Happe-Chair (Lemonnier)/Chapitre XXX

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Louis-Michaud (p. 276-286).
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XXX



La Clarinette avait fait un calcul : en temps normal les Fanfares avaient un débit moyen de trois à quatre francs ; les dimanches, depuis un mois, grâce à Gaudot, on était allé jusqu’à cinq ; mais tout cela n’était pas la grande vente courante de l’Harmonie, de la Rose Blanche et même de ce sale caboulot de la Rossette À mon plaisir. Et elle s’était dit que la grève bien en train, l’oisiveté, le désœuvrement, l’ennui, les criailleries des femmes lui lâcheraient tout l’atelier avec une envie de ribote pour s’étourdir. Leloup, Quaisin, Cayaudri, ces empoisonneurs, avaient eu la même idée ; la grève était une aubaine pour eux ; ils allaient tenir l’ouvrier par sa flemme, ses hâbleries, son besoin d’occuper à de la bamboche sa grande force inutile. Tout à coup cette brusque reprise du travail leur ôtait leur atout des mains ; à part quelques frelampiers qui continuaient à eux seuls la grève pour rigoler, tout le monde était rentré à Happe-Chair, les forges battaient leur plein, les galopées avaient repris dans les cours, l’énorme haleine du monstre montait en fumées noires dans l’air.

Clarinette en eut une déception et une colère. Alors que toutes les ménagères du Culot s’étaient réjouies de la fin du chômage, elle seule s’opiniâtrait dans son regret de cette grève avortée. Tout haut, dans son comptoir, en frappant du poing, elle pérorait, s’indignait qu’on se fût laissé prendre aux carabistouilles des patrons. La bande à Gaudot, d’ailleurs, avait suivi le mouvement général : après avoir crié par-dessus les toits qu’ils ne remettraient plus les pieds dans cette sacrée boutique, tous s’étaient retrouvés au travail comme les autres. Et elle leur en voulait comme d’une trahison, d’un manquement à une parole donnée, leur lâchant tout cru sa rancune, débagoulant de mauvaises paroles par-dessus leurs haussements d’épaules et leurs ricanements de gaillards en faute. Comme elle s’obstinait, Achille se fâcha : les compagnons étaient libres de faire ce qu’il leur semblait. Du reste, moins que personne, elle avait le droit de se plaindre : Huriaux s’était toujours opposé à la grève ; elle était la femme d’un faux frère, d’un ami des patrons. Et puisque c’était comme ça et qu’elle les engueulait par-dessus le marché, ils plantaient là les Fanfares.

Depuis la veille, Gaudot cherchait une rupture. Chaque jour maintenant elle lui faisait des scènes, reprise par son idée de quitter son ménage, d’aller vivre ensemble quelque part. Mais la satiété croissait ; il en avait assez de sa chair, finissait par se révolter contre son despotisme de femme qui rêvait de l’accaparer. Justement une occasion se présentait ; il régla ses arriérés, se montant dans des récriminations contre Huriaux ; et tout d’une fois, les autres se mirent debout, quelqu’un lança une chope de toutes ses forces dans la glace, une bousculade s’ensuivit. La Rinette, perdant la tête devant sa glace en morceaux, hurlait à la police, ruée dans ce boucan, les bras en avant pour se frayer un passage du côté de la porte. Mais elle avait à se débattre contre les poussées de la chambrée, toutes les mains pendues à ses jupes et à son corsage, dans un patrouillis lascif de sa personne. Comme brusquement, sous les doigts du Lapin, sa robe dégrafée laissait rouler dehors la gorge, elle eut une frénésie, s’empara d’une chaise pour la leur casser sur le dos. Malheureusement la chaise alla cogner le plafond ; la lampe s’abattit ; une soudaine obscurité emplit le café. Alors ce fut un trépignement dans le noir. Ils arrivaient tous à elle, attirés par sa peau à nu, une ivresse de sang à la tête, comme pour une curée. L’ombre les enhardissant, ils l’accrochaient au hasard du morceau, pétrissaient ses lombes, patinaient ses seins ; et elle sentait leurs mains brutales monter à son giron, dans une prise de possession qui leur tirait par avance un halètement de bête du gosier.

