Harmodius/Harmodius

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre, éditeur (Œuvres poétiques de Victor de Lapradep. 291-362).








HARMODIUS


TRAGÉDIE




PERSONNAGES


PALLAS-ATHÈNÉ.

HARMODIUS, jeune Athénien de noble race.

ARISTOGITON, citoyen d’Athènes.

HIPPARQUE, tyran d’Athènes.

LE POÈTE SIMONIDE.

ISMÈNE, sœur d’Harmodius.

LE CHŒUR. Vieillards Athéniens portant des rameaux
d’olivier à la procession des Panathénées.

SECOND CHŒUR. Jeunes Athéniens armés d’épées
cachées sous des branches de myrte.

UN MESSAGER.

UN CONJURÉ.

LA NOURRICE D’ISMÈNE.


La scène se passe à Athènes, dans le Céramique intérieur,
près du Léocorion et de la maison d’Harmodius, pendant
la fête des Panathénées.



SCÈNE PREMlÈRE





ARISTOGITON

(Il porte la pique et le bouclier comme tous les Athéniens d’âge viril à la procession des Panathénées.)

Je ne sais, ô vieillards, quel effroi, quelle attente,
Quel deuil plane aujourd’hui sur la fête éclatante.
Le ciel, pourtant serein, semble prêt à tonner,
Comme si Zeus avait quelque ordre à nous donner.
Vieillards, qu’aime Pallas, qui portez ses insignes,
Lisez-vous la terreur ou l’espoir dans ces signes ?


LE CHŒUR.

Nul signe n’a frappé mes yeux
Dans les entrailles des victimes ;
Nul éclair n’a tracé la volonté des dieux
Dans l’azur des voûtes sublimes.
En l’honneur de Pallas, les lutteurs magnanimes
Selon les rites saints accomplissent les jeux.
L’Eurus, le Notus orageux,
Des oliviers sacrés n’émeuvent pas les cimes !
Dans les entrailles des victimes
Nul signe n’a frappé mes yeux…



ARISTOGITON.

Les signes où j’ai lu, si mon cœur ne me trompe,
Les présages douteux qui troublent cette pompe,
Dans la chair des taureaux ne se sont point montrés ;
Le sol ne tremble pas, les cieux sont azurés.
Cependant je devine, à des marques certaines,
Que les dieux vont frapper un grand coup dans Athènes.
Mes augures à moi partent du cœur humain :
Ma lance dorienne a frémi dans ma main ;
Je ne sais quelle horreur passe sur les visages ;
Les éclairs du regard sont aussi des présages.


LE CHŒUR.

Fille du puissant Zeus, ô Pallas-Athéné,
Vigueur impétueuse et sagesse tranquille,
Qui règnes sur ce mont d’oliviers couronné,
Vierge à l’armure d’or, gardez bien notre ville.
Et toi, maître des mers, sombre Poséidon,
Qui romps le fer de l’ancre et le chanvre du câble,
Des chevaux écumeux toi qui nous as fait don,
Agite en ma faveur le trident redoutable.
Gardez tous deux nos murs des combats odieux,
Poussez la nef rapide et la navette active,
Faites jaillir pour nous le froment et l’olive :
Car nulle autre cité n’honore plus les dieux.


ARISTOGITON.

Eh bien, que de ces dieux la volonté propice
Ramène enfin chez nous la tardive justice.

Écartant de nos cœurs le généreux ennui
Qui fait pour nous un deuil des pompes d’aujourd’hui.


LE CHŒUR.

Noble Aristogiton, quelles douleurs secrètes
Assombrissent pour toi la beauté de ces fêtes ?


ARISTOGITON.

Comme vous, ô vieillards ! puis-je oublier, hélas !
Tant de bons citoyens qui ne les verront pas ;
Qui languissent proscrits dans les cités lointaines
lit qu’un injuste exil prive des lois d’Athènes !


LE CHŒUR.

Ô douleur du proscrit ! Ô la lourde prison
Qu’il traîne d’une ville à l’autre !
Et comme on manque d’air dans l’immense horizon,
Sous un ciel qui n’est pas le nôtre !

En vain l’hôte a versé de ses vins les plus vieux,
Le seuil est en fleurs quand on rentre ;
On se prend à rugir dans ce cercle joyeux,
Comme un lion seul dans son antre.

Ô vallons du Céphise ! ô lumineux sommets
Où trône Pallas en sa gloire !
Ô sacré Sunium, ne plus s’asseoir jamais
Sous les pins de ton promontoire !


Du toit de sa maison, le matin, ne plus voir
L’Hymette et sa blonde couronne !
Sous les lauriers ombreux ne plus ouïr, le soir,
Tes doux rossignols, ô Colone !

Ne plus vous embrasser, ô port, ô long rempart,
Du haut de l’Acropole sainte,
Dans ce fluide azur qui porte le regard,
Au delà des flots, vers Corinthe !

Ne trouver nulle part, si beaux que soient les lieux,
Un lieu dont le cœur se souvienne !
N’être plus salué des sons mélodieux
De la parole ionienne !

Ne plus savoir le nom des marins dans le port,
Des vierges autour des fontaines !…
L’exil est plus qu’un deuil, l’exil est une mort,
Lorsque la patrie est Athènes.


ARISTOGITON.

Du citoyen qui pense et parle fièrement,
L’exil est le recours s’il n’est son châtiment.
L’exil atteint tous ceux qu’on aime et qu’on renomme,
Quand règne, au lieu des lois, le caprice d’un homme.
Comptez tous les grands cœurs et tous les gens de bien
Arrachés par l’exil au sol athénien,
Depuis que cette foule, aveugle autant qu’ingrate,
A renié Solon pour croire à Pisistrate !
Le flatteur seul prospère à l’ombre du tyran ;
Les plus vils, en un jour, montent au premier rang.

Nul ne sait quel décret l’atteindra dans une heure,
S’il possède son champ, ses dieux et sa demeure,
Si, lancés avec art, des sourires menteurs
N’ont pas contre lui-même armé ses serviteurs,
Et s’il ne verra pas dans son pur gynécée
Un homme entrer sans ruse et la tête dressée.
C’est ainsi qu’Hippias se substitue aux dieux ;
Tous les faibles mortels sont égaux à ses yeux ;
Mais terrible surtout aux gens de bonne race,
S’il leur permet de vivre, il semble faire grâce.


LE CHŒUR.

N’accuse que nous seuls de la chute des lois !
Ose à ce peuple vain le dire à haute voix :
Lui seul il a forgé ce glaive.
Quand meurt la liberté sous le pied d’un vainqueur,
Le peuple a commencé le crime dans son cœur ;
Un tyran survient et l’achève.

L’œuvre du grand Solon, inspiré de Pallas,
Nos mépris l’ébranlaient, nous l’insultions, hélas !
Lorsqu’à paru cet homme avec sa sombre escorte ;
Quand, sous des noms menteurs, il s’arrogea nos droits,
O paisible Solon, issu de nos vieux rois,
Ta loi sainte était déjà morte !

Semblables par l’orgueil et les vils appétits,
J’ai vu les factions des grands et des petits
Lutter, se lancer l’anathème.
Le riche, épris de l’or, défendait ses plaisirs,

Et le pauvre insultait ce luxe et ces loisirs,
Jaloux de s’y vautrer lui-même.

Nul ne respectait plus l’antique loi du sort
Qui fit pour s’entr’aider et le faible et le fort,
Qui soumit les fils aux ancêtres ;
Tous rompant des devoirs l’harmonieux accord,
Nul n’acceptant d’égaux, nul ne souffrant de maîtres.

Un oppresseur, toujours, naît de pareils débats :
Il jette, en nous leurrant, les deux partis à bas ;
Il tourne à son profit nos craintes et nos haines.
Des couleurs de tous deux il a su se farder :
L’un espère tout prendre, et l’autre tout garder ;
Lui montre aux deux rivaux des victoires prochaines ;
Chacun voit abattu son ennemi, chacun
S’endort entre les bras de ce sauveur commun…
Et s’éveille chargé de chaînes.


ARISTOGITON.

Puis il laisse, avec art, sous son joug rigoureux,
Les partis se haïr et s’opprimer entre eux :
Tous les bons citoyens portent deux servitudes,
Les caprices du prince et ceux des multitudes :
Des contraires excès l’État souffre à la fois ;
Tout le fiel des partis s’infiltre dans les lois.
Un tyran mêle en lui les vices de deux races ;
Il a tous ceux des cours, tous ceux des populaces,
Il a, d’où qu’il soit né, d’humbles, de grands aïeux :
La bassesse insolente et l’orgueil envieux,
L’impuissance à se vaincre et les désirs immenses,
Le sourd mépris des lois, le goût des violences,

L’ardeur impitoyable à frapper les vaincus,
Tous les vils appétits… et la fourbe de plus.
Or, de méchant qu’il fut, son succès le rend pire ;
Il se corrompt lui-même à goûter de l’empire ;
Et l’absolu pouvoir, à sa raison fatal.
Le gardant impuni, lui conseille le mal.


LE CHŒUR.

Sois plus juste et plus pitoyable
Pour l’aveugle ou l’ambitieux
Du malheur de régner investi par les dieux,
Si sa raison fléchit sous le poids qui l’accable.
Pour qu’il devienne un sage en devenant un roi,
Pour qu’obéi de tous il respecte une loi,
Il faudrait qu’en portant cet homme au rang suprême,
Zeus l’eût fait impassible et fort comme lui-même.

Un prince eût-il dompté tous ses vices à lui,
Régnât-il sur son âme entière,
Il demeure assiégé par les vices d’autrui,
Et de son cœur lucide on éteint la lumière.
Tous les peuples, d’ailleurs, quand l’âge vient pour eux
De vieillir sous la tyrannie,
Les peuples, indulgents aux crimes du génie.
Ne supporteraient pas un prince vertueux.

Sois clément au mortel qui règne sur les autres,
Ses vertus sont à lui, ses fautes sont les nôtres.
Qui d’entre nous, fait roi de citoyen obscur,
Peut jurer, en sondant sa propre conscience.
Qu’il saura se garder, dans la toute-puissance,
Plus sage qu’Hippias, moins cruel et plus pur !



ARISTOGITON.

Je pardonne à ceux-là qu’en d’autres républiques
Obligent à régner les coutumes antiques ;
Qui, tenant de leur race un pouvoir absolu,
Sont rois comme on est homme, et sans l’avoir voulu.
Les barbares, ainsi, sont gouvernés sans crime,
Et tiennent pour un dieu leur prince légitime.
Mais nous, Grecs, nous surtout, peuples athéniens,
Nous sommes tous des rois, étant tous citoyens ;
Notre État n’admet pas de chef héréditaire ;
Chacun possède en paix sa famille et sa terre ;
On n’offre à nul mortel des tributs odieux,
La loi seule commande, et les dieux seuls sont dieux.
Aussi lorsqu’un pouvoir, fût-il celui d’un sage,
N’est pas issu des lois et du libre suffrage,
Qu’il est né de la force et veut être éternel,
Et qu’un homme y prétend, comme au champ paternel,
L’ambitieux qui tient cette place usurpée,
Sous un rusé manteau cachât-il son épée,
Nous le nommons tyran, ce nom est un arrêt…
La sainte Némésis trouve un glaive tout prêt.


LE CHŒUR.

