Henri Poincaré - Son œuvre scientifique - sa philosophie

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HENRI POINCARÉ


SON ŒUVRE SCIENTIFIQUE — SA PHILOSOPHIE



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Quand fut connue la mort soudaine de Henri Poincaré, une grande tristesse a passé sur tous ceux qui, dans le monde, ont le culte de l’idéal et de la science. Dans toutes les classes de la société on sentit qu’une grande et pure lumière venait de s’éteindre au firmament de la pensée ; mais cette émotion ne fut nulle part aussi douloureuse, elle ne sera nulle part aussi durable que dans les arsenaux silencieux où se forgent lentement des armes contre l’Inconnu, dans le laboratoire du physicien, sous la coupole obscure de l’astronome, dans le froid cabinet que l’analyste meuble magnifiquement de ses seules pensées.

C’est que Henri Poincaré n’était pas seulement le Maître incontesté de la Philosophie naturelle, le phare intellectuel dont les rayons pénétrans savaient illuminer tous les cantons de la science ; il n’avait pas seulement les qualités qu’on admire, il avait aussi celles qui font aimer ; et c’est pourquoi il a eu plus qu’aucun autre penseur depuis un siècle « cette influence personnelle que savent seuls exercer ceux dont le cœur ne le cède pas à l’esprit[1]. »

Et puis, quand la mort nous enlève un maître dont la tâche est terminée, c’est seulement l’homme que nous pleurons ; dans son œuvre accomplie il nous a laissé le meilleur de lui-même. Mais quand c’est un savant encore jeune, encore plein d’activité créatrice, de vigueur intelligente, de force morale, dont la maîtrise sans cesse renouvelée restait égale à elle-même, alors nos regrets sont sans bornes ; il s’y mêle une sorte de colère douloureuse contre la fatalité, car ce que nous perdons, c’est l’inconnu, ce sont les espoirs sans limite, les découvertes de demain, que celles d’hier nous promettaient.

A l’étranger, la perte de Henri Poincaré n’a pas été moins ressentie qu’en France. En Allemagne, où Poincaré, sur l’invitation des Universités, alla à diverses reprises exposer ses travaux en de lumineuses conférences, — et ces croisades intellectuelles étaient une de ses joies les plus chères, car c’est aussi annexer un peu les peuples que de les conquérir par le talent ! — on avait pour lui une admiration sans réserves ; les philosophes, les mathématiciens, les astronomes allemands l’appelaient « die erste Autorität von dieser Zeit. » — Et voici ce qu’écrivait, il y a quelques jours, un des plus éminents astronomes américains, le professeur Moulton, membre de l’Académie des Sciences des États-Unis : « Bien que la France ait le grand honneur d’avoir produit cet homme admirable, ne pouvons-nous pas le regarder comme un génie mondial ? On devrait graver sur sa tombe les paroles que les Anglais ont mises sur celle de Newton : les mortels se félicitent de ce qu’un homme aussi grand a vécu pour l’honneur du genre humain. »

Pour avoir suscité de telles admirations chez les hommes compétens de tout l’univers, alors qu’il n’est même pas encore mort depuis un siècle ou deux, — ce qui est contraire à toutes les habitudes prises en matière de culte des grands hommes, — il faut vraiment que l’œuvre de Poincaré soit puissante et belle. Mais avant d’y jeter un coup d’œil, le coup d’œil du scarabée sur le chêne superbe, arrêtons un instant nos pensées sur la rêveuse et captivante figure de ce maître aimé.


i. — l’homme et le savant

Avec son visage au teint coloré, sa barbe grisonnante dont l’ordonnance n’était point toujours parfaitement géométrique, ses épaules courbées comme sous le poids tenace des pensées, Henri Poincaré donnait dès l’abord une impression singulière de spiritualité et d’impérieuse douceur. Mais deux choses surtout frappaient en lui : la voix qu’il avait grave et musicale. mais qui s’animait d’une étrange vivacité pour parler des problèmes qui le passionnaient, et aussi les yeux. Plutôt petits, bruns, sous des sourcils irréguliers, souvent animés de mouvemens rapides, on y pouvait lire le reflet de la prodigieuse vie intérieure qui sans repos anima son puissant cerveau. Le regard était distrait et bienveillant, plein de rêverie et de finesse, et le lorgnon en adoucissait à peine la profondeur aiguë. Sa myopie, mal corrigée par les verres qu’il portait, contribuait encore à lui donner cet air absent qui faisait dire aux gens du monde : « Il est dans la lune. » La vérité, c’est qu’il était souvent beaucoup plus loin…

La légende s’est emparée de lui bien longtemps avant sa mort et lui attribue une foule de traits dont plusieurs avaient déjà été il y a un demi-siècle mis sur le compte d’Ampère, dont beaucoup d’autres sont erronés, et dont quelques-uns même sont exacts.

On a dit qu’il était très distrait : absorbé serait plus exact. Les grands penseurs sont comme tous les passionnés, esclaves du tyran intérieur qui leur obsède l’âme. Quand la méditation s’est emparée d’un homme, elle met sur lui sa griffe comme le vautour de Prométhée ; les visions profondes qui possédaient l’esprit de Poincaré ne lui laissaient point de repos ; s’il en arrivait à ne plus voir souvent les objets rapprochés et mesquins de la vie quotidienne, c’est que sa vision était sans cesse accommodée sur l’infini. C’est lorsqu’il s’occupait des choses contingentes et ordinaires de la vie, — et il les jugeait alors avec le profond bon sens qu’il mettait en tout, — c’est alors seulement qu’il était réellement distrait, si nous voulons entendre ce mot au sens élevé que lui donne l’étymologie.

Dans le discours par lequel il l’accueillit à l’Académie française, M. Frédéric Masson a spirituellement narré quelques-unes des « distractions » attribuées à Poincaré. Il a notamment raconté d’une façon fort amusante le rapt qu’un jour, inconsciemment, fit Poincaré d’une cage d’osier à la devanture d’un vannier. L’aventure est exacte, mais, renseignemens pris, Henri Poincaré n’avait que quatre ans lorsqu’elle lui advint. Combien y a-t-il d’hommes de génie, combien y a-t-il aussi d’hommes dénués de génie dont personne ne s’est jamais étonné qu’ils n’eussent point à cet âge, dans leur conduite à la promenade, la prudence de Nestor ? Et voilà qui n’est point fait pour diminuer notre scepticisme à l’égard de cette « petite science conjecturale » qu’on appelle l’histoire.

Poincaré était surtout amusé de toutes ces anecdotes : « Laissons dire, concédait-il avec un bon sourire ; cela crée une légende. » Il a d’ailleurs fort bien expliqué que « si on rencontre tant de géomètres ou de naturalistes qui, dans le commerce ordinaire de la vie, ont une conduite parfois étonnante, c’est que, distraits par leur pensée des contingences qui les entourent, ils ne voient pas ce qui est autour d’eux. Mais s’ils ne voient pas, ce n’est point qu’ils n’aient pas de bons yeux, c’est qu’ils ne regardent pas. Cela n’empêche nullement qu’ils ne soient capables de déployer quelque finesse quand il s’agit des seuls objets qui leur semblent intéressans. »

L’attitude psychologique de Poincaré a fait l’objet d’une étude intéressante et très nourrie du docteur Toulouse[2] dont certains résultats sont à noter. Il s’agissait notamment de soumettre à un critère expérimental la célèbre affirmation de Moreau de Tours que « le génie est une névrose. » On sait comment Lombroso a repris et amplifié cette idée, et qu’il avait cru pouvoir conclure de ses recherches que le génie est inséparablement lié à des troubles nerveux et notamment à l’épilepsie. Or, malgré toutes leurs recherches, et par quelque côté qu’ils conduisissent leur enquête, le docteur Toulouse et ses collaborateurs n’ont pas réussi à trouver chez Henri Poincaré la moindre trace de névropathies ; toutes leurs mensurations, tous leurs tests, leur ont montré un homme parfaitement normal au point de vue psycho-physiologique, et manifestant dans tous les domaines où se portait son attention l’équilibre le plus parfait, la mesure la plus harmonieuse. Et voilà qui a suffi à réduire à sa juste valeur l’une des plus brillantes erreurs, et l’une des plus sensationnelles, — qu’on me pardonne ce vocable anglo-saxon, — du professeur Lombroso.

De ce que, physiologiquement, Poincaré ne se distinguait guère, malgré son génie, de la moyenne des hommes médiocres, je ne manquerais pas, si j’étais spiritualiste, de tirer argument en faveur de la séparation de l’âme et du corps.

L’instabilité de l’attention chez Henri Poincaré est une des choses qui ont surtout frappé le docteur Toulouse. De fait, il avait une faculté prodigieuse de passer d’un sujet à un autre disparate, de sauter, si j’ose employer cette locution vulgaire, « du coq a l’âne. » De là cette habitude qu’il avait parfois, et qui étonnait fort certains visiteurs, de se lever brusquement au milieu d’une conversation et de se promener un instant avec vivacité pour se rasseoir ensuite. « Ce sont, disait-il, des idées qui passent ! » A ce point de vue, il nous fait comprendre ce que pouvaient être le « démon » d’un Socrate, et peut-être aussi les « voix » d’une Jeanne d’Arc.

« H. Poincaré, a écrit aussi le docteur Toulouse, n’est pas passionné pour ses sentimens, et il n’est pas liant ni confidentiel. » Cela pourrait laisser croire, et certains s’y sont trompés, que, retiré dans la tour ivoirine de ses pensées, il était insensible à tout ce qui fait palpiter le cœur des autres hommes. Il est de lui une phrase hautaine et pleine d’un stoïcisme douloureux qui a pu confirmer cette impression : « La seule fin qui soit digne de notre activité est la recherche de la vérité ; sans doute nous devons d’abord nous efforcer de soulager les souffrances humaines, mais pourquoi ? Ne pas souffrir, c’est un idéal négatif, et qui serait plus sûrement atteint par l’anéantissement du monde. » S’il semblait ainsi, aux yeux du monde, se raidir contre sa sensibilité, celle-ci n’en était pas moins exquise. Mais la bonté a sa pudeur tout ainsi que la beauté. Poincaré fut assez rebelle à la familiarité des amitiés particulières, mais c’est qu’il pensait avec Renan qu’elles rendent injuste et sont souvent préjudiciables aux affections collectives. Pourtant son aménité était parfaite, même avec « les importuns qui demandent un conseil et attendent un éloge. » La famille et la patrie, ces deux cercles concentriques où la société moderne nous a habitués à enfermer nos sentimens altruistes, il les aima tendrement. Il était trop bon Lorrain pour ne pas sentir un serrement du cœur lorsqu’il pensait à la France mutilée ; quels accens mâles et mélancoliques il a su trouver pour nous parler de « cette grande douleur qui nous laisserait deux fois inconsolables, si jamais nos fils semblaient s’en consoler ! » Mais c’est surtout dans la famille, cette patrie intime qu’il montra sans contrainte la charmante tendresse de son cœur. Il apprit lui-même à lire à ses quatre enfans, et je sais sur leurs jeux, auxquels il prenait part, des traits qui évoqueraient Henri IV, s’il n’était indiscret de les rapporter ici. Combien nous voilà loin du pur esprit qu’on voulait nous montrer retiré comme un colimaçon monstrueux dans les volutes de sa pensée inaccessible ! Il eut d’ailleurs cette bonne fortune de vivre dans le milieu le plus favorable au travail créateur, dans une atmosphère de silencieuse affection et de quiétude discrète que de douces mains de femmes surent tisser autour de lui.

