Hellé/23

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Calmann-Lévy (p. 95-96).

XXIII


Je me souviens comme d’un rêve de ces premiers temps de nos fiançailles.

Une révolution s’était faite dans ma vie. L’ancien cadre subsistait encore, mais l’amour y projetait une lumière nouvelle, et des personnages nouveaux s’y agitaient.

Avec une fierté maternelle, madame Marboy m’avait présentée à madame de Nébriant. La baronne m’ouvrit ses bras. Je devinai en elle une bonne personne, si parfaitement convaincue de sa supériorité qu’elle imposait parfois sa conviction. Elle avait des restes de beauté, de la verve, de la grâce, et cette singulière aptitude d’attachement et de détachement qui multiplie les amitiés et adoucit les ruptures. Son existence était celle d’une comédienne qui, par un miracle d’auto-suggestion, ne connaîtrait d’autre réalité que la réalité momentanée de chaque rôle.

Le mariage de Maurice lui offrait, justement, l’occasion d’un nouveau rôle. La baronne me considéra comme son bien propre. Quelques jours après les fiançailles, elle vint chez moi, elle inspecta la maison, le jardin, le mobilier, avec une petite moue.

— Vous n’allez pas garder ces vieilleries, mon enfant ?

— Excusez-moi de les aimer, madame. Elles me rappellent de chers souvenirs.

Madame de Nébriant était de ces gens qui ne veulent pas se souvenir, par principe.

— Eh bien, dit-elle, vous enverrez tout cela dans votre château !

— La Châtaigneraie n’est pas un château. C’est une modeste maison de campagne.

— Je m’occupe de vous trouver un hôtel à Passy, dit la baronne sans paraître avoir entendu cette réflexion ; Maurice désire vous installer dans un joli home, décoré et meublé au goût du jour… Je pourrai vous donner ma femme de chambre, si vous n’avez personne en vue. C’est une Anglaise ; elle coiffe dans la perfection… Maintenant, ma petite Hellé, il faudrait fixer la date du mariage.

— C’est que… mon deuil est bien récent.

— Un deuil d’oncle n’est pas un deuil de père, soit dit sans froisser vos sentiments que je respecte fort. Vous vous marierez sans fracas dans l’intimité. Rien qu’un dîner chez moi, le soir du contrat, et un lunch après la cérémonie. Nous n’aurons que des amis, une centaine de personnes.

— Dans l’intimité !

— Eh ! mon enfant, tout est relatif. Ne vous imaginez pas que votre vie de jeune femme puisse ressembler à votre vie de jeune fille. Vous devez vous montrer dans le monde, recevoir, ne point paraître cloîtrer votre grand homme. Il faut songer aux intérêts de votre mari… Je vous emmène, allons.

Ce dialogue, qui se renouvelait à chaque visite de la baronne, ne tarda pas à me devenir fastidieux. L’extrême simplicité de mes habitudes me donnait peu de besoins, et l’obligation d’une vie affairée, compliquée de mille soucis frivoles, m’effrayait et m’agaçait quelquefois. Mon oncle m’avait appris la nécessité de la vie intérieure, où se fortifient, en se concentrant, toutes nos puissances de pensées et d’amour. Il m’eût été doux de continuer cette vie, que le bonheur nouveau faisait plus intime encore et plus exquise. Mais il semblait toujours que le temps nous manquât. Maurice avait mille choses à me raconter qui ne nous concernaient ni l’un ni l’autre, mille démarches à faire qui n’intéressaient point notre amour. Les représentations de Sapho, les préparatifs de notre future installation, les multiples devoirs d’un homme à la mode absorbaient sa vie. Il attachait une grande importance à des choses que je jugeais secondaires et dont il me montrait l’utilité.

« Quand nous serons mariés, me disais-je, je ferai sentir à Maurice qu’il faut réagir contre cette invasion des étrangers dans notre existence. Madame de Nébriant compte diriger notre vie ; elle se trompe étrangement, je ne tiens guère à ces fêtes d’orgueil qu’elle me fait entrevoir, et je crains même que Maurice ne se livre trop aisément aux importuns. L’homme que j’aime en lui, c’est, le poète, ce n’est pas l’élégant Parisien, le héros du jour… »

J’aurais bien voulu expliquer cela à madame de Nébriant, mais elle était incapable de comprendre. Maurice, quand j’essayais une gronderie tendre, haussait les épaules et souriait.

— Pourquoi vous plaindre, disait-il, de ce qui ferait l’orgueil d’une autre femme ? Le ruban rouge, le persil académique ont peu de prestige à vos yeux, Mais croyez-vous que je sois prêt à verser des larmes heureuses sur le « signe de l’honneur », comme disent les instituteurs de province et les capitaines d’habillement ! Croyez-vous que je sois tourmenté de la folle envie de m’habiller en général malgache pour distribuer des prix de vertu, en séance solennelle ?

Je riais malgré moi :

— Vous raillez peut-être vos plus chers désirs… Oh ! certes, le ruban rouge et le persil académique, c’est démodé, c’est un peu ridicule… Cependant…

— Cependant, tout le monde est décoré, et presque tout le monde entre, ou manque d’entrer à l’Académie… Il faut bien faire comme tout le monde… Le ruban rouge, c’est le bachot de l’homme de lettres… Ça ne prouve rien, mais ça coûte si peu, et ça fait tant plaisir aux familles !

Il ajoutait d’un ton sérieux :

— Que vous importe tout cela, chère Hellé ! Aimez-moi comme je vous aime… Que je sois admiré, redouté, cherché, jalousé, — je n’en aurai que plus de joie à me sentir votre bien.