Sous d’habiles tyrans qui gouvernaient en pères.
J’ai connu des cités puissantes et prospères :
On n’y regrettait point l’empire de la loi,
Et les jours orageux où le peuple était roi.
Nous vivons dans la paix sous les Pisistratides,
Et Solon nous laissa querelleurs et mutins…

Connais mieux ce vain peuple et supporte les guides,
Qu’à sa fougueuse ardeur ont donnés les destins.

Ces tyrans ne sont point sans gloire et sans sagesse ;
Nous régnons sous leur joug, les premiers de la Grèce.
Usons d’eux à loisir, sans les jeter à bas,
Leur sachant quelque gré du mal qu’ils ne font pas ;
Et moins libres qu’avant, mais riches et tranquilles.
Jouissons du repos, le plus grand bien des villes.


ARISTOGITON.

Ce repos sous le joug, c’est la paix de la mort,
C’est le calme fangeux d’une eau sombre qui dort,
C’est l’immobilité de l’impur marécage,
Où le reptile éclôt, d’où le venin surnage.
Ce sommeil des esprits et des flots sans rumeurs
Souille la terre et l’air, empoisonne les mœurs ;
Les feuilles des forêts dans ce bourbier jetées,
Les âmes des vivants y meurent infectées.


LE CHŒUR.

Le mal dont tu gémis est vieux dans la cité ;
C’est lui qui fait, partout, mourir la liberté.
Ce règne environné d’infections mortelles
N’a pas créé nos mœurs, il est engendré d’elles.
Nous croupissions déjà dans un impur marais ;
La fange naît d’abord, et Python vient après…


ARISTOGITON.

Et l’hydre aux longs replis à nos membres se noue,
Chaque jour nous tirant plus au fond de la boue.



LE CHŒUR.

Quels généreux efforts avez-vous donc tentés ?
Par un coup de vertu vous seriez remontés !
Mais la jeunesse dort dans l’orgueil de ses vices ;
On ne la dresse plus aux mâles exercices ;
Les frugales vertus ne sont plus en honneur,
Et chacun veut sa part d’un luxe empoisonneur.
L’éphèbe, atteint déjà des hontes d’un autre âge,
Estime la richesse au-dessus du courage ;
Et l’or met plus souvent ses souillures aux doigts
Des jeunes d’aujourd’hui que des vieux d’autrefois.


ARISTOGITON
.

Tu fais bien, ô vieillard, de louer les ancêtres
Pauvres, laborieux, ne souffrant pas de maîtres ;
De vanter le passé pour nous rendre jaloux,
Et nous donner le cœur d’aller plus haut que vous.
Ne dis pas cependant que dans l’ombre où nous sommes
Plus rien ne brûle au cœur des pâles jeunes hommes,
Va, si quelque étincelle, en cet hiver trompeur,
Doit des bons citoyens réveiller la torpeur,
D’un courroux généreux, si la cité s’embrase,
Le feu sourdement couve à l’école, au gymnase.
Si quelque grand coupable est immolé demain,
Le coup sera porté par une jeune main.


LE CHŒUR
.

Où sont-ils ces vaillants, fils de pères timides,
Fidèles à Solon sous les Pisistratides ?

Entre nos jeunes gens flétris par le repos,
Où sont ces amitiés qui forment des héros ?
Combien en comptez-vous, de meilleurs entre mille,
Qui sentent comme toi la honte de leur ville,
Qui veillent, qui soient prêts ? Nomme-les donc, ceux-là !


ARISTOGITON.

J’en connais du moins un, vieillard…

Montrant Harmodius qui entre.

Et le voilà !




SCENE II



HARMODIUS, ARISTOGITON,
LE CHŒUR.




HARMODIUS.

Salut, ami ! salut, vieillards graves et sages !
J’ai vu nos exilés, j’apporte leurs messages ;
Dans la pieuse Athène, heureux d’un prompt retour,
Je viens prendre ma part des fêtes de ce jour ;
Je viens suivre avec vous la sainte Théorie.
Qu’ils sont doux, les sentiers et l’air de la patrie ?
Si court que fut l’exil, qu’il est bon de revoir
La place où les voisins s’assemblent chaque soir,

Le seuil des dieux connus !… et, fût-elle opprimée,
Qu’il est bon d’habiter sa ville bien aimée !


ARISTOGITON.

Il est meilleur encor d’en sortir, comme toi,
Pour susciter partout des vengeurs à sa loi,
D’y revenir armé de force et de courage,
Avec la liberté pour présent de voyage.


HARMODIUS.

Ce don sacré, les dieux le retiennent encor ;
Il faut le conquérir comme la Toison d’or ;
On l’obtient par la lutte et la persévérance :
Mais aux lutteurs, du moins, j’apporte l’espérance.


LE CHŒUR.

Quel oracle a parlé ? quels furent ses discours ?
Quelle cité puissante a promis son secours ?
Quels vaillants citoyens s’armeront pour ta cause ?


HARMODIUS.

Apollon lumineux, qui connaît toute chose,
Et la sainte Pythie, ont répété trois fois :
« Sparte aux Athéniens rendra leurs justes lois. »
J’ai vu l’illustre ville aux mœurs simples et rudes,
Où l’Etat ne suit pas les folles multitudes,
Pour passer de leurs mains sous le joug des tyrans.
Là règnent, sous deux rois, les vieillards et les grands.
Ils offrent leurs soldats ; l’armée aura pour guides

Leur vaillant Cléomène et nos Alcméonides.
Si, ce soir, dans Athène on ose un coup de main,
Nos proscrits en vainqueurs y rentreront demain.


ARISTOGITON.

Qu’ils viennent vaillamment y reprendre leur place.
Mais soumis à nos lois et sans orgueil de race,
Sans imposer Lycurgue à nos Athéniens,
Sans donner trop d’empire aux riches citoyens.
Sparte a ses rudes mœurs que l’Attique repousse :
Nos droits sont plus égaux, notre humeur est plus douce,
Le sang le plus obscur nous reste précieux,
Et l’esclave lui-même est un homme à nos yeux.


HARMODIUS.

Sans admettre en sa loi des rigueurs qu’elle écarte,
Athènes gagnerait aux exemples de Sparte,
Peut-être ! et, parmi nous, l’État, moins agité,
Verrait plus longuement fleurir la liberté,
Si des grands, des vieillards, l’expérience habile
Pouvait mieux prévaloir sur ce peuple mobile.
Je te sais favorable à ses prétentions ;
Soyons justes pour lui sans trop d’illusions…
Mais achevons, ami, notre œuvre commencée ;
Nous avons tous les deux une même pensée :
Voir les Athéniens tous libres à la fois,
Rétablir de Solon les lois, les saintes lois,
Renverser Hippias et sa race funeste…
Soyons libres d’abord ! les dieux feront le reste.



ARISTOGITON.

Travaillons en commun, hommes de tous les rangs !
Moi, du parti contraire, en haine des tyrans,
Je tends ma main loyale aux fiers Alcméonides.
Par eux, nous avons Sparte et ses fils intrépides :
Et, tous Grecs, nous vaincrons ces étrangers impurs,
Ces Thraces qu’Hippias entasse dans nos murs.
Est-on prêt ? Les bannis passent-ils la frontière,
Et s’arme-t-on dans Sparte, ou si l’on délibère ?


HARMODIUS.

Lente et sage, et fidèle au plan déterminé,
Sparte attend un signal par nous-mêmes donné,
Et veut au moins, avant de nous prêter main-forte,
Qu’Athènes ait frémi sous le joug qu’elle porte,
Et que des citoyens, fussent-ils peu nombreux.
Dénoncent les tyrans et se lèvent contre eux.
Sais-tu si nos amis, bienvenus dans la ville,
Ont un peu remué cette foule servile ?
Le peuple est-il, au fond, du côté des tyrans ?
Les riches sont-ils tous trembleurs, indifférents ?
Enfin, par nous conquise et par nous présentée,
La liberté, ce soir, serait-elle acceptée ?


ARISTOGITON.

Va ! la foule est toujours du côté du vainqueur ;
Elle accepte son sort de quelques gens de cœur,
Et, par un coup hardi rompant son équilibre,
Comme on la fait esclave on peut la faire libre.

Osons ce qu’oserait le moindre ambitieux ;
Qu’une fois le devoir fasse un audacieux.
Le but, c’est d’arracher notre peuple à sa honte :
Il bénira ce coup, si son âme remonte !
Nous laissât-il tous deux périr seuls aujourd’hui,
Nos deux noms bien aimés ne mourront pas chez lui.


HARMODIUS.

Eh bien, n’attendons plus, s’il s’agit de la gloire !


ARISTOGITON.

C’est peu que notre mort, cherchons une victoire.
Il faut frapper au moins quelques coups assurés ;
Réunissons d’abord nos vaillants conjurés.


LE CHŒUR.

Quel orgueil, jeunes gens, vous conseille et vous flatte :
Qu’espérez-vous ?


HARMODIUS.

Tuer les fils de Pisistrate.


LE CHŒUR.

Ô vous, libres encor et purs de sang, ô vous
Que nul passé n’enchaine à des œuvres sinistres,
Laissez agir des cieux l’intelligent courroux ;
Laissez la sombre Até choisir d’autres ministres.

Ces hommes, je le crains, sont voués aux poignards.
De nombreux meurtriers naissent des tyrannies ;
Tout despote est suivi des noires Erinnyes,
Qui l’assiègent dans l’ombre avec leurs yeux hagards,

Ses crimes sont punis toujours, et par des crimes :
Il est frappé du fer et frappé justement ;
Mais ce meurtre, à son tour, appelle un châtiment…
Rejetez le poignard, ô jeunes magnanimes !

Nous sommes sur la terre où l’olivier fleurit,
Dans Athènes, clémente et douce entre les villes,
Chère aux arts de la paix, chère aux Muses tranquilles,
Où la force guerrière est soumise à l’esprit.

Pallas y triompha des vieilles Euménides.
Les dieux se sent soumis à son haut tribunal.
Chez nous, le repentir est un pouvoir fatal
Qui soustrait les mortels à ces trois sœurs avides.

Laissez au peuple entier le souci de punir ;
Ne vous arrogez pas sa justice usurpée.
Ce que fait le poignard est défait par l’épée.
Ces lois que vous aimez, vous allez les bannir.

Les vengeances toujours s’enchaînent aux vengeances.
Malheur au citoyen par qui sont ajoutés
Quelques anneaux de plus à ces filets immenses,
Obstacle inextricable à l’essor des cités !

En vain dans ce réseau tranche un coup de la Parque,
Le noir tissu s’allonge et se renoue après…

Mais silence !… Voici l’impétueux Hipparque ;
Je ne trahirai pas vos terribles secrets.

Mais Pallas elle-même à vos desseins s’oppose ;
Croyez un homme instruit par Solon veillissant :
Je suis, au fond du cœur, fidèle à votre cause ;
J’aime la liberté, mais j’abhorre le sang.


SCENE III
 
HIPPARQUE, SIMONIDE,
HARMODIUS, ARISTOGITON,
LE CHŒUR.


 

HIPPARQUE, entrant, à Simonide.

