Happe-Chair (Lemonnier)/Chapitre XVII

La bibliothèque libre.
Louis-Michaud (p. 147-162).
◄   XVI
XVIII  ►



XVII



Une après-midi, Clarinette vaguait aux boutiques, du côté de la station quand, dans la fumée d’un train stoppant, elle aperçut, par la barrière en claire-voie, Ginginet qui sautait du marchepied, sa marmotte à la main. Elle demeura un instant clouée sur place, dans son saisissement de le voir, alors qu’elle ne l’espérait plus, régla précipitamment sa dépense et, au passage, le héla d’un psit dans le dos.

— Ou’que tu vas si vite, m’chéri ?

— Chez toi.

— Parole ?

— Parole !

— C’est qué, d’j’vas t’dire, l’aut’ est là à traîner ses brayettes.

Pas de veine ! Il arrivait du fond des Ardennes où il avait roulé tout un mois, le sang cuit par les bourgognes et le gibier ; il comptait se dédommager de son jeûne de femmes chez la luronne, et voilà que ce cocu de Huriaux se jetait en travers de ses jambes. Au diable les maris ! Elle le trouva si gentil dans son complet gris, battant neuf, qu’elle oublia ses griefs passés, l’appela « pauv’ p’tit homme », long comme le bras ; et tous deux, au chaud de la rue, avec un rire gêné, se plongeaient les yeux dans les yeux, tourmentés d’un même désir.

— Pas moyen alors ? interrogea-t-il.

Elle cherchait.

— Choute, viens to d’même. J’trouverai ben une avisance.

Ils se quittèrent avec un salut cérémonieux. Il descendit la chaussée et elle entra chez l’épicier, regardant à travers la vitre se balancer sa taille fringante, au loin.

C’est vrai qu’ils n’avaient pas de chance : Huriaux s’était donné un tour de reins l’avant-veille dans une manœuvre maladroite et n’espérait reprendre son travail que la nuit suivante. Cependant il était debout, avait même parlé de se traîner à reposées jusqu’à sa bicoque, au Saut-du-Leu, un ouragan ayant démoli la toiture. Quand Clarinette rentra, elle le trouva s’essayant à marcher, les mains larges plantées sur les hanches.

— V’là qui va ben alors ? cria-t-elle toute gaude.

Elle lui reparla de la maison précipitamment : le toit béait à la pluie ; il fallait aviser sans délai.

C’était la Raclou qui, en passant l’autre jour, leur avait apporté la nouvelle ; l’ouragan avait sévi pendant douze heures ; puis il était tombé des guilées toute une nuit.

— Vas-y, m’n’ homme. L’chauffe du soleil t’coulera comme di beurre din l’dos.

Il finit par se décider, passa son bourgeron, mais au moment où il se casquait, il eut un haut-le-corps devant Ginginet qui entrait.

— Tiens, vous sortiez ? Ne vous gênez pas. Le temps de prendre un petit verre, et je file.

— Y a pas d’embarras, répondit Huriaux en lui poussant une chaise dans les jambes, aise de le revoir. M’commère est d’sus l’grenier qui fouine din s’linge.

Elle avait entendu la voix de Ginginet. Elle dégringola l’escalier, jouant la surprise.

— Ah ben, vrai, on n’comptait pus d’su’ vot’ pratique.

Il recommença ses explications, comme quoi il avait été retenu par ses affaires à Givet, Charleville, Rocroi, une fameuse tournée.

Ginginet crut gagner du temps en demandant du café, si toutefois ce n’était trop déranger Mme Huriaux. Au contraire, tout à son service. Et le moulin dans les genoux, elle se mit à moudre les graines, tandis que Huriaux, averti qu’il manquait du sucre, allait en quérir à la boutique, trois maisons plus bas.

— Tiens ! on va à l’proumenade, lui cria, du pas de sa porte, Patraque qui depuis deux heures savait l’arrivée de Ginginet et guettait, à l’affût des événements.

— Pas la peine dé l’dire, articula Jacques qui mouvait pesamment les jambes, les reins coupés par une reprise de son mal.

Et d’un œil Créquion le regarda aller, traînant les semelles, tandis qu’il dardait l’autre dans les vitres des Fanfares, derrière lesquelles se tramait en ce moment le complot adultère.

Une chaleur lui démangeait le dos, dans son impatience joyeuse. À pas doux il monta à son grenier, bon observatoire duquel il pouvait tout voir sans être vu.