Henri Poincaré était sensible à la beauté sous toutes les formes, pourvu qu’elles fussent nobles : musique, peinture, poésie, étaient ses délassemens préférés. Quant à la science elle-même, nous verrons qu’il l’a surtout aimée pour les ravissemens esthétiques qu’elle lui procurait. Une boutade de lui que nous rapporte M. Sageret montre bien le spirituel dédain avec lequel il négligeait ce qui n’était pas la science pour la science, ou, si j’ose employer cette nouvelle formule, la Science pour l’Art : Le directeur de l’École supérieure des Télégraphes lui avait demandé de traiter en une conférence une question très ardue relative à la propagation du courant électrique dans les câbles. Poincaré accepte et résout le problème d’emblée, sans avoir eu le temps de l’étudier. Félicitations du directeur : « Oui, réplique Poincaré, j’ai bien trouvé la valeur de L, mais s’agit-il de kilogrammes ou de kilomètres ? » Inutile d’ajouter qu’il savait fort bien de quoi il s’agissait.

Pour être complet, il nous faudrait rappeler ses études brillantes, sa prodigieuse faculté d’assimilation, — il a suivi tous les cours de mathématiques de l’École polytechnique sans prendre une note, non qu’il retint les démonstrations, mais parce qu’il savait les retrouver par le seul raisonnement ; il nous faudrait rappeler qu’il fut un fort en thème, mais qu’est-ce que cela prouve ? La généralité des forts en thème n’a guère laissé de trace dans ce monde, car autre chose est d’assimiler, autre chose d’inventer, et nous savons des savans de génie qui n’ont pas réussi à se faire recevoir agrégés de l’enseignement secondaire.

Pour être complet, il nous faudrait enfin parler de sa carrière, de son élévation aux plus hauts grades, aux honneurs les plus recherchés de la société. Mais cela importe peu ; il n’y a pas de commune mesure entre Poincaré et beaucoup d’autres hommes dont les grades et les titres dans la fourmilière sociale furent pourtant équivalens aux siens, et dont parfois, comme a dit je ne sais plus qui, la suffisance cachait mal l’insuffisance. Poincaré, au contraire, n’attacha jamais aux honneurs une importance très grande ; il était modeste profondément, sincèrement, se défendant toujours de vouloir énoncer des choses définitives, et son attitude intellectuelle fut constamment dubitative. C’est peut-être pour cela que, seul parmi la douzaine de très grands savans qui ont vécu depuis un siècle, il réalisa ce miracle de n’avoir pas un seul ennemi, pas un seul adversaire dans la science.

Dans son œuvre scientifique, Henri Poincaré a touché à toutes les grandes questions de l’ordre physico-mathémathique. Il n’y a point touché, comme le pourrait laisser croire la multiplicité même des problèmes examinés, en les effleurant seulement ; ce Michel-Ange de la pensée ne savait point, ne voulait point voir les détails, il ne s’attardait point aux minces récoltes que l’on peut faire dans les sentiers battus, aux affaires de mise au point. C’était dans les recoins les plus obscurs, les plus inabordables des choses, qu’il savait d’emblée, à larges coups de ciseau, faire jaillir des allées nouvelles pleines de lumière et de fleurs inconnues.

Mathématicien surtout et avant tout, il aurait pu se cantonner dans ces études dédaigneuses de la réalité et où le pur géomètre, perdu tout entier dans les abstractions harmonieuses de la déduction pure, construit à volonté des êtres immatériels impeccables et d’une si étrange beauté. La mathématique pure procure à ses initiés des ravissemens intimes d’une telle qualité esthétique, qu’ils en arrivent souvent à ne plus trouver d’intérêt au monde extérieur, noyés tout entiers dans une sorte de mysticisme grandiose. Poincaré ne fut point de ceux-là, bien que ses travaux de géométrie et d’analyse en aient fait le plus puissant mathématicien de ce temps. « L’expérience, a-t-il dit, est la source unique de la vérité. » Et cette parole acquiert une valeur singulière dans la bouche du plus grand théoricien de notre époque. C’est pourquoi, parmi les problèmes mathématiques, Poincaré attaqua surtout ceux que nous pose l’étude physique de l’univers ; c’est pourquoi il passa si aisément de l’analyse pure à la physique mathématique, puis à la mécanique céleste ; c’est pourquoi enfin, il se prit à réfléchir sur le fondement même de nos connaissances, sur le passé et l’avenir du monde, sur la valeur des reflets qu’en a notre pensée, pour se pencher enfin aux limites même du connaissable sur le bord de l’abîme où le physique et le métaphysique se côtoient ; et ces profondeurs effrayantes où la plupart ne peuvent point jeter les yeux sans vertige, et qui ont arraché à un Pascal tant de plaintes douloureuses et superbes, Poincaré sut les regarder, comme il avait regardé toute chose, sans désespoir inutile, sans préjugés ni folles illusions, avec un simple, profond et clair bon sens, il sut les regarder pour tout dire d’un mot, du coup d’œil de l’aigle……


II. — POINCARÉ MATHÉMATICIEN

« Mes études mathématiques quotidiennes, a dit Poincaré, sont un peu… comment dirais-je, ésotériques, et bien des auditeurs aiment mieux les révérer de loin que de près. » Il disait cela pour s’excuser un jour de parler d’un sujet philosophique ; chaque fois qu’il abordait quelqu’une de ces causeries profondes où il charmait les auditeurs, il éprouvait le besoin de s’en excuser ; et c’est ainsi qu’il savait par sa modestie se faire pardonner, son génie. Quoi qu’il en soit, on me permettra de m’approprier ici la réflexion qu’il fit ce jour-là, et de ne point m’étendre outre mesure sur les travaux purement mathématiques de Poincaré. Au demeurant, une dizaine d’années d’études mathématiques préliminaires suffiront au lecteur curieux de les connaître, et, déjà familiarisé avec les élémens de l’enseignement secondaire, pour lui permettre de les aborder de front.

Si je devais pourtant résumer en quelques traits ce que Poincaré a apporté de nouveau dans les diverses disciplines qui relèvent du calcul, et ce qui lui a valu le titre incontesté de « Princeps Mathematicorum » que le consentement unanime n’avait décerné à personne depuis Gauss, je le ferais ainsi :

En algèbre, en arithmétique où il a introduit la notion nouvelle et féconde des invarians arithmétiques, dans la théorie générale des fonctions, ses découvertes sont multiples et eussent suffi à assurer la gloire de plusieurs mathématiciens.

Mais c’est surtout dans l’étude des équations différentielles que s’est manifesté le génie mathématique de Poincaré, et s’il a dépensé à leur étude une si grande partie de ses ressources intellectuelles, c’est sans doute parce que la plupart des problèmes soulevés par l’étude physique de l’univers conduisent précisément à de telles équations. Newton a le premier montré clairement que l’état d’un système mobile ou plus généralement celui de l’univers ne peut dépendre que de son état immédiatement antérieur, que toutes les variations dans la nature doivent se faire d’une manière continue. Certes, les anciens avaient entrevu cela, leur adage : Natura non fecit saltus le prouve ; mais Newton le premier, avec les grands philosophes du xviie siècle, a dégagé cette idée des erreurs scolastiques qui le faussaient, et en a assuré le développement. Une loi n’est donc qu’une relation nécessaire entre l’état présent du monde et son état immédiatement antérieur. C’est ainsi qu’au lieu d’étudier directement la succession des phénomènes on peut se borner à étudier la façon dont se relient deux d’entre eux immédiatement successifs, on peut se borner, autrement dit, à en écrire l’« équation différentielle. » Toutes les autres lois naturelles découvertes depuis ne sont pas autre chose que des équations différentielles. A un autre point de vue, de pareilles équations ont encore été introduites dans la physique par le fait que la plupart des êtres homogènes observables peuvent être ramenés à la superposition d’un grand nombre d’êtres élémentaires, infinitésimaux, tous semblables entre eux.

La connaissance du fait élémentaire nous permet donc de poser une équation différentielle, et il ne reste plus qu’à en déduire par combinaison le fait complexe observable et vérifiable. Il faut pour cela faire l’opération mathématique qui s’appelle l’« intégration » de l’équation différentielle. Or, dans la plupart des cas, cette opération est impossible, et l’on conçoit tous les progrès dont pouvaient découler en physique, un perfectionnement des procédés d’intégration. Ce fut là la tâche principale de Poincaré en mathématiques. Dans cette voie, ses trouvailles furent prodigieuses et il y découvrit notamment ces fonctions aujourd’hui célèbres, dont les plus simples sont les fonctions fuchsiennes (il leur donna ce nom en l’honneur du mathématicien allemand Fuchs dont les travaux lui avaient été de quelque secours). On peut représenter par ces transcendantes nouvelles que l’on appelle aussi automorphes les courbes de tout degré et résoudre toutes les équations différentielles linéaires à coefficiens algébriques. Poincaré nous donnait ainsi, suivant la vive expression de son confrère, M. Humbert, de l’Académie des Sciences, « les clefs du monde algébrique. » Poincaré fit bientôt lui-même l’application de ces instrumens algébriques qu’il avait créés à la mécanique céleste.

À vrai dire, l’idée newtonienne de la continuité des phénomènes physiques est, aujourd’hui, sur quelques points au moins, quelque peu battue en brèche par la nouvelle et étrange hypothèse des quanta que de récentes découvertes physiques ont conduit à édifier, et qui tendrait à supposer une certaine discontinuité dans les phénomènes atomiques qui donnait naissance aux radiations[3]. Sans vouloir entrer dans aucun détail à ce sujet, je me permettrai seulement une comparaison un peu hardie, mais qui n’est peut-être point dénuée de sens : l’hypothèse des quanta vient se dresser à côté de la théorie du continu physique, de même que, dans l’ordre des sciences naturelles, les théories lamarkiennes et darwiniennes de l’évolution lente et insensible, ont vu naître récemment en face d’elles la mutation brusque et discontinue du naturaliste hollandais de Vriès. Celui-ci, par les faits nouveaux qu’il a apportés, n’a pas ébranlé l’ancien transformisme ; il l’a seulement élargi, et s’il lui a tracé des limites, il l’a en somme laissé intact dans ses grandes lignes. Pareillement, il est probable que l’hypothèse des quanta n’empêchera pas que la plupart des phénomènes physiques, sinon tous, ne doivent être comme par le passé exprimés par des équations différentielles. Les progrès que celles-ci ont réalisés, les découvertes physiques qu’elles ont permis de faire, notamment en optique, en électricité, en astronomie, en sont garans. Et dans ce sens, les fonctions nouvelles découvertes par Poincaré resteront toujours une des contributions les plus brillantes qui aient été apportées par la théorie pure à l’étude du monde extérieur.