— Cochons, lâchez-moi. Faut-il que vous soyez des lâches ! vociférait-elle en se débattant sous leur meute.

Mais dans cette rumeur féroce des mâles déchaînés sur elle, la voix du Lapin, qui la serrait de plus près, coula à ses oreilles avec une haleine rauque :

— Laisse-toi faire, c’est pon la peine ed’ gueuler, faut qu’ t’y passes.

À chaque moment la masse pesait sur elle d’un poids plus lourd ; c’était comme un flot qui à présent lui passait sur le corps, des lèvres lui mangeaient le cou ; et on lui arrachait ce qui lui restait de sa robe, on lui mettait des poings sur la bouche, avec la volonté de la tenir nue tout entière, à la merci de cette animalité ruée. Elle, cependant, se tordait, tapait à tours de bras dans le tas, mordait, criait toujours à l’aide, avec le râle de ses forces qui s’en allaient. Et tout à coup un trou se fit dans cette rixe noire ; à bout d’énergie, elle venait de s’écrouler, entraînant dans sa chute le Lapin. Alors Gaudot, qui s’était tenu à distance, amusé par cette folie de rut, et froidement regardait démolir la femme dont il avait son saoul, jugea prudent d’intervenir.

— En v’là assez, gronda-t-il en s’avançant sur eux. T’à l’heure on aura une sale affaire.

Mais le Lapin ne lâchait pas prise : il se roulait sur Clarinette, tâchait de l’enlacer dans ses bras, sous le piétinement des autres, indifférent à tout ce qui n’était pas cette viande féminine, pantelante contre lui. Du coup, Gaudot vit rouge ; une chaleur lui monta aux entrailles, devant ce salaud qui s’acharnait, comme s’il lui prenait une part de son bien ; et l’empoignant à pleines mains par le collet et le fond de sa culotte, il ramassa ses forces, l’envoya rouler au loin.

Le Lapin se releva presque aussitôt après : tête bêche, il fonça en avant, sans avoir seulement ouvert la bouche, la fureur de son désir soudainement tournée à une rage de massacre. Mais d’un bond de côté, Gaudot esquiva le coup, et le Lapin, lancé comme une boule au jeu de quilles, alla buter contre les tables.

— À la police ! cria de nouveau Rinette qui se relevait, ses tresses pendantes à travers ses épaules, un morceau de robe à la ceinture, sa chemise fendue du haut en bas.

Comme, enfin debout, sa chair faisant une tache pâle dans la nuit de la chambre, elle se jetait du côté de la porte pour appeler, toute sa robuste nature reprise à un paroxysme d’exaspération, sans se soucier de ce qu’elle laissait voir sous ses lambeaux, une poussée la refoula vers le fond. Mais dehors un cri monta. La rue s’ameutait à présent au bruit de tuerie et de pillage qui s’échappait de la maison ; des femmes, des voisines, surprises dans leur sommeil des dix heures, à leur tour réclamaient la police, tassées sur les trottoirs. Et soudain, la porte s’ouvrit large, à l’entrée du garde champêtre, sur cette nuit de la rue où tremblait une clarté de réverbère. Alors la bande, talonnée d’une panique, se jeta à travers les arrivants, bousculant les femmes, gagnant le large à toutes jambes, avec la conscience d’un mauvais tour qui pourrait leur en cuire, Gaudot et le Lapin entraînés dans la débandade des autres. Et il ne resta plus que la Rinette accourue sur le seuil, toute suante dans son débraillé, avec sa grosse poitrine à nu, et qui brandissait les poings du côté où ils avaient fui, en les insultant et les appelant par leurs noms.