Va, rejoins Hippias ; je veux, cher Simonide,
À ces hymnes nouveaux que ta lyre préside.
Hors des murs, par nos soins, le cortège est formé ;
J’ai disposé les chœurs dans l’ordre accoutumé ;
Tout est prêt. Des vieillards la troupe auguste et lente
Semble, sous ses rameaux, une forêt mouvante.
Les guerriers ont vêtu leur plus mâle appareil :
Piques et boucliers reluisent au soleil.
Des éphèbes joyeux, ornés d’une couronne,
Déjà l’essaim léger s’amoncelle et bourdonne :
Dans ce groupe sonore et prompt à tressaillir,



HARMODIUS.

Prélude un clair murmure aux voix qui vont jaillir.
Tel qu’un champ d’épis mûrs, mobile comme l’onde
Se balance un long flot d’enfants à tête blonde.
Ephèbes ou vieillards, tous purs, étincelants,
Marchent nus ou drapés de souples tissus blancs.
Puis nos vierges, des fleurs à tromper une abeille,
De leurs bras arrondis soutenant leur corbeille,
Graves, à pas rhythmés, glissent avec douceur ;
Un parasol de pourpre, abritant leur blancheur,
Est porté sur leur front — servitude légère,
Par des vierges aussi, mais de race étrangère.
Enfin, le groupe armé des danseurs, imitant
Les combats de Pallas funestes aux Titans,
Précède le navire où flotte et se déploie
Le voile triomphal brodé d’or et de soie.
L’industrieux tissu déroule en ses longs plis
La gloire des travaux par la vierge accomplis.
Balancé comme au gré des zépbyrs et des lames,
Le terrestre vaisseau semble mû par des rames.
Je ne sais si Dédale aurait pu, dans son art,
Mieux que nos ouvriers étonner le regard ;
Mais sur la toile ainsi, jamais les jeunes filles
N’ont fait de nos pinceaux triompher leurs aiguilles.
Les femmes de l’Attique, en ce jour fortuné,
Pour honorer Pallas ont su vaincre Arachné.
Jamais pompe, chez nous, n’a lui plus éclatante.
Déesse au casque d’or, tu dois être contente !


SIMONIDE.

Hipparque est l’homme heureux qui nous fit ces splendeurs
Vous portez un génie égal à vos grandeurs,

Pisistratides, chers aux Muses immortelles !
Athènes vous devra ses gloires les plus belles,
Sa plus riche moisson de vers mélodieux,
Ses routes et ses ports, l’autel des douze Dieux,
Sa palestre nouvelle aux jardins du Lycée,
Le luxe de l’Asie au fond du gynécée,
Des fontaines, des bois de lauriers toujours verts,
Des stades et des bains à tout le peuple ouverts.
C’est par vous qu’assurant l’éternité d’Homère,
Athène est désormais sa véritable mère.
Et Zeus olympien, par vous seuls, aujourd’hui,
Voit s’élever son temple immense comme lui.


HIPPARQUE.

Rappelle aussi mon culte à des dieux moins austères
Dont j’aime à célébrer avec toi les mystères :
Aphrodite et Bacchus, Ëros, d’autres encor,
Tous ceux qu’on réjouit au bruit des coupes d’or ;
Sans oublier non plus, entre ceux que je fête,
Que l’aveugle divin n’est pas mon seul poète ;
Qu’Anacréon, Thespis, à mes banquets admis,
De leur joyeux tyran sont les meilleurs amis,
Et qu’Hipparque, en buvant, préfère à toutes choses
Les vers de Simonide et le parfum des roses.

S’adressiant à Harmodius,

Mais de quel air farouche entends-tu mes discours,
Ô bel Harmodius ! Tu bouderas toujours ?
Fuyant pour m’éviter les plaisirs de son âge,
La colombe vivra comme un aiglon sauvage ?
Des plus sombres vieillards je te vois entouré ;
Va prendre ailleurs ta place au cortège sacré.

Où faut-il te ranger ? Tu n’oserais, je pense,
T’armer du bouclier et tenir une lance.
Choisiras-tu, parmi les blonds adolescents,
Le panier de gâteaux, ou bien l’urne d’encens ?
Ou, de tes jeunes sœurs ornant la Théorie,
Vierge, y porteras-tu la corbeille fleurie ?
A voir ce frais visage, on demeure incertain.


HARMODIUS.

Moi je connais la place où me veut le destin.
Va ! mes mains porteront ce qu’il convient aux hommes
De porter dans Athène, à cette heure ou nous sommes ;
Et je suis prêt à faire, en citoyen pieux,
Ce qu’ordonnent les lois et ce qui plaît aux dieux.


HIPPARQUE.

J’admire ce tour bref et cette voix hautaine ;
Sparte a fait un disciple, au moins, dans notre Athène !
Sous le masque d’Arès, Éros s’est enfoui :
Innocent appareil dont l’œil est réjoui !
Je pourrais m’en blesser, j’aime mieux en sourire ;
Je vois ici, d’ailleurs, le maître qui t’inspire :
Tu n’es de ton dédain coupable qu’à moitié ;
Car ta haine pour nous vient de son amitié.
Je pardonne à tous deux…

Se tournant vers Aristogiton.

Mais j’invite au silence

Cet homme aux longs discours plus aigus que sa lance.
Qui nous fait sagement, derrière les buissons,
La guerre des bons mots ou des graves leçons ;
Qui se plaint d’exister sous les Pisistratides ;

Qui va semant partout ses paroles perfides,
De l’Hymette à Colone, et du gymnase au port,
Réveillant, comme il dit, le lion qui s’endort ;
Pleurant Solon, ses lois, ses exemples suprêmes…
Mais Solon, mais ses lois, mais son cœur, c’est nous-mêmes !
En faveur des petits, nous pesons sur les grands ;
Et c’est le peuple entier qui nous veut pour tyrans :
Il veut qu’on le nourrisse, et non qu’on le harangue.
Ne prétends plus, chez nous, t’illustrer par ta Langue.


ARISTOGITON.

Le noble Hipparquc, ami des poètes fameux,
Me connaît mal, peut-être, en me jugeant comme eux :
Si je veux m’illustrer loin des plaisirs frivoles,
C’est par des actions, et non par des paroles.


HIPPARQUE.

J’honore tes exploits avant qu’ils soient commis…
Je ne veux plus avoir de pareils ennemis :
Harmodius et toi, ce soir je vous invite.
Fêtons, après Pallas, Bacchus chez Aphrodite.
Vous saurez si, chantant Bathylle à ses genoux,
Anacréon n’est pas le plus sage entre nous.
Moi, j’aimerais à voir, au milieu de ce groupe,
Comme l’ami des lois vide et remplit sa coupe,
Comme il porte le vin, et s’il a de l’esprit
Quand Myrrha le taquine, et comment il sourit.


ARISTOGITON.

Noble Hipparque, avec toi je souperai peut-être ;

De plus près, tous les deux, nous pourrons nous connaître
Que la coupe soit d’or, ou qu’elle soit d’airain,
Sois sûr que j’y boirai souriant et serein.


HIPPARQUE.

Le sourire est douteux de ta froide réponse :
Est-ce la haine encore, ou la paix qu’il m’annonce ?
Aurez-vous donc toujours cette ingrate fierté
Pour l’homme qui se voue à régir la cité ?
Rêveurs ! vous bâtissez dans vos contes d’aïeules
Un État où les lois régneraient toutes seules ;
Vous louez le passé, mais pour insulter mieux
Le droit nouveau des chefs appelés par les dieux.
Il faut partout un maître, en toute république ;
La loi n’est rien, tout est dans l’homme qui l’applique.


LE CHŒUR.

Zeus tout puissant aima la splendide Thémis ;
À leur fille, la Loi, le ciel même est soumis ;
Elle a précédé l’homme et les dieux sur la terre,
Et tout doit se courber sous son joug salutaire


HIPPARQUE.

Qu’il soit dans la cité tyran, archonte ou roi,
La volonté d’un sage est la meilleure loi.


SIMONIDE.

J’aime un heureux État où, franchement bannie,
La loi n’entrave pas un tyran de génie !

Si quelque adroit mortel ne la prend par la main,
Toujours l’aveugle loi trébuche en son chemin.


UN MESSAGER.

Noble Hipparque, salut ! Qu’Athéné te protège.
Hippias te rappelle auprès du saint cortège :
Sur la marche des chœurs s’élève un différend.


HIPPARQUE, s’adressant au chœur.

Vous voyez les douceurs du métier de tyran !
Toujours veiller aux soins ou des dieux ou des hommes.
Les esclaves de tous, voilà ce que nous sommes.
Jamais aucun repos ne nous reste permis :
Toujours comme Sisyphe…

Se tournant vers Harmodius et Aristogiton,

Adieu, fiers ennemis !

J’espérais vous gagner, mais j’ai perdu ma peine.

À Simcnide.

Je remets ce triomphe à ta voix de sirène ;
Poète, essaye encor tes prodiges sur eux.

À Harmodius et Aristogiton.

D’un tyran comme nous, remerciez les dieux,
Mais tâchez d’assouplir cette fierté rebelle.
Ma clémence pourrait ne pas être éternelle.

Hipparque sort.




SCÈNE IV

SIMONIDE, HARMODIUS,
ARISTOGITON, LE CHŒUR.




SIMONIDE.

La lyre a su dompter les tigres et les ours ;
Mais à ses fibres d’or les envieux sont sourds.


LE CHŒUR.

L’aède, obéissant à la muse immortelle,
Tient les êtres divers enchaînés autour d’elle,
Quand il chante les dieux, les lois et les cités,
Quand il fait resplendir la vérité secrète.
Mais celui qui pour Muse a pris ses vanités,
Qui des lâches désirs s’est rendu l’interprète,
Ne soumet plus le monde aux vers qu’il a chantés.


SIMONIDE.

L’âme a plus d’un désir, le luth plus d’une fibre ;
L’aède le parcourt de son doigt souple et libre,
Chantant les dieux anciens et les jeunes amours,

Les voluptés des nuits et les travaux des jours.
Pareil à Zeus lui-même en ses métamorphoses,
Il saisit, tour à tour, l’accent de toutes choses :
L’homme et les fleurs, les arts et les âges divers,
Parlent chacun leur langue et vivent dans ses vers.


LE CHŒUR.

J’écoute avec soupçon toute corde nouvelle
Qu’un mortel ose adjoindre à la lyre immortelle.


HARMODIUS.

J’écoute avec horreur, au moins avec ennui,
Et je n’appelle pas honnête homme celui
Qui, de maîtres divers recevant les salaires,
Parle également bien sur les sujets contraires.


SIMONIDE.

Un lourd Géphyréen tient en pareil mépris
Tous les arts élégants, tous les joyeux esprits ;
Aux vives Charités son culte se refuse,
Et d’un épais encens il fatigue la Muse.
Quand la cité reluit d’un éclat tout nouveau,
Comment cet homme, aveugle aux sourires du beau,
Ouvrirait-il son cœur et ses longues oreilles
À l’aimable pouvoir auteur de ces merveilles !
Ennemis d’Hippias, ignorez-vous encor
Qu’Athènes sous ses mains se fait de marbre et d’or ;
Que d’habiles sculpteurs, venus à sa parole,
Peuplent de dieux charmants la ville et l’Acropole ;
Qu’au gré de vos tyrans, par les Muses nourris,

Phœbus vous a cédé ses plus chers favoris ;
Et qu’instruisant vos fils de leurs leçons fertiles,
Tous accourent chez vous des plus lointaines îles ?


ARISTOGITON.