Que si l’on recherche les caractères de la méthode de Henri Poincaré et de son génie mathématique, on aperçoit qu’ils se distinguent par une étonnante faculté de généralisation ; au lieu de partir, comme font la plupart, de l’étude détaillée du particulier, il s’élance d’un bond au cœur même des questions, néglige en route les points de détail, et, pareil à un conquistador audacieux, se porte d’emblée et sans travaux d’approche vers la difficulté maîtresse, vers la forteresse dominante et qui semblait la plus imprenable, invente sur-le-champ les instrumens propres à le démanteler et s’en empare sans coup férir. Puis, laissant à d’autres le soin de fouiller et d’organiser la nouvelle province qu’il vient de soumettre, il passe sans transitions à d’autres conquêtes. C’est dans ce sens qu’on a pu dire de lui qu’il « était plus conquérant que colonisateur. »[4] De là résulte cette démarche particulière de sa pensée, si visible dans ses écrits philosophiques, si déconcertans parfois pour le lecteur non averti, et qui lui a fait encourir le reproche d’être « décousu. » Certes, la marche du raisonnement chez Henri Poincaré n’est pas sinueuse, elle procède par bonds successifs et offre plutôt l’apparence d’une ligne brisée ; mais le profil du diamant est lui aussi une ligne brisée, et c’est de là que résulte précisément son mobile éclat. Une telle démarche logique n’est pas commune ; mais, suivant la forte expression de M. Painlevé, « faut-il s’étonner que le lion ne fasse pas des enjambées de souris ? »



Sur les rouages mêmes de sa pensée, sur les mécanismes de sa merveilleuse usine cérébrale, Poincaré nous a fait des confidences étranges et suggestives. Puisque, ce que nous connaissons de l’univers n’en est qu’une image réfléchie par notre âme, et qui par suite participe des propriétés et des déformations de ce miroir intime, la psychologie sera sans doute un jour la science essentielle. C’est pourquoi les attitudes psychologiques d’un cerveau comme celui de Poincaré, qu’il nous a mises à nu avec tant d’émouvante sincérité, sont d’un intérêt sans égal. En étudiant la genèse de l’invention mathématique, qui est sans doute l’acte le plus exclusivement et purement rationnel de l’esprit, celui dans lequel il semble le moins emprunter au monde extérieur, « c’est ce qu’il y a de plus essentiel dans l’esprit humain que nous pouvons espérer atteindre. » Et puis, comme l’a remarqué Laplace, « la connaissance de la méthode de l’homme de génie n’est pas moins utile aux progrès de la science et même à sa propre gloire que ses découvertes. » Or, contrairement à toute attente, le travail conscient, volontaire et logique ne joue pas chez Poincaré le premier rôle. Rien de plus amusant à cet égard que la façon dont il nous a narré sa découverte des fonctions fuchsiennes. Amorcée confusément dans son cerveau, un soir, qu’ayant pris, contrairement à son habitude, du café noir, il ne pouvait s’endormir, cette idée prend corps peu à peu dans les circonstances les plus bizarres ; tout le monde a lu les pages où il raconte comment il aperçoit au fur et à mesure les difficultés maîtresses, pour n’y penser plus ensuite, comment, longtemps après, leur solution qu’il ne cherchait pas lui apparaît brusquement et par une sorte d’illumination, une fois lorsqu’il met le pied sur le marche-pied d’un omnibus, une autre fois, en traversant le boulevard, une autre fois encore dans une promenade géologique au milieu d’une conversation oiseuse.

Le « moi inconscient, » ou, comme on dit, le « moi subliminal » joue donc dans l’invention mathématique un rôle capital. Là où nous avons cru que règnent la seule volonté et la seule raison, nous voyons surgir quelque chose d’analogue à l’ « inspiration » que la légende attribue aux poètes et aux musiciens. Et chose troublante, le moi inconscient réussit à résoudre des problèmes et des difficultés, là où le moi conscient avait échoué. Le premier n’est-il pas supérieur à l’autre ? n’avons-nous pas en nous, quelque chose de plus grand que nous, une sorte de reflet divin qui, supérieur à notre volonté et à notre raison, nous rendrait capable d’exploits plus hauts qu’elles-mêmes ? On conçoit l’importance d’une pareille question, quelles conséquences plus que spiritualistes entraînerait une réponse affirmative. Mais l’esprit positif de Poincaré répugne à admettre sans nécessité absolue des explications surnaturelles, et dans une étude pénétrante et fine il nous montre le moyen d’échapper à cette nécessité : il nous fait voir que l’automatisme du moi subliminal ne travaille que sur les matériaux qui lui ont été déjà préparés par le moi conscient, et explique comment d’autre part, parmi les combinaisons en très grand nombre que le moi subliminal a aveuglément formées, celles-là seules arrivent dans le champ de la conscience qui sont élégantes et belles et, par là, émeuvent notre sensibilité et attirent notre attention. Or les constructions géométriques les plus harmonieuses et les plus simples se trouvent être précisément les plus utiles comme le prouvent à la fois l’expérience et le raisonnement. Le sentiment esthétique de l’harmonie des formes et des nombres, de l’élégance géométrique domine donc la pensée du mathématicien. Son âme est avant tout celle d’un artiste et d’un poètes.

Ces vues si profondes et si vraies vont un peu à l’encontre des idées classiques sur le type du « savant, » respectable, certes, mais un peu caricatural, avec son cerveau mécanique, son œil que les lunettes traditionnelles rendent aveugle à toute beauté et son cœur où la nature a déposé, au lieu de sensibilité, une table de logarithmes à sept décimales.

Pourtant, en nous dévoilant dans l’homme de science digne de ce nom un sensitif et un esthète, Poincaré a cédé une fois de plus à sa modestie naturelle : l’infirmité de notre esprit nous oblige à hiérarchiser les mérites, et dans notre société moderne où règne le « culte de l’intelligence, » on a eu, on a peut-être encore, une tendance à exalter les vertus de la volonté, de la personnalité, aux dépens de celles qui viennent du cœur. Nous tenons pour supérieurs aux autres les attributs de la personne consciente, et c’est pourquoi notre justice a un si profond dédain pour les irresponsables qu’elle ne les juge même pas dignes d’être punis. En nous montrant que l’œuvre pourtant si rationnelle de la science est due pour une large part à des facultés inconscientes et involontaires et pour une autre aux facultés sensibles, Poincaré aura sans doute fait baisser sa propre gloire et celle un peu de tous les savans dans l’estime de quelques gens. J’imagine qu’il s’en sera facilement consolé.

Mais surtout cette belle étude auto-psychologique nous a expliqué cette chose d’abord surprenante que, ne travaillant que quatre heures, ou plutôt ne faisant que quatre heures de travail volontaire chaque jour, Poincaré ait pu fournir une production scientifique qui est peut-être la contribution la plus considérable qu’un mathématicien ait jamais apportée à la science. Échappant à sa volonté, nuit et jour, sans arrêt, la machine cérébrale marchait quand même. Peut-être sans cela ne fût-il point mort aussi jeune ! La flamme intérieure qui, sans arrêt, sans une éclipse, brilla d’un si intense éclat, a brûlé trop tôt la lampe qu’elle habitait.


III. — POINCARÉ ASTRONOME

En astronomie, l’œuvre de Poincaré est gigantesque. Cette science ne pouvait manquer de l’attirer, d’abord parce que, de tous les objets du monde extérieur, elle offrait à son esprit généralisateur et dédaigneux des contingences, ceux qui sont les moins périssables et les plus vastes ; ensuite parce qu’il n’est aucune des branches de la Philosophie naturelle qui livre à la méditation et à la rêverie esthétique des sujets d’une aussi grandiose beauté ; enfin parce que l’astronomie, mère de toutes les sciences, en est encore aujourd’hui la plus achevée, celle qui sait le mieux prévoir les phénomènes.

L’étude de la stabilité de notre univers est depuis deux siècles le problème fondamental de la Mécanique céleste, celui pour la solution duquel le génie mathématique s’est le plus dépensé. Le canton de l’espace où nous vivons, le système solaire est-il stable ? Ces planètes que nous voyons, depuis qu’on les sait observer, décrire invariablement les mêmes orbes majestueux, avec à peine quelques oscillations périodiques autour de leurs positions moyennes, continueront-elles à se comporter de même indéfiniment dans l’avenir ? Ou bien cette machine si harmonieusement agencée, et où nous n’apercevons d’abord aucun signe apparent de destruction possible, doit-elle se disloquer et disparaître un jour ? Telle est la question.

Lorsque Newton eut découvert que l’attraction s’exerce non seulement entre le soleil et les planètes, mais aussi entre les planètes elles-mêmes, — on s’aperçut qu’il en résultait des irrégularités dans l’harmonie du système solaire, et que l’attraction réciproque des planètes déforme légèrement les ellipses parfaites que le soleil seul leur eût fait décrire. Certes, ces déformations étaient légères, à cause de la petitesse des masses planétaires relativement à celle de l’astre central. (Jupiter dont la masse égale trois cents fois celle de la terre, n’a que le millième de celle du soleil.) Mais ces perturbations planétaires, en accumulant avec les années leurs effets déjà observables au temps de Newton, n’arriveraient-elles pas finalement à rompre les ellipses képlériennes ? En tout cas, la simplicité harmonieuse du monde képlérien n’existait déjà plus. Newton fort embarrassé par ces perspectives d’une catastrophe a fait dans son Optique allusion à ces inégalités planétaires « qui, probablement, dit-il, deviendront plus grandes par une longue suite de temps jusqu’à ce qu’enfin ce système ait besoin d’être remis en ordre par son auteur. »

En 1772, Laplace crut pouvoir dissiper ces appréhensions ; il montra que les inégalités séculaires des élémens des planètes se compensaient périodiquement au bout d’un temps assez long et que leurs expressions dans les calculs disparaissaient dans les termes du premier ordre des perturbations. Cela impliquait une stabilité de notre système, au moins pour une très longue durée et des milliers de fois séculaire. Laplace, à ce propos, critiqua quelque peu le deus ex machina invoqué par Newton, et il crut orgueilleusement pouvoir affirmer, en partant de ses résultats, que la machine mondiale n’avait eu besoin que de « la chiquenaude initiale » et qu’elle était assurée désormais de marcher indéfiniment toute seule. Faut-il remarquer qu’il y avait quelque illogisme de la part de celui qui avait si magnifiquement fait sortir par une lente évolution le système solaire de la nébuleuse, à l’imaginer soudain arrêté dans ses transformations et figé à jamais dans l’immobilité, ou, pour mieux dire, dans une mobilité invariable ? Mais les grands hommes eux-mêmes commettent parfois des fautes de logique ; ils ne seraient pas hommes sans cela[5].