Jacques descendu à la rue, Clarinette aussitôt s’était mise à baiser follement son Nénest, disant :

— L’homme, i’ s’en va. Ça no fera sûrement deux heures. Pus qu’i n’faut, m’chéri !

Il lui avait rendu ses caresses, riant d’une franche gaieté :

— T’es une fière petite rosse.

Le mot lui avait passé dans la chair comme une tendresse. La bouche humide, toute fière de la perversité qui lui valait cette injure câline, elle lui colla son rire aux lèvres. Rosse, oui, tant qu’il voulait, puisque c’était pour lui qu’elle l’était. Et elle lui mangeait sur la bouche son mépris, comme de la douceur.

L’ombre de Huriaux passa sur le rideau ; d’un bond, elle courut au poêle verser l’eau sur le chausson.

— Aïe ! ouf ! geignit-il en s’abattant sur une chaise.

Elle le regarda s’affaler, inquiète, soupçonnant un accroc à sa ruse ; et après avoir soufflé quelques minutes, il lui déclara, en effet, que décidément ses reins le faisaient trop souffrir et qu’il n’irait pas. Elle se retourna sur lui, prête à vitupérer, frémissante ; mais à un geste de Ginginet qui craignait une querelle, elle se contint, lui parla beau pour qu’il fît un effort. Il se rencogna, secouant la tête cette fois avec impatience, et voyant bien qu’elle n’aurait pas raison de son obstination, elle lui lâcha à brusque détente, tranquillement :

— Ben, si c’est comme ça, j’irai, da.

Tout un plan s’était rapidement composé dans sa tête ; elle prendrait les devants ; Ginginet la suivrait ; une fois dans la maison, là-bas, volets clos, ils auraient des bonheurs. Elle n’eut plus alors qu’une idée, avertir Ginginet qui déambulait par le cabaret, en sifflant un air. Elle lui servit son café, s’enferma pour faire un bout de toilette ; et comme Jacques s’en allait lui pomper de l’eau, elle entrebâilla vivement la porte, des peignures dans les doigts :

— Qué j’té’ dise, m’coco. On ira là-bas à deusse. T’iras m’attendre au bout du Culot, chez Casaque, sais ben, Casaque, passé Malchair au Cul-du-Qu’vau. Oui, est-ce pas ? Bon, l’v’là qui vient. File t’à l’heure.

Ginginet acheva sa tasse à petites lapées, offrit un verre de cognac à Huriaux, puis, ayant réglé sa dépense, prétexta une affaire dans le village.

— Peut-être à demain, monsieur Jacques.

— À l’avantage, m’sieu Ginginet.

— Et mes compliments à mame Huriaux.

— S’habille. J’y manquerai pon.

Mais elle l’avait entendu, à travers la porte lui criait :

— N’soyez pu si long à venir, un’ aut’ fois !

Créquion, à son poste dans le grenier, crut un instant la partie perdue quand il le vit remonter la chaussée sans tourner le nez ; mais Clarinette s’étant montrée subitement sur le seuil, le chapeau en tête, il pensa à quelque rendez-vous au dehors, dans la campagne. Une fameuse aubaine, si c’était vrai ! Et pour être prêt à toute éventualité, il alla à l’escalier, appela Philibert, l’aîné de ses fils, qui, rentré de l’école, griffait son ardoise à la pointe de sa touche. Il lui enjoignit de ne pas bouger de la maison.

Un quart d’heure plus tard, Clarinette détalait à pas pressés, par le même chemin qu’avait pris Ginginet. Du coup ça y était. Ronronnant d’aise, l’œil torve, Patraque roula d’une haleine jusqu’au rez-de-chaussée.

— Fous tout là, Flibert, et choute ben c’que j’vas t’dire.

Sa cervelle, façonnée aux ruses du braconnage, avait en un moment conçu une stratégie, et à mots brefs, clairs, il stylait le gamin, un vaurien de douze ans, champignon vénéneux poussé sur le fumier du ménage. Suivre la femme à Huriaux à distance, sans qu’elle le vît, ramper, s’il le fallait, dans les herbes, mais ne pas la lâcher de l’œil, et quand elle se serait gîtée quelque part avec son individu, accourir à toutes jambes, par le chemin le plus droit, à la croisière des Quatre-Voleurs où lui Créquion irait l’attendre.

— Quoé qu’j’aurai ? interrogea l’enfant.