Huriaux, pendant ce temps, brassait son four à l’usine. Ce jour-là, avant de quitter la maison, il avait eu une altercation violente avec Clarinette. Une somme, sur laquelle il comptait pour régler un arriéré chez Malchair, un peu plus de cent francs, avait été employée par elle à payer le boucher et l’épicier. Dès le matin la dispute avait commencé là-dessus. Il savait Malchair indisposé contre eux, alors qu’on eût obtenu un sursis des autres fournisseurs ; et il se désolait, la gourmandait de tout faire sans rien lui dire. Mais elle lui répliqua par son éternel argument : les affaires de la maison ne le regardaient pas ; il n’était lui, que la machine à suer de l’argent. Et petit à petit, les récriminations allant leur train, on avait gagné midi à se chamailler ; elle s’était emportée ; il l’avait battue, à bout de patience.

Plus que jamais, le ménage détraqué tombait à la grogne et aux coups, en attendant la dislocation finale. Toute sa patience, qu’il avait poussée si souvent jusqu’à la débonnaireté, n’empêchait plus le retour des scènes ; elle prenait un plaisir malin à l’attraper devant le monde, avec une satisfaction haineuse d’étaler les plaies de leur vie pour le confondre. Des jours entiers, elle roulait aux boutiques, traînait sur le pas de sa porte ou sur le seuil des voisines, à déblatérer contre lui, inventant des histoires, l’accusant de dissipations honteuses avec des filles. Et c’était chez Jacques, à présent, une souffrance continue d’être lié à cette créature indigne, un mal sourd de sentir se former en lui un homme différent de celui qu’il avait toujours été.

Quand, sa pause de nuit finie, il rentra le lendemain matin, il vit la glace brisée, les tables et les chaises bousculées, la lampe en morceaux sur le carrelage, tout le désarroi visible d’une bagarre. En un coin de la cuisine. Clarinette, la tête dans les poings, immobile, tout échevelée encore, avec des yeux secs dardés devant elle, se tournait le sang à attendre son retour. Gaudot et sa clique filés, elle avait fermé la porte au nez des gens attroupés sur le trottoir, s’était jetée sur une chaise et pendant deux pleines heures avait pleuré des larmes de rage, remâchant sa colère contre son amant et les autres, ruminant des plans de vengeance, une instruction judiciaire, les gendarmes, les assises. Elle raconterait qu’on avait voulu la tuer, qu’elle avait été forcée, qu’une grosse somme avait été dérobée du comptoir ; et comme elle était surtout exaspérée contre Gaudot, elle le montrerait instiguant ses complices, les poussant au meurtre et au pillage ; le moins c’est qu’il eût les travaux forcés et elle serait vengée de lui et de tous les hommes.

À la fin, un si grand brisement la prit que sa tête roula en avant et qu’elle s’abattit endormie sur une table. Puis, au petit jour, elle se réveilla avec des pensées différentes. L’outrage commis sur sa personne, à présent l’occupait moins que cet abandon de Gaudot. Des hommes qu’elle avait connus, c’était celui qui l’avait le mieux possédée ; il avait remué, au fond de sa grosse nature sensuelle, une passion pour sa force dédaigneuse et froide ; elle s’en était toquée d’autant plus qu’elle l’avait aimé à travers une peur constante de le perdre.

Huriaux, à la vue du saccage, avait eu un haut le corps ; immédiatement il s’était mis à jurer, plein de regret surtout pour le bris de la glace, vingt-huit francs au diable. Comme elle ne bougeait pas, sa tête toujours dans les poings, bien qu’il l’eût interpellée, il marcha sur elle, lui secoua rudement l’épaule, gagné d’une colère devant ce silence farouche. Et tout d’une fois elle éclata, son méchant rire aux dents. Ce qu’il y avait ? Sûrement il avait des yeux pour voir. On avait fait une noce, une noce à tout casser, à preuve la glace, la lampe et le reste. — Et même qu’on l’avait fait joliment valser, elle ; de la danse qu’on lui avait fichue, elle était encore bleue, l’échine rompue et les jambes rompues. Ah ! nom de Dieu, oui, qu’on avait rigolé !