Bientôt après deux mathématiciens célèbres, Lagrange, puis Poisson complétaient et étendaient considérablement le résultat du système de Laplace. La stabilité indéfinie des élémens planétaires semblait assurée à tout jamais. Le discours prononcé par un astronome, et non des moindres, de l’Académie des Sciences, M. de Pontécoulant, lorsqu’on inaugura la statue de Poisson, montre bien quel était là-dessus l’état d’esprit du monde savant, qui n’en devait point changer jusqu’à la fin du xixe siècle :

« Pour son coup d’essai, disait-il. Poisson a eu l’honneur de résoudre une question des plus importantes pour la stabilité du système du monde et qui, après les travaux de Lagrange et de Laplace, pouvait encore laisser des doutes dans les esprits les plus judicieux. Désormais, l’harmonie des sphères célestes est assurée, leurs orbites ne s’éloigneront jamais de la forme à peu près circulaire qu’elles ont aujourd’hui, et leurs positions respectives ne feront que de légers écarts autour d’une position moyenne à laquelle la suite des siècles finira par les ramener éternellement. Le monde physique a donc été fondé à l’origine des temps sur des bases inébranlables, et Dieu, pour la conservation des races humaines, ne sera pas obligé, comme à tort l’avait cru Newton, de retoucher son ouvrage. »

Tel est l’état de la question lorsque Poincaré s’y attaque ; et bientôt les découvertes se succèdent. Le problème posé est le suivant : étant donné plusieurs corps de masses connues et dont les situations et les vitesses à un moment donné sont connues, établir ce qu’elles seront devenues au bout d’un temps quelconque t. Pour une seule planète et le soleil, le problème est complètement résolu par les lois képlériennes, mais il faut tenir compte de l’attraction réciproque des planètes, et le cas le plus simple est alors celui où l’on ne considère que deux planètes est le soleil : c’est ainsi que se pose le célèbre problème des trois corps. Or, les difficultés analytiques de ce problème sont telles qu’on ne peut le résoudre que par approximations successives. Dans les calculs qui les avaient fait conclure à la stabilité, Laplace et ses successeurs développaient les coordonnés des astres en séries ordonnées suivant les puissances des masses. Poincaré montre d’abord qu’on ne peut obtenir par ces procédés une approximation indéfinie et que la convergence de ces séries qui avait été admise sans discussion par ceux qui les employaient, n’est rien moins que certaine parce que, dans les termes d’ordre supérieur, on y voit le temps entrer non seulement sous les signes sinus et cosinus, — ce qui conduisait à des compensations périodiques des irrégularités, — mais aussi en dehors de tout signe trigonométrique, ce qui laisse à certaines d’entre elles, au premier abord négligeables, la possibilité d’augmenter indéfiniment avec le temps. Voilà du coup réduites à néant les conclusions de Laplace et de ses successeurs !

Poincaré découvre ensuite que certaines méthodes nouvelles permettent d’exprimer dans tous les cas les coordonnées des astres par des séries purement trigonométriques, évitant les inconvéniens précédens, et il démontre à ce sujet une brillante série de théorèmes nouveaux d’une grande généralité. Pour résoudre en toute rigueur la question de stabilité il ne reste qu’à savoir si les nouvelles séries sont ou non convergentes. Là paraissait être le nœud du problème, car, avant Poincaré, tous les astronomes croyaient qu’une fonction représentée par une série trigonométrique absolument convergente ne peut croître au delà de toute limite. Poincaré montre que, pour classique qu’elle soit, cette opinion est erronée, et que quand même on serait arrivé à représenter les coordonnés des astres par de pareilles séries trigonométriques convergentes, ce qui n’était de loin pas le cas de celles qu’avait employées Laplace, on n’aurait pas démontré la stabilité du système solaire. Par tous ces résultats superbes qui sont comme le couronnement de trois siècles de recherches incessantes, la postérité placera certainement Les méthodes nouvelles de la mécanique céleste à côté des immortels Principes de Newton. Toutes les recherches faites à l’avenir dans ce domaine devront avant tout s’appuyer sur les solides fondemens posés par Poincaré.

La mécanique céleste ne considère en général les astres que comme des êtres assimilables à des points matériels pesans. Elle oublie d’autres modalités de ces êtres, évidemment négligeables à côté de l’attraction newtonienne, mais dont les effets accumulés peuvent avec le siècle devenir importans pour la stabilité des systèmes astraux. Attaquant la question de ce point de vue nouveau, Poincaré a montré finalement que, parmi ces forces physiques qui tendent à modifier les orbites, il en est trois, prépondérantes, la résistance si faible qu’elle soit du milieu interplanétaire, les marées que les planètes et la masse solaire produisent réciproquement les unes sur les autres et enfin le magnétisme des planètes, dont l’effet accumulé sera plus tard de précipiter toutes les planètes et leurs satellites dans le soleil. C’est ainsi que finira notre système. Sera-ce là la cause de la disparition de l’humanité ? Non certes, car il est bien probable que d’autres événemens auront depuis longtemps anéanti toute vie terrestre le jour où, — si j’ose ainsi parler car il n’y aura plus de jours alors, la terre présentant sans cesse la même face au soleil — cette petite catastrophe cosmique aura lieu. Bien des raisons conduisent en effet à penser qu’infinitésimale dans le passé à côté de la durée de son support planétaire, l’existence de l’humanité le sera également dans l’avenir. Les personnes qui craignent que leur fin ne soit hâtée par celle du système solaire peuvent donc se rassurer.

Le cortège du soleil une fois disparu, cela veut-il dire que d’autres systèmes analogues et lointains, et peut-être saupoudrés de-ci de-là d’une poussière pensante analogue à nous, n’existeront pas indéfiniment ? C’est une question fort débattue dans les récentes disputes sur l’énergétique, et qu’il ne nous est point loisible de traiter aujourd’hui.



La question de la figure des astres, qui se ramène à l’étude de l’équilibre d’une masse fluide soumise à diverses influences, est après le problème des n corps, la partie la plus importante de la Mécanique céleste. Dans ce domaine, Poincaré a fait des découvertes remarquables ; elles marquent, comme l’a observé sir Georges Darwin, le jour où il remit à leur auteur la médaille d’or de la société Royale de Londres, « une époque dans l’étude du sujet. » On ne connaissait auparavant que deux figures d’équilibre d’une masse fluide en rotation, l’ellipsoïde de révolution et l’ellipsoïde à trois axes inégaux de Jacobi. Poincaré en a découvert par le calcul une infinité d’autres dont l’une est stable et a un peu la forme d’une poire ; d’où le nom d’ « apioïdes » donné à cette nouvelle classe de corps. En fait, les figures piriformes découvertes par Poincaré paraissent jouer un grand rôle dans la nature, comme le prouve l’étude des nébuleuses et de certaines étoiles doubles serrées. Elles nous permettent de concevoir le mécanisme de la bipartition, assez analogue à celle des cellules organiques, qui a pu donner naissance à un grand nombre de systèmes binaires, séparer successivement la terre du soleil, puis la lune de la terre.

Enfin, dans une étude connexe, Poincaré a montré qu’aucune forme d’équilibre stable n’est possible si la vitesse de rotation dépasse une certaine limite, et il applique immédiatement ce principe à l’étude de cette énigmatique merveille que sont les anneaux de Saturne. Maxwell avait démontré que les anneaux ne peuvent être solides, et que, s’ils sont fluides, leur densité ne peut dépasser les 3/100 de celle de la planète. Poincaré établit alors que, si les anneaux sont fluides, ils ne peuvent être stables que si leur densité est supérieure au seizième de celle de Saturne, et il en conclut que la seule alternative possible est de supposer les anneaux formés d’une multitude de satellites très petits et gravitant indépendamment. On sait comment l’analyse spectrale a vérifié depuis cette merveilleuse induction du génie mathématique !

Les détails qui précèdent ne se rapportent qu’à une faible partie de l’œuvre purement scientifique de Poincaré ; analyser même superficiellement toute celle-ci demanderait, tant elle est vaste, des volumes. Mais avant de porter nos pensées vers une autre partie de son œuvre, celle où il se révèle philosophe, ce n’est point sans une sorte de remords que je me vois obligé par les limites même de cette étude de passer sous silence toutes les belles découvertes qu’il a généreusement, — je dirais presque, si j’osais, indifféremment, — et avec une maîtrise toujours égale, répandues dans les sciences en apparence les plus disparates, aussi bien en optique ou en thermodynamique qu’en électricité et en astronomie : soit qu’il fouille d’un coup de sonde hardi, les rapports de la matière et de l’éther ; soit que, assimilant les millions de soleils de la Voie Lactée aux molécules d’une bulle de gaz, il leur applique la théorie cinétique et nous ouvre sur l’univers stellaire des aperçus étonnans ; soit que, dans le rayon de lumière d’une planète, il nous apprenne à lire tout à la fois le mouvement du soleil qui envoie ce rayon, celui de l’astre qui le réfléchit, celui de la terre qui le reçoit… Mais il faut se borner, ou plutôt, quand on parcourt une belle et vaste forêt pleine d’essences variées, il ne faut point s’attarder seulement aux premiers ombrages rencontrés, sûr que d’autres plus loin sauront aussi bien et sur des rythmes nouveaux faire vibrer nos tendresses et enchanter nos yeux.


IV. — L’ ŒUVRE PHILOSOPHIQUE DE POINCARÉ

De la Science à la Philosophie il n’y a même point un pas à franchir, tant elles se côtoient et se pénètrent. Les Grecs n’avaient qu’un seul mot pour exprimer l’une et l’autre. Les Anglais encore aujourd’hui appellent Natural philosophy l’étude physique de l’univers. Poincaré ne pouvait échapper à cette tendance qui, de Démocrite à d’Alembert, a porté tous les grands ouvriers des sciences exactes à réfléchir, au déclin de leur journée, sur les mystères primordiaux de l’étrange Univers où passent, éphémères, nos pensées. Quand sur le fronton du Parthénon quelque émule de Phidias avait taillé une frise équestre artistement sculptée, il devait, j’imagine, reculer d’abord pour mieux juger l’effet de son œuvre dans l’ensemble, puis s’absorber bientôt, oublieux de son propre effort, dans la vaste harmonie du temple tout entier. Ainsi au regard de l’Univers se comporte le savant digne de ce nom.

Les idées philosophiques de Henri Poincaré ont profondément remué tout ce qui pense dans le monde. Elles ont contribué par leur forte empreinte à donner à l’attitude intellectuelle de notre génération son profil si particulier. Par une fortune singulière elles ont créé de l’émotion dans les camps les plus adverses ; on a voulu de part et d’autre de la barricade s’en servir comme de projectiles : vaines tentatives, car elles planaient très haut au-dessus de toutes les barricades. Il se rencontra même des circonstances où les idées de Poincaré déchaînèrent presque un scandale propre à ranimer des querelles d’un autre âge. Où cet homme puisait-il donc la force d’émouvoir ainsi, malgré lui, par sa seule pensée et dans un domaine abstrait, une époque réaliste et vulgaire où les conflits des intérêts priment plus que jamais ceux des idées ? Cette force, il la puisait dans sa supériorité intellectuelle sans égale et surtout dans son admirable sincérité. En quoi et pourquoi les points de vue nouveaux que ce grand homme a apportés dans la contemplation des choses sont-ils donc si suggestifs, si utiles, si émouvans ? Nous allons tenter de le chercher.