— Deux mastoques.

— Non, quat’.

— Quat’ alors ! Et hue, rotte, sacré p’tit vaurin.

Flibert se mit à jouer des quilles derrière Clarinette dont la robe commençait à s’effacer dans le loin de la rue, la vit raccoler en chemin Ginginet qui la guettait sur le pas du cabaret à Casaque, monter seule la côte tandis que le « monsieur » prenait un chemin de détour ; et finalement tous deux se joignirent au coupeau, un instant reposés côte à côte sur l’herbe, après cette montée en pleine chaleur d’après-midi. Puis de nouveau ils se quittèrent ; elle prit un petit temps d’avance ; et d’un air de flâne, il lui emboîta le pas, tournant à tout bout de champ la tête, crainte de surprise. Mais le rouge soleil de septembre déjà déclinait à l’horizon, noyant dans ses flammes obliques la silhouette grêle du môme, mi-corps englouti dans les hautes herbes, tout l’été grillées aux flambes de l’air. Petit, éhanché, prodigieusement félin, l’œil mobile et ouvert, il fendait à brassées de rameur leur mer haute, d’où se hissait sa tête pâle, rongée de vice et de maux, comme un gros chardon ébroussé. Bientôt ils arrivèrent. Clarinette, entrée la première, avait laissé entrebâillée la porte ; à son tour Ginginet se coula furtif ; et le grincement du tour de clef expiré sur eux, la lande retomba à son crécellement de grillons, à ses friselis de vent, silencieuse autour de leur libertinage.

Flibert, flairant l’œuvre de la chair, lui qui, plus d’une fois, blotti en des pailles, pendu à une échelle ou collé contre la porte, avait surpris les fornications maternelles dans le bûcher, le courtil et le grenier, aurait bien voulu savoir si Clarinette était faite comme sa mère : mais les quatre mastoques qu’il guignait depuis une semaine pour s’acheter un piège à moineaux l’emportèrent sur sa curiosité, et d’un trait, les talons au derrière, il se mit à dévaler la pente, véloce comme un levron.

Créquion le guignait à la croisière.

— Où qu’i sont ?

— À l’moùson Huriaux.

— Ben sûr, ti les as vu entrer ?

— J’crois ben. Et i z’ont fermé l’huche d’sus eusse.

Les yeux roulants comme des billes, Patraque jubilait, un tremblement aux mains, ainsi qu’il lui arrivait quand, au soir, relevant ses lacets, il voyait gigoter un gibier prisonnier.

— Rotte comme un vent à l’usine, dit-il à Philibert. Attends qu’Capitte i passe su’ l’chemin : dis-li que s’n’ami Patraque est là sur le copet et qu’i venne rate. Dis-li qu’c’est pou’ un nid d’ mouchons dans l’bois.

Mais le morveux brandillait la tête sans bouger, tendant seulement la main :

— M’faut six mastoques dà.

— Cochon ! brigand ! t’en auras cinq.

— Non, six, et qu’ça soit to d’suite.

— Les v’là ! Fous le camp !

Les sols carillonnant au bout de ses doigts dans sa pochette, l’affreux drôle partit en courant, reluquant en idée, avec les deux mastoques de surcroît, un cuba en feuilles de marronnier et une rincée de schnick, tandis que Créquion, ingambe et sans une apparence d’asthme, arpentait à écorche-talon la montée en combinant son coup.

Comme Flibert arrivait aux grilles de Happe-Chair, la galopée de la sortie commençait dans les cours : par bandes, hommes et femmes sabotaient à travers le poudroiement enflammé de l’air, agaillardis par la délivrance, et un des premiers, avec son dandinement d’ours en cage, marchait le vaste Capitte, reconquis aux … Pendant que Capitte, perdant la raison a travers ce carnage, tapait à coups de poings dans le tas, pour les décrochermystérieuses attirances du guet dans les feuilles. L’enfant le tira par la manche de sa veste, lui dégoisa sa commission, et tout de suite le borgne s’emballa à l’idée de découvrir un nid.

— J’y vas, fit-il.

Sans tarder, il se mit à grimper la montée, broyant entre ses molaires un chiquet de pain retrouvé dans sa culotte, pour tromper la faim. Ils s’abordèrent au bout de cinq minutes.

— T’as vu des moucherons ?

— Et d’gros, j’te dis qu’ça, flûta Créquion, ses côtelettes agitées par un rire narquois.