Il la regardait étourdi, bouche bée, devinant là une moquerie atroce, avec la perception confuse toutefois d’une soulographie, d’une sale débauche qui avait bouleversé la maison. Elle le laissa sous le coup de ses perplexités, continuant à remuer les épaules par risée. Alors il sentit gronder sa colère et cogna la table d’un grand coup de poing.

— Faut parler… M’faut savoir qui qu’a cassé l’miroir et la lampe à pétrole ! C’est i quéqu’un qu’avait des raisons d’taper dessu’ l’ bazar ?

— Cherche pas… T’ faudrait cor’ pus d’une année pour trouver. Des raisons, ben sûr qu’i-z-en avaient… Et d’abord, t’avais qu’à pon leur cracher dessus… Des frères, d’s’ amis ! Maintenant c’est fini, qu’i z’ont dit, on ne vindra pus, rapport à ce sacré losse d’homme, qu’est ton homme, une mazette qu’a les foies blanches et pon d’ cœur au ventre. Et Gaudot a dit comm’ ça aux autres : « Faut casser leur bazar. On lui apprendra, à ce jean-foutre à s’ mettre contre les camarades » ; et alors i z’ont tapé tos ensemble. J’ sais pas commin j’ suis sortie d’là avec em’ peau.

— Les rosses ! hurla Huriaux hors de lui. I’ m’ l’ paieront !

Mais la Rinette de nouveau eut son haussement d’épaules. C’était sa faute, après tout : il n’avait pas besoin de les lâcher ; s’il l’avait écoutée, tout cela ne serait pas arrivé. Maintenant, qu’il se revengeât ou non, le cabaret n’en était pas moins à l’eau : autant valait vendre le comptoir, les tables et tout. Lui, tournait par la chambre, allait de la lampe à la glace, frappait des pieds dans les chaises.

— On fermera, ça m’est égal… Mais i’ verront quel homme qué c’est Huriaux… Et pas plus tard qué c soir, j’ ferai son affaire à Gaudot. M’ pauv’ miroir !

Comme il reparlait toujours des vingt-huit francs qu’avait coûtés la glace, elle se monta. C’était-il pas une honte qu’il se travaillât plus le sang pour un morceau de verre que pour sa femme ? Tous lui étaient grimpés sur le dos ; on l’avait quasi mise nue ; même Gaudot avait cherché à lui faire des saletés. Elle s’acharnait surtout sur lui à présent ; elle raconta que depuis longtemps il la poursuivait, insinuant que c’était pour ça qu’elle n’avait plus voulu le garder en pension. Et son dépit de leur rupture s’exaspérant au souvenir de cette vautrée d’hommes sur sa chair, elle eût souhaité le voir aux trois quarts massacré, avant qu’il allât faire ses travaux forcés, attisant dans Huriaux le feu des vengeances pour le ruer contre cet objet de haine et de passion.

Lui, cependant, très pâle, les lèvres serrées, de rauques haleines dans la gorge, remuait dans le vide ses poings fermés, avec le mouvement machinal de broyer un homme. C’était toute une ligue qui se levait ; il sentait derrière ces outrages, les colères de l’atelier soulevé, une basse et couarde vengeance de mauvais ouvriers contre celui qui suivait droit son chemin. Et il songeait aussi à cette chair nue de Clarinette qu’ils avaient maniée, ne mettant pas toutefois cette injure-là sensiblement au-dessus d’un dommage matériel, voyant toujours cette tourbe lâchée à travers son mobilier et lui cassant une glace pour laquelle il avait déboursé une somme si importante. Mais tout de même ce porc de Gaudot tâchant de coucher dans son lit lui semblait particulièrement méprisable : il s’expliquait maintenant ses airs de tête, ses froideurs, certains mots qui l’avaient laisse interdit, ne comprenant pas. Dans sa rage de les avoir tous pendus après lui comme des chiens, ses tempes battaient, il pensait à les relancer l’un après l’autre jusque dans leurs maisons, eut même l’idée de courir à Happe-Chair où Gaudot faisait sa tournée, et, devant les camarades, les contremaîtres, l’atelier entier, de lui casser la tête avec ses ringards.