Si l’on exclut l’âpre lutte pour le mieux vivre, qui domine encore la société, mais ne s’est pas améliorée en dignité en passant du règne animal à l’homme, il semble que tous les déchiremens humains proviennent seulement de ce que nous sommes avides à la fois de vérité et de justice. Or chacun a toujours convenu, — sauf le docteur Pangloss qui est un personnage mythique mort sans laisser de descendance, — que, si l’on étudie la réalité, on constate que la justice n’y règne guère. Ainsi ces deux mots « vérité » et « justice » que l’on a coutume d’accoupler, correspondent en un certain sens à des objets que la nature des choses rend exclusifs l’un de l’autre. Les hommes que la vérité, le besoin de savoir attirent par-dessus tout, suivront jusque dans leurs dernières conséquences les enseignemens de la raison, ils l’aimeront pour elle-même, dût-elle noyer dans l’amertume leurs plus chères illusions. Les autres, altérés avant tout de cette liqueur magique qu’on appelle la justice, et dont je ne sais quel sens intime leur assure qu’elle doit exister, détourneront délibérément leurs yeux de cette réalité extérieure qui de toute part blesse leur rêve ; il leur suffira qu’une idée soit généreuse pour qu’ils la tiennent pour vraie ; leurs aspirations secrètes seront pour eux un guide supérieur à l’expérience.

La première tendance sert de drapeau aux diverses formes du matérialisme, du rationalisme, du positivisme, du scientisme ; la seconde règne en maîtresse dans les diverses disciplines spiritualistes, dont la plus récente et la plus suggestive en ce que, contrairement à plusieurs devancières, elle prétend ne pas ignorer la science, mais au contraire s’appuyer sur elle, est le pragmatisme sous ses diverses formes. Avec des nuances et des prétentions variées et souvent modifiées par les circonstances, ces deux tendances ont, aussi haut qu’on remonte dans l’histoire, toujours partagé les hommes. Il ne pourra dans l’avenir en être autrement. Tant que notre nature sera ce qu’elle est, elle est condamnée à être ballottée entre ces deux pôles, qu’on nomme intelligence et sentiment, raison et rêve, réalité et idéal. Si bien que le nom que Goethe a donné à l’un de ses plus beaux livres, Warheit und Dichtung, pourrait intituler et résumer toute l’histoire des tourmens de la pensée humaine.

Mais le conflit devient particulièrement angoissant et cruel lorsqu’il a lieu non plus entre des écoles et des êtres différens, mais dans le même individu ; le champ de la conscience devient alors un champ de bataille : parfois l’une des disciplines l’emporte ; mais souvent aussi le combat finit faute de combattans ; l’amour de l’idéal et le goût du réel anéantis tous deux par leurs chocs réciproques, laissent l’âme inerte et vide.

La philosophie de Poincaré va nous montrer quelles raisons nous avons de nous défier dans un sens et dans l’autre des solutions extrêmes et dogmatiques. Elle le fera, non pas en prenant dans chaque camp des armes au préalable soigneusement émoussées pour en faire un faisceau informe et de tout repos ; elle n’aura rien de commun avec ce vague éclectisme taillé, ainsi que l’habit d’Arlequin, de pièces et de morceaux, qui essaie vainement de cacher les chocs avec des mots, et qui ne survit plus que dans notre enseignement secondaire, ce musée d’antiquités. Elle attaquera au contraire le problème dans ses fondemens, en assignant à chaque chose ses limites infranchissables ; elle nous donnera des raisons de douter, mais en même temps des raisons d’agir, et d’aimer le beau et le vrai, bien qu’ils soient peut-être inaccessibles. Est-ce que nous n’aimons pas les étoiles, bien que nous ne puissions les toucher ?



« Pour un observateur superficiel, la vérité scientifique est hors des atteintes du doute ; la logique de la science est infaillible, et si les savans se trompent quelquefois, c’est pour en avoir méconnu les règles.

« Les vérités mathématiques dérivent d’un petit nombre de propositions évidentes par une chaîne de raisonnemens impeccables ; elles s’imposent non seulement à nous, mais à la nature elle-même. Elles enchaînent pour ainsi dire le Créateur et lui permettent seulement de choisir entre quelques solutions relativement peu nombreuses. Il suffira alors de quelques expériences pour nous faire savoir quel choix il a fait. De chaque expérience, une foule de conséquences pourront sortir par une série de déductions mathématiques, et c’est ainsi que chacune d’elles nous fera connaître un coin de l’Univers.

« Voilà quelle est pour bien des gens du monde, pour les lycéens qui reçoivent les premières notions de physique l’origine de la certitude scientifique. Voilà comment ils comprennent le rôle de l’expérimentation et des mathématiques. C’est ainsi également que le comprenaient il y a cent ans beaucoup de savans qui rêvaient de construire le monde en empruntant à l’expérience aussi peu de matériaux que possible. »

Cette conception dont Poincaré entreprend d’abord de montrer la fragilité, et qui prétend ramener tous les phénomènes au temps, au nombre et à l’espace, nous a été léguée par les traditions des xviie et xviiie siècles. La « mathématique universelle » dont le rêve esquissé par Descartes a été poursuivi par les grands encyclopédistes, exprimerait ainsi l’essence même des choses, sous une forme absolue, définitive, participant de l’évidence même de la géométrie ; la matière qui, d’après la conception cartésienne, aurait toutes ses propriétés réductibles à l’étendue et au mouvement, n’aurait pour nous plus rien de caché. Ce rêve ambitieux n’est pas seulement, comme le dit Poincaré, celui des lycéens et des gens du monde ; encore de nos jours des savans considérables l’ont cru réalisé, et qui n’a lu notamment les ouvrages où le célèbre naturaliste allemand Hœckel développe ce système, et croit avec un naïf orgueil avoir résolu ainsi les « Énigmes de l’Univers ? »

On se doutait bien un peu depuis Kant que les notions de temps et d’espace auxquelles ce matérialisme métaphysique, — si j’ose employer cette expression, — ce pangéométrisme absolu, croit ramener les phénomènes, sont quelque peu subjectives ; cela déjà pouvait rendre branlantes les bases de l’ambitieux édifice. Mais il appartenait à Poincaré de montrer d’une manière complète et difficilement réfutable, en usant de la méthode scientifique elle-même, ce qu’il faut penser au fond de ces idées. Pour cela il examine successivement les diverses sciences qui empruntent la forme géométrique et qui sont, si on les classe hiérarchiquement à ce point de vue : d’abord la géométrie elle-même, puis la mécanique, puis la physique.

Les mathématiques d’abord. Le rationalisme intégral, après avoir pourchassé le dogme et l’Absolu dans leurs anciennes forteresses, les a, par un retour étrange et quelque peu contradictoire, restaurés dans la mathématique ; il a cru que celle-ci ne pouvait être que ce qu’elle est, qu’elle avait quelque chose de fatal, de nécessaire, d’inéluctable, et que, dans la fluidité de toutes nos notions, elle seule était inébranlable comme un roc dans la mer, elle seule à l’abri des contingences et du relatif.

Or si nous examinons avec Poincaré la science du nombre et de l’étendue, et surtout ses premiers principes qui en sont la partie la plus délicate, à cause précisément de leur apparente et indémontrable évidence, nous voyons ceci : le postulatum d’Euclide sur lequel est fondé toute la géométrie dit que par un point on ne peut faire passer qu’une parallèle à une droite donnée. On a dépensé pendant des siècles des efforts inouïs pour démontrer cet axiome jusqu’au jour où, dans le courant du siècle dernier, le Russe Lobatschefski et le Hongrois Bolyai ont à peu près simultanément établi que cette démonstration est impossible. Depuis lors l’Académie des Sciences ne reçoit plus chaque année qu’une douzaine de pseudo-démonstrations du postulatum, ce qui n’est guère.

Mais Lobatschefski a fait mieux : en supposant que l’on peut par un point mener plusieurs parallèles à une droite, et en conservant les autres axiomes de la géométrie, il a déduit une suite de théorèmes étranges, mais entre lesquels il est impossible de relever aucune contradiction, et construit une géométrie nouvelle dont l’impeccable logique ne le cède en rien à celle de la géométrie euclidienne. Puis sont venus Riemann et d’autres encore qui ont établi qu’on peut construire autant de géométries non euclidiennes qu’on veut, et dont chacune est parfaitement logique et cohérente. Les théorèmes de ces nouvelles géométries sont d’ailleurs fort étranges. En voici un que l’on démontre dans une d’entre elles que Poincaré lui-même a imaginée : Une droite réelle peut être perpendiculaire à elle-même !

J’imagine que les architectes et les arpenteurs admettraient difficilement des déductions de ce genre, bien qu’elles ne soient en contradiction en rien avec la logique ; et c’est ce qui précisément nous amène au nœud de la question. Si, comme il ressort de ce qui précède, les axiomes de la géométrie ne sont que des conventions, ou, comme dit Poincaré, des « définitions déguisées, » si la géométrie euclidienne n’est pas plus vraie absolument qu’une autre, pourquoi les hommes l’ont-il choisie et utilisée de préférence ? Parce qu’elle s’adapte mieux qu’une autre à nos besoins, à notre existence journalière, au monde extérieur dans lequel nous vivons, parce que dans ce monde-là ses théorèmes et les rapports qu’elle indique entre les choses sont les plus simples possible. Un métreur pourrait à la rigueur exprimer exactement au moyen de la géométrie lobatschefskienne les rapports qui lient le volume d’un stère de bois à ses côtés. Mais la nature des stères de bois terrestres ou du moins la façon dont ils tombent sous nos sens est telle que ces rapports nous paraîtront alors beaucoup plus compliqués qu’avec les formules euclidiennes.

On peut d’ailleurs imaginer des mondes constitués physiquement de telle sorte que des gens ayant notre cerveau, c’est-à-dire notre logique, trouveraient que la géométrie la plus simple n’est nullement celle d’Euclide.