— Où ?

— Minute ! patience !

Le plateau se déroula bientôt sous leurs enjambées ; tous deux allaient, Créquion muet à son ordinaire, Capitte articulant un mot par passades ; et autour d’eux, la fraîcheur de la terre montait, dans le déclin de la lumière. Ils évitèrent le sentier qu’avait pris Clarinette et duquel ils pouvaient être aperçus, se jetèrent sur la gauche, coupant à travers de jeunes taillis qui masquèrent leurs épaules. À une portée de fusil du champ de Huriaux, brusquement Patraque s’arrêta, jouant la colère et la douleur.

— Où qu’i sont, les mouchons, répétait toujours le Berlu.

— Là !

Et de la main, il montra la maison.

Capitte ne comprenait pas, regardait le toit, puis regardait Patraque, son unique œil, pareil à une grosse araignée, tournoyant, sanglant et vague, sous ses sourcils. Mais le compère, sachant comment il fallait remuer cette nature épaisse, ne lui laissa pas le temps de se reconnaître ; et l’attaquant net par son amitié pour Huriaux :

— T’es l’ami à Jacques ? dis, pas vrai !

— Vrai.

— Ben, i sont là, à deusse, qui lui marchent d’sus s’n honneur. Sûr comm’ t’es là !

Capitte visiblement se travaillait pour abouter ses idées, ne soupçonnant pas quel rapport existait entre l’honneur de Jacques et le nid espéré.

— Qui ça, demanda-t-il, éberlué, les mouchons ?

— Bé, non, biesse ! Clarinette et l’rouleur à Malchair.

Cette lourde cervelle s’ouvrait enfin. Il eut un réel mouvement de pitié, geignit :

— C’pauv’ camarade ! lui manquait pu’ qu’ça !

Patraque mit un doigt sur sa bouche, lui fit signe de le suivre, et tous deux, à pas de chats, se coulèrent vers la maison, dans l’ombre accrue. Un des volets, du côté de la cour, béait sur le jour pâle de l’intérieur, lâchant par cette ouverture des gaietés de voix chaudes.

Sotte à son habitude, Clarinette avait eu l’idée de montrer son amant à la Flipine qui leur avait passé des chaises et s’était en outre chargée de leur acheter un litre de brandevin qu’elle avait bu avec eux, toute rongée de haine pour cette amie qui, en possession d’un bel homme de mari, s’amusait encore avec des amants et menait si joyeusement la vie, alors qu’elle, comme une lice à la chaîne était contrainte de dévorer ses envies de mâle. Puis, dans le soir tombant, sa mère étant à buander quelque part au village, la tailleuse s’était collée aux joints de la porte, s’affolant des rauques haleines de leur stupre.

La grosse voix caverneuse de Capitte l’avait soudainement arrachée à ses curiosités lubriques ; elle les avait aperçus louvoyant du côté de la maison, s’était enfuie alors, pour n’être pas surprise ; et maintenant, mussée derrière une haie, elle guettait avec une perversité tranquille le coup de scène où allait sombrer l’arrogance de l’ex-voisine toujours détestée. Créquion et le borgne s’étaient avancés jusque sous le volet ; de là ils écoutaient la rumeur de leur ribote d’amour.

— Crapule ! ragota Capitte, en se dressant, les poings levés.

Sa formidable silhouette remua sur le mur, comme le bond d’une bête lâchée au carnage. Mais Créquion, qui voulait sa vengeance complète, lui avait saisi fortement les mains, pour le maintenir en repos. Et tout bas, il lui siffla à l’oreille :

— Pas tout que d’entendre. Faut voir. Regarde par l’trou.

Le puddleur avança la tête. Dans le noir de la chambre, la gorge de Clarinette blanchissait, roulée hors du corsage ; sa robe avait été saccagée, et à califourchon sur les genoux de l’homme, elle le mignotait, tous deux enlacés.

— La garce ! la garce ! bredouilla-t-il, la prunelle démesurément élargie, sentant s’allumer soudainement dans sa chair un feu de concupiscence.

Créquion fut obligé de l’arracher de là, râlant, soufflant par les narines une haleine enflammée ; il l’entraîna par le taillis.

— À c’t’heure qu’t’as vu, toi qu’es l’camarade à Huriaux, faut pas coïonner, faut to li aller dire.

Mais un peu de stupeur était demeuré sur le colosse dont l’esprit vaguait en arrière vers ces pénombres où la femelle s’était irradiée, obscène et superbe, avec la troublante attirance de sa nudité.