Dans la libre cité qui veut garder ses lois,
L’aède, racontant les généreux exploits,
Célébrant les aïeux et les dieux dans leur temple,
Nous suffira ; tout autre est d’un mauvais exemple.
Malheur à qui se plait à vos récits menteurs,
À ces impurs conseils semés par les chanteurs,
Et respire une fois, dans vos longues orgies,
Le baume assoupissant des molles élégies !
Au poète joyeux je ne fais nul affront,
De lauriers et de fleurs je couronne son front,
J’y joins, si vous voulez, un présent magnifique,
Mais je le reconduis hors de ma république.


LE CHŒUR.

J’enchaînerai dans ma cité

Par des fleurs, par des sacrifices,
Près de l’auguste Liberté,
Phœbus et les Muses propices.

Je les veux toutes retenir,
Les neuf filles de Mnémosyne ;
Toutes régissent l’avenir,
Toutes font une œuvre divine !

Du chœur chaste et mélodieux,

Laquelle oseras-tu proscrire ?
Laisse à l’Olympe tous ses dieux,

Toutes ses cordes à la lyre.

Que la cité, riche en vaisseaux,
Livre aux sculpteurs l’or et l’ivoire,
Vénérant les sacrés pinceaux
Qui font dire aux murs son histoire.

Non moins que ses législateurs,
Ses pilotes, ses capitaines,
Peintres, poètes et sculpteurs,

C’est vous qui fondez notre Athènes !



HARMODIUS.

Oui, j’honore entre tous, j’admets pour bienfaisants,
De l’œuvre des neuf sœurs les divins artisans.
Je veux que, dans ma ville aux splendides colonnes,
Peintre, aède et sculpteur reçoivent des couronnes.
Mais je veux que les arts, d’une commune voix,
Parlent aux citoyens, fassent aimer nos lois,
Qu’ils disent les vertus, les héros qu’on renomme
Et forment un langage entre les dieux et l’homme.
Je ne permettrai pas qu’au sein de nos remparts
Un roi guide à lui seul le chœur sacré des arts,
Et fùt-il, entre nous, pur, sage, exempt de vices,
Dispose de la Muse au gré de ses caprices.
La Muse, des flatteurs déteste le métier ;
L’art est, comme la loi, fait pour le peuple entier.


SIMONIDE.

Une ville à loisir travaille ou se repose,

Lorsqu’un sage tyran règle en paix toute chose ;
Il porte à lui tout seul, pour le bonheur commun,
Le fardeau que les lois divisent sur chacun.
Nul n’étant plus distrait du soin de sa richesse,
Chez les bons citoyens l’or s’augmente sans cesse,
Et tous riches, vêtus de robes à longs plis,
Coulent d’heureux loisirs par la Muse embellis.


HARMODIUS.

Au parasite impur sied l’indigne habitude
De vanter à la fois l’or et la servitude,
Et d’unir, sur sa lèvre et dans ses vers flatteurs,
Ces deux mots les plus vils et les plus corrupteurs.
Rien parmi les mortels ne circule de pire
Que l’or, car il peut tout souiller et tout détruire ;
Il renverse un État, arrache à sa maison
L’homme et l’envoie au loin ramasser du poison ;
Il trompe les esprits les meilleurs, il les plonge
Dans une épaisse nuit de ruse et de mensonge ;
Par lui, l’infâme luxe infecte une cité
Du ferment de la peur et de l’impiété !


ARISTOGITON.

Pour la cité qu’un maître asservit et caresse,
Va ! ne redoute point l’excès de la richesse.
Nul n’ayant le souci, l’espoir du lendemain,
L’or s’enfuit de partout comme l’eau de la main.
On dissipe encor verts les fruits de son domaine ;
Un seul trésor grossit, c’est celui de la haine…



HARMODIUS.

Et comme un vaste orage amassé lentement,
La haine tout à coup éclate en châtiment.


SIMONIDE, à Harmcdius.

Du blond enfant Eros, menace ridicule !
Il prend ses dards légers pour les flèches d’Hercule.

À Aristogiton.

Lourd dépit d’un faux sage et d’un ambitieux !
Il gronde et croit tonner comme la foudre aux cieux ;
Et s’égalant à Zeus, de son doigt redoutable
Commande à Némésis et marque le coupable.
Impuissants tous les deux et sottement mutins ;
Ne sachant ni subir, ni changer les destins !
Puisque vos faibles bras, vos plus faibles génies
Ne peuvent extirper du sol les tyrannies,
Sous leurs féconds rameaux, ainsi que nous, sans bruit,
Jouissez de leur ombre et partagez leur fruit.
Lorsqu’Hébé tout en fleurs remplit notre calice,
Laissons à Némésis son fouet et sa justice ;
Tremblons d’usurper rien sur l’office des dieux,
Et rendons-leur hommage en sachant être heureux.

Simonide sort.



SCÈNE V

HARMODIUS, ARISTOGITON,
LE CHŒUR.




HARMODIUS.

Voila ces vils chanteurs qu’Hipparque sait élire
Pour corrompre le peuple en corrompant la lyre ;
Voilà ces histrions, trop écoutés, hélas !
Dont il marche entouré dans ta ville, ô Pallas !


ARISTOGITON.

Héritiers d’un tyran, les fils de Pisistrate
Se divisent entre eux sa tâche scélérate ;
Pour fonder leur pouvoir, ils veulent, à la fois,
Tuer les vieilles mœurs avec les vieilles lois ;
Et, comme ils ont détruit tant d’hommes héroïques,
Détruire les vertus qui font les républiques ;
Il y faut de l’audace et de la trahison :
Hippias est le fer, Hipparque est le poison.


LE CHŒUR.

Ô déplorable ville, où, des fleurs sur la tête,

Les citoyens hagards rêvent de noirs combats ;
Où la discorde en feu couve au sein d’une fête !
Mer pleine de soleil et grosse de tempête,
Monde où tout rit là-haut, où tout gronde là-bas !

Qui peut rendre à ton cœur la paix de ton visage ?
Ta lèvre exhale au loin des chants mélodieux,
Et tes flancs sont troublés par la haine sauvage ;
Pareils aux volcans sourds, aux fleuves sans rivages,
Quand luttait le chaos contre les premiers dieux,

Pendant les longs discords d’Uranus et de Gée,
Avant que régnât Zeus, le vainqueur des Titans,
Qu’il eût contraint Phœbus à sa course obligée,
Et de sa forte main, du foudre encor chargée,
Eut affermi la terre et les cieux hésitants.

Ô déplorable ville, où nul n’est à sa place,
Où les lois sont une arme au lieu d’être un lien,
Où les plus élevés ont l’âme la plus basse,
Où le chef s’associe avec la populace
Pour mettre sous le joug les pâles gens de bien ;

Où les plus généreux sont poussés vers le crime ;
Où ceux qu’un juste chef unirait tous à lui,
Tous les hommes d’un sang illustre et magnanime,
S’ils veulent secouer le joug qui les opprime,
Ébranlent tout l’Etat dont ils seraient l’appui !

Ô déplorable ville, où la lyre infidèle
Divise au lieu d’unir et corrompt les humains ;
Où le sage est conduit à se défendre d’elle ;

Où l’art n’a plus de lois et de chaste modèle ;
Et d’où s’enfuit la Muse en se tordant les mains !
Laisseras-tu, Pallas, la Ménade insensée
Inspirer son vertige à tes adorateurs ?
Ah ! la terreur saisit et glace ma pensée !
Reviendras-tu jamais, ô sagesse offensée,
De la sainte Acropole habiter les hauteurs ?


ARISTOGITON.

Ces terreurs, ô vieillard, sont peut-être d’un sage ;
Mais plus un mot de plainte et de mauvais présage :
La sœur d’Harmodius, Ismène, vient à nous.
N’effrayons pas la vierge au regard chaste et doux :
C’est un sourire ami que Pallas nous adresse.
Telle au divin Ulysse, en sa noire détresse,
Quand l’écume des flots souillait encor ses flancs,
Parut Nausicaé, grande et fière aux bras blancs ;
Artémis est moins svelte, Hélène était moins belle,
Quand les vieillards troyens se levaient devant elle.


LE CHŒUR.

La noble canéphore hésite en son chemin,
Sa corbeille de fleurs oscille sous sa main.



SCÈNE VI

ISMÈNE,
HARMODIUS, ARISTOGITON,
LA NOURRICE D’ISMÈNE,
LE CHŒUR.



HARMODIUS.

Quoi ! malgré ton devoir de noble Athénienne,
Au cortège des dieux tu manques, chère lsmène !
Une larme tremblante obscurcit ton regard :
Quel malheur, quel caprice a causé ce retard ?
Va, dans les rangs sacrés, va prendre enfin ta place.


ISMÈNE.

Ô mon frère, une insulte est faite à notre race.
Je n’ose, devant tous, raconter cet affront,
Te mettre au cœur la haine et la rougeur au front.
Le silence convient aux humbles jeunes filles.


LA NOURRICE.

Selon le droit sacré des antiques familles,
Portant sur ses cheveux sa corbeille, ta sœur

Déjà marchait, parmi les vierges, dans le chœur ;
Hipparque vient. D’un ton d’amère raillerie :
« Cesse, ô vierge, a-t-il dit, d’orner la Théorie ;
La beauté seule, ici, ne donne pas le rang :
On n’admet aux honneurs de la déesse Athène
Que les Athéniens d’origine certaine. »
Les hardis étrangers qui le suivent toujours
De leurs rires impurs appuyaient ce discours.
J’ai voulu résister, mais la troupe insolente
Allait porter la main sur Ismène tremblante…
Nous avons fui, tâchant d’éviter tous les yeux,
Et prenant à témoin les ombres des aïeux.


ARMODIUS.

Ô ma race, ô ma sœur, lâchement outragées,
Je vous fais le serment que vous serez vengées !
Cet homme périra !


ISMÈNE.

Mon frère, exauce-moi !

Un si terrible coup retomberait sur toi.
Que me font la vengeance et la justice même ?
Je ne hais nul mortel, ô mon frère, et je t’aime !
Ce combat inégal, pour ma cause entrepris,
Te condamne au trépas, et ta sœur au mépris.
Quand la guerre s’allume au sujet d’une femme.
Si pure qu’elle soit, on la tient pour infâme.
Frère ! épargne à ta sœur ce renom flétrissant
Des femmes dont l’orgueil coûta des flots de sang



HARMODIUS.

Va ! que le coup tenté soit heureux ou néfaste,
Ton nom restera pur comme ton âme est chaste,
Ismène ! Et l’on saura que j’avais dans le cœur
Un autre amour encor que l’amour de ma sœur ;
Qu’en punissant de mort des paroles hautaines,
J’étais moins ton vengeur que le vengeur d’Athènes ;
Que je revendiquais les droits de ma cité,
Et qu’enfin, si je meurs, c’est pour la liberté.


ARISTOGITON.

Ami, je m’associe à ta double vengeance,
Avec tous tes amours je suis d’intelligence,
Et je mourrais heureux de servir à la fois
La sœur d’Harmodius, la patrie et les lois.


ISMÈNE.

Ah ! maudits soient mes pleurs et ma lâche colère !
L’injure semblait faite à ma race, à mon père…
Mais j’aurais honte, ici, quand le sang peut couler,
Si je ne sentais pas tout dépit s’envoler.
Par la sainte pitié, par l’amour qui nous lie,
Oubliez cette offense, ainsi que je l’oublie.
Si cet homme est cruel, s’il règne injustement,
Laissons à Némésis le soin du châtiment,
Frère ! et n’aiguise pas ton courroux et tes armes
Pour un ennui qui vaut à peine quelques larmes.