La géométrie n’est donc plus, comme d’aucuns l’avaient espéré, le dernier temple de l’Absolu. Elle est une création arbitraire de notre esprit ; elle ne nous peut renseigner que sur la démarche logique de celui-ci. Et pourtant, en un certain sens, la géométrie est aussi un résultat de l’expérience, puisque nous avons vu tout à l’heure que notre monde extérieur nous impose l’attitude euclidienne. Cela ne veut pas dire que les vérités géométriques puissent être démontrées ou infirmées par l’expérience : nos instrumens, nos sens sont imparfaits tandis que dans un théorème géométrique ce qui n’est qu’à peu près vrai est faux : si donc nous mesurons avec un instrument la somme des angles d’un triangle tracé sur le papier, nous ne la trouverons jamais rigoureusement égale à deux droites. Tantôt nous la trouverons un peu plus petite, d’un millionième, d’aussi peu qu’on voudra, mais enfin plus petite, ce qui vérifierait un théorème de la géométrie lobatschefskienne, tantôt un peu plus grande, ce qui est conforme à la géométrie de Riemann. L’expérience ne peut donc pas démontrer la vérité exclusive de la géométrie euclidienne, et celle-ci, au même titre que les autres, est avant tout un édifice de la logique formelle. Si l’attitude euclidienne est innée en nous, c’est uniquement sans doute à cause de l’expérience ancestrale, parce que le cerveau des hommes s’est peu à peu adapté aux conditions du monde extérieur par sélection naturelle, et que la géométrie euclidienne s’est trouvée être « la plus avantageuse à l’espèce, ou, en d’autres termes, la plus commode. »

Si dans les sciences mathématiques la déduction est presque tout, le fait presque rien, c’est l’inverse que nous voyons dans les sciences d’observation. La déduction pure ne pouvait nous renseigner sur la Nature que d’une manière indirecte, et par cela seulement que notre esprit s’est adapté à elle peu à peu dans le cours des âges de façon à nous harmoniser au monde extérieur avec le moins de heurts possibles. Dans ce sens, certes, l’étude seule de notre propre esprit nous renseigne indirectement sur l’Univers de même que la forme d’une blessure mortelle renseigne le médecin légiste sur l’arme qui l’a faite et sur le geste de l’assassin. Mais ce renseignement est non seulement indirect, il est incomplet, car il ne nous apprend rien sur celles des choses extérieures qui étaient indifférentes à l’adaptation de l’espèce, et qui sont précisément les plus nombreuses. Et c’est pourquoi les découvertes que feront les sciences expérimentales sont indéfinies, tandis que celles des sciences purement déductives sont sans doute limitées. Mieux vaut regarder que raisonner, et c’est dans ce sens que Poincaré l’entend sans doute lorsque, étudiant la méthode des sciences physiques, il écrit : « L’expérience est la source unique de toute vérité ; elle seule peut nous apprendre quelque chose de nouveau ; elle seule peut nous donner la certitude. »



Mais alors les théories de la physique mathématique qui ne sont que l’expression et la synthèse de l’expérience physique ne doivent-elles pas nous fournir cette image définitive et en quelque sorte dogmatique de l’Univers que nous a promise une certaine philosophie ? On l’a cru un temps ; et ayant observé combien la fortune de ces théories a toujours été précaire, combien les plus brillantes passent rapidement pour céder la place à d’autres indéfiniment, d’aucuns ont eu beau jeu pour proclamer que la science était vaine, et qu’elle avait fait faillite. Mais Poincaré va nous apprendre que les théories physiques ne méritent ni cet excès d’honneur, ni cette indignité, et rappeler leurs aveugles adorateurs comme leurs détracteurs systématiques à une notion plus saine des choses.

L’observation et l’expérience fournissent au physicien des faits. Se contentera-t-il de les recueillir sans plus ? Non, car « le savant doit ordonner ; on fait la science avec des faits comme une maison avec des pierres ; mais une accumulation de faits n’est pas plus une science qu’un tas de pierres n’est une maison. » Et tout d’abord le physicien doit « prévoir » les phénomènes ; il n’y arrivera qu’en généralisant ce qu’il a vu, en interpolant, en réunissant par une courbe les faits isolés ; puis il extrapolera, il prolongera cette ligne qui pénétrera alors dans un domaine non observé, où les coordonnés de la courbe lui indiqueront des phénomènes nouveaux ; par l’expérimentation qui lui permet de disposer de ces coordonnés, il constatera si ces phénomènes sont ou non réalisés. Dans le premier cas l’extrapolation était légitime, et le tracé de la courbe exprimait bien des rapports réels. Dans le second cas, il faut chercher autre chose.

Si je ne me trompe, l’image précédente indique assez exactement ce qu’est la physique mathématique et son rôle à la fois de synthèse et de prévision ; les expressions mathématiques des théories physiques ne sont que la traduction algébrique de la courbe que j’imaginais tout à l’heure et que trace mentalement le physicien. Plus une théorie de physique exprimera de rapports réels entre les phénomènes, plus elle les exprimera simplement, plus elle nous fera voir de rapports cachés et décelables par l’expérimentation, plus elle sera utile, plus elle sera commode, plus elle sera vraie.

Mais la vérité d’une théorie ne doit pas être entendue au sens que lui donnent les gens du monde. « Nulle théorie ne semblait plus utile que celle de Fresnel qui attribuait la lumière aux mouvemens de l’éther. On lui préfère aujourd’hui celle de Maxwell qui l’attribue à des courans électriques oscillans. Cela veut-il dire que la théorie de Fresnel était erronée ? Non, car le but de Fresnel n’était pas de savoir s’il y a récemment un éther, s’il est formé ou non d’atomes, si ces atomes se meuvent réellement dans tel ou tel sens ; c’était de prévoir les phénomènes optiques. Or cela, la théorie de Fresnel le permet toujours, aussi bien qu’avant Maxwell. « Ce qui change, ce sont les images par lesquelles nous nous représentons les objets entre lesquels la physique découvre et établit des rapports ; des raisons variées nous font de temps en temps remplacer ces images, qui d’ailleurs importent peu ; mais ce sont ces images seulement qui changent dans les théories physiques ; les rapports restent toujours vrais s’ils reposent sur des faits bien observés.

C’est grâce à ce fond commun de vérité, que les théories les plus éphémères ne meurent pas tout entières, puisqu’elles se transmettent, comme le flambeau que de main en main se passaient les coureurs antiques, ce qui est la seule réalité accessible : les lois qui expriment les rapports existant entre les choses. Ces conclusions auxquelles arrive Poincaré relativement à la physique s’appliquent à toutes les autres branches de la science, à la chimie, aux sciences naturelles, à ces sciences encore vagissantes qu’on appelle les sciences morales ou sociales, puisque toutes y prennent leur point de départ, puisque toutes, à mesure qu’elles se constituent, ont pour objet final de ramener les lois de plus en plus complexes qu’elles établissent aux lois de la physique, et que c’est donc à celles-ci en définitive que serait réductible la connaissance toute entière du monde extérieur.

Or il est clair que ces conclusions poincaristes réduisent à sa juste valeur, qui est minime, un certain matérialisme vulgaire et naît qui avait fait le rêve d’atteindre l’Absolu et de l’enfermer dans quelques équations différentielles. Il n’y a pas, il ne peut pas y avoir de conception métaphysique de la science.

Ceux donc qui ont proclamé à nouveau la « faillite de la science » au nom des idées de Poincaré, n’ont rien compris à ces idées ; ils auraient vu sans cela qu’elles ne battent en brèche qu’une interprétation particulière de la science due pour la plus large partie à des hommes qui ne connaissaient guère celle-ci. L’attitude de Poincaré n’a rien à voir avec celle de ces « gens du monde » sur lesquels il aimait parfois à exercer son indulgente ironie, et dont l’agnosticisme cache mal l’ignorance. « Il ne suffit pas de douter de tout, il faut savoir pourquoi l’on doute. »

La fragilité des théories scientifiques ne prouve rien contre la science ; elles ne sont que des vitrines, des cadres, des rayons où l’on range plus ou moins commodément des trésors. Pareillement dans les expositions universelles on réunit tous les produits les plus merveilleux de l’industrie en des palais de carton-pâte aux formes brillantes et éphémères ; de ce que, demain, le vent et la pluie démoliront ces monumens de carton-pâte, si on les veut conserver trop longtemps ; de ce que nous les démolirons nous-mêmes pour en construire ailleurs d’autres fort différens et y exposer à nouveau nos produits, qui osera déduire que l’industrie humaine a fait faillite ? C’est ainsi pourtant que raisonnent ceux que j’appellerais, si j’osais, les syndics perpétuels de la faillite de la science. N’est-ce pas un peu ainsi que raisonnerait un aveugle si l’idée lui venait de dénigrer la lumière des étoiles ?



Mais, à côté de cette catégorie de détracteurs simplistes et en somme naïfs, on a vu récemment se dresser pour critiquer la science et en diminuer la valeur, tout un corps de doctrines dues à des hommes très fins, très intelligens, très instruits, et qui se rattachent plus ou moins à la nouvelle philosophie pragmatique ; et ces doctrines ont cru pouvoir puiser des argumens dans les idées de Poincaré. Qu’en faut-il penser ?

Ce qui donne au pragmatisme son intérêt passionnant, c’est que tout en n’ignorant pas la science, en prenant même argument de ses résultats, il fait appel à d’autres disciplines qu’à la raison. Mais ce n’est pas le moment d’examiner cette doctrine. Pour savoir ce qu’en pense Poincaré, interrogeons-le lui-même. Tout d’abord surgit une antinomie essentielle : Pour le pragmatisme, — de là son nom, — l’action, l’activité pratique est le but et si la science a une valeur, ce n’est que comme moyen d’action et parce qu’elle nous fournit des recettes pratiques et utiles. Pour Poincaré, au contraire, c’est la connaissance qui est le but et l’action qui est le moyen ; s’il se félicite du développement industriel, ce n’est pas seulement parce qu’il fournit un argument facile aux défenseurs de la science, c’est parce qu’en affranchissant de plus en plus les hommes des soucis matériels, il donnera un jour à tous le loisir de faire de la science. Ce point de vue n’est pas seulement plein de noblesse et de beauté, il se trouve par surcroît être plus riche de conséquences utiles, que l’utilitarisme pragmatique : il y a un siècle et demi, les pragmatistes, comme aussi les positivistes, — et comment ne pas admirer l’étrange tentacule qui réunit des écoles aussi séparées ? — auraient considéré les expériences que Galvani et Volta faisaient sur des grenouilles comme parfaitement oiseuses et inutiles. Ces hommes pourtant, avec une curiosité toute désintéressée, poursuivaient ardemment leurs recherches ; et ce sont de ces petites expériences, bonnes tout au plus alors à amuser les loisirs des petits abbés de cour, qu’est sortie toute l’industrie électrique, avec ses incalculables conséquences pratiques.

Continuons. Pour beaucoup de pragmatistes, la science n’est qu’un nominalisme ; le savant crée le fait en l’exprimant ; il dénature les faits bruts en les métamorphosant en « faits scientifiques. » Poincaré réplique et démontre que « tout ce que crée le savant dans un fait, c’est le langage dans lequel il l’énonce. » Si on constate un jour que l’énoncé d’une loi physique est reconnu incomplet ou ambigu, il faudra seulement changer le langage dans lequel on l’exprimait. De ce que le langage à l’aide duquel chacun exprime les faits de la vie quotidienne n’est pas non plus exempt d’ambiguité, en conclura-t-on que les faits de la vie quotidienne sont l’œuvre des grammairiens ?

Enfin, et c’est là le point culminant du débat, le pragmatiste considère la science comme une création artificielle, incertaine, contingente et qui ne nous apprend rien sur la réalité objective. Poincaré n’a-t-il pas démontré en effet que les sciences mathématiques sont contingentes et que les théories physiques n’expriment que des rapports, que des relations entre les objets, et non pas les objets eux-mêmes ? Ici Poincaré crie halte-là ! et il démontre que la seule réalité objective, ce sont précisément les rapports, les relations des choses.