— Qui ! mi ? hogna-t-il, se rebroussant presque contre celui qui le ramenait à la droiture, en pleine défaillance de lui-même, s’oubliant à désirer cette propriété sacrée d’un ami.

Et toujours il répétait d’un sourd accent d’obsession :

— La garce ! La garce !

Alors le rusé patrocina, enfonçant patiemment dans ce lourd entendement l’idée d’un irrémissible devoir, s’apitoyant sur le sort de Huriaux, dans le nid de qui un coucou venait de pondre et qui peut-être couverait, abusé, cet œuf d’un autre. Les oreilles du pétras petit à petit se dressèrent ; il remua les fauves broussailles de son chef, bornoya dans le vide comme s’il y suivait le vol d’une pensée, et frappant l’air d’un coup de poing :

— T’as raison, Patraque. Ti vaux cor’ mieux qu’moé. J’suis qu’un cochon.

Et ils descendirent à grandes enjambées la côte, Créquion le stimulant pour qu’il courût tout chaud chez Huriaux. Mais, à une portée de fusil des Fanfares, Capitte s’arrêta, fourragea sa tignasse à pleines mains, perdant tout à coup le courage :

— L’ pauv’fieu ! ça m’ fout la colique ! J’li dirai un’ aut’ fois, quand j’aurai bu un coup d’trop.

— Et pendant c’ temps, l’ coucou pondera todi, f’ra todi ses mannestés ? Tiens, j’vas t’dire, t’es qu’un losse et eun’ berdouille.

Capitte bondit sous l’injure.

— T’en as minti… Paie la goutte et ti verras !

Ils entrèrent chez un épicier qui tenait aussi un débit, et Capitte, heurtant le comptoir, commanda :

— Du france !

Injectée et houleuse sous le furieux rebroussement du poil, sa prunelle blessée dansait frénétiquement dans l’orbite, comme une boule de jongleur au bout d’un bâton. Le premier verre avalé d’un trait, il en demanda un second, puis un troisième.

— Tope là ! meugla-t-il sur le seuil en broyant la main de Créquion. J’suis mon homme, à c’t’ heure.

Patraque le vit s’engouffrer comme un vent aux Fanfares. Pour lui, se coulant le long des murs, il fila droit au logis, monta à son grenier, là se dégonfla dans un long rire.

Capitte, en entrant, avait trouvé le café vide. Dans la chambre du fond, Huriaux jouait avec sa Mélie.

— Couche la-petite, lui dit-il, y a des nouvelles.

Puis en pleine face, avec une brutalité de pandour, il lui lâcha cet exorde :

— Ta femme est pus ta femme. Elle est la femme au rouleur à Malchair. J’ les ais vus qui cavalaient à l’ Saut-du-Leu.

Jacques d’abord tournoya sur lui-même, assommé, sans une parole ; mais presque aussitôt après, sautant à la gorge du borgne, il rauqua :

— Dis qu’ c’est pon vrai, ou t’es mort.

Capitte lui rabattit les poignets, triste, toute sa férocité tombée :

— On est des vieux amis, hon ? Ben, ce qu’jé té dis, j’lai vu. Pt’et’ ben qu’i sont cor’là !

— Arrive !

Et déjà Jacques, tête nue, était descendu à la rue, se ruait en avant, affolé, le sang lui pétant de dessous les paupières, oubliant tout, et la maison sans gardien, et Mélie seule dans son berceau, avec Capitte à ses trousses courant du même pas que lui.

Ils dépassèrent les dernières maisons, s’élancèrent sur la montée à corps perdu. Huriaux, les dents serrées, à présent lui adressait une question, qu’il répétait indéfiniment, toujours la même.

— T’étais là, dis, Berlu !

Au moment où ils touchaient au coupeau, deux ormes surgirent dans la nuit pâle, sous le bleuissement de l’horizon ; et, comme Jacques s’élançait, Capitte, craignant un massacre, lui noua les bras autour du torse.

— Pas de bêtises !

D’une bourrade Huriaux se désenlaça, puis tête-bêche fonça sur le couple qui, pris à l’improviste, s’affala côte à côte dans la poussière, Clarinette vociférant à pleins poumons :

— À la police !