HARMODIUS.

Aux hommes seuls, ma sœur, il doit appartenir

De juger d’un affront, d’absoudre ou de punir.
Le devoir d’une femme astreinte à la décence
Est, sur ces questions, de garder le silence.
Viens, la maison t’attend : c’est ton domaine, à toi ;
De nombreux serviteurs y bénissent ta loi.
Je te suis jusqu’au seuil du temple domestique ;
On te vit trop longtemps sur la place publique :
Une vierge en doit fuir les regards curieux,
Et ne s’y peut montrer qu’au cortège des dieux.

Harmodius, Ismène et la nourrice sortent.



SCÈNE VII.
ARISTOGITON, LE CHŒUR.



ARISTOGITON.

Lorsqu’un maître orgueilleux, déchaînant sa rudesse,
Frappe jusqu’à nos sœurs aux pieds de la déesse,
Qu’osant nous disputer nos droits religieux,
Ô vieillards ! il défait ce qu’ont fait les aïeux,
Faut-il laisser grandir cette audace insolente,
Et différer encor la vengeance trop lente ?
Un tyran s’éleva ; le rusé parvenu
Voilait sous la douceur son pouvoir contenu ;
Mais son fils lui succède, et l’insolence éclate ;

Hippias nous a fait regretter Pisistrate,
Et si l’hérédité ne se brise aujourd’hui,
Les enfants d’Hippias seront pires que lui.
Ceux que la tyrannie, indulgente nourrice,
Langea de pourpre et d’or, berça dans le caprice ;
Qui, dès leurs premiers jeux, ont eu mille moyens
De prendre pour hochets les droits des citoyens,
Ceux-là, voyant leur race impunie et prospère,
Osent ce que jamais n’aurait osé leur père.
Malheur à la patrie, à nos dieux, à nos lois,
Si ce pouvoir impur meurt et renaît trois fois !
Humiliés déjà nous portons des entraves,
Mais nos fils seront vils et vendus comme esclaves !


LE CHŒUR.

Des maux que tu prévois les dieux nous défendront :
La honte de ce joug tomberait sur leur front.
Athène leur est chère ; Athène, entre les villes,
Sait mieux les honorer dans ses pompes civiles,
Et mieux faire sourire en groupes lumineux
Le marbre des frontons qu’elle a bâtis pour eux.
Pallas ne verra pas sur l’Acropole antique
La noire servitude obscurcir notre Attique ;
L’olivier de la paix y naquit de ses mains ;
Déméter y donna le froment aux humains,
Et, d’un coup de trident, frappé sur notre terre,
Poséidon créa l’ardent coursier de guerre.


ARISTOGITON.

Au pays de Cécrops, Zeus et les dieux sauveurs
Prodiguèrent encor de plus riches faveurs :

Ils y firent germer une vaillante race
D’hommes forts, d’hommes fiers, libres et pleins d’audace,
Sachant se protéger et se passer de rois,
N’acceptant d’autre joug que le niveau des lois,
Et capables enfin, dans les heures suprêmes,
De lutter, comme Ajax, contre les dieux eux-mêmes.
Nous sommes de ceux-là ! mais notre sort vaut mieux :
Nous combattons un homme et nous servons les dieux.
Ils nous doivent leur aide et des armes certaines,
Quand nous revendiquons la liberté d’Athènes.
A pleines mains déjà, puisant à leur trésor,
L’amitié nous revêt de son armure d’or,
Et doublant nos vertus de sa force invincible,
Nous rend tout sort heureux et toute œuvre possible.
Ce qu’un courage seul eût trouvé hasardeux,
Sûrs du même destin, nous l’oserons tous deux.


LE CHŒUR.

La divine amitié, féconde en beaux exemples,
Fait les héros et les vainqueurs ;
Dans l’âme des vaillants elle choisit ses temples,
Et n’habite que les grands cœurs.

Les plus nobles exploits qu’ait adorés la Grèce.
Trésors conquis, monstres domptés,
Rois oppresseurs frappés d’une arme vengeresse,
Murs construits des hautes cités,

C’est ton œuvre, amitié ! tu prends dans une ville
Tous les plus beaux, tous les plus forts ;
Tu régnas sur Hercule ainsi que sur Achille ;
Aux enfers tu ravis les morts.


Un couple généreux est tel qu’un char de guerre
Lancé contre cent bataillons,
Qui de sa double faux tranche l’épi vulgaire
Comme le blé dans les sillons.

Il court ! une main ferme au quadrige rapide
Fait sentir le fouet et le frein ;
L’habile archer, couvert par une double égide,
Darde les javelots d’arain.

Ainsi, ton char nous fraye, Amitié, la carrière
Où, multipliant ses exploits,
Chacun des deux guerriers, soutenu par son frère,
Veille et frappe et vole à la fois.

Heureuses les cités où des couples d’athlètes,
Unis par de mâles travaux,
L’un l’autre s’excitant aux combats comme aux fêtes,
Marchent amoureux et rivaux !

Jamais, dans leurs remparts, la tyrannie assise
Ne pèsera longtemps sur nous ;
Car il faut pour régner qu’elle trompe et divise
Les hommes haineux et jaloux ;

Car le tyran succombe à sa charge trop rude,
Amitié, quand tes forts liens
Unissent vaillamment contre la servitude
Les âmes des bons citoyens !




SCÈNE VIII
HARMODIUS, ARISTOGITON,
LE CHŒUR, SECOND CHŒUR.


Jeunes gens armés d’épées cachées sous des branches de myrte.


HARMODIUS.

Vieillards, les longs discours, la prudence indécise,
Précèdent sagement une fière entreprise ;
Mais au plus insensé le plus sage est pareil,
Quand la forte action ne suit pas le conseil.
Il est bon d’invoquer, dans un instant suprême,
L’esprit des justes dieux, mais de frapper soi-même.
Tandis que vos regards consultaient l’horizon,
Mes amis tout armés, remplissaient ma maison ;
Sous mon toit, favorable à leur ligue secrète,
Avant qu’on m’offensât la vengeance était prête.
Ce n’est pas mon orgueil, l’affront fait à ma sœur,
Ce n’est pas mon courroux qui poursuit l’oppresseur,
Parmi nous, dès longtemps, l’œuvre était commencée,
Car notre mère, Athène, est la grande offensée.


ARISTOGITON.

Oui, c’est l’heure d’agir, amis, plus de retard !

Donnez-moi le bouquet de myrte et le poignard,
Marchons ! Moi, le plus vieux, j’ai mon droit et je l’aime :
Je passe le premier et je frappe de même.


LE CHŒUR.

Jeunes gens, jeunes gens, ne tentez pas le sort !
Votre présomption vous conduit à la mort.
C’est peu que la justice, en notre époque sombre ;
L’audace et la vertu céderont sous le nombre.
Vous êtes seuls debout, tout le peuple est soumis ;
Vous serez submergés sous des flots d’ennemis.
Comme les blancs agneaux, du torrent qui les noie,
Des Thraces d’Hippias vous serez tous la proie.


SECOND CHŒUR.

Va ! nous sommes nombreux, la jeunesse est pour nous ;
Un signal, notre exemple armera son courroux.
Quand nul n’espère plus, seule elle espère encore :
Après cette nuit sombre, elle attend une aurore ;
Son regard vif et pur que rien ne peut ternir
Devine à l’horizon quelque grand avenir.
Et toi-même, ô vieillard, je sens ton cœur qui vibre ;
Disciple de Solon, tu veux Athènes libre ;
Tu mourras vaillamment, s’il le faut, et tu crois,
Qu’un jour prochain verra le triomphe des lois.


LE CHŒUR.

Oui, nous verrions la fin des hontes où nous sommes,
Si votre ardeur brûlait chez tous les jeunes hommes
Mais sous leurs fronts charmants, sous leur rire vermeil,

L’àme dort d’un profond et lugubre sommeil,
Satisfaits des travaux et des amours faciles,
Ils passent à l’écart de nos luttes civiles,
Incapables de haine, et de leur ton moqueur
Raillant le saint courroux qui gonfle votre cœur.


SECOND CHŒUR.

Cesse, ô vieillard, ta longue plainte.

Va ! chez ce peuple audacieux
La jeunesse n’est pas éteinte,
Pas plus que le soleil aux cieux.
Quand ton pâle hiver se lamente,
La sève dans nos bois fermente,
L’amour réveille les oiseaux ;
Et dans l’ombre qui s’évapore,
Les coursiers rouges de l’Aurore
Bondissent déjà sur les eaux.

Sous la neige, au fond du cratère,
Bouillonne un métal dévorant ;
Les impuretés de la terre
Disparaîtront sous ce torrent ;
Et ceux dont la fière sagesse,
De cette lave vengeresse
Accuse aujourd’hui la torpeur,
Devant son déluge sublime
Fuiront tremblants de cime en cime,
Vieillard, et toi-même auras peur !

L’àme de vos fils se recueille,
Et songe, vous laissant parler ;

Et, comme la fleur sous la feuille
.
Se voile avant d’étinceler.

Mais laissons faire à la nature,
Et d’un océan de verdure
Sort le printemps ressuscité.
Il suffit, pour que tout renaisse,
Que ton œil de flamme, ô jeunesse !

Lance un éclair dans la cité.



PREMIER CHŒUR.

Après ce calme impur, l’orage m’inquiète.
Je hais ces coups subits, ces sauvages réveils,
Dont la fureur succède à de lâches sommeils :
Je redoute un beau jour au prix d’une tempête.

Le navire, entamé dans la lutte des flots,
Traîne un secret danger sur la mer la plus belle.
Jamais coup de poignard ne tranche une querelle,
Et la paix ne surgit de l’ombre des complots.

J’aime que, sans fléchir dans sa haine paisible,
Sans rêver de vengeance et de sanglants exploits,
On oppose aux tyrans une âme incorruptible,
Et qu’on use leur joug au fer des vieilles lois.


SECOND CHŒUR.

Vieillard, ta prudence est glacée ;

Ton front mesure sa pensée
Aux lenteurs d’un sang refroidi.
Ne verse plus sur mon courage
La neige épaisse de ton âge,

Ta nuit lourde sur mon midi.
Rien n’allume plus dans tes veines

Le feu des amours ou des haines,
La sainte ivresse des héros.
Ton cœur, patient sous l’insulte,
Est inhabile au noble culte
Ou de Némésis ou d’Ëros.

Je vénère ta longue vie ;
Mais accorde à ma jeune envie
Ce combat… fût-il incertain !
Mon âge est prompt à la colère ;
C’est à moi d’être téméraire ;

Ainsi l’a voulu le destin.



HARMODIUS.

Amis, nous laissons fuir l’occasion propice ;
Le destin nous la donne, et veut qu’on la saisisse,
Et les dieux offensés se vengeraient sur nous,
Si la victime offerte échappait à nos coups.
Sous les yeux d’Hippias, plein d’orgueil, et de joie,
Ecartant tout soupçon la fête se déploie.
De ses gardes impurs un instant séparé,
Le tyran se confie au cortège sacré.
Et dans le Céramique, en dehors de la ville,
Sa voix dirige en paix cette foule tranquille.
La porte Dypilon, pour notre coup de main,
Tout près d’ici, nous ouvre un rapide chemin !
Marchons ! Allons cueillir la victoire certaine
Qui nous rend immortels et qui délivre Athène.




