Hermine Gilquin/I

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E. Fasquelle (p. 1-8).
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HERMINE GILQUIN



I


La ferme des Gilquin était bâtie sur un plateau qui est une légère surélévation du sol de la plaine de Vendée. Au sud-ouest, on apercevait, pendant le jour, la couleur lointaine et changeante de la mer. Le soir, on voyait briller la lumière tournante du phare de l’île de Ré.

Ce pays, que l’on pourrait supposer sans caractère, sans pittoresque, illimité et monotone, avec des horizons toujours semblables, vers lesquels s’en vont des champs tous pareils, est au contraire pourvu d’une beauté singulière et admirable.

Il n’a pas besoin du mirage de la mer pour avoir son infini et sa poésie. Sa terre est presque nue, bien qu’elle soit décorée, comme partout, de la magie des saisons, mais elle laisse voir dans son ampleur le ciel avec ses nuages et ses étoiles. Le paysage devient alors grandiose.

Sur cette vaste étendue, les fumées de quelques toits décèlent le groupement d’un hameau caché dans un massif d’arbres. Les jours de soleil, ces enclos de verdure sont des oasis d’ombre, des asiles de fraîcheur, des refuges au milieu de la fournaise. Pourtant, sur la plaine comme sur la mer, même quand le soleil de midi, suspendu droit au-dessus de la terre, est une boule de feu qui laisse déborder et couler ses flammes, une brise légère et vive traverse toujours l’étendue, va et vient ainsi qu’un génie capricieux de l’espace. Souvent, dans l’éblouissante lumière et la chaleur meurtrière, un grand mouvement d’air, venu de l’Océan, assaille l’immense plaine, courbe les feuillages, incline les moissons, car l’atmosphère a aussi ses vagues envahissantes, ses marées victorieuses.

En été, la plaine est un seul champ planté de blé, d’avoine, d’orge, de luzerne. Elle bouge tout entière d’une extrémité à l’autre, changée en une étendue liquide, nuancée comme l’eau sous le ciel, parfois tachée de noir par l’ombre d’un lumineux nuage. Sur cette molle et ondulante surface se dressent les clochers, les toits, nettement dessinés à l’horizon avec les mêmes lignes rigides que les mâts et les cheminées des navires, que les voiles triangulaires des barques.

L’impression singulière et saisissante de la plaine, c’est le silence, — même l’été, lorsque les champs sont animés, que la terre se montre habitée.

Les hommes, les femmes sont à la tâche, courbés sur le sol, fouillant la terre de leurs outils qui deviennent des mains et des griffes de fer. Le travail s’accomplit avec une rage méthodique. On n’entend pas de paroles, — rien que le han ! des poitrines, le rauque sifflement des respirations.

Par moments, un homme se dresse, remet debout avec effort son corps cassé en deux. Appuyé sur son hoyau, comme un soldat sur son arme, il lève un visage congestionné et hâlé, où luisent deux yeux farouches. Il contemple tout ce qui l’entoure, cherche ses ennemis et ses amis. Cette terre noire va-t-elle lui rendre en pousses vertes, en tiges robustes, tous les soins qu’il lui donne en s’ankylosant les membres, en se crevant de fatigue ? Les plantes parasites vont-elles tout dévorer ? Les fleurs inutiles du bluet, du coquelicot, du liseron et du navet sauvage, vont-elles envahir son blé, son orge, son seigle, en riant comme des folles ? Va-t-il assister, enragé et impuissant, à cette corruption de son bien par le dévergondage imbécile de la nature ?

Et ces nuages qui s’avancent, venant du côté de la mer, majestueuse flotte aux voiles blanches, vont-ils s’arrêter et crever juste au-dessus de son champ, laissant tomber leur pluie bienfaisante, les larges gouttes qui sonnent aux oreilles du paysan ravi du même bruit que des écus de cinq francs, et même que des pièces d’or sans alliage ? Ou bien, est-ce le vieil ennemi qui rôde toujours dans l’espace, l’orage brutal qui va tout hacher, tout coucher par terre, avec les mitraillades de sa grêle et les coups de canon de son tonnerre ?

L’homme pousse un soupir et se remet à la besogne.

Un autre, plus loin, se lève aussi du champ où il était agenouillé. Celui-ci regarde plus près de lui, par-dessus la barrière qui le sépare d’un herbage. Il n’a pas de parents plus choyés, mieux chéris dans son cœur, que ces animaux qui paissent parmi l’herbe et la luzerne. Il croise ses regards inquiets avec les regards placides des vaches qui ont, en même temps que lui, tourné la tête. La Blanche et la Rousse paraissent satisfaites, mais la Noire est triste et bave, la bouche ouverte. Elle n’a pas mangé encore, et ne paraît pas s’apercevoir que son veau la bourre de coups de tête pour s’abreuver de son lait maternel. Si celle-là tombait malade ! si on la trouvait enflée et morte demain matin dans l’étable ! Et si son veau gagnait sa maladie et s’en allait avec elle ! Quel désastre ! Et comment payer le prochain fermage ?

Il n’est pas besoin de parler quand les pensées sont si tenaces et si vives, s’acharnent de telle façon sous les crânes chauffés par le soleil. Tout à l’heure seulement, quand la cloche de l’Angelus sonnera le déjeuner, à l’ombre de la haie de têtards qui clôture le champ, les paroles coutumières seront échangées, les préoccupations habituelles se feront jour.

La bouche pleine de pain et de lard, ils se communiqueront leurs réflexions mille fois ressassées sur leurs travaux et sur les saisons, ils exprimeront leurs méfiances et leurs doutes au sujet des profits possibles, ils se plaindront des impôts, les plus bavards médiront de leurs voisins de village, les plaisanteries brutales, les attouchements hardis des jeunes assailleront les filles et les femmes, lutinées déjà par les coups d’œil obliques et les propos sournois des vieux, pareils à des faunes.

Puis, la dernière bouchée avalée et la dernière gorgée bue, tous s’étendront, face au ciel, le mouchoir sur le visage. C’est l’heure de la méridienne. Le silence solennel règne de nouveau sur la campagne en feu.