La première condition de l’objectivité des choses extérieures à nous, c’est en effet qu’elles nous soient communes avec d’autres êtres pensans, ce que nous pouvons savoir par les raisonnemens qu’ils nous font et en les confrontant avec nos propres impressions. Peut-être à mon sens, Poincaré va-t-il un peu loin lorsqu’il affirme que cela nous garantit l’existence du monde extérieur, que cela suffit à distinguer la réalité objective du rêve. Nous pouvons en effet très bien rêver toute notre vie que des êtres semblables à nous nous font part de sensations analogues aux nôtres sur des objets qui, dans notre rêve nous paraîtront extérieurs à nous. Mais ce n’est pas le lieu de discuter ici la réalité du monde extérieur, puisque son existence supposée est à la base à la fois des doctrines scientistes et des doctrines opposées. L’objectivité de ce que nous appelons le monde extérieur étant donc laissée hors de doute à la fois par la science et par le pragmatisme, il résulte clairement de ce qui précède, et puisque c’est le « discours, » le langage qui transmet entre les hommes les sensations, qu’il n’y a pas d’objectivité sans discours. Le « discours » qui, d’après certains nominalistes créait des faits inexistans et était un voile devant l’objectivité, devient au contraire sa condition nécessaire. Mais, d’autre part, « les sensations d’autrui sont pour nous un monde éternellement fermé ; » je ne saurai jamais si les sensations colorées que produisent sur moi un bleuet, et la première et la troisième bande du drapeau français sont les mêmes chez vous ; tout ce que je sais, c’est que, chez vous comme chez moi, le bleuet et la première bande produisent la même sensation que nous appellerons bleu ou autrement, et que la troisième bande produit, chez vous comme chez moi, une autre sensation différente des deux premières. Donc, « ce qui est qualité pure dans les sensations est intransmissible et impénétrable. » Seules les relations entre ces sensations sont transmissibles et peuvent par conséquent avoir une valeur objective. Et c’est pourquoi la science qui nous fournit les rapports existant entre les phénomènes nous enseigne tout ce qu’il y a en eux de purement objectif.

La critique profonde et fine que Poincaré a faite des théories scientifiques ne conduit donc nullement à des conclusions agnostiques. Ceux qui ont voulu s’en servir pour contester la valeur de la science ont raisonné à rebours.


V. — POINCARÉ ET LE PROBLÈME MORAL

Notre âme est pareille au double visage de Janus ; par l’une de ses faces elle aspire au réel, par l’autre à l’idéal. Entre les deux attitudes possibles que cela nous donne au regard de l’Univers, toute l’œuvre de Poincaré montre celle qu’il a choisie.

Mais celui qui a écrit : « La recherche de la vérité doit être le but de notre activité, c’est la seule fin qui soit digne d’elle, » celui-là avait l’esprit trop compréhensif pour ne pas apercevoir aussi tout l’intérêt passionnant du problème moral. Il lui a consacré à diverses reprises son analyse pénétrante, et on sent que tous ses efforts ont tendu, ici comme ailleurs, à montrer le danger des solutions dogmatiques, et à concilier le point de vue « bonheur » et le point de vue « vérité, » que symbolise sous une forme un peu grossière le vieux dilemme : Vaut-il mieux être Socrate malheureux ou un porc satisfait ? Et d’abord, Socrate ne peut être malheureux, précisément parce qu’il est Socrate. La Science, certes, ne peut donner le bonheur complet ; « mais pouvons-nous regretter ce paradis terrestre où l’homme, semblable à la brute, était vraiment immortel puisqu’il ne savait pas qu’on doit mourir ? Quand on a goûté à la pomme, aucune souffrance ne peut en faire oublier la saveur, et on y revient toujours. Pourrait-on faire autrement ? Autant demander si celui qui a vu peut devenir aveugle et ne pas sentir la nostalgie de la lumière. Aussi l’homme ne peut être heureux par la science, mais aujourd’hui il peut bien moins encore être heureux sans elle. »

Et d’abord, la vérité scientifique peut-elle être en conflit avec la morale ? La raison peut-elle démentir ces raisons du cœur qu’elle ne connaît pas ? Certains l’ont pensé et le pensent encore. Pour eux, la science est une école d’immoralité ; elle accorde d’abord trop de place à la matière ; et puis « elle nous enlève le sens du respect, parce qu’on ne respecte bien que les choses qu’on n’ose pas regarder… Elle va nous dévoiler les trucs du Créateur qui y perdra quelque peu de son prestige ; il n’est pas bon de laisser les enfans regarder dans les coulisses ; cela pourrait leur inspirer des doutes sur l’existence de Croquemitaine. Si on laisse faire les savans, il n’y aura bientôt plus de morale. »

En face de ces gens et comme toujours de l’autre côté de la barricade, d’autres se sont dressés qui croient au contraire que la science pourrait servir de base à une morale rationnelle. Pour eux cette « morale scientifique » devrait être bien plus puissante que la morale religieuse elle-même. Si les religions révélées fournissent en effet au problème moral des réponses commodes et apaisantes pour les croyans, tout le monde n’est pas croyant. Tout le monde au contraire devrait s’incliner devant des règles morales établies par la science et démontrées comme des théorèmes de géométrie. L’écho n’est point encore apaisé des tentatives faites dans ce sens, et n’avons-nous pas vu le prince charmant des sceptiques, l’ingénieux Anatole France, parler lui-même quelque part de la « Morale issue des sciences naturelles ? »

Poincaré examine ce qu’il faut penser des espérances de ceux-ci et des craintes des autres. Mais ici un distinguo est nécessaire, sur lequel Poincaré lui-même n’a peut-être pas suffisamment attiré l’attention, ce qui a causé divers malentendus. La morale a des lois comme la physique ; la loi physique, la loi scientifique est simplement l’expression, la constatation d’un fait ; elle s’exprime à l’indicatif ; la loi morale peut être entendue dans le même sens que la loi physique, lorsque la morale est considérée comme la science des mœurs. Dans ce cas, la loi morale dira : Si tu veux obtenir tel résultat, agis de telle façon, ce qui se ramène à un indicatif. Mais le mot « loi » en morale n’a pas seulement ce sens « scientifique ; » pour la morale métaphysique et religieuse, il a un sens que j’appellerai « parlementaire, » parce que, comme les lois parlementaires, il implique une obligation et s’exprime à l’impératif : fais ceci ; ou : il faut faire ceci. Or, Poincaré comprend le mot « Loi morale » dans ce dernier sens qui est le sens kantien. Il montre alors qu’il ne peut y avoir de morale scientifique pas plus d’ailleurs que de science immorale, et sa démonstration qui est en quelque sorte grammaticale peut se résumer d’un mot : La science ne peut nous renseigner sur la nature qu’à l’ « indicatif ; » d’un « indicatif » seul, aucune jonglerie du raisonnement ne pourra jamais faire sortir logiquement un « impératif ; » donc, la science ne peut fonder la morale (en entendant celle-ci au sens kantien, qui exprime une chose essentiellement différente de la science des mœurs).

A certains signes, on aurait d’ailleurs pu depuis longtemps s’en douter, et notamment à ce fait que chez les individus la science et la vertu sont, pour employer le langage mathématique, des variables indépendantes, l’expérience le prouve.

Poincaré montre ensuite que la morale métaphysique ne peut s’imposer davantage, car rien ne nous oblige d’obéir à la loi générale de l’être qu’elle prétend avoir découverte plutôt qu’à la loi particulière de chacun de nous.

Reste la morale religieuse. Poincaré montre qu’elle n’est pas plus heureuse, même quand on a la foi (pour les croyans la question ne se pose pas) : « on ne peut pas démontrer qu’on doit obéir à un Dieu, quand même on nous prouverait qu’il est tout puissant et qu’il peut nous écraser ; quand même on nous prouverait qu’il est bon et que nous lui devons de la reconnaissance. »

Toute morale dogmatique, toute morale démonstrative est vouée à l’échec ; « elle est comme une machine où il n’y aurait que des transmissions de mouvement et pas d’énergie motrice. » Le moteur qui met en branle tout l’appareil ne peut être qu’un sentiment spontané, comme la pitié, la bonté, la charité…

Or dans la métaphysique il n’entre pas de sentiment. Mais s’il n’en entre pas non plus dans la religion, tant qu’elle énonce des dogmes, ou nous fait entrevoir des châtimens et des récompenses (car être moral d’une façon intéressée ce n’est plus l’être), en revanche, c’est un sentiment spontané que d’aimer ce Dieu dont elle parle, et alors sans qu’il soit besoin de démonstration, l’obéissance devient joyeuse et naturelle. Et c’est pour cela que « les religions sont puissantes, tandis que les métaphysiques ne le sont pas. »

En résumé, la morale ne peut s’appuyer que sur elle-même et la boutade de Schopenhauer reste vraie : « Il est plus facile de prêcher la morale que de la fonder. » J’ajouterais presque, si paradoxal que cela puisse paraître : il est même plus difficile de la fonder que de la pratiquer !

Il faut donc en prendre son parti : la science ne peut servir de base à une morale impérative. D’ailleurs, qu’importe ? croit-on que si le théorème du carré de l’hypothénuse réprouvait les actes indélicats, il s’en commettrait un de moins sur cette machine ronde ?

En revanche, ce que la science nous aide à comprendre, c’est comment ce sentiment du juste et de l’injuste qui imprègne nos âmes a pu s’y former. Elle nous laisse concevoir comment peu à peu, par la sélection naturelle et l’action accumulée des générations, l’altruisme est devenu instinctif dans les cœurs, ou plutôt cette combinaison équilibrée de l’égoïsme et de l’altruisme qui caractérise l’honnête homme.

En tout cas, Poincaré pense qu’il n’y a pas de vérités dangereuses pour la société. Et à ceux qui posent la vieille question : Toute vérité est-elle bonne à dire ? il répond : « Non, il n’y a pas de mensonge salutaire ; le mensonge n’est pas un remède, il ne peut qu’éloigner momentanément le danger en l’aggravant ; il est impuissant à le conjurer. C’est à ceux qui ne savent pas regarder la vérité en face qu’elle inspire de périlleuses tentatives ; ceux qui sont plus familiers avec elle n’en aperçoivent que la splendeur sereine de même que le sculpteur, en face du modèle nu, oublie ses désirs pour ne plus songer qu’à l’éternelle beauté. » Et c’est pourquoi il dit encore : « Le meilleur remède contre une demi-science, c’est plus de science. »



Mais par cela même qu’il redoutait toutes les contraintes extérieures pour l’indépendance de la pensée, Poincaré professait et pratiquait le respect le plus délicat de la conscience individuelle. Il sentait profondément que les vieilles croyances mystiques ont empêché bien des âmes meurtries de sombrer dans le désespoir ; il sentait aussi cette poésie, qui comme un modeste pot de fleur au fond d’une chaumière, parfume et orne les âmes des simples qui pratiquent le culte du cœur. Il faut avoir l’âme bien stoïque, si la vie n’est qu’une douleur sans lendemain, pour aimer quand même la vérité et la beauté morale. On ne peut exiger que tous les mortels soient des Marc-Aurèle. Et c’est pourquoi tant d’hommes de science éminens ont conservé leur foi, tout en étant de vrais hommes de science. Admirons-les avec Poincaré ; pour affronter cette angoisse à laquelle ils se trouvent tous les jours exposés, « pour pouvoir appliquer aux faits une critique impartiale, et après cette critique, se soumettre aux faits sans réserve, il leur faut plus de courage qu’à nous autres ; il leur faut un esprit mieux trempé et peut-être vraiment plus libre. » Envions-les surtout de pouvoir développer sans heurts et sur des plans différens le besoin de savoir et le besoin d’espérer : ils sont en un certain sens des hommes plus complets que les autres puisque de leurs deux attitudes possibles en face du monde, l’idéaliste et la réaliste, l’une n’a pas tué l’autre ; leur capacité d’être heureux s’en trouve doublée.