SCÈNE IX

ISMÈNE, HARMODIUS,
ARISTOGITON, LE CHŒUR,
SECOND CHŒUR.



ISMÈNE.

Frère ! en ce jour déjà si cruel pour ta sœur,
À quels pires tourments vas-tu livrer son cœur ?
Sous notre toit, à peine, à tes côtés rentrée,
Avais-je déposé la corbeille sacrée,
Et du voile de fête, en mon appartement,
Rejeté de mon front l’inutile ornement,
Je te croyais encor dans la chère demeure,
Et, comme je le fais chaque fois que je pleure,
Entre tes bras aimés, sous ton regard serein,
J’allais, déjà riante, oublier mon chagrin…
Tu n’es plus là ! j’apprends des serviteurs en larmes
Qu’une troupe d’amis, nombreux, cachant des armes
Dans l’ombre t’attendait ; que tu sors avec eux ;
Que vous marchez sans bruit et d’un air belliqueux.
J’ai tout compris !… Le cœur sent de loin sa ruine,
Et le danger d’un frère aisément se devine,
Va ! je sais à quelle œuvre, à quelle mort tu cours !



HARMODIUS.

Je serai vrai, l’instant n’est pas aux longs discours,
Arme-toi de vertu, si le sort m’est contraire.
Oui, je vais attaquer Hippias et son frère !
Je veux — et ces amis sont là qui m’aideront —
Satisfaire ma haine et venger ton affront.


ISMÈNE.

Va ! je n’ai point de haine et ne sens plus l’offense,
Tu sais, toi qui connais mon cœur dès notre enfance.
Que nul ressentiment n’y dura tout un jour,
Frère, et qu’il ne partage avec toi que l’amour.
Que ce soit pour ta sœur, pour les lois elles-mêmes,
Ne t’en va pas mourir, ô frère, si tu m’aimes !


HARMODIUS.

Non, je ne mourrai point, enfant, sois sans effroi !
Je combats pour Athène encor plus que pour toi.
Je vaincrai ! je le sens à mon espoir tranquille ;
Car je porte avec moi les destins de ma ville.
Je sens qu’un grand ouvrage, en ce jour glorieux,
Sera dans notre Attique accompli par les dieux,
Que la liberté sainte en aimera l’histoire ;
Et j’augure en mon cœur une illustre victoire.


ISMÈNE.

Mon cœur ne me dit rien des volontés du sort ;
Mais je t’aime, et je tremble, et je pense à ta mort.



HARMODIUS.

J’accepte le trépas, s’il délivre ma ville ;
Ilion n’est tombé qu’après celui d’Achille ;
Et des dieux, pour son peuple, un homme obtient, souvent,
Par une belle mort, plus qu’il n’eût fait vivant.
Peut-être ils m’ont choisi pour ce rôle sublime !


ISMÈNE.

Quel oracle a parlé, désignant la victime ?


HARMODIUS.

L’oracle intérieur qui m’ordonne d’agir.


ISMÈNE.

Tu peux lui résister sans avoir a rougir.
Ce n’est pas Dieu qui parle en toi, c’est ta colère,
Et la mort où tu cours n’aura point de salaire ;
Tu t’immoles toi-même et de ta propre main.


HARMODIUS.

Qu’importe que je meure, ou ce soir, ou demain !
Sait-on, sous des tyrans, ce qui vous reste à vivre ?
Mais que ma mort au moins soit un exemple à suivre !
Je puis donner mon sang, il n’appartient qu’à moi ;
Ainsi l’a fait Codrus, qui fut le dernier roi.
Moi, je serai, sauvant comme lui notre Attique,
Le premier citoyen mort pour la république.



LE CHŒUR.

Oui, jeune homme, il est beau d’aller au premier rang
Combattre pour sa ville et verser tout son sang ;
Mais, sans l’ordre des dieux, et par sa seule envie,
Nul homme n’a le droit d’abandonner la vie,
Et le supplice attend, près du Styx odieux,
Ceux qui veulent ainsi mourir malgré les dieux.


HARMODIUS.

Je suis soumis aux dieux d’Athène et de la Grèce ;
J’ai reçu de leurs mains cette arme vengeresse ;
Mon cœur m’a dit bien haut que leur ordre est venu,
lit je vais, sans terreur, affronter l’inconnu.
C’est la sainte Pallas que je sens dans mes veines ;
Je reconnais sa trace à des clartés sereines.
Il faut, m’a-t-elle dit, que sa cité sans roi
Soit aujourd’hui vengée et soit libre par moi !
Du sang qui doit couler dans les Panathénées
Germeront pour nos fils de hautes destinées.
J’obéis !… O ma sœur, soyons forts tous les deux ;
Rentre dans ta maison, va supplier les dieux ;
Sois soumise au destin, laisse-moi mon courage ;
Sèche tes yeux… Les pleurs sont d’un mauvais présage.


ISMÈNE

Qui ne pleurerait pas, quand, jaloux de mourir,
Un frère au coup fatal va lui-même s’offrir !


HARMODIUS.

S’il le faut, je mourrai, je te le dis sans feinte.



ISMÈNE.

Suis plutôt les conseils de mon amitié sainte.


HARMODIUS.

Ne me conseille pas la honte et le remord.


ISMÈNE.

Sais-tu, si je te perds, ce que j’attends du sort ?
Quel n’est point mon malheur ? l’esclavage, peut-être,
Va condamner ta sœur aux caprices d’un maître,
Et dégrader en moi le sang de nos aïeux.
Ah ! que l’ombre du Styx couvre plutôt mes yeux :
Peut-être, à l’étranger vendue, et loin d’Athènes,
J’irai remplir l’amphore à de tristes fontaines,
Et, filant jusqu’au soir la toison des brebis,
Préparer humblement sa couche et ses habits.
L’esclave perd, dit-on, la moitié de son âme :
Ah ! plus que la moitié, grands dieux ! quand il est femme
Toi mort, si je survis, crois-tu que l’oppresseur
Ne se vengera pas du frère sur la sœur,
Imaginant pour elle, en sa haine sauvage,
Le plus cruel supplice entre tous : l’esclavage ?
Tel sera mon destin. Ô mon frère, veux-tu
Causer ma honte au prix de ta fausse vertu ?


HARMODIUS.

Des jours qu’à son fuseau la Parque lui dévide
Nul ne choisit l’or pur ou le chanvre livide.

Impuissant sur sa vie et jouet de son sort,
L’homme n’évite pas, mais peut hâter sa mort.
Pourtant les dieux sont bons et le destin est juste ;
Et je demande à Zeus, à la déesse auguste,
Qu’ils écartent de toi l’opprobre et la douleur.
Chère enfant ! tu n’as pas mérité le malheur.


ISMÈNE.

Ne l’inflige donc pas à ta sœur désarmée.


HARMODIUS.

Va ! tu peux, si je meurs, vivre encore, être aimée :
Un époux, et des fils, et mille soins nouveaux,
Te rendront la douceur de nos jours les plus beaux.


ISMÈNE.

Nos parents ne sont plus ; Zeus même et la déesse
Ne pourraient rendre, hélas ! un frère à ma tendresse.


HARMODIUS
.

J’ai commencé de vivre, enfant, bien avant toi ;
Avant toi je mourrai : c’est la commune loi.


ISMÈNE.

Puissent les dieux du Styx, exauçant ma prière,
M’accorder la faveur de partir la première !


ARISTOGITON.

Ton cœur, ô noble Ismène, est trop prompt à souffrir ;
Pour s’en aller combattre, on ne va pas mourir.

Nul de nous n’est encor menacé de la Parque ;
Mais son fer touche au fil d’Hippias et d’Hipparque.
Ce soir, auprès de toi, ton frère bien aimé
Reviendra triomphant, par la foule acclamé.
Je t’en fais le serment, et ma parole est sûre :
Je veillerai sur lui, je serai son armure ;
Le fer jusqu’à son cœur n’ira qu’en me perçant.
Et tu le reverras… fût-ce au pris de mon sang.


ISMÈNE.

Ami d’Harmodius, puisses-tu longtemps vivre !
Car si tu meurs, mon frère, hélas ! voudra te suivre.
Vivez, ne tentez pas un coup trop hasardeux :
Ismène vous implore et tremble pour tous deux.


SCÈNE X

UN CONJURÉ, HARMODIUS, ARISTOGITON,
ISMÉNE, LE CHŒUR,
SECOND CHŒUR.



UN CONJURÉ.

Athéniens, les dieux ont défait notre ouvrage !
La trahison veillait, trompant votre courage :
Hippias connaît tout ! Vous agiriez trop tard.

Tout à l’heure, un de nous lui parlait à l’écart,
Et les yeux du tyran, dans ce colloque infâme,
De leur fauve sourire ont agité la flamme.
Autour de lui, tout prêts à repousser nos coups,
Ses Thraces furieux, cette meute de loups,
Sans doute, en ce moment, rassemblés en grand nombre,
Lui forment un rempart de leur phalange sombre.
D’autres secours, bientôt, ne lui manqueront pas ;
Hipparque est, dans la ville, accouru sur mes pas ;
Prompt comme un léopard, lorsqu’il flaire une proie,
Du Léocorion il traverse la voie.
Ses amis prévenus vont nous envelopper.
Fuyons ! il n’est plus temps de vaincre et de frapper.
Mais nous pouvons encor, par la porte Sacrée,
Gagner quelque vaisseau sous la voile, au Pirée,
Ou nous dérober tous, étant si peu nombreux,
Remonter le Céphise entre les pins ombreux,
Franchir les monts Parnès au nord du Pentélique,
Et tous être, avant l’aube, échappés de l’Attique,


SECOND CHŒUR.

Mystérieux pouvoir, qui n’admets pas d’autels,
Trahiras-tu toujours la vertu des mortels,
Ô Destin ! Et prenant les meilleurs pour victimes,
Porteras-tu toujours tes faveurs aux grands crimes ?
Aux lois, aux saintes lois, les dieux indifférents,
Les dieux épousent-ils la cause des tyrans ?
Ô Pallas-Athéné, sérénité suprême,
Ô lumière de Zeus, vas-tu pâlir toi-même,
Et, comme au noir séjour par les morts habité,
Laisser peser la nuit sur ta chère cité ?

Elle attendait de toi, la ville sans rivales,
De libres citoyens, des lois pour tous égales :
Lumineuse Athéné, peupleras-tu ces murs
D’esclaves sans regards et de tyrans obscurs ?


HARMODIUS.

Amis, c’est par nos mains qu’agira la déesse ;
C’est à nous de l’aider à remplir sa promesse.
Nous sommes tous debout, vaillants, armés de fer ;
Pourquoi désespérer aujourd’hui plus qu’hier ?
Chacun de nous savait qu’il y risquait sa tête.
A défaut de victoire, une illustre défaite
Pour changer le destin et contraindre les dieux ;
C’est ainsi que l’ont fait maints guerriers, nos aïeux.
Essayons le combat, notre vertu nous reste :
Aux tyrans plus qu’à nous ce jour sera funeste.


LE CHŒUR.

