentrait dans son hôtel, on lui remit une lettre scellée des armes du grand-chancelier. C’était en effet un message du comte d’Ahlefeld, où le colonel retrouva, avec une surprise facile à concevoir, le même avis et le même conseil que venait de lui donner aux portes de la ville l’incompréhensible personnage au chapeau d’osier et aux gros gants.