Mais la Rinette aimait mieux une tuerie à deux, dans un coin. D’abord, s’ils se battaient au laminoir, on les séparerait, il serait mis à l’amende, ses chiens de patrons peut être le congédieraient. Il céda à ses raisons, songeant à l’ennui de rendre publique cette affaire si, comme elle l’y poussait, il faisait intervenir la justice. C’était comme une peur vague de remuer l’attention autour d’eux, avec la sensation d’un bourbier dans leur vie, dont il était imprudent d’agiter les vases. À présent d’ailleurs que le calme lui revenait, la fatigue de son coup de force de la nuit graduellement l’assommait. Il demeura une demi-heure à lutter contre le sommeil, puis alla s’abattre sur le lit, ayant dans les oreilles le bourdonnement de la voix de Clarinette qui lui criait :

— Faut i qu’ ti sois lâche pour avoir el courage ed’ dormir !

Il reposa jusqu’à midi, un mauvais sommeil à tout bout de champ bousculé par les allées et venues de la Rinette qui se démenait, véhémente, parmi une trolée de commères abattues sur le comptoir. À travers sa torpeur lourde, Jacques les entendait qui toutes ensemble piaillaient, en un chamaillis de voix aigres dominé par les coups de gueule de Clarinette criant les avanies qu’on lui avait faites, la cochonnerie de cette bande d’hommes lancés sur elle, avec cette même phrase au bout de ses recommencements de son histoire :

— C’est i pon du malheur to d’ même d’avoir un coïon d’homme qui n’est pon tant seulemin capable ed’ m’ défendre ? Il est là qu’ i dort, dessus s’ paillasse depuis t’ à l’heure troés heures !

Comme il allongeait ses jambes hors du lit, la porte de la rue battit ; un silence d’attente se fit chez les femmes ; il aperçut à travers le rideau le champêtre du Culot qui revenait faire une petite enquête. Patraque avait porté plainte ; toute la rue, du reste, avait été troublée : et il offrait ses bons services dans le cas où il faudrait verbaliser. Clarinette alors raconta pour la vingtième fois l’affaire ; mais Moineau se perdant dans son débordement de paroles, il se mit à lui poser des questions, auxquelles elle répondait et qu’il consignait avec ses réponses sur un carnet, d’une grosse écriture au crayon lente et gauche.

Huriaux, regagné à ses incertitudes, les laissa s’arranger ensemble ; il aimait mieux ne pas intervenir ; la vérité se ferait bien sans lui. Et après avoir vidé coup sur coup deux petits verres que lui offrit Clarinette, le champêtre détala en promettant de faire diligence auprès du juge de paix. Mais sur le pas de la porte, elle le reprit, lui demanda à combien de mois de prison la peine pourrait aller pour Gaudot et les autres. Tous les yeux s’étant tournés vers lui, il imagina une charge pour faire impression sur la galerie, eut l’air de réfléchir un instant, puis, très grave, en hochant la tête, déclara qu’on avait vu des gens monter à l’échafaud pour moins que cela.

Ce soir-là, Huriaux partit pour l’usine un peu plus tôt que de coutume. Il voulait une explication avec Gaudot ; mais sa fureur du matin était tombée ; il ne lui restait plus que l’embêtement sourd d’une querelle à vider. Comme il s’attardait par la cour, guettant la sortie du bel Achille, il le vit s’avancer, les mains dans les poches, avec son dandinement d’épaules, remorquant après lui le Lapin, Colonval et Miche, qui tous trois s’étaient trouvés à l’algarade de la veille. Une frousse s’empara du Lapin aussitôt qu’il l’eut aperçu marchant à eux ; il piqua de côté, décanilla dans la direction des hauts fourneaux ; mais Gaudot, Miche et Colonval continuèrent d’avancer, d’un air résolu. Et quand il ne fut plus qu’à une dizaine de pas de leur groupe, Huriaux tout à coup s’arrêta, dit tranquillement :

— Hé ! Gaudot ! Si t’as du cœur gros comme un œuf de pigeon, on ira à deux contre le terri.