C’est le plus patient et non le plus hautain,
Celui qui sait plier sous le vent du destin,
Qui refrène le mieux sa colère et son glaive,
C’est lui qu’au jour marqué le sort changeant relève.
Achille est mort ; Ulysse, en de sages retards,
Ulysse a d’Ilion percé les hauts remparts.
Fuyez, ô jeunes gens, on ne pourra vous suivre ;
Pour voir crouler ce joug, il vous suffit de vivre.


ARISTOGITON.

Brisons au moins ce soir le faisceau des tyrans,
Frappons ce règne au cœur par des coups différents.
Hippias, défendu par sa phalange thrace,

Demeure invulnérable à la plus ferme audace ;
Mais à deux pas d’ici, courant au but fatal,
Offrant à nos poignards un combat presque égal,
Hipparque et ses amis, et sa troupe d’esclaves,
Périront avant nous, si nous sommes des braves.


LE CHŒUR.

Hippias restera, plus cruel et plus fort.


ARISTOGITON.

Que m’importe, ô vieillard, à moi qui serai mort !


HARMODIUS.

Mais, avant de mourir, nous aurons, je le jure,
Réveillé tout un peuple et vengé notre injure !


ISMÈNE.

Cède à ta sœur tremblante, écoute ces vieillards ;
Tu le peux sans rougir. Pars, ô mon frère, pars !
Fuis ! ne prolonge pas ta colère inutile ;
Tu fais mal pour ta sœur, tu fais mal pour ta ville.


HARMODIUS.

Non ! je ne saurais fuir et rompre mon dessein,
Mon cœur reste immuable et ferme dans mon sein,
Le sort autour de nous peut changer de caprice,
Nous ne changerons pas !… nous sommes la justice.
S’il était sous le ciel un amour, un devoir,
Une force des dieux qui me pût émouvoir,
Qui pût me délier et briser ma promesse.

Ce serait toi, ma sœur, et ta douce tendresse !
Mais je ne choisis pas mes destins, j’obéis !
J’écoute aveuglément la voix de mon pays.
Adieu !… Mais que ce jour soit propice ou contraire,
Retiens ceci, retiens ces derniers mots d’un frère,
Ces mots où je trouvais mon bonheur et ma loi :
Personne, ô chère enfant, ne t’aima plus que moi.


ISMÈNE.

Prouve-moi cet amour, frère, et consens à vivre.
Je suis seule en ce monde et n’ai plus qu’à te suivre.
Ô cher Harmodius ! tous les nôtres sont morts ;
La maison des aïeux est vide quand tu sors.
J’y passai dans le deuil une jeunesse amère ;
Mais je retrouve en toi ma vénérable mère
Et notre père auguste : et ta male douceur
Me fait goûter aussi le charme d’une sœur.
En toi j’ai tous mes dieux et toute ma famille,
Mon frère ! et je te rends les respects d’une fille ;
Et je ne sais encor, tant cet amour est doux,
Si l’on aime autrement un généreux époux.
Ne laisse pas ta sœur, et ta fille, et ta veuve,
Subir ce triple coup et mourir sous l’épreuve ;
Sois clément pour toi-même et pour notre amitié ;
Si ce n’est par amour, frère ! au moins par pitié !


HARMODIUS.

Ô saintes lois d’Athène, amour de la patrie !
Ô larmes de ma sœur, de mon enfant chérie !
Vos contraires assauts, excitant ma vertu,

Me rendraient mon essor, si j’étais abattu !
Oui, contre les auteurs de cette horrible peine
J’ai senti redoubler mon courage et ma haine.
Leurs boucliers d’airain se rompront sous mon bras !
Oui, que je vive ou meure, Hipparque, tu mourras !
J’aurai vengé sur toi, sur ta horde servile,
Les larmes de ma sœur, la honte de ma ville.

Il tire son épée, jette les branches de myrte qui la couvraient et sort à grands pas. Aristogiton et ses conjurés l’imitent et le suivent en chantant.


SECOND CHŒUR.

De ces myrtes en fleurs j’ai tiré mon poignard !
Je brave le grand nombre et la Parque incertaine ;
Je combattrai ! Mon cœur me dit que, tôt ou tard,
Naîtra du sang versé la liberté d’Athène.



SCÈNE XI.
 
ISMÈNE, LE CHŒUR.




ISMÈNE.

Mon frère m’abandonne ! et des dieux en courroux
Les sombres volontés se déchaînent sur nous.
Recevez-moi, vieillards, et, devant que je meure,
Suppliante à vos pieds, souffrez que je demeure.

La terreur obscurcit mes yeux et ma raison ;
Je ne saurais marcher jusqu’à notre maison ;
Quand j’y serais portée, à la faveur d’un guide.
J’y chercherais en vain un refuge : elle est vide !
Le toit de mes aïeux n’a plus de défenseur ;
Le frère a refusé d’y protéger sa sœur.
Vieillard, vous êtes père et deux fois vénérable :
Gardez de tout affront la vierge misérable.


LE CHŒUR.

Reste auprès des vieillards, ils remplacent les dieux.
Xe crains pas qu’un mortel te sois injurieux ;
Je t’adopte, ô ma fille, et ta cause est la mienne,
Je ferai respecter la vierge athénienne,
C’est la loi de mon âge, et son dernier bonheur,
De maintenir partout la justice et l’honneur.
Je veille à ton destin ; j’ai ma force et mes armes :
J’ai la parole auguste, ainsi que toi les larmes.
Nul n’osera blesser l’aïeul qui te défend,
Et les droits du vieillard protégeront l’enfant.
Dans ses plus noirs discords, à l’abri des atteintes,
La cité gardera nos deux majestés saintes.
Mais rappelle en tes yeux leur sereine clarté ;
Tache de ressaisir ta douce volonté,
Et d’offrir au malheur, en cette heure suprême,
Un cœur soumis aux dieux et maître de lui-même.
Lorsqu’un mortel a fait pour combattre le sort
Tout ce que la sagesse inspire à l’homme fort,
Lorsqu’au grand Zeus il a prodigué ses prières,
Et ses prudents conseils aux amis téméraires,
Il doit se reposer dans un espoir pieux,

Et, n’ayant point failli, laisser agir les dieux.
C’est aux vierges surtout que sied la patience :
Le sort n’exige rien de leur douce impuissance ;
Il suffit que leur cœur soit chaste et soit soumis,
Les pleurs et les soupirs lui demeurent permis,
Pleure, mais sois paisible et sans crainte, ô ma fille !
Je veillerai sur toi, je serai ta famille !
Tu vivras à l’abri de tout nouveau malheur,
Dans ce cercle d’aïeux tendres à ta douleur.


ISMÈNE.

Vieillards ! entendez-vous des cris, un son terrible ?
Il se passe, là-bas, quelque chose d’horrible.
Des pas lourds, des clameurs, des coups stridents et clairs,
D’effroyables soupirs se mêlent dans les airs !


LE CHŒUR.

Hélas ! j’ai reconnu des plaintes, des menaces,
Le bruit du fer sonnant sur l’airain des cuirasses.
C’est l’affreuse rumeur d’un combat meurtrier.


ISMÈNE.

Dieux ! n’est-ce pas trop tard ? Dois-je encor vous prier ?
Voilà qu’un sombre vent, d’une haleine brûlante,
Apporte jusqu’à nous comme une odeur sanglante.


LE CHŒUR.

Que de guerriers, hélas ! tombent en ce moment !


ISMÈNE.

J’entends sa voix. Quel est ce long gémissement !

Dieux, si vous méritez encor le nom de justes,
Sauvez du fer, sauvez ces jeunes flancs robustes ;
Sauvez Harmodius ! C’est mon frère ! À lui seul
Il est ma tendre mère et mon auguste aïeul.


LE CHŒUR.

Déesse au casque d’or, à la lance élevée,
Fais que ta ville sainte, Athènes, soit sauvée !
Juge dans cette cause, et rends victorieux
Ceux qui rendront ce peuple et libre et glorieux,
Et qui, des factions écartant la démence,
Aideront à régner Thémis et la clémence.


ISMÈNE.

Citoyens et tyrans, qu’ils aient tous même sort,
Tous ceux par qui mon frère affronte ainsi la mort !
Et périssent vos lois, votre peuple lui-même,
S’ils me coûtent le sang du seul homme que j’aime !


LE CHŒUR.

Ne te rends point coupable en tes justes douleurs ;
Pleure, et ne mêle pas le blasphème à tes pleurs.
Pallas veillera mieux sur cette chère tête :
On peut sortir vivant même de la défaite.
Espère ! Harmodius peut-être est le vainqueur !


ISMÈNE.

je sens un trait mortel pénétrer dans mon cœur.
Entends se rapprocher cette clameur sauvage !


LE CHŒUR.

N’en tire pas, ma fille, un plus triste présage.



ISMÈNE.

Moi qui pensais avoir — ma mère n’étant plus —
Épuisé tous les coups à mon cœur dévolus !
À combien d’autres morts m’avez-vous condamnée,
Impitoyables dieux, et pourquoi suis-je née ?


LE CHŒUR.

Que de mères sans fils, de femmes sans époux,
De filles et de sœurs dont le trépas commence,
Et qui vont, comme toi, saigner des mille coups
Qu’échangent les partis dans la ville en démence !

Quel que soit le vainqueur, la tremblante équité
S’enfuit avec la paix et la miséricorde ;
Chaque goutte du sang versé par la discorde
D’une âme généreuse appauvrit la cité.

Dieux cléments ! unissez les deux partis contraires,
Dieux protecteurs d’Athène et fondateurs des lois,
Faites chez les mortels, pour cette seule fois,
Naître la liberté d’une guerre entre frères :

Dans le fleuve Léthé purifiez les cœurs !
Lavez de ses flots purs notre sanglante arène ;
Répandez sur nous tous cette équité sereine,
Plus difficile encore aux vaincus qu’aux vainqueurs.

Voici qu’avec des cris et d’ardentes colères
Une foule revient, le combat terminé…
Quel que soit le parti, s’il n’a point pardonné,
Il entendra de moi des paroles sévères.




SCÈNE XII.

ISMÈNE, UN CONJURÉ,
LE CHŒUR, SECOND CHŒUR.




LE SECOND CHŒUR.

Il apporte et dépose sur la scène les corps d’Harmodius et d’Aristogiton.

De ces myrtes en fleurs j’ai tiré mon poignard,
J’ai bravé le grand nombre et la Parque incertaine ;
J’ai combattu ! mon cœur me dit que, tôt ou tard,
Naîtra du sang versé la liberté d’Athène.

Oui, cher Harmodius, oui, tu vivras encor ;
Tu verras chez les dieux d’autres Panathénées,
Achille et Diomède, aux Iles-Fortunées,
Te mènent, en chantant, cueillir les pommes d’or.

J’ai porté, sous des fleurs, une arme vengeresse ;
J’ai paré mon poignard d’un verdoyant feston,
Ainsi qu’Harmodius et qu’Aristogiton,
Qui tuèrent Hipparque, aidés de la déesse.

Dans les banquets joyeux que leur nom soit chanté !
Ils sont morts, éclatant de beauté, de jeunesse
Pour rétablir des lois la sainte égalité…
Que leur nom soit chanté, que leur vertu renaisse.



ISMÈNE.

Vieillards ! mon frère est mort, je vous le disais bien !
Mon cœur avait senti la blessure du sien.
Ô cher Harmodius, permets que je te suive :
Nul amour, nul devoir, n’ordonne que je vive !