Il ne la lâcha que pour charger Ginginet. Un nuage de sang aux paupières, il le broyait sous son poids, lui cognait la tête sur le sol, le pétrissait entre les calus de ses paumes. Et le porte-balle râlait, avec des efforts terribles pour s’arracher à ces mains qui lui entraient dans le cou, pendant que Capitte, perdant la raison à travers ce carnage, tapait à coups de poings dans le tas pour les décrocher. Alors la Rinette, un instant oubliée, tâcha de se mettre debout. Mais Jacques prévint son mouvement ; et sans cesser de maintenir Ginginet sous lui, il la ressaisit, la coucha à terre près de son amant, les obligeant à s’entre-baiser dans les secousses dont il heurtait leurs têtes. Maintenant qu’il les tenait tous deux à sa merci, il ne pensait plus à les tuer. Une autre idée lui venait ; il eût voulu étaler leur nudité sous les étoiles, pour y contempler la souillure de leur débauche.

Mais, comme Rinette et Ginginet se débattaient, leurs forces décuplées par l’idée de la conservation, de nouveau tous trois roulèrent dans une confusion de têtes et de bras battant le vide. Ginginet le premier fut à bout ; sanglant, défait, la mâchoire disloquée, sans force pour parer les horions, il s’abandonna.

Clarinette, plus virile, au contraire se défendait, mordait, hurlant toujours à travers ses coups de dents :

— Au meurt’ ! à la police !

Et, de son côté, le Berlu, sans prises sur cette colère déchaînée de Jacques, gueulait :

— En v’la assez, fieu ! I z’ont leur affaire !

Lui n’entendait rien, ne sentait pas les canines que la Rinette lui plantait dans la peau. Et, comme elle ruait, les jambes en l’air, nue jusqu’au ventre sous l’envolement des jupes, il se mit à lui claquer la chair avec ses battoirs, dans un emportement sauvage de jalousie. Elle poussa un hurlement de douleur, se pendit à ses cheveux qu’elle tira à poignées, s’interrompant de crier à l’aide pour lui cracher des injures. Mais il ne la lâchait pas, et elle finit par lui pointer de toute sa force les doigts dans les orbites. Huriaux, éborgné, eut un rugissement, tout de suite après se dressa sous le coup de fouet de l’intolérable souffrance qui lui emportait le crâne.

— Habie ! fous le camp ! souffla Capitte à Clarinette.

Cette rixe à la fin le grisait ; une roue lui tournait dans la tête ; et, comme pour l’achever, du corps brutalisé de la femme une odeur chaude de sueur montait, qui lui donnait l’envie de la posséder sur-le-champ. Un spasme s’étouffa dans sa gorge.

— Hé ! Hue ! rotte, publique !

Tout d’une fois elle se trouva debout. Les cheveux au vent, son chapeau lui battant le dos, elle se lança par la plaine du train d’une bête pourchassée par les taons, ses jupes dans la main pour fuir plus rapide, et butant, s’abattant, se relevant, talonnée d’une peur lâche qui lui sciait les chevilles sous elle. Et les oreilles bourdonnantes d’un bruit de galopée qu’elle croyait lancée après elle, la gorge sèche et brûlante, ses bas tombés sur ses bottines, elle dégringola le versant, ne s’arrêta que chez la cousine Zébédé dont la maisonnette joignait le pied de la montagne. Un pochon lui culottait l’œil droit, dans la chair turgide et bleue ; elle avait la balèvre crevée ; et son cou, en outre, largement écorché, s’ensanglantait d’une viscosité rouge où les cheveux collaient, poissés. Toute sa personne, d’ailleurs, semblait échappée à un massacre, le corsage déchiré, les épaules blettes et presque à nu, de la terre dans la bouche et les oreilles.

Le Crompire et sa moitié, également blêmes, la considéraient à la lueur de la chandelle, tournant autour d’elle avec des hochements de tête apitoyés, sans oser lui parler. À la fin elle parut se remettre, s’enquit si la porte était bien close, ingurgita d’une seule lampée un fond de genièvre que le cousin avait pris dans l’armoire. Puis elle leur conta qu’ils avaient eu une discussion dans la campagne, que Jacques l’avait rouée de coups, piétinée sous ses talons, sans autre motif qu’une jalousie ridicule, et qu’elle avait dû prendre la fuite pour ne pas être démolie entièrement.