— Quoé qu’y n’y a ! interrogea l’autre, un peu pâle, les sourcils froncés, traînant sur les mots.

— Ya qu’ j’aurais un p’tit mot à t’dire.

— Si c’est pou s’causer, j’aime autant ici qu’ailleurs.

Et planté sur ses jambes comme sur des piliers, Achille se balançait, très grand, en face de Huriaux, plus petit que lui, avec son flegme de bravache. Devant cette résistance, un bouillonnement prit Jacques aux entrailles.

— Capon ! t’es donc brave qu’après les femmes ?

Gaudot haussa les épaules en ricanant :

— Faut voir d’abord éd’ qué femmes. Si c’est qu’i s’agit de ta femme, t’as qu’à demander à son m’sieu Ginginet si c’est qu’il a été brave aussi, lui.

Ce nom qu’on lui jetait à la tête et qui réveillait inopinément tout un passé cruel, lit bondir Huriaux. Il sauta à la gorge de Gaudot.

— Triple coïon ! Canaille ! Vaurien ! Clarinette, é m’a to dit et qu’ t’es todi pendu à ses cottes !

— Lâche-moé, nom dé Dié ! hurlait Achille, cabré en arrière sous cette ruée.

En ramassant toute sa force, il parvint à se dégager. Puis une rage le déchaîna à son tour ; ses rancunes accumulées contre ce Huriaux qui valait mieux que lui, à la fin éclataient dans un coup de sang qui lui empourprait la face ; et il se mit à crier :

— Si c’est qu’é t’a to dit, ta femme, c’est i qu’é t’a dit que t’étais cornard ?

Le mot siffla aux oreilles de Jacques comme une pierre lancée par une fronde ; il vit rouge, se précipita ; et tous deux, dans la violence de l’élan, allèrent rouler ensemble, Gaudot abîmé sous le poids de Huriaux qui, les mains nouées à son cou, lui soufflait aux narines :

— Dis qu’ t’en as minti, ou j’ te casse la gueule.

— Cornard ! réitéra Gaudot, moitié râlant.

Alors Huriaux tapa à l’aveuglette, les dents serrées, sans plus rien dire, dans un accès de frénésie terrible ; sous ses poings, comme sous des marteaux, le crâne d’Achille sonnait, battu à l’égal d’une enclume ; et tout à coup le sang lui peta des yeux, du nez, des mâchoires à gros jets. Cependant, comme la force de Gaudot était presque égale à celle de son partenaire, il y eut un moment où il lui comprima les bras dans un enlacement désespéré. Et, poitrine contre poitrine, avec des haleines ardentes dont ils se mangeaient mutuellement le visage, l’un et l’autre durant quelques instants demeurèrent accrochés dans un corps-à-corps immobile qu’agitaient seulement leurs secousses pour se dégager.

— Hardi ! Gaudot ! cria Colonval.

Un cercle s’était formé ; on les entourait, leur laissant vider leur querelle sans chercher à intervenir, avec l’habitude de ces sortes de rixes qui, entre hommes, terminaient fréquemment les discussions. Huriaux brusquement banda ses muscles dans un effort plus rude ; les bras de Gaudot se détendirent, il sentit sur son thorax un genou qui lui enfonçait les côtes, pendant que deux mains le clouaient à terre par les épaules. Du coup, il était maté. Ce fut l’avis des compagnons qui, cette fois, s’interposèrent, jugeant la bataille finie. D’ailleurs Jacques lui-même en avait assez ; son coup de force maintenant le laissait désarmé, sa colère tombée. Tandis que Gaudot se relevait démoli, la peau du front ouverte, sous les filets de sang qui lui dégoulinaient dans la bouche et qu’il recrachait en salives rouges, il fendit le groupe, partit relayer Capitte à son four.