Elle se jette sur le corps d’Harmodius et le tient embrassé.

 

UN CONJURÉ.

Vieillard ! Hipparque est mort ! et voici ses vainqueurs.
Fier, et nous mesurant de ses regards moqueurs,
Méprisant notre nombre et cette arme illusoire,
Entouré de soldats, savourant sa victoire,
Le tyran s’approchait, certain qu’on aurait fui.
D’un élan imprévu nous bondissons sur lui,
Et comme un coin d’acier, fendant la frêle écorce,
Pénètre au cœur de l’arbre et s’enfonce avec force.
De ses amis troublés nous perçons le rempart :
Le noble Harmodius l’atteint de son poignard,
Et d’un fer aussi prompt l’autre héros l’achève.
Mais tous deux, à la fois, tombent frappés du glaive.
Terribles, excités par ces généreux morts,
Sur l’infâme troupeau nous redoublons d’efforts :
Le maître n’étant plus, tout fuit ; le vil cortège,
Sous notre ardent courroux se fond comme la neige.
Encore un coup pareil, et, relevant ton front,
Tu seras libre, Athène, et les lois régneront !


LE CHŒUR.

Hélas ! avant ce règne auguste et pacifique,
Combien de deuils encore assombriront l’Attique !
Du sang de deux héros précieux à l’État

Vous venez de payer un stérile attentat ;
Et pour longtemps voués, peut-être, aux tyrannies,
Vous avez déchaîné les noires Érynnies.
Croyez-vous qu’Hippias vous pardonne aisément,
Qu’un frère assassiné le rende plus clément ?
Tremblez que la vengeance au sang ne l’habitue !
On fait des meurtriers chaque fois que l’on tue.
Toujours le sang qu’on verse est payé par du sang ;
Les fureurs des partis vont toujours grandissant.
Tant que Zeus, clairvoyant, et terrible au coupable.
Habitera, là-haut, son trône inébranlable,
Cette loi régnera, frappera chaque jour,
Qui veut que l’agresseur soit victime à son tour.
Tel est le sort ; tel fut l’arrêt des destinées
Sur ces races de rois au meurtre condamnées.
Maintenant que, par vous, sur la pale cité.
Un premier meurtre étend cette fatalité,
Parmi les citoyens comment finira-t-elle,
Cette loi de vengeance et de haine mortelle !
Quel dieu, nous ramenant à des instincts plus doux,
Chassera Némésis, introduite chez nous ?


ISMÈNE.

Ô mort, aveugle mort, pourquoi t’es-tu trompée ?
Au lieu d’Harmodius, que ne m’as-tu frappée ?
Il eût versé les pleurs que je verse aujourd’hui,
Mais il aurait pu vivre, et moi je meurs sans lui.


LE CHŒUR.

Montre-toi digne sœur de celui que tu pleures,
Sage Ismène, et survis à ces fatales heures ;

Ne livre pas ton cœur, fait pour rester serein,
Aux noirs emportements de ces douleurs sans frein.
Ce qui nous vient des dieux, ce que veut la nature,
Il faut le recevoir, ma fille, sans murmure.


ISMÈNE.

On peut donc regretter même les mauvais jours !
Hélas ! j’avais perdu mes plus saintes amours,
Les dieux m’avaient repris ma mère tant aimée ;
Dans la triste maison par le deuil enfermée,
Des injustes destins maudissant le courroux,
Avec toi je pleurais, assise à tes genoux ;
Entre tes chers baisers, l’orpheline ingénue
Au comble des malheurs se disait parvenue.
Te serrer dans mes bras, te baigner de mes pleurs,
Cela me semblait peu dans nos âpres douleurs !
Oh ! combien aujourd’hui je regrette ces larmes !
Ô mon frère, avec toi qu’elles auraient de charmes !
Et sur ce corps sanglant qui n’entend plus ma voix,
Combien me semblent doux les malheurs d’autrefois !
Ô charme de ses yeux, de sa main fraternelle,…
Éteints et disparus dans la nuit éternelle !
Harmodius, mon frère, ô tendre gardien
À qui j’obéissais, et qui m’aimais si bien !
Toi qui savais donner à ton ingrate Ismène
Mille bonheurs qu’alors elle sentait à peine,
Sur la terre, ô mon frère, et dans le noir séjour,
Tu resteras, sans fin, mon plus ardent amour.


LE CHŒUR.

Laisse-moi t’arracher à sa triste dépouille.

Un autre étanchera le sang noir qui le souille ;
Fuis ces lieux menacés d’un combat imminent.


ISMÈNE.

Vieillards, où voulez-vous que j’aille maintenant ?


LE CHŒUR.

Rentre dans ta maison, je t’y conduis, ma fille.


ISMÈNE.

Je n’ai plus de maison, je n’ai plus de famille.
Les dieux, en me prenant mon dernier défenseur,
A mourir près du frère ont condamné la sœur.


LE CHŒUR.

Les dieux n’ordonnent pas qu’on attente à sa vie. *


ISMÈNE.

J’attendrai que la mienne, ici, me soit ravie ;
Je mourrai sur son corps sans le quitter d’un pas :
Ceux qui l’ont égorgé ne m’épargneront pas.


LE CHŒUR.

J’honore tes vertus et cet amour si tendre.
Vierge, ton sort m’émeut, je saurai te défendre.


ISMÈNE.

Je te crois : j’éprouvai la bonté de ton cœur ;
Mais du sombre Hippias resteras-tu vainqueur ?
Penses-tu qu’il m’épargne et néglige de faire
L’offrande de mon sang aux mânes de son frère ?

As-tu pour résister d’autres armes que moi ?
La prière et les pleurs sont indignes de toi,
Et jamais, implorant un homme, un Thrace infâme,
La sœur d’Harmodius n’abaissera son âme.
Laisse-moi donc le suivre et mourir près de lui,
Ou de ma propre main, ou de la main d’autrui.



SCENE XIII.
PALLAS-ATHÉNË, ISMÈNE
LE CHŒUR, SECOND CHŒUR.



PALLAS-ATHÉNÉ.

Je t’ordonne de vivre ; obéis et sois fière.
Tu peux en croire, ô vierge ! à Pallas-Athéné :
Tu verras resplendir, eu un temps fortuné,
La gloire de ta ville et celle de ton frère.

Ô vieillards, il est bon d’exhorter les humains
À s’abstenir du fer dans les luttes civiles,
À subir quelques jours un maître dans leurs villes,
Par la crainte du sang qui tacherait leurs mains.

Mais, parfois, le poignard fait œuvre de justice :
Il est des meurtriers suscités par les dieux,
Quand, pour rompre le cours de forfaits odieux.
Le destin des cités veut qu’un homme périsse.


Selon les vieilles mœurs et le sort rigoureux,
Ton frère et son ami, tombés dans leur victoire.
Ont payé ce sang vil de leur sang généreux,
Et du meurtre expié ne gardent que la gloire,

Je les déclare purs ! Leurs actes sont les miens ;
Et je veux qu’honorés des Muses immortelles,
Leurs noms chéris, au lieu d’enfanter des querelles,
Aident a s’entr’aimer tous les bons citoyens.

C’est moi qui d’Érinnys rompant la loi funeste,
Enseignai le pardon à ses sœurs en courroux.
Devant ce tribunal, équitable entre tous,
Qui tira de leurs mains le parricide Oreste.

Or, sous un plus doux nom, par moi, depuis ce jour,
Les filles de la Nuit, abdiquant la vengeance,
Dans la ville où je règne ont choisi leur séjour.
Jurant d’y maintenir une sage clémence.

Car ces lieux me sont chers, et j’y veux des autels !
Je me plais dans l’air pur, dans la pure lumière ;
J’aime cette Acropole ! Et tous les immortels
Trouvent, ainsi que moi, l’Attique hospitalière.

J’obtiens de chacun d’eux, pour ma sainte cité,
Tous les plus riches dons faits à la race humaine ;
Je veux qu’à l’avenir, vivant de mon domaine,
Les peuples soient nourris par sa fécondité.

Voilà donc mes souhaits pour mon heureuse Athènes :
Que le souffle des vents conspire avec les flots

En faveur de ses nefs et de ses matelots,
Apportant les tributs des nations lointaines ;

Que les blés et la vigne, autour des oliviers,
Germent à pleins sillons sous des soleils propices ;
Que les troupeaux, orgueil des robustes bouviers,
Croissent pour ses festins et pour ses sacrifices ;

Que nul souffle empesté ne brûle ses guérets,
N’y boive l’eau des puits et le lait des mamelles,
N’y tarisse le miel, la sève des forêts,
N’y dessèche les flancs des fécondes femelles ;

Que les blanches brebis, paissant sur les sommets,
Enrichissent d’agneaux les campagnes prospères ;
Que les venins cachés épargnent à jamais
La santé des enfants, la sagesse des pères.

Car j’aime les humains comme un bon jardinier
Chérit les fleurs qu’il sème et les arbres qu’il plante ;
Je fais durer le juste et sa race vaillante ;
J’abrite des vents froids le bourgeon printanier.

Eloignez-vous, fléaux qui tuez avant l’heure !
Je veux que chaque vierge et son robuste amant
Des douceurs de l’hymen jouissent longuement,
Et que la volupté féconde leur demeure.

Oui, je t’aime entre tous, ô peuple athénien !
Je bannis de tes murs la haine et la discorde ;
Je veux que l’on s’entr’aide, et que le citoyen
Garde à l’étranger même une miséricorde ;


Que jamais, pour venger le meurtre, un meurtrier
Ne lève plus le fer dans notre douce Athènes !
Gardez pour le Barbare et des luttes prochaines
La vigueur de vos bras et vos instincts guerriers.

Je promets des combats à votre ardeur féconde,
Dignes des chants troyens et de vos grands aïeux,
Tels qu’aux temps à venir jamais le vaste monde
N’en verra d’aussi purs et d’aussi glorieux.

Vous irez ! vous vaincrez, calmes, un contre mille,
D’impures nations qu’un despote conduit ;
Vous verrez les flots noirs de cette immense nuit
Mourir dans ma lumière au pied de votre ville ;

Autant que par le bras vous vaincrez par le cœur,
Ô peuple de Pallas, ô race bien aimée !
Par vous des justes dieux l’esprit sera vainqueur,
Car vos combats sont ceux de la sagesse armée.

Autant que par le cœur, vous vaincrez par les lois
Ce vieux monde barbare échoué sur l’Attique.
Libres, et mêlés tous à la chose publique,
Vos citoyens obscurs triompheront des rois.

Des peuples, à son tour, ma cité sera reine :
Reine par la sagesse et tous les arts divers ;
Elle fera bénir, dans l’immense univers,
Son joug fait de lumière et de beauté sereine.

Adorant sa douceur et son urbanité,
L’avenir de ses dieux lui prendra le modèle ;

Tout, les lois et les arts, les mœurs, la liberté…
Les plus sages humains auront tout appris d’elle.

De cet étroit rocher baigné d’un flot vermeil,
Jaillira sur le monde une éternelle flamme.
Dans les champs de l’azur, ce qu’est l’ardent soleil,
Athènes le sera dans les sphères de l’âme.

Si jamais s’éteignait la gloire de son nom,
Si les yeux des mortels, après chaque nuit sombre,
Cessaient de se tourner vers le haut Parthénon…
C’est que l’esprit des dieux serait rentré dans l’ombre.


FIN.