La ruse lui revenant avec les forces, elle imagina une histoire pour expliquer la présence de Ginginet, qu’ils pourraient apprendre tôt ou tard. C’était un client, presque un ami ; il aurait voulu prendre à bail une maison sur le plateau afin d’y venir godailler l’été avec les camarades ; elle l’avait mené voir leur ancien trou là-bas. Sûrement l’affaire eût été conclue sans la bêtise de Jacques qui avait cru à autre chose. Rassurée sur son propre compte, elle commençait enfin à se tourmenter de son amant. Qu’était-il devenu dans la bagarre ? avait-il échappé à Huriaux ? Le regret de sa jolie peau blanche molestée à cause d’elle lui fendant tout à coup le cœur, elle se prit à pleurer, supplia le cousin de grimper jusque là-haut, au cas où il lui serait arrivé malheur et qu’on l’eût laissé sans secours, un si bon garçon qui ne leur avait fait que du bien !

Le Crompire revint au bout d’une demi-heure. Il avait appelé ; personne n’avait répondu ; mais à l’endroit qu’elle lui avait désigné, il avait découvert une jarretière, un ruban de chapeau et un bout de cravate, dans un large piétinement de terrain.

Elle coula la chiffe dans sa poche, puis, enfin assommée, la chair veule et les membres floches, elle s’éboula, tomba dans un lourd sommeil à poings fermés, duquel, au bout d’un certain temps, les cousins la tirèrent pour la coucher dans leur lit.

Le vieux Lerminia ne s’était pas trompé : il y avait près d’une couple d’heures que la batterie avait pris fin. Capitte, pour entraîner Jacques, s’était avisé, en sa grosse cervelle, d’un moyen infaillible. Il lui avait lâché aux oreilles le nom magique dé Mélie, de Mélie qu’ils avaient laissée aux Fanfares, seule, portes ouvertes. Comme à un clairon d’alarme, Huriaux s’était remis sur pieds, les poings morts, dégrisé de cette furie rouge qui lui avait mis la tête à l’envers, laissant Ginginet se ramasser tout meurtri et déchiré.

— M’ Mélie ! m’pauvre cher cœur ! c’est juste.

Tout le reste n’était plus rien à côté du danger que son enfant pouvait courir. Très vive, elle culbutait quelquefois son berceau, au risque de se fêler le crâne sur le carreau ; et la nuit, on était obligé de caler sa couchette avec des chaises.

Dans le morne du café désert où la lampe brûlait sur le silence, et qui, quand il y pénétra, donna à Huriaux la sensation brusque, terrifiante d’une chambre mortuaire, ils trouvèrent la petite doucement immobile en un profond sommeil, ses cuissettes nues pardessus les couvertures, une palpitation lui soulevant le ventre à temps égaux. De la gorge serrée du père ne sortit pas une parole ; il s’affala sur les genoux près de cette innocence, hoquetant, de grosses larmes dans les paupières.

Les menottes de l’enfant ayant roulé au bord de l’osier, avec leurs mignons doigts reployés en dedans, il ne put résister à la tentation d’y poser sa lèvre, et il mangeait cette chair tendre, sucrée, à petites bouchées délicates, comme une confiture, sans cesser de pleurer ses larmes amères et douces où les rancunes de son cœur peu à peu se diluaient et qui mouillaient les bras de Mélie de leur rosée chaude.

Puis les mots se firent enfin jour dans cette crise muette. À travers des baisers, il lui disait des choses tristes :

— M’ pauv’ chérie, t’as pu d’mama, à c’t’heure. On n’sommes pu’ qu’à deux.

Si menument qu’il la mignotât, Mélie finit par s’éveiller à ces chatouilles de bouche qui frôlaient son grand dodo ; elle ouvrit les paupières, vit la tête de son père roulée sur son coussin, et aussitôt, avec un gentil souris, s’ébroua, lui saisit à poignées ses cheveux, comme heureuse de se réveiller dans cette tendresse toujours présente. Il l’emporta alors, tournée en boule dans sa poitrine, la fit sauter sur ses genoux, ne pensant plus qu’à l’amuser et oubliant presque sa peine à cette gaieté de gamine, tandis que Capitte, planté devant eux sur ses jambes largement ouvertes, les regardait avec son rire bon enfant sonnant à travers le buisson de sa barbe.

Dix heures sonnées, comme Clarinette ne rentrait pas, il ferma la porte sur le dos du borgne, abéqua la petite de quelques cuillerées de semoule, puis la coucha au lit, près de lui. Et toute la nuit, il la garda dans la chaleur de sa peau.