En revanche, Poincaré ne ménage pas son ironie à ceux, — méritent-ils encore le nom de savans ? — qui ne voient dans une conquête scientifique que l’avantage qu’en peut tirer tel ou tel parti, à ceux qui, en présence de tel fait nouveau s’écrient : « Ah ! je voudrais bien savoir quelle tête vont faire les cléricaux ! », à ceux qui, d’autre part, considèrent « la partialité comme une obligation morale, ainsi qu’on fait lorsqu’on est dominé par un souci d’apologétique, »

Ces derniers soulevèrent autour de Poincaré et du poincarisme une tempête bien inattendue, et dont le fracas n’est pas encore oublié, le jour où s’emparant d’une phrase de Science et Hypothèse, ils clamèrent que la terre ne tournait pas, que Poincaré, auxiliaire imprévu du Grand Inquisiteur, se dressait contre Galilée, et que celui-ci avait été justement condamné. Cela prit les proportions d’un vrai scandale. Exposant ses idées sur l’incertitude de nos connaissances, sur notre impossibilité de connaitre autre chose que le relatif, et notamment, sur notre impuissance à la fois logique et expérimentale à concevoir l’espace absolu, Poincaré avait écrit ceci, qui déchaîna toute l’affaire : « Puisque l’espace absolu, c’est-à-dire le repère auquel il faudrait rapporter la terre pour savoir si réellement elle tourne est hors de notre atteinte, « cette affirmation « la terre tourne » n’a aucun sens ; ou plutôt ces deux propositions « la terre tourne, » et « il est plus commode de supposer que la terre tourne » ont un seul et même sens. »

L’erreur de ceux qui partirent en guerre là-dessus fut de n’avoir guère compris, faute, sans doute, de l’avoir suffisamment étudié, l’aspect particulier de l’agnosticisme de Poincaré. Là où nous avons l’habitude de dire : « Il y a divers degrés de certitude, » lui dirait : « Il y a divers degrés d’incertitude, » et bien que cette formule soit moins usitée, c’est elle qui est la plus vraie, puisqu’il n’y a pas de certitude. Il n’y a que de l’impossible, du possible et du probable.

C’est pour n’avoir pas senti tout cela que certains se sont si étrangement mépris sur la fameuse affirmation de Poincaré. Et si Poincaré avait écrit : « Ces deux propositions : « Le monde extérieur existe, » et : « Il est plus commode de supposer qu’il existe, » ont un seul et même sens, » qui aurait osé conclure que Poincaré affirmait la non-existence du monde extérieur ? Et voici qui suffirait à régler la question, puisque la rotation de la terre conserve le même degré de certitude que l’existence même du monde extérieur, que l’existence même de la terre.

Mais on peut aller plus loin : nous avons vu que pour le poincarisme, une théorie physique est d’autant plus vraie qu’elle met en évidence plus de rapports vrais ; d’autre part, le sens commun reconnaît qu’entre deux explications quelconques d’un fait, la plus vraie est celle qui accumule le moins d’hypothèses, et surtout le moins d’hypothèses absurdes. Or l’hypothèse de la rotation de la terre indique entre le mouvement diurne des corps célestes, l’aplatissement des pôles, la rotation du pendule de Foucault, la giration des cyclones, les vents alizés, beaucoup d’autres phénomènes encore, des rapports vrais ; elle seule permet à la Mécanique céleste d’exister et de prévoir à l’avance de nouveaux phénomènes que l’expérience reconnaît vrais.

L’immobilité de la terre est possible absolument parlant ; mais alors il n’existe plus aucun rapport entre tous ces phénomènes et on est obligé d’accumuler les hypothèses les plus invraisemblables pour les expliquer. La cause est entendue. « La vérité pour laquelle Galilée a souffert reste donc la vérité, encore qu’elle n’ait pas tout à fait le même sens que pour le vulgaire, et que son vrai sens soit bien subtil, plus riche et plus profond. »

Et c’est ainsi que, à un reporter qui venait, anxieux, lui demander des nouvelles du système de Copernic, Poincaré put répondre avec humour : « Vous pouvez vous risquer à le répéter sans danger : La Terre tourne ! Galilée eut raison ! E pur si muove. » Ceux qui ont cru servir la cause religieuse et diminuer du même coup la science en soulevant cette polémique se sont donc trompés.

D’ailleurs, au fond, la science ne peut rien prouver ni pour ni contre les croyances religieuses puisque celles-ci sont, par essence et par définition, hors de la discussion ; elle n’a jamais pu tuer la foi que des hommes chez qui celle-ci n’était déjà plus qu’une feuille morte, prête à tomber au premier souffle. Chercher Dieu, a dit Pascal c’est déjà l’avoir trouvé ; on pourrait dire aussi et symétriquement : vouloir prouver la religion c’est déjà l’avoir perdue. A mesure qu’avance la physique de l’Univers, la métaphysique doit, si elle ne veut disparaître, lui céder les terrains concrets qu’elle occupait indûment. Aussi peut-on entrevoir le temps où les religions auront élagué d’elles-mêmes tout ce qui n’est pas hors des atteintes de l’expérimentation. C’est la tendance qu’on peut deviner dans le livre si sincère et si émouvant que, peu avant sa mort, Albert de Lapparent a intitulé Science et Apologétique.

Ce jour-là, la conciliation sera possible chez tous les hommes qui ne peuvent se passer de croyances métaphysiques, entre l’esprit positif et l’esprit religieux, — jusqu’ici elle n’était qu’illusoire car ce n’est point concilier deux choses que de les séparer par une cloison étanche.

La science nous montre en effet que l’Univers est un tout ordonné, cohérent, harmonieux ; et c’est par là plus encore que par ses dimensions qu’il est grandiose ; c’est par là qu’il est mystérieux et divin. La science qui nous le montre tel, si beau et si « un, » organisé comme une vaste et muette symphonie, dominé par la loi et non par le caprice, par des règles inflexibles, et non par des volontés particulières est, à sa manière, une Révélation.

Ces réflexions ne nous éloignent pas autant qu’il semble de Poincaré. Il a magnifié souvent, avec des accens enthousiastes et presque mystiques l’ « harmonie interne du monde ; » il nous a montré la science manifestant cette harmonie par les lois dont l’astronomie surtout a décelé l’existence et l’universalité.


VI. — CONCLUSION

Grand inventeur, grand philosophe, Poincaré fut aussi un grand écrivain. Ne fût-ce qu’au point de vue littéraire, il mériterait une longue étude. Sa langue était nerveuse, pittoresque, d’une concision et d’une clarté bien françaises. Il ne dédaignait pas d’enrober quelque pensée profonde et abstraite dans les fanfreluches d’une jolie phrase, et par là il se rattache aux encyclopédistes qui, comme d’Alembert, pensaient qu’une précieuse liqueur l’est plus encore lorsqu’elle est servie dans un vase artistement ciselé.

Les cent dernières années ont produit des expérimentateurs de génie, comme Pasteur, des intuitifs étonnans comme Maxwell ; elles n’ont pas produit d’hommes qui aient autant que Poincaré fait progresser les sciences purement déductives et toutes celles qui relèvent de la discipline mathématique ; elles n’en ont pas produit non plus qui aient su comme lui « penser la science » et la situer exactement. Le tableau qu’il nous en laisse est à la fois réconfortant et mélancolique. La science a ses limites, elle ne peut connaître que le « relatif, » mais dans son domaine elle reste souveraine. Quant à vouloir pénétrer ce qu’on appelle l’ « Absolu, » la « chose en soi, » ces questions ne sont pas seulement insolubles, elles sont illusoires et dépourvues de sens. » La science est asymptote à la totale vérité, comme l’hyperbole est asymptote à ses directrices, et c’est pourquoi comme l’hyperbole elle croîtra sans fin.

Dans la sombre forêt du mystère, le Savoir est comme une clairière : l’homme élargit sans cesse le cercle qui la borne ; mais en même temps, et par cela même, il se trouve en contact sur un plus grand nombre de points avec les ténèbres de l’inconnu. Nul n’a su, sur les bords confus de cette clairière, conquérir plus de fleurs magnifiques et nouvelles que ne fit Henri Poincaré. Aussi, tant qu’il y aura des hommes qui penseront qu’il est noble de vivre sur les sommets où trône l’âpre Vérité, son nom lorrain voltigera sur leurs lèvres.

Il fut, — s’il m’est permis de paraphraser un mot célèbre, — un des momens de la pensée humaine.


Charles Nordmann.

  1. Toutes les phrases qui, dans cette étude, sont indiquées entre guillemets sans autre indication sont de Henri Poincaré lui-même.
  2. Enquête médico-psychologique sur la supériorité intellectuelle, t. II.
  3. Poincaré résumait lui-même excellemment dans les termes suivans, peu avant sa mort, la conclusion à laquelle conduisait l’hypothèse des quanta : « Un système physique n’est susceptible que d’un nombre fini d’états distincts ; il saute d’un de ces états à l’autre sans passer par une série continue d’états intermédiaires. »
  4. Borel, Revue du Mois, t. VII, 362.
  5. On a raconté maintes fois que lorsque Laplace présenta son travail à Bonaparte, celui-ci lui ayant demandé s’il avait, comme Newton, laissé quelque place au Créateur dans le maintien de l’ordre du monde, Laplace lui répondit : « Citoyen premier consul, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse. » Si cette réponse a réellement été faite, je n’y vois point le sens irrévérencieux et athée qui lui a été souvent attribué. Il y a peut-être un sentiment très hautement religieux dans la croyance à un univers assez harmonieusement agencé par son auteur pour n’avoir pas besoin de retouches et de coups de pouce continuels, et pour que les valeurs s’y conservent. « Les hommes, a écrit Poincaré, demandent aux dieux de prouver leur existence par des miracles ; mais la merveille éternelle, c’est qu’il n’y ait pas sans cesse des miracles. Et c’est pour cela que le monde est divin, puisque c’est pour cela qu’il est harmonieux. S’il était régi par le caprice, qu’est-ce qui nous prouverait qu’il ne l’est pas par le hasard ? »